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Génie du christianisme/Partie 4/Livre 1/Chapitre XII

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Garnier Frères (p. 394-397).

Chapitre XII - Des Prières pour les Morts

Chez les anciens, le cadavre du pauvre ou de l’esclave était abandonné presque sans honneurs ; parmi nous, le ministre des autels est obligé de veiller au cercueil du villageois comme au catafalque du monarque. L’indigent de l’Evangile, en exhalant son dernier soupir devient soudain (chose sublime !) un être auguste et sacré. A peine le mendiant qui languissait à nos portes, objet de nos dégoûts et de nos mépris, a-t-il quitté cette vie, que la religion nous force à nous incliner devant lui. Elle nous rappelle à une égalité formidable, ou plutôt elle nous commande de respecter un juste racheté du sang de Jésus-Christ, et qui, d’une condition obscure et misérable, vient de monter à un trône céleste : c’est ainsi que le grand nom de chrétien met tout de niveau dans la mort, et l’orgueil du plus puissant potentat ne peut arracher à la religion d’autre prière que celle-là même qu’elle offre pour le dernier manant de la cité.

Mais qu’elles sont admirables, ces prières ! Tantôt ce sont des cris de douleur, tantôt des cris d’espérance : le mort se plaint, se réjouit, tremble, se rassure, gémit et supplie.

Exibit spiritus ejus, etc.

" Le jour qu’ils ont rendu l’esprit, ils retournent à leur terre originelle, et toutes leurs vaines pensées périssent[1]. "

Delicta juventutis meae, etc.

" O mon Dieu ! ne vous souvenez ni des fautes de ma jeunesse ni de mes ignorances[2] ! "

Les plaintes du roi-prophète sont entrecoupées par les soupirs du saint Arabe.

" O Dieu ! cessez de m’affliger, puisque mes jours ne sont que néant ! Qu’est-ce que l’homme pour mériter tant d’égards et pour que vous y attachiez votre cœur ?…

" Lorsque vous me chercherez le matin, vous ne me trouverez plus[3].

" La vie m’est ennuyeuse ; je m’abandonne aux plaintes et aux regrets… Seigneur, vos jours sont-ils comme les jours des mortels, et vos années éternelles comme les années passagères de l’homme[4] ?

" Pourquoi, Seigneur, détournez-vous votre visage et me traitez-vous comme votre ennemi ? Devez-vous employer toute votre puissance contre une feuille que le vent emporte, et poursuivre une feuille séchée[5] ?

" L’homme né de la femme vit peu de temps, et il est rempli de beaucoup de misère ; il fuit comme une ombre qui ne demeure jamais dans un même état.

" Mes années coulent avec rapidité, et je marche par une voie par laquelle je ne reviendrai jamais[6].

" Mes jours sont passés, toutes mes pensées sont évanouies, toutes les espérances de mon cœur dissipées… Je dis au sépulcre : Vous serez mon père ; et aux vers : Vous serez ma mère et mes sœurs. "

De temps en temps le dialogue du prêtre et du chœur interrompt la suite des cantiques.

Le Prêtre. " Mes jours se sont évanouis comme la fumée ; mes os sont tombés en poudre. "

Le Chœur. " Mes jours ont décliné comme l’ombre. "

Le Prêtre. " Qu’est-ce que la vie ? Une petite vapeur. "

Le Chœur. " Mes jours ont décliné comme l’ombre. "

Le Prêtre. " Les morts sont endormis dans la poudre. "

Le Chœur. " Ils se réveilleront, les uns dans l’éternelle gloire, les autres dans l’opprobre, pour y demeurer à jamais. "

Le Prêtre. " Ils ressusciteront tous, mais non pas tous comme ils étaient. "

Le Chœur. " Ils se réveilleront. "

A la communion de la messe, le prêtre dit :

" Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur : ils se reposent dès à présent de leurs travaux, car leurs bonnes œuvres les suivent. "

Au lever du cercueil, on entonne le psaume des douleurs et des espérances. " Seigneur, je crie vers vous du fond de l’abîme : que mes cris parviennent jusqu’à vous. "

En portant le corps, on recommence le dialogue : Qui dormiunt ; " Ils dorment dans la poudre ; ils se réveilleront. "

Si c’est pour un prêtre, on ajoute : " Une victime a été immolée avec joie dans le tabernacle du Seigneur. "

En descendant le cercueil dans la fosse : " Nous rendons la terre à la terre, la cendre à la cendre, la poudre à la poudre. "

Enfin, au moment où l’on jette la terre sur la bière, le prêtre s’écrie dans les paroles de l’Apocalypse : Une voix d’en haut fut entendue, qui disait : Bienheureux sont les morts !

Et cependant ces superbes prières n’étaient pas les seules que l’Église offrît pour les trépassés : de même qu’elle avait des voiles sans tache et des couronnes de fleurs pour le cercueil de l’enfant, de même elle avait des oraisons analogues à l’âge et au sexe de la victime. Si quatre vierges, vêtues de lin et parées de feuillages, apportaient la dépouille d’une de leurs compagnes dans une nef tendue de rideaux blancs, le prêtre récitait à haute voix sur cette jeune cendre une hymne à la virginité. Tantôt c’était l’Ave, maris Stella, cantique où il règne une grande fraîcheur et où l’heure de la mort est représentée comme l’accomplissement de l’espérance ; tantôt c’étaient des images tendres et poétiques empruntées de l’Ecriture : Elle a passé comme l’herbe des champs ; ce matin elle fleurissait dans toute sa grâce, le soir nous l’avons vue séchée. N’est-ce pas là la fleur qui languit touchée par le tranchant de la charrue ; le pavot qui penche sa tête abattue par une pluie d’orage ? Pluvia cum forte gravantur.

Et quelle oraison funèbre le pasteur prononçait-il sur l’enfant décédé dont une mère en pleurs lui présentait le petit cercueil ? Il entonnait l’hymne que les trois enfants hébreux chantaient dans la fournaise et que l’église répète le dimanche au lever du jour : Que tout bénisse les œuvres du Seigneur ! La religion bénit Dieu d’avoir couronné l’enfant par la mort, d’avoir délivré ce jeune ange des chagrins de la vie. Elle invite la nature à se réjouir autour du tombeau de l’innocence : ce ne son point des cris de douleur, ce sont des cris d’allégresse qu’elle fait entendre. C’est dans le même esprit qu’elle chante encore le Laudate, pueri, Dominum, qui finit par cette strophe : Qui habitare facit sterilem in domo matrem filiorum laetantem. " Le Seigneur, qui rend féconde une maison stérile et qui fait que la mère se réjouit dans ses fils. " Quel cantique pour des parents affligés ! L’Église leur montre l’enfant qu’ils viennent de perdre vivant au bienheureux séjour, et leur promet d’autres enfants sur la terre !

Enfin, non satisfaite d’avoir donné cette attention à chaque cercueil, la religion a couronné les choses de l’autre vie par une cérémonie générale, où elle réunit la mémoire des innombrables habitants du sépulcre ; vaste communauté de morts, où le grand est couché auprès du petit ; république de parfaite égalité, où l’on n’entre point sans ôter son casque ou sa couronne pour passer par la porte abaissée du tombeau. Dans ce jour solennel où l’on célèbre les funérailles de la famille entière d’Adam, l’âme mêle ses tribulations pour les anciens morts aux peines qu’elle ressent pour ses amis nouvellement perdus. Le chagrin prend par cette union quelque chose de souverainement beau, comme une moderne douleur prend le caractère antique quand celui qui l’exprime a nourri son génie des vieilles tragédies d’Homère. La religion seule était capable d’élargir assez le cœur de l’homme pour qu’il pût contenir des soupirs et des amours égaux en nombre à la multitude des morts qu’il avait à honorer.

  1. Office des Morts, ps. CLIV. (N.d.A.)
  2. Office des Morts., ps. XXIV. (N.d.A.)
  3. Office des Morts., Ire leçon. (N.d.A.)
  4. Office des Morts., IIe leçon. (N.d.A.)
  5. Office des Morts., IVe leçon. (N.d.A.)
  6. Office des Morts., VII leçon. (N.d.A.)