Génie du christianisme/Partie 2/Livre 3/Chapitre III

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Garnier Frères (p. 199-201).

Chapitre III - La Phèdre de Racine

Nous pourrions nous contenter d’opposer à Didon la Phèdre de Racine, plus passionnée que la reine de Carthage : elle n’est en effet qu’une épouse chrétienne. La crainte des flammes vengeresses et de l’éternité formidable de notre enfer perce à travers le rôle de cette femme criminelle[1], et surtout dans la scène de la jalousie, qui, comme on le sait, est de l’invention du poète moderne. L’inceste n’était pas une chose si rare et si monstrueuse chez les anciens pour exciter de pareilles frayeurs dans le cœur du coupable. Sophocle fait mourir Jocaste, il est vrai, au moment où elle apprend son crime, mais Euripide la fait vivre longtemps après. Si nous en croyons Tertullien, les malheurs d’Oedipe[2] n’excitaient chez les Macédoniens que les plaisanteries des spectateurs. Virgile ne place pas Phèdre aux enfers, mais seulement dans ces bocages de myrtes, dans ces champs des pleurs, lugentes campi, où vont errant ces amantes qui même dans la mort n’ont pas perdu leurs soucis :

. . . . . . . Curae non ipsa in morte reliquunt[3].

Aussi la Phèdre d’Euripide, comme celle de Sénèque, craint-elle plus Thésée que le Tartare. Ni l’une ni l’autre ne parle, comme la Phèdre de Racine :

Moi jalouse ! et Thésée est celui que j’implore !

Mon époux est vivant : et moi je brûle encore !

Pour qui ? quel est le cœur où prétendent mes vœux ?

Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.

Mes crimes désormais ont comblé la mesure :

Je respire à la fois l’inceste et l’imposture.

Mes homicides mains, promptes à me venger,

Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue

De ce sacré soleil dont je suis descendue !

J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;

Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux :

Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.

Mais que dis-je ! mon père y tient l’urne fatale ;

Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :

Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.

Ah ! combien frémira son ombre épouvantée

Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,

Contrainte d’avouer tant de forfaits divers

Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers !

Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?

Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible ;

Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,

Toi-même de ton sang devenir le bourreau !

Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille :

Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.

Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit

Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.

Cet incomparable morceau offre une gradation de sentiments, une science de la tristesse, des angoisses et des transports de l’âme, que les anciens n’ont jamais connus. Chez eux on trouve, pour ainsi dire, des ébauches de sentiments, mais rarement un sentiment achevé : ici, c’est tout le cœur :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée !

et le cri le plus énergique que la passion ait jamais fait entendre est peut-être celui-ci :

Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit

Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.

Il y a là-dedans un mélange des sens et de l’âme, de désespoir et de fureur amoureuse, qui passe toute expression. Cette femme, qui se consolerait d’une éternité de souffrance si elle avait joui d’un instant de bonheur, cette femme n’est pas dans le caractère antique : c’est la chrétienne réprouvée, c’est la pécheresse tombée vivante dans les mains de Dieu ; son mot est le mot du damné.

  1. Cette crainte du Tartare est faiblement indiquée dans Euridipe.(N.d.A.)
  2. Tertull., Apolog.(N.d.A.)
  3. Aeneid., lib. VI, v. 444.(N.d.A.)