Gómez Arias/Tome 2/06

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome 2p. 126-150).

CHAPITRE VI.


I te, caldi sospiri, al freddo core ;
Rompete ghiaccio che pietà contende ;
E, se prego mental al ciel s’intende,
Morte, o merce sia fine al mio dolore.

Morte, o merce sia fine al mpetrarca.

Il y a dans son regard une sorte de grandeur,

et comme on présage de haute destinée, qui
m’en imposent presque.

m’en imposent presque.dryden.


Après son entrevue avec Cañeri, Theodora fut conduite à un appartement un peu plus agréable que le premier qu’elle avait occupé, et elle y passa toute la journée, plongée dans la plus profonde douleur. Résistant obstinément aux prières obligeantes que Marien Rufa lui faisait, pour l’engager à prendre quelque nourriture, elle ne cessait de pleurer en pensant à tous ses malheurs passés et au danger qu’elle avait à redouter d’après les paroles de Cañeri. Dans cette triste situation que rien ne pouvait adoucir, les heures s’écoulaient lentement et péniblement ; elle écoutait avec indifférence les paroles de consolation que lui adressait la vieille femme, car elles eussent été vaines dans la bouche d’un ami, et devaient l’être à plus forte raison au milieu des féroces ennemis de sa patrie.

À ce jour si triste succéda une nuit encore plus pénible pour Theodora, qui, malgré ses fatigues et ses souffrances, ne put goûter aucun repos. Le sommeil auquel elle cédait par instant était agité par toutes les terreurs que sa position pouvait lui inspirer. Son imagination fatiguée se créait mille fantômes : elle voyait son vénérable père accablé par la douleur, y succomber en prononçant la malédiction de sa fille ingrate ; elle voyait ses traits fatigués par les pleurs, elle entendait sa voix affaiblie par l’âge, et tremblante d’émotion. Tout-à-coup elle s’éveillait, s’efforçait de chasser cette idée désolante, puis le sommeil s’emparait encore d’elle, et elle retombait dans un rêve plus effrayant. Elle entendait le vent sifflant dans les arbres de la forêt, et le cri sinistre de l’oiseau de mauvais augure ; elle voyait s’avancer un spectre dont les yeux étaient hâves, les joues livides, les noirs cheveux souillés de sang et les blessures ouvertes ; c’était son amant, — il avait quitté l’arbre sur lequel elle l’avait vu agité comme une feuille d’automne ; il se tenait près de son lit, et le sourire de la mort était sur ses lèvres ; — elle jeta un cri, le fantôme disparut, et elle s’éveilla de nouveau, glacée par la terreur.

Toute la nuit s’écoula dans des songes aussi pénibles, et les premiers rayons du jour augmentèrent encore, s’il est possible, la tristesse de son cœur. Elle écoutait sans émotion les doux chants des oiseaux, célébrant avec joie le retour du soleil, et les différens bruits que font les hommes sortant du repos, pour se consacrer de nouveau au travail : mais rien ne pouvait la distraire de sa douleur, et si le souvenir du passé s’affaiblissait par instans, la peinture de l’avenir le plus affreux pour l’âme venait s’offrir à son imagination : la mesure des douleurs n’était donc pas comblée pour elle ! Hélas ! elle pouvait d’un moment à l’autre connaître la honte, l’ignominie, souffrances mille fois plus amères que l’esclavage et la mort !

Theodora savait que sa beauté avait inspiré à Cañeri une violente passion qu’il avait le pouvoir de satisfaire s’il le désirait, et c’était cette pénible idée qui causait son plus affreux tourment ; et tandis qu’elle méditait sur sa situation et qu’elle cherchait le moyen d’en éviter les dangers, ses tristes pensées furent interrompues par l’arrivée de Marien Rufa.

— Bonjour, madame, lui dit cette vieille. Vous êtes dans une jolie chambre, j’espère ; et vous avez dû y bien dormir.

Un profond soupir fut la seule réponse de Theodora.

— Dans tous les cas, reprit Marien Rufa, il faut mettre un terme à vos soupirs et à vos pleurs, car ils ne vous mèneront à rien de bon ; et en outre il faut être gaie, car vous allez être bientôt honorée de la visite du noble Cañeri. Il a été vivement frappé de votre beauté, et comme il a annoncé l’intention de venir vous offrir ses hommages, je me suis hâtée de vous en prévenir, afin que vous vous prépariez à bien recevoir un personnage aussi illustre.

En apprenant cette terrible nouvelle, Theodora se sentit défaillir, car lors même que nous nous croyons bien préparés au danger qui nous menace, au moment où nous le voyons arriver, nous éprouvons un redoublement de douleur ; l’infortunée le sentait bien alors, et jetant les yeux autour d’elle, elle ne voyait aucune apparence de secours ; elle ne pouvait espérer qu’en Marien Rufa, cette vieille créature autrefois Chrétienne, mais elle n’y pensait que comme le malheureux qui se noie saisit une branche morte, quoique sentant à quel faible soutien il a recours.

Dans le peu de relations qu’elle avait eues avec Marien Rufa, Theodora s’était aperçue que ses sentimens n’étaient pas aussi inhumains qu’on pouvait le supposer d’après son extérieur. Elle avait, il est vrai, renoncé à la religion de ses pères, mais elle n’était pas dénuée de compassion pour ceux auxquels elle avait été liée par la religion et la patrie ; son cœur éprouvait quelques remords, et elle paraissait peu attachée à la cause des Maures. Toutes ces considérations, et la grandeur du danger, décidèrent Theodora à implorer la protection et la pitié de sa vieille gardienne ; mais avant qu’elle eût pu plaider sa cause, la porte s’ouvrit brusquement, et Cañeri parut.

Il congédia sa suite, fit un signe à Marien Rufa, qui se retira lentement, en prononçant quelques mots à peine intelligibles. La porte se referma et Theodora frémit en se voyant seule avec ce Maure abhorré.

Il s’approcha d’elle avec douceur, et s’efforça de calmer son trouble par de douces paroles.

— Belle Chrétienne, lui dit-il, tu te laisses aller, à une douleur déraisonnable. Les chances de la fortune t’ont livrée en mon pouvoir, tu es maintenant mon esclave, et il est vrai que comme telle, et comme faisant partie de cette race détestée qui est mon ennemie, tu n’avais à espérer que de mauvais traitemens de la part d’un Maure : je pouvais t’abandonner à toutes les horreurs de la dégradation en te livrant à mes soldats ; mais au lieu de cela, j’ai eu pitié de ta jeunesse et de ta beauté (et ses yeux brillaient d’une joie sauvage en prononçant ces paroles), et je te fais l’honneur de te choisir pour la compagne de mes plaisirs.

En entendant ces mots, Theodora cacha son visage dans ses mains ; tout son corps tremblait, et Cañeri continua d’une voix irritée :

— Tu as tort de mépriser ainsi ma générosité, et tu pourrais t’en repentir. Il est un grand nombre de femmes parmi les fidèles qui accepteraient avec orgueil les offres que tu sembles dédaigner : mais ne te joue pas de mes bonnes dispositions ; car, quoique Cañeri soit regardé avec mépris par les tiens, quoiqu’il ne soit souverain que de montagnes sauvages ou de villages déserts, il a cependant encore assez de pouvoir pour se faire obéir, et pour punir ceux qui osent contrarier ses désirs. Souviens-toi donc que tu es mon esclave, et ne refuse pas à ton amant ce qu’il peut aisément obtenir comme maître.

— Je sais que je suis votre esclave, répondit Theodora toute tremblante, et je n’ai l’intention ni de mépriser votre générosité, ni de nier votre pouvoir ; mais c’est parceque je les reconnais, que je vous demande de me condamner aux travaux les plus pénibles ; je ferai tout ; prenez même ma vie, mais de grâce, épargnez-moi la dégradation que vous m’offrez.

— La dégradation ! s’écria Cañeri, se levant avec colère, la dégradation ! Par le puissant Allah ! je n’ai jamais rencontré une telle hardiesse, et je ne puis te pardonner une telle expression qu’en faveur de ta jeunesse et de ton ignorance.

Theodora ne put lui répondre que par ses pleurs ; mais pendant le silence qui régnait, il s’opéra une révolution soudaine dans l’esprit de Cañeri ; et après avoir exprimé la plus vive colère, ses traits redevinrent complètement calmes. Ce changement n’était pas le résultat de la générosité ou d’un sentiment de pitié pour sa victime, car il était toujours bien décidé à arriver à son but ; mais, par un raffinement de volupté, il pensa qu’il ne pouvait que lui être avantageux d’user pendant quelque temps d’indulgence : il résolut donc d’épuiser tous moyens de douceur, avant d’en arriver à une dernière extrémité.

Alors, prenant une des mains de Theodora, qu’elle n’avait pas la force de retirer, et la serrant tendrement dans les siennes, il renouvela ses prières d’un ton plus doux et avec des manières plus délicates. Cette amabilité inattendue fut peut-être plus pénible pour Theodora que la brutalité, la violence et l’aigreur que le Maure avait montrées jusqu’alors ; car, dans les momens de grand danger, la violence inspire ordinairement du courage, tandis que la douceur, la complaisance dans ceux qui ont le pouvoir de commander, embarrassent bien plus, parcequ’elles affaiblissent la résistance, et ne laissent que la ressource plus faible et moins décisive des plaintes et des prières.

Cependant la patience de cet amant se lassa bientôt en voyant qu’il ne faisait aucun progrès ; et s’avançant vivement près de sa malheureuse victime, il fit un dernier effort pour vaincre sa résistance. Theodora se jeta à ses genoux, et les embrassa vivement, espérant l’ébranler par sa douleur : ses larmes coulaient abondamment, ses sanglots l’empêchaient de parler ; mais cette excessive affliction, au lieu d’adoucir le Maure, ne faisait qu’exciter plus vivement sa passion. Il contemplait avec ravissement cette figure charmante, prosternée à ses pieds et rendue encore plus belle, dans cette posture suppliante, par son trouble et le désordre de ses superbes cheveux. Il la releva, la serra dans ses bras ; mais, en ce moment, Theodora aperçut l’horrible expression de ses yeux, elle en frémit ; et quoique presque épuisée par les combats qu’elle venait de livrer, elle retrouva assez de force pour le repousser vivement et s’éloigner de lui.

La colère et l’indignation s’emparèrent alors du Maure ; il ne connut plus de frein, et jetant un regard menaçant sur sa victime tremblante, il lui saisit les mains avec violence : — Qui te protégera maintenant ? lui dit-il avec un rire féroce. — La mort ! lui répondit Theodora avec le courage du désespoir. — La mort ! répète Cañeri avec ironie, — la mort ! Tu crois donc que les extravagances d’une femme peuvent m’intimider ? Non, tu ne peux mourir, quand même tu le souhaiterais véritablement ; et tu ne mourras pas, du moins tant que je te trouverai digne de moi. En entendant ces mots, Theodora s’abandonna au désespoir, car alors sa cruelle destinée lui parut inévitable ; elle fit quelques derniers efforts pour s’échapper ; mais la force du barbare les rendait inutiles ; et prête à perdre connaissance, elle poussa un cri de détresse en invoquant du secours. Au moment même, un grand bruit se fit entendre dans la pièce voisine, la porte fut subitement renversée comme par une puissance irrésistible, et une grande figure mystérieuse entra dans l’appartement et s’arrêta immobile d’étonnement. Theodora poussa un cri de joie en apercevant ce protecteur inattendu, tandis que le Maure furieux se retourna fièrement vers celui qui avait la témérité de le troubler ainsi ; mais il ne pouvait reconnaître l’homme qui s’avançait vers lui, car il était enveloppé dans un grand manteau espagnol, et sa figure était presque entièrement cachée par une longue plume noire qui retombait d’un chapeau à larges bords.

— Quelle est cette trahison ? s’écria Cañeri, furieux. Un Chrétien dans mon palais ! — Malique ! Alagraf ! Où êtes-vous, lâches ? Gardes, saisissez ce misérable, et donnez-lui la mort.

— Arrête, lui dit l’Étranger d’une voix de tonnerre : arrête, et garde-toi de tenter la moindre violence contre moi ; car si tu avances d’un seul pas, je te frappe à l’instant.

Les manières nobles et braves de cet étranger en imposèrent à Cañeri, qui reprit d’une voix moins forte :

— Eh quoi ! un Chrétien ose me menacer dans mon palais ! Oublies-tu donc que voilà les Alpujarras, et que je suis Cañeri ?

— Je ne suis pas un Chrétien, répliqua l’Étranger ; je suis un Maure, un brave Maure, qui rougit d’avoir Cañeri pour confrère.

— Parle, s’écria Cañeri étonné ; explique-moi ce mystère : qui es-tu ?

— Connais-moi donc, reprit l’Étranger. Et en disant ces mots, il jeta de côté son manteau. C’était un homme d’une haute taille et de formes athlétiques ; son front noir exprimait un caractère ferme et résolu ; ses yeux brillaient du plus noble courage ; et si sa physionomie froide n’était adoucie par aucun sentiment tendre, on y découvrait du moins de la générosité.

C’était un modèle parfait de la beauté majestueuse, franche et simple du désert. Il était vêtu de la plus modeste tunique maure ; et l’on ne pouvait reconnaître son haut rang qu’à l’écharpe verte qui ceignait sa taille (car cette couleur est sacrée), et à un large bouclier sur lequel étaient gravés un lion et cette devise arabe :

Edem pasban derwish est aslan[1].

Cañeri était tellement plongé dans l’étonnement, que ce ne fut qu’après un moment de silence qu’il s’écria : — El Feri !

— Oui, répondit ce dernier, c’est El Feri de Benastepar, qui arrive à temps pour voir de quelle manière honorable son frère d’armes s’occupe, tandis que nos braves compagnons restent sur le champ de bataille sans sépulture ; tandis qu’un fier Chrétien, semblable au tigre affamé, nous poursuit sans nous laisser un moment de repos, tandis que nos troupes ont été massacrées ou dispersées par le victorieux Aguilar, et que le petit nombre d’hommes qui ont échappé au carnage avec El Feri, sont forcés de fuir et de se déguiser. J’espérais obtenir assistance et secours chez Cañeri. — Mais comment le trouvai-je occupé ! Est-il prêt à protéger notre retraite ou à offrir des secours à nos soldats découragés ? Non, il s’abaisse à solliciter les caresses d’une esclave chrétienne. Mes braves camarades sont en bas, couchés dans la rue, désespérés, épuisés par le besoin et la fatigue ; j’appelle, je demande Cañeri, et je trouve ce chef employant près d’une femme faible et sans défense ce pouvoir qui lui a été confié pour notre défense contre l’ennemi commun. Oh ! Maure, quelle honte ! Si je ne respectais l’opinion publique qui t’a choisi pour l’un des chefs, et si je ne répugnais à m’arroger le pouvoir de punir et de récompenser, je te retirerais ce commandement que tu avilis, pour le confier à des hommes qui en sont bien plus dignes.

Cañeri restait muet d’étonnement ; son esprit troublé passait alternativement de la confusion à la terreur ; mais à la fin les remontrances et les mépris d’El Feri excitèrent sa colère, et cependant il n’osait la témoigner, sentant bien qu’il en serait victime. Il se regardait comme insulté par cette censure de ses actions ; et la rage dans le cœur, il était prêt à frapper son frère d’armes ; mais tout-à-coup la puissance de celui-ci arrêta son bras. C’était le chien vigoureux, brûlant de s’élancer sur le taureau redoutable, mais arrêté par le sentiment de la supériorité de ce noble animal.

Deux fois la main de Cañeri se porta involontairement sur son poignard, et deux fois quelque souvenir soudain le glaça, et il s’efforçait de dissimuler son mouvement au regard perçant d’El Feri ; mais ce dernier avait trop de pénétration pour ne pas deviner le trouble intérieur de Cañeri, et restant calme, le sourire sardonique sur les lèvres, il dit d’une voix terrible :

— Eh bien, Cañeri, tu n’oses pas : tu n’as pas assez de hardiesse pour exécuter la vile action que ton cœur a la lâcheté de te suggérer : mais si tu fais encore un semblable mouvement, je t’étends mort à mes pieds. Et en prononçant ces mots, l’indignation brillait dans ses yeux.

Cañeri ne possédait pas toutes les nobles vertus d’un guerrier, mais en revanche il portait au plus haut point le talent de dissimuler, et il sentit qu’il fallait en ce moment traiter en ami avec l’homme qu’il n’osait pas défier comme ennemi : il s’efforça donc d’étouffer son émotion, et bientôt il parut calme ; il y avait même une sorte de candeur et de repentir dans l’expression de ses traits lorsqu’il adressa des paroles d’amitié à El Feri.

— Pardonne-moi, lui dit-il, un premier mouvement involontaire causé par le mécontentement. Tu connais la sincérité de mes sentimens pour toi ; mais lors même que tu en douterais, l’intérêt de la cause des Maures exige impérieusement le sacrifice de tout ressentiment particulier parmi les chefs.

— Oui, lui répondit El Feri, l’intérêt des Maures demande qu’il y ait union et amitié parmi les chefs, mais d’autres vertus encore sont nécessaires pour le succès de nos armes.

Il prononça ces mots d’un ton qu’il n’était pas difficile d’interpréter. Mais Cañeri affectant de ne pas le comprendre, lui demanda :

— Le danger est-il donc si grand ? — Hélas ! dit tristement El Feri, c’est peut-être aujourd’hui même que notre sort sera décidé, car l’armée victorieuse de Aguilar s’avance vers nous avec la rapidité de l’éclair. Nous avons été complètement battus à Gergal, par des troupes qui nous sont supérieures en nombre et en discipline, et si quelques hommes nous restent, nous ne le devons qu’à la connaissance qu’ils ont des passages des montagnes. Nous n’avons pas un moment à perdre ; il faut mettre à l’instant nos hommes en état de se défendre ; car sans cela nous serons pris au dépourvu : enfin nous ne pouvons plus compter sur la position cachée de cette place, puisque les Chrétiens sont guidés par un Maure qui nous a trahis et dont la perfidie a causé notre dernier échec.

Ces nouvelles troublèrent d’abord Cañeri ; mais il reprit bientôt ce calme et cette présence d’esprit qui étaient toute sa ressource dans les embarras imprévus et qui suppléaient à son peu de courage.

— Ami, dit-il à El Feri, c’en est assez, il faut agir.

Il fut en ce moment interrompu par un murmure confus qu’on entendit venant du dehors, et tout-à-coup un Maure se précipita dans la chambre de l’air le plus effrayé.

— Qu’as-tu donc, Buzcur ? lui demanda Cañeri.

— Nous appercevons les Chrétiens, répondit Buzcur. Et à l’instant même mille voix répétèrent : Voici les Chrétiens ! voici les Chrétiens !

— Hâtons-nous donc de faire quelques préparatifs pour nous défendre, dit El Feri. Il sortit aussitôt sans faire attention à Theodora, tant il était absorbé par l’intérêt de la cause publique. Son départ fit le plus grand plaisir à Cañeri, car, malgré l’imminence du danger, il ne perdait pas de vue sa victime, et jetant sur elle un regard terrible, il lui dit : — La première fois que nous nous reverrons, tu ne m’échapperas pas comme aujourd’hui. Puis prenant avec célérité tous les moyens nécessaires pour l’empêcher de fuir, il se hâta d’aller rejoindre El Feri et ses compagnons.

Cet événement inattendu causait la plus vive émotion à Theodora ; elle renaissait à l’espérance, puis par instans elle tremblait et doutait, car lorsque l’on passe subitement du plus affreux désespoir à une sorte de sécurité, il arrive toujours que l’on ne peut s’empêcher de douter de sa réalité. Il paraissait certain qu’elle allait échapper au pouvoir des Maures, car le nom de Aguilar promettait la victoire, et cette espérance lui causait une joie trop vive pour le peu de forces qui lui restaient : mais lorsqu’elle fut un peu revenue à elle, elle vit en y réfléchissant que sa délivrance était encore incertaine, et que sa destinée était encore menacée de nouveaux malheurs. À la vérité les Chrétiens approchaient, mais ils pouvaient être battus ; et si le nom d’Alonzo de Aguilar faisait naître les plus brillantes espérances, celui d’El Feri pouvait causer autant de craintes.

Ainsi le cœur de cette infortunée était agité par la douleur et la joie, lorsque le son des trompettes, le pas des chevaux et le bruit imposant de tous les préparatifs de guerre, lui annoncèrent que la crise décisive approchait. Dans ce moment imposant, toutes ses pensées se reportèrent pieusement vers le ciel ; et tandis que ses compatriotes s’avançaient à la hâte pour livrer un combat terrible à leurs ennemis, elle se prosterna, et adressa de ferventes prières au Dieu des Chrétiens pour la gloire de leurs armes.


  1. L’homme brave qui protège l’infortune est un lion.

    Lorsque les Persans, et même les Turcs, parlent

    d’un homme courageux, ils le comparent ordinairement à un lion ; et rien n’est moins rare que de trouver dans leurs poésies les mots aslan, lion, ou caplan, tigre.