Génie du christianisme/Partie 2/Livre 4/Chapitre III

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Chapitre III - Partie historique de la Poésie descriptive chez les modernes

Les Apôtres avaient à peine commencé de prêcher l’Evangile au monde qu’on vit naître la poésie descriptive. Tout rentra dans la vérité devant celui qui tient la place de la vérité sur la terre, comme parle saint Augustin. La nature cessa de se faire entendre par l’organe mensonger des idoles ; on connut ses fins, on sut qu’elle avait été faite premièrement pour Dieu, et ensuite pour l’homme. En effet, elle ne dit jamais que deux choses : Dieu glorifié par ses œuvres, et les besoins de l’homme satisfaits.

Cette découverte fit changer de face à la création ; par sa partie intellectuelle, c’est-à-dire par cette pensée de Dieu que la nature montre de toutes parts, l’âme reçut abondance de nourriture ; et par la partie matérielle du monde le corps s’aperçut que tout avait été formé pour lui. Les vains simulacres attachés aux êtres insensibles s’évanouirent, et les rochers furent bien plus réellement animés, les chênes rendirent des oracles bien plus certains, les vents et les ondes élevèrent des voix bien plus touchantes, quand l’homme eut puisé dans son propre cœur la vie, les oracles et les voix de la nature.

Jusqu’à ce moment la solitude avait été regardée comme affreuse ; mais les chrétiens lui trouvèrent mille charmes. Les anachorètes écrivirent de la douceur du rocher et des délices de la contemplation : c’est le premier pas de la poésie descriptive. Les religieux qui publièrent la vie des Pères du désert furent à leur tour obligés de faire le tableau des retraites où ces illustres inconnus avaient caché leur gloire. On voit encore dans les ouvrages de saint Jérôme et de saint Athanase[1] des descriptions de la nature qui prouvent qu’ils savaient observer et faire aimer ce qu’ils peignaient.

Ce nouveau genre, introduit par le christianisme dans la littérature, se développa rapidement. Il se répandit jusque dans le style historique, comme on le remarque dans la collection appelée la Byzantine, et surtout dans les histoires de Procope. Il se propagea de même, mais il se corrompit, parmi les romanciers grecs du Bas-Empire et chez quelques poètes latins en Occident[2].

Constantinople ayant passé sous le joug des Turcs, on vit se former en Italie une nouvelle poésie descriptive, composée des débris du génie maure, grec et italien. Pétrarque, l’Arioste et le Tasse l’élevèrent à un haut degré de perfection ; mais cette description manque de vérité : elle consiste en quelques épithètes répétées sans fin, et toujours appliquées de la même manière. Il fut impossible de sortir d’un bois touffu, d’un antre frais ou des bords d’une claire fontaine. Tout se remplit de bocages d’orangers, de berceaux de jasmins et de buissons de roses.

Flore revint avec sa corbeille, et les éternels Zéphyrs ne manquèrent pas de l’accompagner ; mais ils ne retrouvèrent dans les bois ni les naïades ni les faunes ; et s’ils n’eussent rencontré les fées et les géants des Maures, ils couraient risque de se perdre dans cette immense solitude de la nature chrétienne. Quand l’esprit humain fait un pas, il faut que tout marche avec lui ; tout change avec ses clartés ou ses ombres : ainsi il nous fait peine à présent d’admettre de petites divinités là où nous ne voyons plus que de grands espaces. On aura beau placer l’amante de Tithon sur un char et la couvrir de fleurs et de rosée, rien ne peut empêcher qu’elle ne paraisse disproportionnée en promenant sa faible lumière dans ces cieux infinis que le christianisme a déroulés : qu’elle laisse donc le soin d’éclairer le monde à celui qui l’a fait.

Cette poésie descriptive italienne passa en France, et fut favorablement accueillie de Ronsard, de Lemoine, de Coras, de Saint-Amand et de nos vieux romanciers. Mais les grands écrivains du siècle de Louis XIV, dégoûtés de ces peintures, où ils ne voyaient aucune vérité, les bannirent de leur prose et de leurs vers, et c’est un des caractères distinctifs de leurs ouvrages, qu’on n’y trouve presque aucune trace de ce que nous appelons poésie descriptive[3].

Ainsi repoussée en France, la muse des champs se réfugia en Angleterre, où Spencer, Waller et Milton l’avaient déjà fait connaître. Elle y perdit par degrés ses manières affectées, mais elle tomba dans un autre excès. En ne peignant plus que la vraie nature, elle voulut tout peindre, et surchargea ses tableaux d’objets trop petits ou de circonstances bizarres. Thomson même, dans son chant de l’Hiver si supérieur aux trois autres, a des détails d’une mortelle longueur. Telle fut la seconde époque de la poésie descriptive.

D’Angleterre elle revint en France avec les ouvrages de Pope et du chantre des Saisons. Elle eut de la peine à s’y introduire, car elle fut combattue par l’ancien genre italique, que Dorat et quelques autres avaient fait revivre : elle triompha pourtant, et ce fut à Delille et à Saint-Lambert qu’elle dut la victoire. Elle se perfectionna sous la muse française, se soumit aux règles du goût, et atteignit sa troisième époque.

Disons toutefois qu’elle s’était maintenue pure, quoique ignorée, dans les ouvrages de quelques naturalistes du temps de Louis XIV, tels que Tournefort et le père Dutertre. Celui-ci à une imagination vive joint un génie tendre et rêveur ; il se sert même, ainsi que La Fontaine, du mot de mélancolie dans le sens où nous l’employons aujourd’hui. Ainsi le siècle de Louis XIV n’a pas été totalement privé du véritable genre descriptif, comme on serait d’abord tenté de le croire ; il était seulement relégué dans les lettres de nos missionnaires[4]. Et c’est là que nous avons puisé cette espèce de style que nous croyons si nouveau aujourd’hui.

Au reste, les tableaux répandus dans la Bible peuvent servir à prouver doublement que la poésie descriptive est née parmi nous du christianisme. Job, les prophètes, l’Ecclésiastique, et surtout les Psaumes, sont remplis de descriptions magnifiques. Le Psaume Benedic, anima mea, est un chef-d’œuvre dans ce genre.

Mon âme, bénis le Seigneur ; Seigneur, mon Dieu, que vous êtes grand dans vos œuvres ! (…)

Vous répandez les ténèbres, et la nuit est sur la terre : c’est alors que les bêtes des forêts marchent dans l’ombre, que les rugissements des lionceaux appellent la proie et demandent à Dieu la nourriture promise aux animaux.

Mais le soleil s’est levé, et déjà les bêtes sauvages se sont retirées.(…)

L’homme alors sort pour le travail du jour, et accomplit son œuvre jusqu’au soir. (…)

Comme elle est vaste, cette mer qui étend au loin ses bras spacieux ! Des animaux sans nombre se meuvent dans son sein, les plus petits avec les plus grands, et les vaisseaux passent sur ses ondes[5].

Horace et Pindare sont restés bien loin de cette poésie. Nous avons donc eu raison de dire que c’est au christianisme que Bernardin de Saint-Pierre doit son talent pour peindre les scènes de la solitude : il le lui doit parce que nos dogmes, en détruisant les divinités mythologiques, ont rendu la vérité et la majesté au désert ; il le lui doit parce qu’il a trouvé dans le système de Moïse le véritable système de la nature.

Mais ici se présente un autre avantage du poète chrétien : si sa religion lui donne une nature solitaire, il peut avoir encore une nature habitée. Il est le maître de placer des anges à la garde des forêts, aux cataractes de l’abîme, ou de leur confier les soleils et les mondes. Ceci nous ramène aux êtres surnaturels ou au merveilleux du christianisme.

  1. Hieron., in Vit. Paul., S. Athan., in Vit. Anton. (N.d.A.)
  2. Boece, etc.(N.d.A.)
  3. Il faut en excepter Fénelon, La Fontaine et Chaulieu. Racine fils, père de cette nouvelle école poétique, dans laquelle M. Delille a excellé, peut être aussi regardé comme le fondateur de la poésie descriptive en France.(N.d.A.)
  4. On en verra de beaux exemples lorsque nous parlerons des Missions. (N.d.A.)
  5. Psautier français, p. 140, in-8 o ; traduction de La Harpe. (N.d.A.)