Génie du christianisme/Partie 2/Livre 4/Chapitre IX

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Chapitre IX - Application des principes établis dans les chapitres précédents. — Caractère de Satan

Des préceptes passons aux exemples. En reprenant ce que nous avons dit dans les précédents chapitres, nous commencerons par le caractère attribué aux mauvais anges, et nous citerons le Satan de Milton.

Avant le poète anglais, le Dante et le Tasse avaient peint le monarque de l’enfer. L’imagination du Dante, épuisée par neuf cercles de tortures, n’a fait de Satan enclavé au centre de la terre qu’un monstre odieux ; le Tasse, en lui donnant des cornes, l’a presque rendu ridicule. Entraîné par ces autorités, Milton a eu un moment le mauvais goût de mesurer son Satan, mais il se relève bientôt d’une manière sublime. Ecoutez le prince des ténèbres s’écrier, du haut de la montagne de feu d’où il contemple pour la première fois son empire :

" Adieu, champs fortunés qu’habitent les joies éternelles ! Horreurs ! je vous salue ! je vous salue, monde infernal ! Abîme, reçois ton nouveau monarque. Il t’apporte un esprit que ni temps ni lieux ne changeront jamais. Du moins ici nous serons libres, ici nous régnerons : régner même aux enfers est digne de mon ambition[1]. "

Quelle manière de prendre possession des gouffres de l’enfer !

Le conseil infernal étant assemblé, le poète représente Satan au milieu de son sénat :

" Ses formes conservaient une partie de leur primitive splendeur ; ce n’était rien moins encore qu’un archange tombé, une gloire un peu obscurcie, comme lorsque le soleil levant, dépouillé de ses rayons, jette un regard horizontal à travers les brouillards du matin, ou tel que, dans une éclipse, cet astre, caché derrière la lune, répand sur une moitié des peuples un crépuscule funeste et tourmente les rois par la frayeur des révolutions. Ainsi paraissait l’archange obscurci, mais encore brillant, au-dessus des compagnons de sa chute : toutefois, son visage était labouré par les cicatrices de la foudre, et les chagrins veillaient sur ses joues décolorées[2]. "

Achevons de connaître le caractère de Satan. Echappé de l’enfer, et parvenu sur la terre, il est saisi de désespoir en contemplant les merveilles de l’univers ; il apostrophe le soleil [NOTE 16].

" O toi qui, couronné d’une gloire immense, laisses du haut de ta domination solitaire tomber tes regards comme le Dieu de ce nouvel univers ; toi devant qui les étoiles cachent leur tête humiliée, j’élève une voix vers toi, mais non pas une voix amie ; je ne prononce ton nom, ô soleil ! que pour te dire combien je hais tes rayons. Ah ! ils me rappellent de quelle hauteur je suis tombé, et combien jadis je brillais glorieux au-dessus de ta sphère ! L’orgueil et l’ambition m’ont précipité. J’osai, dans le ciel même, déclarer la guerre au Roi du ciel. Il ne méritait pas un pareil retour, lui qui m’avait fait ce que j’étais dans un rang éminent… Elevé si haut, je dédaignai d’obéir ; je crus qu’un pas de plus me porterait au rang suprême et me déchargerait en un moment de la dette immense d’une reconnaissance éternelle… Oh ! pourquoi sa volonté toute-puissante ne me créa-t-elle au rang de quelque ange inférieur ! je serais encore heureux, mon ambition n’eût point été nourrie par une espérance illimitée… Misérable ! où fuir une colère infinie, un désespoir infini ? L’enfer est partout où je suis, moi-même je suis l’enfer… O Dieu, ralentis tes coups ! N’est-il aucune voie laissée au repentir, aucune à la miséricorde, hors l’obéissance ? L’obéissance ! L’orgueil me défend ce mot. Quelle honte pour moi devant les esprits de l’abîme ! Ce n’était pas par des promesses de soumission que je les séduisis, lorsque j’osai me vanter de subjuguer le Tout-Puissant. Ah ! tandis qu’ils m’adorent sur le trône des enfers, ils savent peu combien je paye cher ces paroles superbes, combien je gémis intérieurement sous le fardeau de mes douleurs… Mais si je me repentais, si, par un acte de la grâce divine, je remontais à ma première place ?… Un rang élevé rappellerait bientôt des pensées ambitieuses ; les serments d’une feinte soumission seraient bientôt démentis ! Le tyran le sait ; il est aussi loin de m’accorder la paix que je suis loin de demander grâce. Adieu donc, espérance, et avec toi, adieu, crainte et remords ! tout est perdu pour moi. Mal, sois mon unique bien ! Par toi du moins avec le Roi du ciel je partagerai l’empire ; peut-être même régnerai-je sur plus d’une moitié de l’univers, comme l’homme et ce monde nouveau l’apprendront en peu de temps[3]. "

Quelle que soit notre admiration pour Homère, nous sommes obligé de convenir qu’il n’a rien de comparable à ce passage de Milton. Lorsque, avec la grandeur du sujet, la beauté de la poésie, l’élévation naturel des personnages, on montre une connaissance aussi profonde des passions, il ne faut rien demander de plus au génie. Satan se repentant à la vue de la lumière qu’il hait, parce qu’elle lui rappelle combien il fut élevé au-dessus d’elle, souhaitant ensuite d’avoir été créé dans un rang inférieur, puis s’endurcissant dans le crime par orgueil, par honte, par méfiance même de son caractère ambitieux ; enfin, pour tout fruit de ses réflexions, et comme pour expier un moment de remords, se chargeant de l’empire du mal pendant toute une éternité : voilà, certes, si nous ne nous trompons, une des conceptions les plus sublimes et les plus pathétiques qui soient jamais sorties du cerveau d’un poète.

Nous sommes frappé dans ce moment d’une idée que nous ne pouvons taire. Quiconque a quelque critique et un bon sens pour l’histoire pourra reconnaître que Milton a fait entrer dans le caractère de son Satan les perversités de ces hommes qui, vers le commencement du dix-septième siècle, couvrirent l’Angleterre de deuil : on y sent la même obstination, le même enthousiasme, le même orgueil, le même esprit de rébellion et d’indépendance ; on retrouve dans le monarque infernal ces fameux niveleurs qui, se séparant de la religion de leur pays, avaient secoué le joug de tout gouvernement légitime et s’étaient révoltés à la fois contre Dieu et contre les hommes. Milton lui-même avait partagé cet esprit de perdition ; et pour imaginer un Satan aussi détestable il fallait que le poète en eût vu l’image dans ces réprouvés qui firent si longtemps de leur patrie le vrai séjour des démons.

  1. Parad. lost, book I, v. 49, etc. (N.d.A.)
  2. Parad. lost, book I, v. 591, etc. (N.d.A.)
  3. Parad. lost, book IV. From the 33 v. to the 113. (N.d.A.)