G. Washington et la Mère Patrie

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G. Washington et la mère patrie [1]
Sir Edmund Monson

Revue des Deux Mondes tome 140, 1897


G. WASHINGTON
EY
LA MÈRE PATRIE[2]


Messieurs,

C’est un grand honneur que vous m’avez fait en m’invitant à occuper, dans une occasion comme celle qui vous réunit aujourd’hui, le fauteuil de la présidence. Quand en effet vous ne m’auriez appelé parmi vous qu’à titre d’hôte, ce serait déjà une faveur dont je sentirais tout le prix. Mais, en vérité, de m’avoir offert la présidence de ce Banquet, c’est plus qu’une faveur ordinaire ; et ma seule crainte est de vous paraître inégal à la tâche que votre choix m’impose.

Avant de l’aborder, et de traiter le sujet que vous m’avez indiqué, permettez-moi donc quelques mots personnels. Permettez-moi de dire qu’en me choisissant pour vous parler de Georges Washington, vous avez voulu prouver d’une manière éclatante quelle est la force singulière du lien de sympathie et de solidarité, qui rattache entre eux Américains et Anglais, et qui maintient toujours, sur le terrain de la culture intellectuelle, cette communauté de pensée qu’ils doivent à une éducation et à une origine communes. Vous avez également voulu témoigner qu’il appartenait à ceux qui étudient l’histoire, de reconnaître et d’apprécier mieux que personne les enseignemens du passé ; de sentir les avantages qui en peuvent résulter ; et qui de fait en sont déjà résultés, si les événemens qui jadis avaient divisé les voies de nos deux nations, nous apparaissent aujourd’hui comme ayant eu pour conséquence, d’en faire la source de ce qu’il y a de plus précieux dans la civilisation contemporaine, et de ce qui peut le plus utilement contribuer dans l’avenir au progrès de l’un et de l’autre pays.

Pour moi, depuis l’époque où je fréquentais l’Université, l’étude de l’histoire n’a pas cessé de m’attirer invinciblement ; et, aussi bien, quoique les loisirs du diplomate ne soient pas tout à fait aussi fréquens que se l’imaginent quelques personnes, ses occupations, ses voyages, ses obligations professionnelles ne l’encouragent pas seulement, elles lui font un devoir de continuer et de poursuivre cette étude aussi longtemps que sa carrière même. C’est dans votre pays que j’ai fait l’expérience de quelques-unes de ces obligations. C’est dans votre pays qu’il m’a été donné de joindre à la connaissance des principes que j’avais puisés à l’école d’Henri Wheaton, votre illustre légiste, la pratique des difficultés d’application qu’ils soulèvent. Et c’est enfin dans votre pays, pendant la période d’agitation où j’y ai séjourné, que j’ai pu mesurer quelle chose complexe, quelle matière épineuse et quelle matière délicate était le droit international.

J’arrive maintenant au sujet de ce discours ; et tout d’abord cette réflexion m’arrête qu’il n’est pas facile à un orateur de découvrir, en un sujet déjà traité par tant de bouches éloquentes et tant de plumes habiles, quelque chose d’assez original ou d’assez nouveau pour retenir votre attention.

Laissez-moi du moins essayer de la fixer un moment sur les sentimens de Georges Washington, aux jours de sa jeunesse, à l’égard de la mère patrie. Je n’ai pas besoin de m’attarder à vous rappeler la peine que de zélés historiens se sont donnée pour établir que son origine était illustre, et qu’il descendait d’une famille déjà célèbre au temps de la féodalité. Assurément, on a toujours le droit de croire avec Horace que « les purs et les forts ne descendent que de la race des purs : Fortes creantur fortibus et bonis » ; mais ce qui est bien certain, c’est que Washington lui-même semble s’être assez peu soucié du prestige que l’on tire d’une longue lignée d’ancêtres. Nous savons, par son propre témoignage, qu’il n’a jamais accordé que fort peu d’attention à l’origine de sa famille. Et c’est vraiment de lui qu’on peut dire avec raison :


Qu’il lui paraît en toute affaire
Que les vrais nobles sont les bons,
Mieux vaut grand cœur que vieux blasons
Et que sang normand, foi sincère…

Mais s’il ne peut me venir à l’idée que, même au temps de sa jeunesse, Washington se soit jamais préoccupé de cette question assez oiseuse, je me rends compte, au contraire, de l’intérêt qu’il a dû prendre à tout ce qui regardait la mère patrie, durant les longues années de sa liaison étroite et affectueuse avec son frère, Lawrence Washington. Lawrence, vous le savez, avait été envoyé en Angleterre, à l’âge de quinze ans, pour y compléter son éducation, et il en était revenu, après six ou sept ans de séjour, « gentleman accompli ». Vous savez aussi de quelle affection, plus que fraternelle, Lawrence a aimé son glorieux demi-frère, et que cette affection lui était payée largement de retour. Je m’imagine que Georges Washington a dû beaucoup entendre parler de cette Angleterre qu’il ne devait jamais voir lui-même. Et certes, il ne songeait guère alors qu’un jour viendrait où il serait le principal instrument de la séparation politique de sa seconde et de sa première patrie.

On ne peut en effet douter que, non seulement pendant sa jeunesse, mais jusqu’à la veille même des événemens où il allait être appelé à jouer un si grand rôle, Washington, comme la plupart de ses contemporains, n’ait gardé pour la mère patrie ce sentiment d’affection traditionnelle que traduit si bien notre mot de home. Il nourrissait, depuis plusieurs années, c’est lui-même qui l’a écrit, « le désir impatient de visiter la grande métropole de l’Angleterre ». Et pour lui, comme pour la plupart de ceux qui devaient un jour tourner leurs armes contre elle, l’Angleterre était bien réellement la « mère patrie ». Mais la sincérité de ce sentiment ne put prévaloir contre l’idée que Georges Washington se faisait de la justice. Et quand les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon vinrent enfin à éclater entre l’Angleterre et les colonies, c’est du côté des colonies que le rangèrent aussitôt ses plus chères et ses plus fermes convictions. S’il mit d’ailleurs moins d’ardeur que d’autres à se déclarer le partisan ou l’adversaire de la mère patrie, c’est qu’il était soldat ; c’est qu’il savait ce que la guerre traîne de maux après soi ; c’est qu’il avait des raisons, que n’avaient point « les civils », pour hésiter devant la décision qui allait précipiter son pays dans les horreurs d’une lutte fratricide. Mais une fois le combat engagé, et quelle que fût la fortune des armes américaines, son courage ne devait pas faiblir ; et pas un jour, durant cette longue lutte, qu’il put craindre un moment de voir se terminer par l’assujettissement définitif de son pays, on ne vit Washington désespérer de sa cause. Il était décidé plutôt à quitter les colonies pour toujours qu’à jamais subir de nouveau le poids du joug anglais. Et on a pu dire à bon droit que la fière devise dont les Espagnols ornaient jadis leurs lames de Tolède eût dû en toute justice et toute vérité être gravée sur son épée : « Ne me sors jamais sans raison, ne me rentre jamais sans honneur. »


Si maintenant, jetant un regard en arrière, nous parcourons les cent années qui viennent de s’écouler, la mère patrie ne saurait méconnaître elle-même qu’en séparant l’Angleterre de ses colonies américaines, la mystérieuse puissance qui préside aux destinées de l’homme nous a conduits aux plus bienfaisans résultats. Il fut un temps, je m’en souviens encore, où de ce côté-ci de l’Atlantique, on discutait la question avec autant d’ardeur passionnée qu’on en avait mis jadis à discuter le droit que les colonies s’attribuaient de rejeter le joug de la métropole. En ce qui me concerne, et en me plaçant au point de vue anglais, je n’éprouve, ni sur l’une ni sur l’autre de ces questions, la moindre hésitation. Et, tout en regrettant en principe l’erreur, l’étroitesse d’esprit du gouvernement du roi Georges, je ne puis m’empêcher de me féliciter, en songeant qu’après tout nous lui devons d’avoir vu se résoudre, avant la fin du dernier siècle, un problème dont la solution, en des temps postérieurs, eût été bien autrement difficile, et la position même bien autrement compliquée.

A peine ai-je besoin de rappeler ce que les Américains comprennent sans doute bien mieux que les Anglais : les gigantesques enjambées grâce auxquelles les Etats-Unis sont devenus une puissance de premier ordre ; la transformation complète en un siècle d’un désert immense en un pays où prospère l’industrie ; le développement des facultés inventives de l’homme arrivé à un point que l’on pourrait appeler merveilleux. Mais je ne puis surtout me dissimuler combien féconde a été l’influence, combien puissant l’exemple de vos progrès et de vos institutions sur la mère patrie. Et ne pouvant pas croire que l’un ou l’autre de nos pays eût jamais atteint de pareils résultats, si les liens politiques qui les unissaient n’avaient été brisés, c’est ainsi qu’au nom des intérêts de ma nation aussi bien que des vôtres, je puis féliciter les descendans de ceux que l’on appelait les rebelles, des bienfaits dont nous sommes redevables à leur politique patriotique. Aussi bien vous souvenez-vous que, non seulement au début de la lutte, mais encore quand elle était depuis quelque temps entamée, les voix les plus éloquentes n’ont pas manqué à la mère patrie pour combattre la politique du gouvernement, et dénoncer l’impossibilité de mener heureusement à fin la tâche qu’il avait entreprise. Il n’est personne de vous qui ne se rappelle à cette occasion le mémorable discours du grand Chatham à la Chambre des lords : « Mylords, s’écria-t-il, vous ne pouvez pas conquérir l’Amérique… Vous pouvez accumuler les dépenses et les efforts ; vous pouvez entasser tout ce qui s’achète ou ce qui s’emprunte de secours ; vous pouvez brocanter avec ces principautés d’Allemagne qui vendent et expédient leurs sujets pour les boucheries d’une puissance étrangère ; mais vos efforts seront en pure perte. Ils le seront doublement ; car ces secours mercenaires dont vous vous appuyez n’auront d’effet que d’éveiller dans les cœurs de vos adversaires un inexpiable ressentiment. Si j’étais Américain, comme je suis Anglais, aussi longtemps qu’un soldat étranger aurait le pied sur mon pays, je ne consentirais jamais à poser les armes, jamais ! jamais ! jamais ! »

Telles étaient les paroles, tels étaient alors les sentimens du plus illustre et du plus éclairé des fils de la mère patrie. Il ne devait pas réussir à triompher de la politique qu’il attaquait en ces termes, et, à mon avis, son échec fut heureux… Mais ces paroles n’en demeurent pas moins dans notre souvenir la généreuse expression d’une sympathie que les partisans de la politique du gouvernement pouvaient bien qualifier d’attentatoire à la majesté du prince, mais dont il est plus vrai de dire qu’elle était en entière harmonie avec les plus glorieuses traditions de notre histoire. Si Washington était la personnification du patriotisme sincère et modeste, Chatham était, lui, l’incarnation d’un patriotisme non moins sincère et non moins heureusement inspiré ; et si sa voix n’a pas trouvé d’écho parmi les conseillers d’un monarque à qui l’on faisait imprudemment encourir l’accusation de tyrannie, c’est lui pourtant qui avait raison quand il rappelait que l’esprit qui soulevait les Américains était le même qui jadis avait animé l’Angleterre à la conquête de ses libertés.

Elles dominent tout aujourd’hui sur la rive orientale et sur la rive occidentale de l’Atlantique, les figures de ces deux patriotes dont l’un fut le type même du soldat calme et réfléchi, pénétré du sentiment de la justice de sa cause, et prêt pour elle à tous les sacrifices, et l’autre le modèle de l’homme d’État sagace, mûri par les années, l’expérience et la méditation, rempli pour la cause de la liberté d’une inépuisable sympathie, et débordant d’une généreuse indignation pour le mépris ou l’oubli que l’Angleterre semblait faire de ses plus nobles traditions.

Je n’ai point, messieurs, à vous parler ici de la carrière militaire de Georges Washington, et j’en viens rapidement aux dernières années de sa vie, lorsque, deux fois élu président de la République américaine, il eut à prendre sa lourde part de responsabilité dans la politique d’un État encore tout enivré de la joie de son indépendance nouvellement conquise. Quoiqu’elle eût en effet acquiescé à cette indépendance, la mère patrie se refusa pendant huit ans à la reconnaître, — comme il est d’usage entre États souverains — par la nomination d’un représentant diplomatique. Il survivait d’ailleurs assez de causes d’irritation pour provoquer un renouvellement d’hostilités. Si ces hostilités n’éclatèrent point, l’honneur en revient pour la plus grande partie à la fermeté et à l’habileté de l’administration du nouvel État sous la direction de Georges Washington. La mère patrie lui est certainement redevable de beaucoup pour la prudence dont il fit preuve au pouvoir, ainsi que pour la fermeté de son caractère. Elle lui en fut reconnaissante ; et je n’en saurais citer de plus éloquent témoignage que celui du ministre d’Amérique à Londres, écrivant à Washington, deux ans avant la fin de sa seconde présidence, à l’occasion du traité de 1794, combien la confiance de l’Angleterre dans le caractère du Président l’avait aidé lui-même au cours de la négociation.

C’est en réponse aux récriminations que souleva aux Etats-Unis la conclusion de ce même traité que Washington a écrit : « Il n’y a qu’une voie droite, qui est en toute occasion de chercher et de poursuivre fermement la vérité. » Et, de fait, l’intégrité de Washington avait produit une si profonde impression sur tous ceux qui s’étaient trouvés en contact avec lui, qu’à la fin de sa carrière présidentielle, au dîner d’adieu qu’il donnait à ses amis les plus proches, Mrs Liston, la femme du ministre d’Angleterre, éclatait en sanglots. N’est-ce pas assez dire que, le premier dans la guerre et le premier dans la paix, le premier dans l’esprit de ses compatriotes, Washington a sa place aussi dans le cœur de la mère patrie ? Oui, nous aussi, nous réclamons le droit d’être fiers de sa mémoire, car, en vérité :

Exegit monumentum ære perennius
Regalique situ pyramidum altius
Quod non imber edax, non Aquilo impotens
Possit diruere, aut innumerabilis
Annorum series, aut fuga temporum.

J’aurais aimé pouvoir vous féliciter, comme j’espérais pouvoir le faire, de l’acceptation par votre législature du projet que les représentans patiens et laborieux de nos deux pays ont récemment conçu pour le règlement des différends de moindre importance qui existent entre nous. Je dis « de moindre importance » à dessein, car je ne puis penser qu’il s’élève jamais de contestation sérieuse entre nous sur des sujets qui touchent notre honneur ou notre dignité mutuels. Nous n’avons pas plus les uns que les autres, j’en ai la ferme confiance, l’idée, non plus que l’intention d’enfreindre nos droits respectifs et assurés ; et les divergences et les discussions qui pourraient s’élever entre nous ne proviendront jamais que de malentendus qu’un tribunal d’arbitrage résoudra aisément. Je ne mets pas en doute que le bon sens des deux nations finira par triompher de tous les préjugés que l’on élève encore contre pareille méthode d’arrangement. J’ai des raisons personnelles de le croire, ayant eu moi-même à jouer ce rôle d’arbitre entre le gouvernement des États-Unis et celui du Danemark, dans une circonstance où je dus décider contre votre pays, et où je vis ma décision acceptée sans ombre de difficulté.

C’est donc du fond du cœur que je désire voir se conclure un accommodement qui, non seulement resserrera les liens qui nous unissent, mais donnera encore au monde civilisé un louable exemple. Pourrait-il être exemple plus frappant de la réalité du sentiment qui unit le pays de Washington à la mère patrie que la vue de juges choisis dans votre Cour suprême, siégeant avec des membres de notre Cour suprême de Judicature pour arrêter et déclarer les principes du droit international ? Et, quel tribut plus juste que celui-là pourrions-nous rendre à la mémoire du grand homme dont une fois encore je citerai les paroles : « Il n’y a qu’une voie droite : chercher la vérité et la poursuivre fermement » ?

Je bois à cette mémoire : Esto perpetua !


  1. Discours prononcé le 22 février 1897. par S. E. sir Edmund Monson, ambassadeur de S. M. Britannique près la République française, au Banquet annuel des Étudians américains, en l’honneur du « Jour de naissance » de Georges Washington.
  2. Discours prononcé le 22 février 1897. par S. E. sir Edmund Monson, ambassadeur de S. M. Britannique près la République française, au Banquet annuel des Étudians américains, en l’honneur du « Jour de naissance » de Georges Washington.