Gênes. Révolution du 17 mai 1797

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GÊNES.




RÉVOLUTION DU 17 MAI 1797.




le club morando.


À l’époque de la révolution française, quelques Génois amis des principes qu’elle donnait occasion de développer se réunissaient chez un apothicaire nommé Morando, pour y lire les nouvelles : bientôt cette réunion fut connue ; on la nomma le club Morando. Tant qu’elle ne fut pas nombreuse, le gouvernement génois, ne la croyant pas dangereuse, pensa qu’elle pourrait le devenir si elle était persécutée ; il la toléra.

Cependant, l’armée française, après avoir été long-temps retenue au haut des Alpes, et dans la rivière de Gênes, se précipite tout à coup dans le Piémont et dans la Lombardie, commandée par un général dont le courage, les talens et les succès allaient bientôt étonner l’Europe. La paix se fait avec le Piémont et avec Naples ; toute la Lombardie est au pouvoir des Français ; quatre armées autrichiennes sont défaites, Mantoue se rend ; Rome est à la discrétion du vainqueur ; l’armée triomphante poursuit sa course, bat le prince Charles, et va signer sous les murs de Vienne les préliminaires de la paix avec l’empereur. Pendant ce temps, une foule d’écrits pleins de chaleur propageait les principes de la révolution, et attaquait les anciens gouvernemens ; le club Morando grossissait tous les jours ; le gouvernement faible, incertain, n’osait prendre ouvertement aucun parti rigoureux ; il craignait de faire éclater un mouvement qu’il espérait éviter en temporisant. Il se bornait donc à quelques mesures partielles et secrètes, suffisantes cependant pour contenir les hommes timides. Telle était la situation des choses au 17 mai 1797.

Depuis quelques jours, des jeunes gens des principales familles de Gênes se réunissaient dans l’après-midi sur la place de l’Acquasola, située près des remparts, hors de la ville, et y jouaient aux barres : ils avaient annoncé une grande partie pour le 17 mai, de laquelle devaient être plusieurs Français. On distinguait parmi les acteurs le jeune prince S.-Croce, expulsé de Rome pour avoir manifesté, disait-on, un grand attachement aux idées de liberté.

Bientôt le bruit se répandit dans Gênes que, sous prétexte de jouer aux barres, ces jeunes gens voulaient simuler une lutte entre le parti républicain et le parti royaliste, dont le résultat serait le triomphe de ce dernier, et le couronnement de son chef.

Quelque dénué de vraisemblance, quelqu’absurde que fût un projet de cette nature, il se trouva des têtes exaltées qui y crurent. Une foule de jeunes gens se réunit en conséquence avec l’intention d’empêcher la partie de barres ; ils s’arment de sabres, de pistolets, de fusils de chasse, et se rendent les premiers à l’Acquasola ; ils occupent la place du jeu de barres, et y établissent une partie de ballon. Les acteurs du jeu de barres arrivent, et quoiqu’ils voyent la place prise, ils veulent établir leur camp. Ils étendent donc d’un côté un ruban bleu, et de l’autre un ruban rouge, et plantent des drapeaux en pavillons de même couleur. Les joueurs de ballon se précipitent sur eux, arrachent les rubans, les drapeaux, et on se bat. Les joueurs de barres, qui se trouvaient en petit nombre, n’étant pas encore tous réunis, se sauvent par la porte de l’Acquasola ; les autres les poursuivent ; la garde de la porte s’oppose aux agresseurs ; ils veulent la forcer, blessent mortellement un soldat, et pénètrent dans la ville. Cependant deux d’entre eux, un nommé Isolabella, et un autre Génois sont arrêtés et conduits à la tour. Les autres, craignant le même sort, quittent Gênes. Cet événement fit une vive sensation, et produisit la plus grande fermentation parmi les parens et les amis des jeunes gens arrêtés, ou de ceux qui se trouvaient en fuite.

Dans les jours précédens, il s’était déjà formé plusieurs groupes qui parcouraient la ville en chantant des hymnes patriotiques : on avait remarqué qu’ils étaient principalement composés de perruquiers.

Le surlendemain au soir, une foule de peuple se porta devant la maison du ministre de France. Ce jour-là on avait reçu à Gênes la nouvelle de la paix, et l’hôtel de l’ambassade était illuminé. Quand le ministre se présenta pour entrer chez lui, des cris nombreux de Vive la république française ! se firent entendre. On entoura le ministre, on l’accompagna jusque dans sa maison, on remplit le vestibule et les escaliers, et on lui demanda de s’intéresser auprès du gouvernement pour obtenir la liberté des deux personnes arrêtées l’avant veille. Le ministre promit de faire cette démarche. Alors la foule quitta la place ; mais ce fut pour se porter au palais, et de là à la salle de spectacle. Le théâtre fut aussitôt fermé, la garde se prépara même à résister si on voulait tenter de forcer les portes ; toutefois on se contenta de briser quelques vitres de chaises à porteur, et tout rentra dans l’ordre.

Ce n’était là que le prélude de scènes plus fâcheuses. Le 22 mai, vers huit heures du matin, le corps des Cadetti, en se rendant au Ponte Reale, où il devait être de garde, fit jouer l’air Ça ira, et l’on vit accourir sur ses pas un grand nombre de curieux, qui s’accrut prodigieusement en chemin. Bientôt les chants accompagnent l’air ; l’enthousiasme naît, on crie Vive la liberté ! et ensuite Aux armes ! Cette foule, composée en grande partie de jeunes gens de tous les états, et très-mal armée, s’établit aux portes principales de la ville, telles que le Ponte Reale, sur le Port, Saint-Thomas et l’Acquasola ; elle occupa également les môles, et les batteries du côté de la mer. Partout la troupe soldée, infanterie et artillerie, qui était de garde, se laissa désarmer sans résistance : plusieurs officiers même et quelques soldats se réunirent aux insurgés. Une partie de l’attroupement se rendit ensuite à la Darsina, ou anse des galères, mit les forçats en liberté, les arma, et les fit marcher avec elle : heureusement que le plus grand nombre était alors hors de Gênes, sur deux galères qui se trouvaient en course.

À onze heures du matin environ, deux cents insurgés, à la tête desquels étaient l’abbé Cuneo et le Bernardin Ricolfi, se portèrent chez le ministre de France ; les deux chefs montèrent seuls auprès de lui. Ils étaient extrêmement échauffés ; ils s’annoncèrent comme députés par les patriotes pour l’engager à les accompagner au palais sans différer, afin de faire admettre les demandes qu’ils avaient à présenter ; ils firent observer au ministre que le gouvernement armait un très-grand nombre d’hommes pour sa défense, et entr’autres les charbonniers et les portefaix qui lui étaient tous dévoués ; que le sang allait couler, et que le ministre de France pouvait seul prévenir les malheurs dont on était menacé. Le ministre leur répondit que ses devoirs, et le caractère dont il était revêtu ne lui permettaient pas de se rendre à leurs désirs ; mais que si son intervention auprès du gouvernement génois pouvait éviter des malheurs, il lui transmettrait bien volontiers leurs demandes, et qu’il allait écrire au sénat en conséquence.

Pendant ce temps, le gouvernement irrésolu chargea M. Jean-Luc Durazzo, l’un de ses membres, de se transporter chez le ministre de France, pour l’inviter à employer ses bons offices, afin de faire cesser les désordres qui se manifestaient dans la ville.

M. Jean-Luc Durazzo se présenta donc chez le ministre, et l’engagea au nom du sénat à l’accompagner au palais. Il lui apprit qu’une multitude de charbonniers et de portefaix avait enfoncé le magasin d’armes et s’était emparé, sous prétexte de défendre le palais, de tout ce qu’elle y avait trouvé, que le gouvernement était sans force pour arrêter l’effusion du sang prêt à couler, etc. Le ministre accéda à sa prière, et le reconduisit au palais, où le gouvernement l’invita avec instance à se charger de parler au peuple.

En sortant du palais de France, les insurgés s’étaient portés chez l’apothicaire Morando qui, âgé de 76 ans, et malade dans son lit, était demeuré jusqu’alors étranger aux mouvemens de la journée. Ils l’avaient fait lever, et l’avaient amené avec eux à la loge de Banchi où se trouvait le principal rassemblement.

Le ministre de France, accompagné d’un certain nombre de patriciens, se rendit près d’eux, et leur proposa de nommer quatre députés pour s’entendre avec quatre membres du gouvernement, et délibérer sur les mesures à prendre. Ces députés furent l’abbé Cuneo, l’apothicaire Morando, le médecin Figari, et le médecin Vacarezza. Mais les insurgés ne voulaient les laisser partir, qu’autant que le gouvernement leur livrerait six patriciens comme otages ; ils consentirent cependant à une suspension d’armes, et à attendre ce qui serait arrêté au sénat.

Alors les événemens prirent un caractère grave dans la ville. Les charbonniers et les portefaix, au nombre de cinq à six mille, s’étant répandus partout, en étaient venus aux mains avec les insurgés, et les avaient repoussés. L’apothicaire Morando, l’un des députés nommés par le peuple pour aller au palais, était demeuré seul et abandonné sous la loge de Banchi : plusieurs chefs de l’insurrection cherchèrent bientôt avec lui, dans la maison du ministre, un asile contre la furie des charbonniers. Ceux-ci s’étaient disséminés par pelotons de quinze à vingt, dans chaque rue. Le cri de ralliement était Viva Maria ! viva il nostro Principe ! morte ai Francesi. Dès le principe de l’insurrection, quelques révoltés avaient pris la cocarde tricolore pour signe de ralliement ; cette malheureuse distinction devint fatale aux Français. Toute personne française ou génoise qui était rencontrée avec cette cocarde était à l’instant arrêtée, dépouillée, maltraitée de coups de crosse, et traînée par les cheveux ; deux officiers d’artillerie français, qui sortaient de chez le ministre, où ils étaient venus pour affaires concernant le dépôt d’artillerie établi à Saint-Pierre d’Arena, furent assaillis à la porte de trois coups de fusil, qui heureusement ne les atteignirent pas. Les charbonniers les arrêtèrent, les dépouillèrent, leur arrachèrent leurs épaulettes et les conduisirent en prison : puis ils cernèrent la maison du ministre, et couchaient en joue toutes les personnes qui paraissaient aux fenêtres. Déjà on avait fait feu sur la maison du consul de France ; le désordre allait toujours croissant, les maisons des Français étaient menacées d’être pillées ; on entendait fréquemment des coups de canon et des coups de fusil ; tous les rapports annonçaient qu’on poursuivait plus particulièrement les Français.

Au moment où le ministre sortait du palais avec deux patriciens, pour aller porter au peuple le décret rendu par le sénat, les charbonniers et les portefaix, qui remplissaient la cour du palais, s’opposèrent à son passage. Il fut enveloppé, couché en joue, et séparé des patriciens qui le suivaient. Des coups de fusil se firent entendre ; un Français qui passait sans armes, fut tué ; d’autres furent arrêtés et maltraités. Le ministre obtint leur élargissement, et rentra avec eux dans la salle du Doge. Il requit le Doge et les sénateurs de le faire accompagner chez lui par une escorte suffisante, et par deux sénateurs et six patriciens. Cette escorte lui fut accordée.

De retour à son hôtel, le ministre y trouva les patriotes qui s’y étaient réfugiés. Il leur donna lecture du décret rendu par le sénat ; on en multiplia les copies, et les patriotes furent invités par le ministre et les sénateurs à l’aller publier parmi leurs concitoyens.

Cependant le tumulte augmentait ; les décharges d’artillerie et les coups de fusil se répétaient plus fréquemment ; les attroupemens des charbonniers autour de la maison du ministre devenaient plus considérables. Il crut alors devoir témoigner ses craintes au gouvernement, et lui demander de garantir sa sortie de Gênes, mettant sous la responsabilité personnelle de ses membres tous les événemens qui pourraient arriver.

Le gouvernement répondit qu’il n’était pas le maître de la multitude armée pour sa défense, qu’il ne pourrait protéger la sortie du ministre qu’autant que les troupes occuperaient les forts de Saint-Thomas, dont les insurgés s’étaient emparés ; mais que, pour préserver le palais de la légation, il augmentait sa garde de cinquante hommes. Le soir, l’anarchie fut à son comble, et le gouvernement fit connaître au ministre qu’il désirait lui envoyer deux sénateurs, afin de conférer avec lui sur les moyens de sauver la chose publique ; mais qu’il n’y avait aucune sûreté pour eux ; que la fureur des charbonniers ne connaissait plus de bornes, qu’on ne pourrait les apaiser et rétablir l’ordre que quand on serait maître de la porte de Saint-Thomas, et que le ministre était invité à employer à cet effet toutes les mesures qui étaient en son pouvoir. Celui-ci répondit qu’il était étranger à tout ce qui se passait, que le gouvernement savait très-bien qu’il n’avait à cet égard ni pouvoir ni influence, et que c’était au gouvernement seul à prendre les moyens que pouvaient exiger les circonstances.

Le tumulte continua jusqu’à une heure du matin ; on fut assez tranquille le reste de la nuit. À la pointe du jour, les canonnades et les fusillades recommencèrent ; il y eut de part et d’autre plusieurs hommes tués et blessés. Le parti du gouvernement demeura enfin maître de toutes les portes.

Ce jour-la, l’autorité fit publier un décret rendu la veille, qui ordonnait de respecter les étrangers et les propriétés, et de suspendre toutes les voies de fait.

On parvint à éloigner les charbonniers de la maison du ministre ; mais ils se portèrent dans les maisons où ils savaient qu’étaient logés des Français ; ils les saccagèrent et traînèrent ceux-ci en prison en les maltraitant de coups ; ils pillèrent aussi la boutique et le logement de l’apothicaire Morando, et de telle manière, qu’ils n’y laissèrent pas un clou ; on peut dire que jamais pillage ne fut plus complet.

Le gouvernement rendit alors un décret et qui invitait les citoyens à reporter leurs armes au palais, attendu qu’il n’y avait plus de résistance, et que tout rentrait dans l’ordre. On entendit cependant tout le jour des coups de fusils tirés dans les rues et aux fenêtres. Les insurgés tenaient encore quelques postes sur les môles ; mais on acheva de les leur enlever dans la nuit. Toute la troupe de ligne et les bourgeois furent employés à des patrouilles et à protéger les personnes et les propriétés contre les projets des charbonniers, qui menaçaient hautement de pillage les maisons des négocians, et en général celles de tous les amis des Français ; les forçats furent repris et rendus à leurs chaînes.

Cependant beaucoup de Français étaient arrêtés. Le premier soin du ministre avait été de demander comme préliminaire aux réparations que l’on devait à son pays pour les outrages sanglans qui lui avaient été faits dans les deux jours précédens : 1o la mise en liberté sur-le-champ de tous les Français et de tout étranger au service de France ; 2o une proclamation au peuple de Gênes portant la déclaration formelle que ceux-ci n’avaient eu aucune part aux événemens antérieurs : en même temps il avait réclamé la liberté individuelle de quelques Français qui étaient nécessaires à leurs fonctions. Le gouvernement répondit qu’on les relâcherait après qu’ils auraient été examinés, et qu’on aurait reconnu qu’il n’y avait rien à leur reprocher. En attendant, ces infortunés, privés de tout, meurtris de coups, étaient entassés les uns sur les autres dans les souterrains du palais, dans la bourbe, et dans la fange jusqu’aux genoux. Mais comme le ministre insistait sur sa demande, le gouvernement publia enfin une proclamation, où il invitait les Génois à respecter les Français, en leur faisant sentir que la conservation de Gênes dépendait de l’amitié de la France. Par cette proclamation, le gouvernement cherchait à éluder les demandes du ministre.

P…