Gabriel (éd. 1867)/Prologue

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Gabriel (éd. 1867)
Jean ZyskaMichel Lévy frères (p. 153-177).



GABRIEL



PROLOGUE


Au château de Bramante.





Scène PREMIÈRE.


LE PRINCE, LE PRÉCEPTEUR, MARC.


(Le prince est en manteau de voyage, assis sur un fauteuil. Le précepteur est debout devant lui. Marc

lui sert du vin.)


LE PRÉCEPTEUR.

Votre altesse est-elle toujours aussi fatiguée ?

LE PRINCE.

Non. Ce vieux vin est ami du vieux sang. Je me trouve vraiment mieux.

LE PRÉCEPTEUR.

C’est un long et pénible voyage que votre altesse vient de faire… et avec une rapidité…

LE PRINCE.

À quatre-vingts ans passés, c’est en effet fort pénible. Il fut un temps où cela ne m’eût guère embarrassé. Je traversais l’Italie d’un bout à l’autre pour la moindre affaire, pour une amourette, pour une fantaisie ; et maintenant il me faut des raisons d’une bien haute importance pour entreprendre, en litière, la moitié du trajet que je faisais alors à cheval… Il y a dix ans que je suis venu ici pour la dernière fois, n’est-ce pas, Marc ?

MARC, très-intimidé.

Oh ! oui, monseigneur.

LE PRINCE

Tu étais encore vert alors ! Au fait, tu n’as guère que soixante ans. Tu es encore jeune, toi !

MARC.

Oui, monseigneur.

LE PRINCE, se retournant vers le précepteur.

Toujours aussi bête, à ce qu’il paraît ? (Haut.) Maintenant laisse-nous, mon bon Marc, laisse ici ce flacon.

MARC.

Oh ! oui, monseigneur. (Il hésite à sortir.)

LE PRINCE, avec une bonté affectée.
Va, mon ami…
MARC.

Monseigneur… est-ce que je n’avertirai pas le seigneur Gabriel de l’arrivée de votre altesse ?

LE PRINCE

Ne vous l’ai-je pas positivement défendu ?

LE PRÉCEPTEUR.

Vous savez bien que son altesse veut surprendre monseigneur Gabriel.

LE PRINCE.

Vous seul ici m’avez vu arriver. Mes gens sont incapables d’une indiscrétion. S’il y a une indiscrétion commise, je vous en rends responsable.

(Marc sort tout tremblant.)

Scène II


LE PRINCE, LE PRÉCEPTEUR.


LE PRINCE.

C’est un homme sûr, n’est-ce pas ?

LE PRÉCEPTEUR.

Comme moi-même, monseigneur.

LE PRINCE.

Et… il est le seul, après vous et la nourrice de Gabriel, qui ait jamais su…

LE PRÉCEPTEUR.

Lui, la nourrice et moi, nous sommes les seules personnes au monde, après votre altesse, qui ayons aujourd’hui connaissance de cet important secret.

LE PRINCE.

Important ! Oui, vous avez raison ; terrible, effrayant secret, et dont mon âme est quelquefois tourmentée comme d’un remords. Et dites-moi, monsieur l’abbé, jamais aucune indiscrétion…

LE PRÉCEPTEUR.

Pas la moindre, monseigneur.

LE PRINCE.

Et jamais aucun doute ne s’est élevé dans l’esprit des personnes qui le voient journellement ?

LE PRÉCEPTEUR.

Jamais aucun, monseigneur.

LE PRINCE.

Ainsi, vous n’avez pas flatté ma fantaisie dans vos lettres ? Tout cela est l’exacte vérité ?

LE PRÉCEPTEUR.

Votre altesse touche au moment de s’en convaincre par elle-même.

LE PRINCE.

C’est vrai !… Et j’approche de ce moment avec une émotion inconcevable.

LE PRÉCEPTEUR.

Votre cœur paternel aura sujet de se réjouir.

LE PRINCE.

Mon cœur paternel !… L’abbé, laissons ces mots-là aux gens qui ont bonne grâce à s’en servir. Ceux-là, s’ils savaient par quel mensonge hardi, insensé presque, il m’a fallu acheter le repos et la considération de mes vieux jours, chargeraient ma tête d’une lourde accusation, je le sais ! Ne leur empruntons donc pas le langage d’une tendresse étroite et banale. Mon affection pour les enfants de ma race a été un sentiment plus grave et plus fort.

LE PRÉCEPTEUR.

Un sentiment passionné !

LE PRINCE.

Ne me flattez pas, on pourrait aussi bien l’appeler criminel ; je sais la valeur des mots, et n’y attache aucune importance. Au-dessus des vulgaires devoirs et des puérils soucis de la paternité bourgeoise, il y a les devoirs courageux, les ambitions dévorantes de la paternité patricienne. Je les ai remplis avec une audace désespérée. Puisse l’avenir ne pas flétrir ma mémoire, et ne pas abaisser l’orgueil de mon nom devant des questions de procédure ou des cas de conscience !

LE PRÉCEPTEUR.

Le sort a secondé merveilleusement jusqu’ici vos desseins.

LE PRINCE, après un instant de silence.

Vous m’avez écrit qu’il était d’une belle figure ?

LE PRÉCEPTEUR.

Admirable ! C’est la vivante image de son père.

LE PRINCE.

J’espère que son caractère a plus d’énergie !

LE PRÉCEPTEUR.

Je l’ai mandé souvent à votre altesse, une incroyable énergie !

LE PRINCE.

Son pauvre père ! C’était un esprit timide… une âme timorée. Bon Julien ! quelle peine j’eus à le décider à garder ce secret à son confesseur au lit de mort ! Je ne doute pas que ce fardeau n’ait avancé le terme de sa vie…

LE PRÉCEPTEUR.

Plutôt la douleur que lui causa la mort prématurée de sa belle et jeune épouse…

LE PRINCE.

Je vous ai défendu de m’adoucir les choses ; monsieur l’abbé, je suis de ces hommes qui peuvent supporter toute la vérité. Je sais que j’ai fait saigner des cœurs, et que ceci en fera saigner encore ! N’importe, ce qui est fait est fait… Il entre dans sa dix-septième année ; il doit être d’une assez jolie taille ?

LE PRÉCEPTEUR.

Il a plus de cinq pieds, monseigneur, et il grandit toujours et rapidement.

LE PRINCE, avec une joie très-marquée.
En vérité ! Le destin nous aide en effet ! Et la figure,

est-elle déjà un peu mâle ? Déjà ! Je voudrais me faire illusion à moi-même… Non, ne me dites plus rien ; je le verrai bien… Parlez-moi seulement du moral, de l’éducation.

LE PRÉCEPTEUR.

Tout ce que votre altesse a ordonné a été ponctuellement exécuté, et tout a réussi comme par miracle.

LE PRINCE.

Sois louée, ô fortune !… si vous n’exagérez rien, monsieur l’abbé. Ainsi rien n’a été épargné pour façonner son esprit, pour l’orner de toutes les connaissances qu’un prince doit posséder pour faire honneur à son nom et à sa condition ?

LE PRÉCEPTEUR.

Votre altesse est douée d’une profonde érudition. Elle pourra interroger elle-même mon noble élève, et voir que ses études ont été fortes et vraiment viriles.

LE PRINCE.

Le latin, le grec, j’espère ?

LE PRÉCEPTEUR.

Il possède le latin comme vous-même, j’ose le dire, monseigneur ; et le grec… comme…

(Il sourit avec aisance.)
LE PRINCE, riant de bonne grâce.
Comme vous, l’abbé ? À merveille, je vous en remercie, et vous accorde la supériorité sur ce point. Et

l’histoire, la philosophie, les lettres ?

LE PRÉCEPTEUR.

Je puis répondre oui avec assurance ; tout l’honneur en revient à la haute intelligence de l’élève. Ses progrès ont été rapides jusqu’au prodige.

LE PRINCE.

Il aime l’étude ? Il a des goûts sérieux ?

LE PRÉCEPTEUR.

Il aime l’étude, et il aime aussi les violents exercices, la chasse, les armes, la course. En lui l’adresse, la persévérance et le courage suppléent à la force physique. Il a des goûts sérieux, mais il a aussi les goûts de son âge : les beaux chevaux, les riches habits, les armes étincelantes.

LE PRINCE.

S’il en est ainsi, tout est au mieux, et vous avez parfaitement saisi mes intentions. Maintenant, encore un mot. Vous avez su donner à ses idées cette tendance particulière, originale… Vous savez ce que je veux dire ?

LE PRÉCEPTEUR.

Oui, monseigneur. Dès sa plus tendre enfance (votre altesse avait donné elle-même à son imagination cette première impulsion), il a été pénétré de la grandeur du rôle masculin, et de l’abjection du rôle féminin dans la nature et dans la société. Les premiers tableaux qui ont frappé ses regards, les premiers traits de l’histoire qui ont éveillé ses idées, lui ont montré la faiblesse et l’asservissement d’un sexe, la liberté et la puissance de l’autre. Vous pouvez voir sur ces panneaux les fresques que j’ai fait exécuter par vos ordres : ici l’enlèvement des Sabines, sur cet autre la trahison de Tarpéia ; puis le crime et le châtiment des filles de Danaüs ; là une vente de femmes esclaves en Orient ; ailleurs, ce sont des reines répudiées, des amantes méprisées ou trahies, des veuves indoues immolées sur les bûchers de leurs époux ; partout la femme esclave, propriété, conquête, n’essayant de secouer ses fers que pour encourir une peine plus rude encore, et ne réussissant à les briser que par le mensonge, la trahison, les crimes lâches et inutiles.

LE PRINCE.

Et quels sentiments ont éveillés en lui ces exemples continuels ?

LE PRÉCEPTEUR.

Un mélange d’horreur et de compassion, de sympathie et de haine…

LE PRINCE.

De sympathie, dites-vous ? A-t-il jamais vu aucune femme ? A-t-il jamais pu échanger quelques paroles avec des personnes d’un autre sexe que… le sien ?…

LE PRÉCEPTEUR.

Quelques paroles, sans doute ; quelques idées, jamais. Il n’a vu que de loin les filles de la campagne, et il éprouve une insurmontable répugnance à leur parler.

LE PRINCE.

Et vraiment vous croyez être sûr qu’il ne se doute pas lui-même de la vérité ?

LE PRÉCEPTEUR.

Son éducation a été si chaste, ses pensées sont si pures, une telle ignorance a enveloppé pour lui la vérité d’un voile si impénétrable, qu’il ne soupçonne rien, et n’apprendra que de la bouche de votre altesse ce qu’il doit apprendre. Mais je dois vous prévenir que ce sera un coup bien rude, une douleur bien vive, bien exaltée peut-être… De telles causes devaient amener de tels effets…

LE PRINCE.

Sans doute… cela est bon. Vous le préparerez par un entretien, ainsi que nous en sommes convenus.

LE PRÉCEPTEUR.

Monseigneur, j’entends le galop d’un cheval… C’est lui. Si vous voulez le voir par cette fenêtre… il approche.

LE PRINCE, se levant avec vivacité et regardant par la fenêtre en se cachant avec le rideau.

Quoi ! ce jeune homme monté sur un cheval noir, rapide comme la tempête ?

LE PRÉCEPTEUR, avec orgueil.

Oui, monseigneur.

LE PRINCE.

La poussière qu’il soulève me dérobe ses traits… Cette belle chevelure, cette taille élégante… Oui, ce doit être un joli cavalier… bien posé sur son cheval ; de la grâce, de l’adresse, de la force même… Eh bien ! va-t-il donc sauter la barrière, ce jeune fou ?

LE PRÉCEPTEUR.

Toujours, monseigneur.

LE PRINCE.

Bravissimo ! Je n’aurais pas fait mieux à vingt-cinq ans. L’abbé, si le reste de l’éducation a aussi bien réussi, je vous en fais mon compliment et je vous en récompenserai de manière à vous satisfaire, soyez-en certain. Maintenant j’entre dans l’appartement que vous m’avez destiné. Derrière cette cloison, j’entendrai votre entretien avec lui. J’ai besoin d’être préparé moi-même à le voir, de le connaître un peu avant de m’adresser à lui. Je suis ému, je ne vous le cache pas, monsieur l’abbé. Ceci est une circonstance grave dans ma vie et dans celle de cet enfant. Tout va être décidé dans un instant. De sa première impression dépend l’honneur de toute une famille. L’honneur ! mot vile et tout-puissant !…

LE PRÉCEPTEUR.

La victoire vous restera comme toujours, monseigneur. Son âme romanesque, dont je n’ai pu façonner absolument à votre guise tous les instincts, se révoltera peut-être au premier choc ; mais l’horreur de l’esclavage, la soif d’indépendance, d’agitation et de gloire triompheront de tous les scrupules.

LE PRINCE.

Puissiez-vous deviner juste ! Je l’entends… son pas est délibéré !… J’entre ici… Je vous donne une heure… plus ou moins, selon…

LE PRÉCEPTEUR.

Monseigneur, vous entendrez tout. Quand vous voudrez qu’il paraisse devant vous, laissez tomber un meuble ; je comprendrai.

LE PRINCE.

Soit ! (Il entre dans l’appartement voisin.)




Scène III


LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL.


(Gabriel en habit de chasse à la mode du temps, cheveux longs, bouclés, en désordre, le fouet à la main. Il se jette sur une chaise, essoufflé, et s’essuie le front.)


GABRIEL.

Ouf ! je n’en puis plus.


LE PRÉCEPTEUR.

Vous êtes pâle, en effet, monsieur. Auriez-vous éprouvé quelque accident ?


GABRIEL.

Non, mais mon cheval a failli me renverser. Trois fois il s’est dérobé au milieu de la course. C’est une chose étrange et qui ne m’est pas encore arrivée depuis que je le monte. Mon écuyer dit que c’est d’un mauvais présage. À mon sens, cela présage que mon cheval devient ombrageux.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous semblez ému… Vous dites que vous avez failli être renversé ?

GABRIEL.

Oui, en vérité. J’ai failli l’être à la troisième fois, et à ce moment j’ai été effrayé.

LE PRÉCEPTEUR.

Effrayé ? vous, si bon cavalier ?

GABRIEL.

Eh bien, j’ai eu peur, si vous l’aimez mieux.

LE PRÉCEPTEUR.

Parlez moins haut, monsieur, l’on pourrait vous entendre.

GABRIEL.

Eh ! que m’importe ? Ai-je coutume d’observer mes paroles et de déguiser ma pensée ? Quelle honte y a-t-il ?

LE PRÉCEPTEUR.

Un homme ne doit jamais avoir peur.

GABRIEL.

Autant voudrait dire, mon cher abbé, qu’un homme ne doit jamais avoir froid, ou ne doit jamais être malade. Je crois seulement qu’un homme ne doit jamais laisser voir à son ennemi qu’il a peur.

LE PRÉCEPTEUR.

Il y a dans l’homme une disposition naturelle à affronter le danger, et c’est ce qui le distingue de la femme très-particulièrement.

GABRIEL.

La femme ! la femme, je ne sais à quel propos vous me parlez toujours de la femme. Quant à moi, je ne sens pas que mon âme ait un sexe, comme vous tâchez souvent de me le démontrer. Je ne sens en moi une faculté absolue pour quoi que ce soit : par exemple, je ne me sens pas brave d’une manière absolue, ni poltron non plus d’une manière absolue. Il y a des jours où, sous l’ardent soleil de midi, quand mon front est en feu, quand mon cheval est enivré, comme moi, de la course, je franchirais, seulement pour me divertir, les plus affreux précipices de nos montagnes. Il est des soirs où le bruit d’une croisée agitée par la brise me fait frissonner, et où je ne passerais pas sans lumière le seuil de la chapelle pour toutes les gloires du monde. Croyez-moi, nous sommes tous sous l’impression du moment, et l’homme qui se vanterait devant moi de n’avoir jamais eu peur me semblerait un grand fanfaron, de même qu’une femme pourrait dire devant moi qu’elle a des jours de courage sans que j’en fusse étonné. Quand je n’étais encore qu’un enfant, je m’exposais souvent au danger plus volontiers qu’aujourd’hui : c’est que je n’avais pas conscience du danger.

LE PRÉCEPTEUR.

Mon cher Gabriel, vous êtes très-ergoteur aujourd’hui… Mais laissons cela. J’ai à vous entretenir…

GABRIEL.

Non, non ! je veux achever mon ergotage et vous prendre par vos propres arguments… Je sais bien pourquoi vous voulez détourner la conversation…

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne vous comprends pas.

GABRIEL.

Oui-da ! vous souvenez-vous de ce ruisseau que vous ne vouliez pas passer parce que le pont de branches entrelacées ne tenait presque plus à rien ? et moi j’étais au milieu, pourtant ! Vous ne voulûtes pas quitter la rive, et à votre prière je revins sur mes pas. Vous aviez donc peur ?

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne me rappelle pas cela.

GABRIEL.

Oh ! que si !

LE PRÉCEPTEUR.

J’avais peur pour vous, sans doute.

GABRIEL.

Non, puisque j’étais déjà à moitié passé. Il y avait autant de danger pour moi à revenir qu’à continuer.

LE PRÉCEPTEUR.

Et vous en voulez conclure…

GABRIEL.

Que, puisque moi, enfant de dix ans, n’ayant pas conscience du danger, j’étais plus téméraire que vous, homme sage et prévoyant, il en résulte que la bravoure absolue n’est pas le partage exclusif de l’homme, mais plutôt celui de l’enfant, et, qui sait ? peut-être aussi celui de la femme.

LE PRÉCEPTEUR.

Où avez-vous pris toutes ces idées ? Jamais je ne vous ai vu si raisonneur.

GABRIEL.

Oh ! bien, oui ! je ne vous dis pas tout ce qui me passe par la tête.

LE PRÉCEPTEUR, inquiet.

Quoi donc, par exemple ?

GABRIEL.

Bah ! je ne sais quoi ! Je me sens aujourd’hui dans une disposition singulière. J’ai envie de me moquer de tout.

LE PRÉCEPTEUR.

Et qui vous a mis ainsi en gaieté ?

GABRIEL.

Au contraire, je suis triste ! Tenez, j’ai fait un rêve bizarre qui m’a préoccupé et comme poursuivi tout le jour.

LE PRÉCEPTEUR.

Quel enfantillage ! et ce rêve…

GABRIEL.

J’ai rêvé que j’étais femme.

LE PRÉCEPTEUR.

En vérité, cela est étrange… Et d’où vous est venue cette imagination ?

GABRIEL.

D’où viennent les rêves ? Ce serait à vous de me l’expliquer, mon cher professeur.

LE PRÉCEPTEUR.

Et ce rêve vous était sans doute désagréable ?

GABRIEL.

Pas le moins du monde ; car, dans mon rêve, je n’étais pas un habitant de cette terre. J’avais des ailes, et je m’élevais à travers les mondes, vers je ne sais quel monde idéal. Des voix sublimes chantaient autour de moi ; je ne voyais personne ; mais des nuages légers et brillants, qui passaient dans l’éther, reflétaient ma figure, et j’étais une jeune fille vêtue d’une longue robe flottante et couronnée de fleurs.

LE PRÉCEPTEUR.

Alors vous étiez un ange, et non pas une femme.

GABRIEL.

J’étais une femme ; car tout à coup mes ailes se sont engourdies, l’éther s’est fermé sur ma tête, comme une voûte de cristal impénétrable, et je suis tombé, tombé… et j’avais au cou une lourde chaîne dont le poids m’entraînait vers l’abîme ; et alors je me suis éveillé, accablé de tristesse, de lassitude et d’effroi… Tenez, n’en parlons plus. Qu’avez-vous à m’enseigner aujourd’hui ?

LE PRÉCEPTEUR.

J’ai une conversation sérieuse à vous demander, une importante nouvelle à vous apprendre, et je réclamerai toute votre attention.

GABRIEL.

Une nouvelle ! ce sera donc la première de ma vie, car j’entends dire les mêmes choses depuis que j’existe. Est-ce une lettre de mon grand-père ?

LE PRÉCEPTEUR.

Mieux que cela.

GABRIEL.

Un présent ? Peu m’importe. Je ne suis plus un enfant pour me réjouir d’une nouvelle arme ou d’un nouvel habit. Je ne conçois pas que mon grand-père ne songe à moi que pour s’occuper de ma toilette ou de mes plaisirs.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous aimez pourtant la parure, un peu trop même.

GABRIEL.

C’est vrai ; mais je voudrais que mon grand-père me considérât comme un jeune homme, et m’admit à l’honneur insigne de faire sa connaissance.

LE PRÉCEPTEUR.

Eh bien, mon cher monsieur, cet honneur ne tardera pas à vous être accordé.

GABRIEL.

C’est ce qu’on me dit tous les ans.

LE PRÉCEPTEUR.

Et c’est ce qui arrivera demain.

GABRIEL, avec une satisfaction sérieuse.

Ah ! enfin !

LE PRÉCEPTEUR.

Cette nouvelle comble tous vos vœux ?

GABRIEL.

Oui, j’ai beaucoup de choses à dire à mon noble parent, beaucoup de questions à lui faire, et probablement de reproches à lui adresser.

LE PRÉCEPTEUR, effrayé.

Des reproches ?

GABRIEL.

Oui, pour la solitude où il me tient depuis que je suis au monde. Or, j’en suis las, et je veux connaître ce monde dont on me parle tant, ces hommes qu’on me vante, ces femmes qu’on rabaisse, ces biens qu’on estime, ces plaisirs qu’on recherche… Je veux tout connaître, tout sentir, tout posséder, tout braver ! Ah ! cela vous étonne ; mais, écoutez : on peut élever des faucons en cage et leur faire perdre le souvenir ou l’instinct de la liberté : un jeune homme est un oiseau doué de plus de mémoire et de réflexion.

LE PRÉCEPTEUR.

Votre illustre parent vous fera connaître ses intentions, vous lui manifesterez vos désirs. Ma tâche envers vous est terminée, mon cher élève, et je désire que Son Altesse n’ait pas lieu de la trouver mal remplie.

GABRIEL.

Grand merci ! Si je montre quelque bon sens, tout l’honneur en reviendra à mon cher précepteur ; si mon grand-père trouve que je ne suis qu’un sot, mon précepteur s’en lavera les mains en disant qu’il n’a pu rien tirer de ma pauvre cervelle.

LE PRÉCEPTEUR.

Espiègle ! m’écouterez-vous enfin ?

GABRIEL.

Écouter quoi ? J’ai cru que vous m’aviez tout dit.

LE PRÉCEPTEUR.

Je n’ai pas commencé.

GABRIEL.

Cela sera-t-il bien long ?

LE PRÉCEPTEUR.

Non, à moins que vous ne m’interrompiez sans cesse.

GABRIEL.

Je suis muet.

LE PRÉCEPTEUR.

Je vous ai souvent expliqué ce que c’est qu’un majorat, et comment la succession d’une principauté avec les titres, les droits, privilèges, honneurs et richesses y attachés…

(Gabriel bâille en se cachant.)

Vous ne m’écoutez pas ?

GABRIEL.

Pardonnez-moi.

LE PRÉCEPTEUR.

Je vous ai dit…

GABRIEL.

Oh ! pour Dieu, l’abbé, ne recommencez pas. Je puis achever la phrase, je la sais par cœur : « Et richesses y attachés, peuvent passer alternativement, dans les familles, de la branche aînée à la branche cadette, et repasser de la branche cadette à la branche aînée, réciproquement, par la loi de transmission d’héritage, à l’aîné des enfants mâles d’une des branches, quand la branche collatérale ne se trouve plus représentée que par des filles. » Est-ce là tout ce que vous aviez de nouveau et d’intéressant à me dire ! Vraiment, si vous ne m’aviez jamais appris rien de mieux, j’aimerais autant ne rien savoir du tout.

LE PRÉCEPTEUR.

Ayez un peu de patience, songez qu’il m’en faut souvent beaucoup avec vous.

GABRIEL.

C’est vrai, mon ami, pardonnez-moi. Je suis mal disposé aujourd’hui.

LE PRÉCEPTEUR.

Je m’en aperçois. Peut être vaudrait-il mieux remettre la conversation à demain ou à ce soir.

(Léger bruit dans le cabinet.)
GABRIEL.

Qui est là-dedans ?

LE PRÉCEPTEUR.

Vous le saurez si vous voulez m’entendre.

GABRIEL, vivement.

Lui ! mon grand-père, peut-être ?

LE PRÉCEPTEUR.

Peut-être.

GABRIEL, courant vers la porte.

Comment, peut-être ! et vous me faites languir !…

(Il essaie d’ouvrir. La porte est fermée en dedans.)

Quoi ! il est ici, et on me le cache !

LE PRÉCEPTEUR.

Arrêtez, il repose.

GABRIEL.

Non ! il a remué, il a fait du bruit.

LE PRÉCEPTEUR.

Il est fatigué, souffrant ; vous ne pouvez pas le voir.

GABRIEL.

Pourquoi s’enferme-t-il pour moi ? Je serais entré sans bruit ; je l’aurais veillé avec amour durant son sommeil ; j’aurais contemplé ses traits vénérables. Tenez, l’abbé ; je l’ai toujours pressenti, il ne m’aime pas. Je suis seul au monde, moi : j’ai un seul protecteur, un seul parent, et je ne suis pas connu, je ne suis pas aimé de lui !

LE PRÉCEPTEUR.

Chassez, mon cher élève, ces tristes et coupables pensées. Votre illustre aïeul ne vous a pas donné ces preuves banales d’affection qui sont d’usage dans les classes obscures…

GABRIEL.

Plût au ciel que je fusse né dans ces classes ! Je ne serais pas un étranger, un inconnu pour le chef de ma famille.

LE PRÉCEPTEUR.

Gabriel, vous apprendrez aujourd’hui un grand secret qui vous expliquera tout ce qui vous a semblé énigmatique jusqu’à présent ; je ne vous cache pas que vous touchez à l’heure la plus solennelle et la plus redoutable qui ait encore sonné pour vous. Vous verrez quelle immense, quelle incroyable sollicitude s’est étendue sur vous depuis l’instant de votre naissance jusqu’à ce jour. Armez-vous de courage. Vous avez une grande résolution à prendre, une grande destinée à accepter aujourd’hui. Quand vous aurez appris ce que vous ignorez, vous ne direz pas que vous n’êtes pas aimé. Vous savez, du moins, que votre naissance fut attendue comme une faveur céleste, comme un miracle. Votre père était malade, et l’on avait presque perdu l’espoir de lui voir donner le jour à un héritier de son titre et de ses richesses. Déjà la branche cadette des Bramante triomphait dans l’espoir de succéder au glorieux titre que vous porterez un jour…

GABRIEL.

Oh ! je sais tout cela. En outre, j’ai deviné beaucoup de choses que vous ne me disiez pas. Sans doute, la jalousie divisait les deux frères Julien et Octave, mon père et mon oncle ; peut-être aussi mon grand-père nourrissait-il dans son âme une secrète préférence pour son fils aîné… Je vins au monde. Grande joie pour tous, excepté pour moi, qui ne fus pas gratifié par le ciel d’un caractère à la hauteur de ces graves circonstances.

LE PRÉCEPTEUR.

Que dites-vous ?

GABRIEL.

Je dis que cette transmission d’héritage de mâle en mâle est une loi fâcheuse, injuste peut-être. Ce continuel déplacement de possession entre les diverses branches d’une famille ne peut qu’allumer le feu de la jalousie, aigrir les ressentiments, susciter la haine entre les proches parents, forcer les pères à détester leurs filles, faire rougir les mères d’avoir donné le jour à des enfants de leur sexe !… Que sais-je ! L’ambition et la cupidité doivent pousser de fortes racines dans une famille ainsi assemblée comme une meute affamée autour de la curée du majorat, et l’histoire m’a appris qu’il en peut résulter des crimes qui font l’horreur et la honte de l’humanité. Eh bien, qu’avez-vous à me regarder ainsi, mon cher maître ? vous voilà tout troublé ! Ne m’avez-vous pas nourri de l’histoire des grands hommes et des lâches ? Ne m’avez-vous pas toujours montré l’héroïsme et la franchise aux prises avec la perfidie et la bassesse ? Êtes-vous étonné qu’il m’en soit resté quelque notion de justice, quelque amour de la vérité ?

LE PRÉCEPTEUR.

Gabriel, vous avez raison ; mais, pour l’amour du ciel, soyez moins tranchant et moins hardi en présence de votre aïeul.

(On remue avec impatience dans le cabinet.)
GABRIEL, à voix haute.

Tenez, l’abbé, j’ai meilleure opinion de mon grand-père ; je voudrais qu’il m’entendît. Peut-être sa présence va m’intimider ; je serais bien aise pourtant qu’il pût lire dans mon âme, et voir qu’il se trompe, depuis deux ans, en m’envoyant toujours des jouets d’enfant.

LE PRÉCEPTEUR.

Je le répète, vous ne pouvez comprendre encore quelle a été sa tendresse pour vous. Ne soyez point ingrat envers le ciel ; vous pouviez naître déshérité de tous ces biens dont la fortune vous a comblé, de tout cet amour qui veille sur vous mystérieusement et assidûment…

GABRIEL.

Sans doute je pouvais naître femme, et alors adieu la fortune et l’amour de mes parents ! J’eusse été une créature maudite, et, à l’heure qu’il est, j’expierais sans doute au fond d’un cloître le crime de ma naissance. Mais ce n’est pas mon grand-père qui m’a fait la grâce et l’honneur d’appartenir à la race mâle.

LE PRÉCEPTEUR

Gabriel, vous ne savez pas de quoi vous parlez.

GABRIEL.

Il serait plaisant que j’eusse à remercier mon grand-père de ce que je suis son petit-fils ! C’est à lui plutôt de me remercier d’être né tel qu’il me souhaitait ; car il haïssait… du moins il n’aimait pas son fils Octave, et il eût été mortifié de laisser son titre aux enfants de celui-ci. Oh ! j’ai compris depuis longtemps malgré vous : vous n’êtes pas un grand diplomate, mon bon abbé ; vous êtes trop honnête homme pour cela…


LE PRÉCEPTEUR, à voix basse.

Gabriel, je vous conjure…

(On laisse tomber un meuble avec fracas dans le cabinet.)
GABRIEL.

Tenez ! pour le coup, le prince est éveillé. Je vais le voir enfin, je vais savoir ses desseins ; je veux entrer chez lui.

(Il va résolument vers la porte, le prince la lui ouvre et parait sur le seuil. Gabriel, intimidé, s’arrête. Le prince lui prend la main et l’emmène dans le cabinet, dont il referme sur lui la porte avec violence.)




Scène IV.


LE PRÉCEPTEUR, seul.

Le vieillard est irrité, l’enfant en pleine révolte, moi couvert de confusion. Le vieux Jules est vindicatif, et la vengeance est si facile aux hommes puissants ! Pourtant son humeur bizarre et ses décisions imprévues peuvent me faire tout à coup un mérite de ce qui est maintenant lui semble une faute. Puis, il est homme d’esprit avant tout, et l’intelligence lui tient lieu de justice ; il comprendra que toute la faute est à lui, et que son système bizarre ne pouvait amener que de bizarres résultats. Mais quelle guêpe furieuse a donc piqué aujourd’hui la langue de mon élève ? je ne l’avais jamais vu ainsi. Je me perdrais en de vaines prévisions sur l’avenir de cette étrange créature : son avenir est insaisissable comme la nature de son esprit… Pouvais-je donc être un magicien plus savant que la nature, et détruire l’œuvre divine dans un cerveau humain ? Je l’eusse pu peut-être par le mensonge et la corruption ; mais cet enfant l’a dit, j’étais trop honnête pour remplir dignement la tâche difficile dont j’étais chargé. Je n’ai pu lui cacher la véritable moralité des faits, et ce qui devait servir à fausser son jugement n’a servi qu’à le diriger…

(Il écoute les voix qui se font entendre dans le cabinet.)

On parle haut… la voix du vieillard est âpre et sèche, celle de l’enfant tremblante de colère… Quoi ! il ose braver celui que nul n’a bravé impunément ! O Dieu ! fais qu’il ne devienne pas un objet de haine pour cet homme impitoyable !

(Il écoute encore.)

Le vieillard menace, l’enfant résiste… Cet enfant est noble et généreux ; oui, c’est une belle âme, et il aurait fallu la corrompre et l’avilir, car le besoin de justice et de sincérité sera son supplice dans la situation impossible où on le jette. Hélas ! ambition, tourment des princes, quels infâmes conseils ne leur donnes-tu pas, et quelles consolations ne peux-tu pas leur donner aussi !… Oui, l’ambition, la vanité, peuvent l’emporter dans l’âme de Gabriel, et le fortifier contre le désespoir…

(Il écoute.)

Le prince parle avec véhémence… Il vient par ici… Affronterai-je sa colère ?… Oui, pour en préserver Gabriel… Faites, ô Dieu, qu’elle retombe sur moi seul… L’orage semble se calmer ; c’est maintenant Gabriel qui parle avec assurance… Gabriel ! étrange et malheureuse créature, unique sur la terre !… mon ouvrage, c’est-à-dire mon orgueil et mon remords !… mon supplice aussi ! Ô Dieu ! vous seul savez quels tourments j’endure depuis deux ans… Vieillard insensé ! toi qui n’as jamais senti battre ton cœur que pour la vile chimère de la fausse gloire, tu n’as pas soupçonné ce que je pouvais souffrir, moi ! Dieu, vous m’avez donné une grande force, je vous remercie de ce que mon épreuve est finie. Me punirez-vous pour l’avoir acceptée ? Non ! car à ma place un autre peut-être en eût odieusement abusé… et j’ai du moins préservé tant que je l’ai pu l’être que je ne pouvais pas sauver.




Scène V.


LE PRINCE, GABRIEL, LE PRÉCEPTEUR.


GABRIEL, avec exaspération.

Laissez-moi, j’en ai assez entendu ; pas un mot de plus, ou j’attente à ma vie. Oui, c’est le châtiment que je devrais vous infliger pour ruiner les folles espérances de votre haine insatiable et de votre orgueil insensé.

LE PRÉCEPTEUR.

Mon cher enfant, au nom du ciel, modérez-vous… Songez à qui vous parlez.

GABRIEL.

Je parle à celui dont je suis à jamais l’esclave et la victime ! Ô honte ! honte et malédiction sur le jour où je suis né !

LE PRINCE.

La concupiscence parle-t-elle déjà tellement à vos sens que l’idée d’une éternelle chasteté vous exaspère à ce point ?

GABRIEL.

Tais-toi, vieillard ! Tes lèvres vont se dessécher si tu prononces des mots dont tu ne comprends pas le sens auguste et sacré. Ne m’attribue pas des pensées qui n’ont jamais souillé mon âme. Tu m’as bien assez outragé en me rendant, au sortir du sein maternel, l’instrument de la haine, le complice de l’imposture et de la fraude. Faut-il que je vive sous le poids d’un mensonge éternel, d’un vol que les lois puniraient avec la dernière ignominie !

LE PRÉCEPTEUR.

Gabriel ! Gabriel ! vous parlez à votre aïeul !…

LE PRINCE.

Laissez-le exprimer sa douleur et donner un libre cours à son exaltation. C’est un véritable accès de démence dont je n’ai pas à m’occuper. Je ne vous dis plus qu’un mot, Gabriel : entre le sort brillant d’un prince et l’éternelle captivité du cloître, choisissez ! Vous êtes encore libre. Vous pouvez faire triompher mes ennemis, avilir le nom que vous portez, souiller la mémoire de ceux qui vous ont donné le jour, déshonorer mes cheveux blancs… Si telle est votre résolution, songez que l’infamie et la misère retomberont sur vous le premier, et voyez si la satisfaction des plus grossiers instincts peut compenser l’horreur d’une telle chute.

GABRIEL.

Assez, assez, vous dis-je ! Les motifs que vous attribuez à ma douleur sont dignes de votre imagination, mais non de la mienne… (Il s’assied et cache sa tête dans ses mains.

LE PRÉCEPTEUR, bas au prince.

Monseigneur, il faudrait en effet le laisser à lui-même quelques instants ; il ne se connaît plus.

LE PRINCE, de même.

Vous avez raison. Venez avec moi, monsieur l’abbé.

LE PRÉCEPTEUR, bas.

Votre altesse est fort irritée contre moi ?

LE PRINCE, de même.

Au contraire. Vous avez atteint le but mieux que je ne l’aurais fait moi-même. Ce caractère m’offre plus de garantie de discrétion que je n’eusse osé l’espérer.

LE PRÉCEPTEUR, à part.

Cœur de pierre !

(Ils sortent.)



Scène VI.

GABRIEL, seul.

Le voilà donc, cet horrible secret que j’avais deviné ! Ils ont enfin osé me le révéler en face ! Impudent vieillard ! Comment n’es-tu pas rentré sous terre, quand tu m’as vu, pour te punir et te confondre, affecter tant d’ignorance et d’étonnement ! Les insensés ! comment pouvaient-ils croire que j’étais encore la dupe de leur insolent artifice ? Admirable ruse, en effet ! M’inspirer l’horreur de ma condition, afin de me fouler aux pieds ensuite, et de me dire : Voilà pourtant ce que vous êtes… voilà où nous allons vous reléguer si vous n’acceptez pas la complicité de notre crime ! Et l’abbé ! l’abbé lui-même que je croyais si honnête et si simple, il le savait ! Marc le sait peut-être aussi ! Combien d’autres peuvent le savoir ? Je n’oserai plus lever les yeux, sur personne. Ah ! quelquefois encore je voulais en douter. Ô mon rêve ! mon rêve de cette nuit, mes ailes !… ma chaîne !

(Il pleure amèrement. S’essuyant les yeux.)

Mais le fourbe s’est pris dans son propre piège, il m’a livré enfin le point le plus sensible de sa haine. Je vous punirai, ô imposteurs ! je vous ferai partager mes souffrances ; je vous ferai connaître l’inquiétude, et l’insomnie, et la peur de la honte… Je suspendrai le châtiment à un cheveu, et je le ferai planer sur ta tête blanche, à vieux Jules ! jusqu’à ton dernier soupir. Tu m’avais