Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 2-5

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 16-18).


Scène V.


GABRIEL, devant la glace ; ASTOLPHE rentre doucement.
ASTOLPHE, à part.

La malheureuse m’avait menti ! elle ira avec Antonio ! Je ne voudras pas que Gabriel sût que j’ai fait cette sottise ! (Après avoir fermé la porte avec précaution, il se retourne et aperçoit Gabriel qui lui tourne le dos.) Que vois-je ! quelle est cette belle fille ?… Tiens ! Gabriel !… je ne te reconnaissais pas, sur l’honneur ! (Gabriel très-confus, rougit et perd contenance.) Ah ! mon Dieu ! mais c’est un rêve ! que tu es belle !… Gabriel, est-ce toi ?… As-tu une sœur jumelle ? ce n’est pas possible… mon enfant !…, ma chère !…



Nous sommes trop d’une ici… (Page 18.)

GABRIEL, très-effrayé.

Qu’as-tu donc, Astolphe ? tu me regardes d’une manière étrange.

ASTOLPHE.

Mais comment veux tu que je ne sois pas troublé ? Regarde-toi. Ne te prends-tu pas toi-même pour une fille ?

GABRIEL, ému.

Cette Périnne m’a donc bien déguisé ?

ASTOLPHE.

Périnne est une fée. D’un coup de baguette elle t’a métamorphosé en femme. C’est un prodige, et, si je t’avais vu ainsi la première fois, je ne me serais jamais douté de ton sexe… Tiens ! je serais tombé amoureux à en perdre la tête.

GABRIEL, vivement.

En vérité, Astolphe ?

ASTOLPHE.

Aussi vrai que je suis à jamais ton frère et ton ami, tu serais à l’heure même ma maîtresse et ma femme si… Comme tu rougis, Gabriel ! mais sais-tu que tu rougis comme une jeune fille ?… Tu n’as pas mis de fard, j’espère ? (Il lui touche les joues.) Non ! Tu trembles ?

GABRIEL.

J’ai froid ainsi, je ne suis pas habitué à ces étoffes légères.

ASTOLPHE.

Froid ! tes mains sont brûlantes !… Tu n’es pas malade ?… Que tu es enfant, mon petit Gabriel ! ce déguisement te déconcerte. Si je ne savais que tu es philosophe, je croirais que tu es dévot, et que tu penses faire un gros péché… Oh ! comme nous allons nous amuser ! tous les hommes seront amoureux de toi, et les femmes voudront, par dépit, t’arracher les yeux. Ils sont si beaux ainsi, vos yeux noirs ! Je ne sais où j’en suis. Tu me fais une telle illusion, que je n’ose plus te tutoyer !… Ah ! Gabriel ! pourquoi n’y a-t-il pas une femme qui te ressemble ?

GABRIEL.

Tu es fou, Astolphe ; tu ne penses qu’aux femmes.

ASTOLPHE.
Et à quoi diable veux-tu que je pense à mon âge ? Je ne conçois point que tu n’y penses pas encore, toi !
GABRIEL.

Pourtant tu me disais encore ce matin que tu les détestais.

ASTOLPHE.

Sans doute, je déteste toutes celles que je connais ; car je ne connais que des filles de mauvaise vie.

GABRIEL.

Pourquoi ne cherches-tu pas une fille honnête et douce ? une personne que tu puisses épouser, c’est-à-dire aimer toujours ?

ASTOLPHE.

Des filles honnêtes ! ah ! oui, j’en connais ; mais, rien qu’à les voir passer pour aller à l’église, je bâille. Que veux-tu que je fasse d’une petite sotte qui ne sait que broder et faire le signe de la croix ? Il en est de coquettes et d’éveillées qui, tout en prenant de l’eau bénite, vous lancent un coup d’œil dévorant. Celles-là sont pires que nos courtisanes ; car elles sont de nature vaniteuse, par conséquent vénale ; dépravée, par conséquent hypocrite ; et mieux vaut la Faustina, qui vous dit effrontément : Je vais chez Menrique ou chez Antonio, que la femme réputée honnête qui vous jure un amour éternel, et qui vous a trompé la veille en attendant qu’elle vous trompe le lendemain.

GABRIEL.

Puisque tu méprises tant ce sexe, tu ne peux l’aimer !

ASTOLPHE.

Mais je l’aime par besoin. J’ai soif d’aimer, moi ! J’ai dans l’imagination, j’ai dans le cœur une femme idéale ! Et c’est une femme qui te ressemble, Gabriel. Un être intelligent et simple, droit et fin, courageux et timide, généreux et fier. Je vois cette femme dans mes rêves, et je la vois grande, blanche, blonde, comme te voilà avec ces beaux yeux noirs et cette chevelure soyeuse et parfumée. Ne te moque pas de moi, ami ; laisse-moi déraisonner, nous sommes en carnaval. Chacun revêt l’effigie de ce qu’il désire être ou désire posséder : le valet s’habille en maître, l’imbécile en docteur ; moi je t’habille en femme. Pauvre que je suis, je me crée un trésor imaginaire, et je te contemple d’un œil à demi triste, à demi enivré. Je sais bien que demain tes jolis pieds disparaîtront dans des bottes, et que ta main secouera rudement et fraternellement la mienne. En attendant, si je m’en croyais, je la baiserais, cette main si douce… Vraiment ta main n’est pas plus grande que celle d’une femme, et ton bras… Laisse-moi baiser ton gant !… ton bras est d’une rondeur miraculeuse… Allons, ma chère belle, vous êtes d’une vertu farouche !… Tiens ! tu joues ton rôle comme un ange : tu remontes tes gants, tu frémis, tu perds contenance ! À merveille ! Voyons, marche un peu, fais de petits pas.

GABRIEL, essayant de rire.

Tu me feras marcher et parler le moins possible ; car j’ai une grosse voix, et je dois avoir aussi une bien mauvaise grâce.

ASTOLPHE.

Ta voix est pleine, mais douce ; peu de femmes l’ont aussi agréable ; et, quant à ta démarche, je t’assure qu’elle est d’une gaucherie adorable. Je te fais passer pour une ingénue ; ne t’inquiète donc pas de tes manières.

GABRIEL.

Mais certainement ta femme idéale en a de meilleures ?

ASTOLPHE.

Eh bien ! pas du tout. En te voyant, je reconnais que cette gaucherie est un attrait plus puissant que toute la science des coquettes. Ton costume est charmant ! Est-ce la Périnne qui l’a choisi ?

GABRIEL.

Non ! elle m’avait apporté l’autre jour un attirail de bohémienne ; je lui ai fait faire exprès pour moi cette robe de soie blanche.

ASTOLPHE.

Et tu seras plus paré, avec cette simple toilette et ces perles, que toutes les femmes bigarrées et empanachées qui s’apprêtent à te disputer la palme. Mais qui a posé sur ton front cette couronne de roses blanches ? Sais-tu que tu ressembles aux anges de marbre de nos cathédrales ? Qui t’a donné l’idée de ce costume si simple et si recherché en même temps ?

GABRIEL.

Un rêve que j’ai fait… il y a quelque temps.

ASTOLPHE.

Ah ! ah ! tu rêves aux anges, toi ? Eh bien ! ne t’éveille pas, car tu ne trouveras dans la vie réelle que des femmes ! Mon pauvre Gabriel, continue, si tu peux, à ne point aimer. Quelle femme serait digne de toi ? Il me semble que le jour où tu aimeras je serai triste, je serai jaloux.

GABRIEL.

Eh ! mais, ne devrais-je pas être jaloux des femmes après lesquelles tu cours ?

ASTOLPHE.

Oh ! pour cela, tu aurais grand tort ! il n’y a pas de quoi ! On frappe en bas !… Vite à ton rôle.

(Il écoute les voix qui se font entendre sur l’escalier.)

Vive Dieu ! c’est Antonio avec la Faustina. Ils viennent nous chercher. Mets vite ton masque !… ton manteau !…un manteau de satin rose doublé de cygne ! c’est charmant !… Allons, cher Gabriel ! à présent que je ne vois plus ton visage ni tes bras, je me rappelle que tu es mon camarade… Viens !… égaie-toi un peu. Allons, vive la joie !

(Ils sortent.)