Gérard et Delphine/La Porte rouge/1

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Ernest Flammarion, éditeur (1p. 7-14).


I


En cette année 1788, commença la grande vogue des Maisons russes.

C’était, jouxtant le parc du Raincy, quatre pavillons dont le revêtement de plâtre peint imitait les troncs d’arbre mal écorcés. Une galerie de bois rustique contournait l’unique étage où l’on accédait par des escaliers extérieurs. Ces petites constructions, qui dataient de 1750, contenaient des salles à manger, des billards, des salons de repos, et quelques chambres ouvrant sur la galerie. Le duc Louis-Philippe-Joseph d’Orléans les avait concédées à l’un de ses domestiques, le sieur Esse, ancien « cuisinier des voyages », avec la permission d’y établir un café.

L’enseigne annonçait :

« Café-restaurant du Raincy, dans le goût russe, à 2 lieues 1/2 de Paris par la Porte Saint-Martin et Pantin, dans le jardin anglais de Mgr le duc d’Orléans. Ce lieu charmant est tenu par le sieur Esse. On trouve chez lui des provisions de bouche de toute espèce, toutes sortes de vins et servis très proprement. On y parle français et anglais. Les fêtes et dimanches, il y a des bals champêtres. »

Les Parisiens en bonne fortune fréquentaient les Maisons russes. Ils y venaient danser sur le gazon par les beaux soirs d’été, souper sous les tonnelles, et s’égarer deux à deux dans les allées du parc que la bienveillance de Monseigneur ouvrait aux clients de M. Esse. Le pavillon le plus éloigné de la route, le plus solitaire parmi les arbres qui le couvraient de leur vaste feuillage, recevait parfois des pensionnaires : convalescents qui faisaient une cure de lait, homme d’étude qui apportaient des livres dans leur bagage, amoureux clandestins, désireux de ne voir personne, et surtout de n’être pas vus. Ceux-là étaient accueillis avec une faveur particulière : « L’amour n’est jamais avare quand il est heureux », disait M. Esse, instruit dans la connaissance des passions par vingt années de service domestique.

Pendant les mois d’hiver, le « Pavillon des amants » comme on l’appelait dans le pays, restait presque toujours vide, et les autres pavillons ne s’animaient que le dimanche et les jours de chasse. Tout semblait mort, quand les maîtres n’étaient pas au château. Quelquefois, Mme la Duchesse d’Orléans y venait, seule avec une dame d’honneur. Charitable et résignée, sans prestige, « ennuyeuse », prétendaient les amies de Monseigneur, « comme la vertu », elle ne donnait pas de fêtes. Son mari évitait sa compagnie ; ses enfants appartenaient, corps et âme, à leur gouvernante, l’odieuse Genlis. Où était Monseigneur ? En Angleterre, ou dans quelqu’une de ses nom breuses résidences : Saint-Leu, Mareuil, Villers-Cotterets, Mousseaux.

Dans l’hiver de 1787 à 1788, les chasses furent moins brillantes et plus rares que les années précédentes. Monseigneur n’y parut point. Il avait soutenu le Parlement contre la Cour, et le Roi l’avait envoyé en exil à Villers-Cotterets.

Une seule fois, pendant son exil, le duc d’Orléans eut la permission de se rendre au Raincy, et quelques-uns de ses familiers vinrent de Paris lui faire leur cour. M. Esse vit passer les voitures de l’évêque d’Autun, du duc de Biron, de M. de La Mark. Il aperçut Mme de Buffon avec M. de Laclos dans son carrosse, et Mme Elliott toute seule dans son cabriolet.

Les mêmes voitures repassèrent sur la route, avant la fin de l’après-midi, mais celle de Mme Elliott s’arrêta devant les Maisons russes. La belle Écossaise en descendit. Mme Esse courut à sa rencontre, et lui baisa les mains :

« Ah ! Milady ! Quel honneur ! Quel bonheur ! » Les cafetiers étaient tout dévoués à Mme Elliott, qui les avait mariés et qui avait obtenu pour eux la concession des Maisons russes. M. Esse ne souffrait pas que des personnes mal instruites, animées de haine contre l’Angleterre, traitassent « d’aventurière à la solde de Pitt » cette femme si belle et si bonne. Il la connaissait bien. Il lui avait servi de maître d’hôtel, « butler », prêté par Monseigneur dans le temps que ce prince disputait Mme Elliott au prince de Galles, et il s’était réjoui que le duc d’Orléans l’eût emporté sur l’héritier du trône britannique. Il pouvait affirmer que Mme Elliott était d’excellente famille — les Dalrymple sont alliés à la meilleure noblesse d’Écosse. — Sa mère, ses deux sœurs, étaient des soleils de beauté, et elle, miss Grace, effaçait leur éclat. On l’avait mariée à quinze ans, la pauvre jeune lady. On l’avait affligée d’un époux plus âgé que son propre père. Ce mariage-là ne pouvait durer. Elle était née sensible. Elle fut donc sensible pour un noble lord, et puis pour un autre noble lord ; et puis pour Son Altesse le prince de Galles dont elle eut une petite fille, élevée par lord et lady Cholmondley. Enfin le duc d’Orléans l’avait rendue plus sensible encore… Quel Français pourrait le lui reprocher ? Elle était venue vivre à Paris, dans sa maison de la rue de Miromesnil, tout contre le jardin de Mousseaux. Pourquoi le duc s’était-il détaché d’elle ? Parce que Mme de Buffon l’avait conquis à la pointe de l’éventail. Mme Elliott avait eu bien du chagrin, mais fière et généreuse, elle était restée l’amie fidèle de son infidèle amant, et le duc, touché de cette grandeur d’âme, lui conservait une reconnaissante affection. Cela n’était pas un secret.

Seulement, par manière d’avertissement à sa femme, M. Esse ajoutait :

« Telles sont les mœurs des princes. Ce ne sont point les nôtres, et ce qu’on souffre à de grandes dames serait criminel dans l’épouse d’un commerçant, fût-elle plus jolie encore et plus sensible que Mme Elliott. »

Grande, blonde, enveloppée de zibeline, la belle Écossaise entra dans le pavillon et demanda du thé. Pendant qu’on la servait, elle s’informa des affaires du cafetier, par bonté d’âme, et elle apprit qu’il n’y avait, en ce moment, aucun pensionnaire.

« J’ai recommandé votre maison à un de mes amis, dit-elle à M. Esse. Son médecin lui a prescrit de passer quinze jours aux champs malgré la mauvaise saison, et d’y être en repos, c’est-à-dire parfaitement seul. Il viendra donc et vous aurez pour lui les égards les plus discrets. »

M. Esse considéra d’un air de respect l’impassible visage de la jeune femme. Il flairait un doux secret, qu’il ne devait absolument pas comprendre. En même temps, il entrevoyait un pensionnaire peu exigeant, pourvu qu’on lui laissât la paix.

Avec ce goût de la complicité qui est un des traits du bon domestique, il répondit :

« Milady peut compter sur notre zèle. Des égards discrets… cela dit tout. Nous savons ne pas importuner les clients et nous rendre silencieux, que dis-je ! presque invisibles. »

Ainsi annoncé par Mme Elliott, le chevalier de Sevestre arriva au Raincy dans les premiers jours de février.

Un grand jeune homme, habillé d’une redingote carmélite à triple collet et d’une culotte de peau blanche, chaussé de bottes noires, et coiffé d’un chapeau rond selon le goût du jour qui allait à la simplicité anglaise. Dans ce costume civil, il avait l’air d’être en uniforme, tant sa façon de redresser sa taille et de tenir la tête haute et droite, sentait le militaire. Mme Esse le conduisit au Pavillon, à travers le potager coupé d’allées en croix, et bordé de pommiers qui semblaient morts. Elle lui fit remarquer, dans le mur d’enclos, une porte qui donnait sur la campagne. En prenant un sentier à travers bois, on gagnait, par un raccourci, la grande route. M. le chevalier aurait la clé de cette porte et il en disposerait, lui seul.

M. le chevalier parut content. Il considéra le pavillon à demi caché parmi des lilas sans feuilles et les sapins sombres.

« Voilà qui est bien », dit-il.

Il monta l’escalier rustique et par une porte ouverte sur le balcon de rondins entre-croisés, il entra dans une pièce très propre qui servait de galle à manger ou d’antichambre. Elle commandait une autre pièce, plus vaste, boisée et peinte en blanc, avec un lit dans une alcôve drapée de siamoise blanche à dessins verts.

Mme Esse lui vanta l’épaisseur et la mollesse du matelas, et cela le fit sourire :

« Me prenez-vous pour un abbé ? »

Quand il souriait, son visage un peu sévère prenait un grand charme, et l’on voyait mieux qu’il était très jeune… à peine vingt-cinq ans. Il avait un front haut et découvert, des sourcils presque noirs, le nez droit d’une coupe très noble, les joues un peu maigres, la bouche charmante, le menton solide et fin. La cravate de mousseline blanche faisait paraître plus mat son teint hâlé. À contre-jour, les yeux paraissaient bruns, mais lorsque la lumière s’y reflétait, on voyait qu’ils étaient d’un beau bleu d’ardoise. Les cheveux, soigneusement poudrés, formaient deux rouleaux sur chaque tempe et se nouaient en queue, d’un ruban noir.

Mme Esse prit les ordres du chevalier pour les heures et le menu des repas, et le laissa seul avec le valet qui lui apportait son bagage.

Elle ne put se tenir de dire à son mari :

— Cet officier que Milady nous envoie a si bon air qu’il doit être dangereux pour les femmes dont la vertu n’est pas établie sur de solide principes.

— Donc pour toutes les femmes, repartit le cafetier.

Il avait trop vu d’intrigues pour douter qu’une femme, attaquée par un homme de cet air-là, ne finît pas par se rendre.

Dix ou douze jours passèrent ainsi. Les cafetiers s’attendaient à revoir la belle Écossaise, car ils ne doutaient pas que le chevalier ne fût son heureux amant. Aussi redoublaient-ils de curiosité cachée et de discrétion marquée.

Un matin, M. de Sevestre ordonna qu’on lui servît un repas froid, dans sa chambre, où il dînerait à son heure, ne voulant ce jour-là ni servante, ni valet. Il sortit par la porte du potager et s’en fut dans la campagne, tandis que M. Esse et Mme Esse, résignés, pour gagner honnêtement leur argent, à ne rien entendre et à ne rien voir, souhaitaient bien du bonheur à leur chère bienfaitrice.