Gérard et Delphine/La Porte rouge/3

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Ernest Flammarion, éditeur (1p. 29-46).


III


Sous un ciel de plomb, par un crépuscule mouillé d’avril 1789, les lanterniers commençaient de descendre les réverbères, et déjà s’illuminaient les boutiques de la rue Saint-Honoré. Non loin de Saint-Rochb, au rez-de-chaussée d’une maison étroite et vieille, plusieurs lampes à la quinquet, munies de réflecteurs, éclairaient le magasin de Joseph Pruvot, dépositaire des glaces de Saint-Gobain. Les piétons, enveloppés de manteaux sombres, quelques-uns tenant déployés des parapluies verts ou rouges pour se protéger contre les cascades des gouttières, jetaient un coup d’œil dans cet intérieur où paraissaient la longue figure blême du miroitier et le séduisant visage de la miroitière.

— Pruvot !… Monsieur Pruvot !… Mon mari !… Écoutez donc ! s’écria-t-elle d’une voix roucoulante qui achevait chaque phrase par un petit rire assourdi. N’est-ce pas notre locataire qui s’en revient de Londres ?

Le miroitier regarda dans la rue.

— Ma foi ! c’est bien lui.

Sevestre descendait de voiture.

— Nous sommes charmés de revoir M. le chevalier, dit Pruvot qui avait ouvert la porte de sa boutique… Petit-Jacques…

Il s’adressait à son commis :

— Petit-Jacques, prends le bagage de M. le chevalier et dis à la servante d’éclairer l’escalier. Veuillez attendre un instant, monsieur. Faites-nous cet honneur. Ma femme était en peine de vous, à cause du grand vent. Je ne voudrais pas être Anglais, monsieur, pour beaucoup de raisons et parce que c’est une étrange condition que de vivre dans une île.

— C’est pourquoi les Anglais sont voyageurs, affirma Mme Pruvot. Que ne restent-ils chez eux ? Mais on raconte qu’ils n’ont pas la place de s’y loger tous.

Le miroitier dit que les Anglais étaient de bons clients et que le commerce parisien gagnait beau coup avec les milords. Cependant, Gérard souriait à la belle miroitière et après l’avoir rassurée sur les dangers qu’il avait courus en traversant la Manche, il voulut lui faire plaisir, car il connais sait son faible.

— Vous voilà bien élégante, madame Pruvot, et fraîche à ravir.

— Ah !… Ah !… Vous vous moquez ! s’écria-t-elle, les yeux brillants de vanité naïve… Une robe de rien du tout ! Et une pauvre femme qui pourrait être grand’mère !… Ah ! Ah ! comme était ma mère à mon âge.

Elle fermait à demi ses yeux bruns aux coins tirés vers les tempes, un peu chèvre, un peu chinois. Et ces grands yeux drôlement plissés, les fortes pommettes, le nez court aux narines battantes, donnaient à la belle femme de quarante ans un air de bacchante un peu ivre, tandis que son rire qui mourait en notes basses, comme épuisé d’un secret plaisir, excitait les sens des hommes. La Marion, élevant sa chandelle, précéda Gérard dans l’escalier. Son ombre massive s’agitait sur le mur peint en ocre sale. Cette forte Vendéenne, taillée comme une poupée de bois, embarrassée de ses bras et de ses jambes, montait si pesamment qu’elle en ébranlait les marches. Au bruit de ses pas, une porte, sur le palier de l’entresol, s’entrouvrit. Un visage blafard, aux yeux fanés et cernés, se profila dans l’entre-bâillement et disparut. La porte se referma. Gérard n’avait pas eu le temps de saluer Mlle Pruvot.

Il l’avait vue souvent, à sa fenêtre, et plus rarement, de près, et il avait remarqué l’espèce de beauté manquée de cette fille infirme, — manquée somme ces pièces de porcelaine précieuse que le fabricant doit mettre au rebut. C’étaient les traits les plus fins, dans la bouffissure d’une chair exsangue, des cheveux pauvres, blond filasse, et l’intelligence la plus vive aiguisant les yeux d’un cris décoloré. Mlle Pruvot était toujours bien vêtue, avec une coquetterie qui faisait pitié. Coquetterie sans objet, puisqu’elle ne sortait jamais à pied que pour aller à l’église, soutenue par sa mère et par la Marion. Elle avait, disait-on, de l’esprit et de la vertu, mais elle se fatiguait par un excès de lectures.

Dans son petit appartement du premier étage, Gérard trouva des lettres qui l’attendaient. Rien de Delphine. Elle n’avait pas le tempérament épistolaire, et elle ne pouvait écrire sans d’extrêmes précautions, Gérard le savait. Mais lorsqu’il faisait des missions à l’étranger, pour le compte de M. de Montmorin, ou de M. de Saint-Priest, le silence de son amie lui empoisonnait l’absence. Il songea tristement qu’ils s’étaient vus bien peu, elle et lui, depuis un an. Jamais ils n’avaient pu retourner ensemble aux Maisons russes. Delphine était venue chez lui cinq ou six fois, enfouie sous une mante qu’elle prenait en passant chez Mme Elliott, un carton au bras, comme une brodeuse… et elle se croyait suffisamment déguisée. Deux fois, Bastienne Pruvot, qui passait son existence à guetter les passants par la fenêtre, avait ouvert brusquement sa porte, et demandé : « Hé bien, la fille, où allez-vous ? » ce qui avait fait à Delphine une peur épouvantable.

Ils se revoyaient aussi — mais était-ce bien se revoir » — la nuit, au bout du jardin des Vauvigné qui était tout à fait hors ville, derrière le Potager du Roi, et se confondait avec le bois de Satory. Gérard mettait un chapeau rond, rabattu, et son grand manteau militaire, et il était toujours armé, parce que la banlieue de Paris et de Versailles, regorgeait de vagabonds accourus de toutes les provinces. Il suivait un sentier, à travers le taillis, et il arrivait à une porte de fer, peinte en rouge, enfoncée dans le mur du parc. La partie inférieure était formée par un panneau plein ; la partie supérieure par des barreaux très rapprochés. On ne pouvait rien voir entre ces maudits barreaux, mais on pouvait entendre. Et Gérard entendait Delphine, qui lui parlait, en chuchotant. Il répondait de la même façon. Un gros chien danois, très méchant, gardien nocturne corrompu par des gâteaux, gênait ces rendez-vous. Delphine le tenait au collier. Il grondait, quelquefois, non plus contre Gérard, mais contre un hibou volant trop bas, ou un rat, on un braconnier.

Sevestre brûlait d’escalader le mur, ou d’enfoncer cette porte rouge, que l’on n’ouvrait jamais et dont la clé était perdue. Mais Delphine lui défendait cette folie. Elle n’était pas sûre de la bonne humeur du chien, et si Gérard était surpris par le jardinier, il recevrait un coup de fusil, car le bonhomme était moins facile à séduire que la bête.

Les pauvres amants avaient encore la chance de se rencontrer chez Grace Elliott. Cela arrivait sept ou huit fois dans l’année. Et le reste du temps, le hasard — qu’ils aidaient — les réunissait chez M. de Montmorin, ministre des Affaires étrangères, dont la fille bien-aimée, Pauline de Beaumont, avait de l’amitié pour Delphine ; ou chez Mme Necker, au Contrôle général ; ou chez M. Pourrat, banquier, directeur de la Compagnie des Eaux de Passy, lié depuis sa jeunesse aux Vauvigné. La fille de ce richissime Pourrat avait épousé Laurent Le Coulteux, associé de son père. Elle était douce et jolie. Elle recevait dans son château de Voisins, à Louveciennes, tous les Neker, tous les Montmorin, tous les Pange, tous les Trudaine, et les deux Chénier, amis de Gérard. Enfin, parce que Delphine l’avait exigé, Sevestre allait chez elle — le moins possible — avec répugnance, avec honte, avec colère. C’était pour lui un supplice humiliant. Mais cela lui permettait dès le lendemain de son retour, après l’audience du ministre, de se présenter à Blanche-Maison. Le Suisse lui dirait si Mme la comtesse recevait ou si M. le comte et la famille étaient dans leurs terres.

À penser qu’il avait une chance de voir bientôt Delphine, Gérard perdait la faculté de penser à autre chose. Il ouvrit ses lettres. François de Pange l’avertissait qu’il passerait le prendre, le lendemain matin, pour l’emmener à Versailles dans son cabriolet. Mme Le Coulteux l’invitait à souper à Louveciennes. Et ce paquet aux armes des Sevestre, c’étaient des nouvelles du pays. Il rompit le cachet. L’écriture de sa sœur Angélique l’attendrissait toujours. Cette sœur chérie, cette « quakeresse » comme il l’appelait, à cause de sa robe grise et de son fichu blanc, c’était la force et la clarté de sa vie, comme Delphine en était l’amour et la douce peine. Il la vit en pensée, à cette heure, dans sa chambre de la tour, près de la croisée à meneaux de pierre d’où l’on découvrait un paysage de volcans morts, gris de cendre et striés de neige. Le village était en contre-bas du château, un noir village cantalien, très pauvre. Toute l’enfance de Gérard avait tenu dans ce château, dans ce village. Il y avait reçu, d’un père veuf et très âgé, l’éducation à la romaine qui fait des chefs de famille et des soldats. Les Sevestre étaient plus instruits, mais presque aussi rudes que leurs vassaux. Chez eux, l’on était brave, bon chrétien, fidèle au roi, économe de son bien, très processif et nullement gêné par la « sensibilité ». On professait le regret du passé et l’horreur des idées nouvelles. Comment, dans ce petit cercle où l’intelligence ne s’appliquait jamais qu’au pratique, Angélique de Sevestre avait-elle acquis un trésor d’idées et de sentiments insoupçonnés de sa famille ? En apparence toute simple et ménagère, elle cachait un cœur d’héroïne chrétienne sous son chaste fichu croisé.

Gérard devait tout à cette sœur, son aînée de quinze ans. Elle avait soigné son enfance, puis elle avait introduit l’adolescent dans ce royaume intérieur et spirituel où elle n’admettait personne. Elle l’avait enfanté à la vie de l’intelligence. Elle lui avait montré, par delà les remparts des volcans, le monde où il ferait carrière, dans l’armée, comme tous les cadets de leur famille ; et, par delà les besoins et les intérêts matériels, les régions lumineuses où l’âme cherche le beau et le vrai.

« Si elle savait !… se dit-il. Moi, son frère, amant d’une femme mariée ! Elle tremblerait pour mon salut, ma pieuse Angélique ! Elle irait en pèlerinage à Saint-Amadour afin d’obtenir, ce qui me ferait plus de mal que la mort : la rupture de mes amours. Elle me dirait : « Tu as perdu la foi, à fréquenter les philosophes, et tu vas perdre l’honneur… »

Il parcourut la lettre où Mlle de Sevestre lui annonçait les fiançailles de leur sœur cadette, Marie-Louise, surnommée « Mimi » ou « Petite ». Petite était promise au vicomte de Lastérac, « un honnête homme, vraie figure auvergnate, éclatante de santé ». Le ménage passerait les étés dans son château, les hivers à Riom, chez le président de Gourches, oncle et tuteur du fiancé. Ces hivers représentaient pour Petite une saison en paradis. Elle ne rêvait plus qu’aux fastes de Riom, et suppliait Gérard de lui envoyer la Gazette des Dames, avec les images en couleur. Elle voulait aussi qu’Angélique vînt à Riom. Mais Angélique était indispensable à Sevestre.

« Que ferait, sans moi, notre frère Junien, le plus têtu, le plus tatillon, le plus maussade des hommes, le plus paysan des seigneurs, le plus rude des chefs de famille, avec beaucoup de qualités, beaucoup de défauts, et pas un vice ? Que ferait ma belle-sœur Félicité, qui dort sa vie et n’a ni santé, ni volonté ? Que ferait Jean-Gérard, l’héritier, gâté horriblement par ses auteurs ? Il faut que je reste au logis, où Dieu m’a mise, « pour sa gloire et celle des Sevestre », dit Petite, avec mon trousseau de clés, pendant sur mon tablier, mes lunettes de vieille fée, et mon cœur toujours aimant. Mais tu viendras au mariage de Mimi, et ce sera ma récompense. »

Gérard, pour user sa soirée, s’en fut au Palais-Royal. À cette heure, les spectacles finissaient ; les voitures, revenant de l’Opéra ou de la Comédie, faisaient gicler l’eau du ruisseau. Mais après la nuit froide et noire et les rues boueuses, le Palais-Royal était lumière et bruit, odeurs de musc, relents de cuisine, brouhaha de foule, contact de femmes. Dans les trois galeries de pierre, construites sur le modèle des Procuraties de Venise et dans la Galerie de bois — le « Camp des Tartares » — un profond et trouble courant humain s’écoulait, en deux sens, sous les lampes suspendues. La menace de la pluie avait vidé les jardins dont on apercevait, à travers les grilles barrant les arcades, les jeunes marronniers et le bassin entouré de treillages. Le double flot des promeneurs, remplissant les galeries, formait des remous qui arrêtaient Gérard. On se pressait pourvoir les mannequins de cire de Curtius, représentant la famille royale, M. Necker, le duc d’Orléans. On se pressait pour feuilleter les brochures nouvelles à la librairie Louvet ; on se pressait au Cabinet de physique de Pelletier, aux Fantoches ; chez les restaurateurs, dans les cafés, dans les clubs, aux portes du Théâtre de Beaujolais. Dans ce flot sans cesse renouvelé, que d’éléments disparates ! Le procureur y rencontrait son clerc, le négociant son commis. Le poète y coudoyait le joueur. L’usurier y cherchait ses proies et l’escroc ses dupes. L’aventurier et la courtisane s’y reconnaissaient de même race. Épaves livrées au torrent, paraissaient çà et là ces figures sans nom et sans âge qui font peur ou pitié : ces têtes de chimériques aux yeux enfantins, aux tempes creusées, aux joues rayées de longues rides ; ces masques ravagés par la maladie et la misère, où s’esquissent les traits de l’animal caché dans l’homme, tigre, chacal ou serpent prêt à surgir. Et ces femmes, toutes ces femmes, avec leurs chapeaux extravagants, leurs bonnets de gaze, leurs fichus bouffants, leurs pierrots à basque, en soie rayée, leurs jupes formant une proéminence sur les reins. Deux à deux, elles bousculaient les passants, riant très haut, répondant aux quolibets et d’autres, assises sur des chaises, dans le jardin feignaient une timidité mélancolique, pour mieux aguicher les provinciaux romanesques et les débutants de l’amour.

Aussi nombreux que ces femmes, étaient les marchands de paroles, les plumitifs affamés. Comme les mouches par temps d’orage, sur les plaies d’une bête mourante, ils grouillaient sur le régime malade, et nulle part leur piqûre n’était si venimeuse, leur bourdonnement si fort qu’au Palais-Royal. On les devinait à leur vêtement négligé, à leurs mains tachées d’encre, à leurs cheveux flottants sans poudre. L’excitation nerveuse, propre aux gens qui veillent trop et ne mangent pas assez, leur faisait des yeux secs et brillants. Ils parlaient fort, certains avec une éloquence qui surprenait l’auditeur comme une apostrophe directe. Ils blâmaient et raillaient. Ils annonçaient les temps nouveaux : « Philosophie… humanité… nature… égalité… justice… » Ces mots qui étaient sur les lèvres de tous les Français mécontents, rendaient, sur celles de ces hommes, un son de provocation. Cependant, il y avait, disait-on, parmi ces rénovateurs de l’État, beaucoup d’espions de police.

Brillante de lustres, la salle blanche et or du café de Foy bourdonnait comme une ruche en essaimage. Gérard se faufila parmi les groupes si compacts que les chaises, dos à dos, se touchaient.

Ses deux amis, Francmorel et Sassenauge, ne le virent pas venir. Ils étaient en compagnie de deux inconnus à tournure provinciale. Pierre Sassenauge pérorait. Le plaisir d’être écouté colorait ses joues creuses que sa coiffure poudrée à frimas faisait paraître plus jaunes. Il agitait ses petites mains décharnées hors de belles manchettes de dentelles et répétait souvent son exclamation favorite : « Eh ça !… » Louis de Francmorel, lieutenant aux gardes-françaises, l’air bon et joyeux, point déparé par de gros sourcils noirs et de grosses lèvres mordantes, faisait des signes d’approbation. Les deux inconnus étaient si atten tifs qu’ils oubliaient, l’un son verre de limonade, l’autre sa tasse de chocolat.

— Ah ! Sevestre ! s’écria Francmorel, te voilà donc revenu. Mets-toi là. Nous nous serrerons. Ces messieurs sont des parents de Sassenauge…

— Députés du Tiers aux États-Généraux, dit Sassenauge.

Il présenta ses cousins : Le plus âgé, quadragénaire placide, dont la figure exprimait la prudence et la bienveillance, était un M. Gerbadon, maître de forges en Limousin. L’autre, Périgourdin sec et dur comme un criquet, se nommait Cyprien Chalasse. Élus par le Tiers dans leurs bailliages, ils avaient devancé l’ouverture des États-Généraux pour visiter ensemble la capitale. Le soir, après le spectacle, ils retrouvaient leur cousin au Palais-Royal.

— Nous connaissons maintenant tous les cafés, dit le maître de forges. Le « Mécanique », le Caveau nous ont plu, et ce café de Foy me semble fréquenté par la meilleure société. On y voit des personnages importants. N’est-ce pas votre avis, monsieur ?

Il s’adressait à Gérard. Ce fut Sassenauge qui répondit :

— Tous ceux qui s’intéressent à la chose publique passent par cette salle où poussent, comme champignons après la pluie, les nouvelles vraies ou fausses. À cette table, voici M. de Lameth et le marquis de Sillery. À cette autre, de jeunes avocats sans clientèle que leurs propos conduiraient à la Bastille, si les privilèges de la maison d’Orléans ne leur assuraient ici la liberté de tout dire. Il faut voir Desmoulins monter sur la table et lire les écrits les plus violents contre la Cour et la coterie Polignac. On applaudit. On crie « Bis » et « Bravo, Camille ! » et pourtant Camille est bègue.

— Il est vilain de figure, dit M. Gerbadon. Et celui qui parle… le grêlé ?

— Son ami, un procureur besogneux qui s’appelle Danton. Ils sont inséparables. Je les vois tous les soirs, mais je ne les connais pas autrement, eh ça !

Le ton de Sassenauge était sec et dédaigneux.

Fils d’un notaire royal, il s’était présenté en 1785 à l’École du Génie de Mézières, et il avait été exclu du concours avec une trentaine d’autres candidats, parce que le marquis de Ségur avait décidé de n’admettre que des postulants comptant quatre degrés de noblesse. Éviction offensante, cause et justification d’une inexpiable rancune. Les facultés de Sassenauge, qui se fussent heureusement appliquées à la science des mines et des Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/50 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/51 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/52 agréable en France. La morgue britannique la rend pénible à un être fier, comme est notre ami. Je l’ai trouvé, l’autre soir, dans une petite taverne de Covent-Garden, noire de brouillard et de fumée, fl dînait là, très mal, et tout seul, irrité par le voisinage de gens vulgaires. Il m’avoua que pour se défendre contre un cruel sentiment de solitude et d’abandon, il venait de barbouiller du papier pendant une heure et demie… Je crois qu’il regrette ses amours, malgré les Anglaises aux corps blancs, qu’il célèbre en vers grecs, assez libres. Son cœur est en France. Il n’a gardé, là-bas, que ses sens, et le plaisir n’est pas le bonheur. Que deviendrait-il sans la poésie ? On peut dire de lui ce qu’il disait de vous : « Tu naquis rossignol… »

— Il se trompait, quant à moi. Du poète, je n’ai que l’âme. La voix me fait défaut… Mais, mon ami, l’orage menaçant, les oiseaux d’amour se taisent. André oubliera bientôt les Camille et les Julie. Non plus rossignol : homme et citoyen. Son frère lui montre la voie, avec sa sublime tragédie de Charles IX.

— Eh bien ? dit tout à coup la voix de Francmorel, je vous prends encore à parler de politique ! Sassenauge et ses deux magots m’en ont assommé. J’ai fui. Je vais chez une complaisante personne qui tient des tables de pharaon fort bien entourées. Cela me décrassera l’esprit.

— Et la bourse ! dit Gérard.

— Quand je n’aurai plus qu’un sol, je serai sage. En quel temps vivons-nous, mes amis ! Les femmes même ne rêvent que réformes et Constitution !… L’autre soir, sur l’oreiller, ma maîtresse m’a demandé entre deux baisers : « Croyez-vous, mon doux ami, que l’on votera par ordre ou par tête ?… » Vraiment, cette maladie « constitutionnelle » est néfaste au plaisir. Les demoiselles d’opéra et jusqu’aux nymphes de ce jardin en sont affectées…