Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 5-3

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 36-38).


Scène III.


ASTOLPHE, LE PRÉCEPTEUR.
ASTOLPHE, en domino, le masque à la main.

Je me fie à vous ; Gabrielle m’a dit cent fois que vous étiez un honnête homme. Si vous me trahissiez… qu’importe ? je ne puis pas être plus malheureux que je ne le suis.

LE PRÉCEPTEUR.

Je me dis à peu près la même chose. Si vous me trahissiez indirectement en faisant savoir au prince que je m’entends avec vous, je ne pourrais pas être plus mal avec lui que je ne le suis ; car il ne peut pas douter maintenant qu’au lieu de chercher à faire tomber Gabriel dans ses mains, je ne songe à le retrouver que pour le soustraire à ses poursuites.

ASTOLPHE.

Hélas ! tandis que nous la cherchons ici, Gabrielle est peut-être déjà tombée en son pouvoir. Vieillard insensé ! qu’espère-t-il d’un pareil enlèvement ? Cette captivité ne peut rien changer à notre situation réciproque ; elle ne peut pas non plus être de longue durée. Espère-t-il donc échapper à la loi commune et vivre au delà du terme assigné par la nature ?

LE PRÉCEPTEUR.

Les médecins l’ont condamné il y a déjà six mois. Mais nous touchons à la fin de l’hiver ; et, s’il résiste aux derniers froids, il pourra bien encore passer l’été.

ASTOLPHE.

Ce qu’il s’agit de savoir, c’est le lieu où Gabrielle est retirée ou captive. Si elle est captive, fiez-vous à moi pour la délivrer promptement.

LE PRÉCEPTEUR.

Dieu vous entende ! Vous savez que le prince, si Gabriel n’est pas retrouvé bientôt, est dans l’intention de vous citer comme assassin devant le grand conseil ?

ASTOLPHE.

Cette menace serait pour moi une preuve certaine que Gabriel est en son pouvoir. Le lâche !

LE PRÉCEPTEUR.

J’ai des craintes encore plus graves…

ASTOLPHE.

Ne me les dites pas ; je suis assez découragé depuis trois mois que je la cherche en vain.

LE PRÉCEPTEUR.

La cherchez-vous bien consciencieusement, mon cher seigneur Astolphe ?

ASTOLPHE, avec amertume.

Vous en doutez ?

LE PRÉCEPTEUR.

Hélas ! je vous rencontre en masque, courant le carnaval, comme si vous pouviez prendre quelque amusement…

ASTOLPHE.

Vous autres instituteurs d’enfants, vous commencez toujours par le blâme avant de réfléchir. Ne vous serait-il pas plus naturel de penser que j’ai pris un masque et que je cours toute la ville pour chercher plus à l’aise sans qu’on se défie de moi ? Le carnaval fut toujours une circonstance favorable aux amants, aux jaloux et aux voleurs.

LE PRÉCEPTEUR.

Ouvrez-moi votre âme tout entière, seigneur Astolphe ; Gabrielle vous est-elle aussi chère que dans les premiers temps de votre union ?

ASTOLPHE.

Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour qu’on en doute ? Vous voulez donc ajouter à mes chagrins ?

LE PRÉCEPTEUR.

Dieu m’en préserve ! mais il m’a semblé, dans nos fréquents entretiens, qu’il se mêlait à votre affection pour elle des pensées d’une autre nature.

ASTOLPHE.

Lesquelles, selon vous ?

LE PRÉCEPTEUR.

Ne vous irritez pas contre moi : je suis résolu à tout faire pour vous, vous le savez ; mais je ne puis vous prêter mon ministère ecclésiastique et légal sans être bien certain que Gabrielle n’aura point à s’en repentir. Vous voulez engager votre cousine à contracter avec vous, en secret, un mariage légitime : c’est une résolution que, dans mes idées religieuses, je ne puis qu’approuver ; mais, comme je dois songer à tout et envisager les choses sous leurs divers aspects, je m’étonne un peu que, ne croyant pas à la sainteté de l’église catholique, vous ayez songé à provoquer cet engagement, auquel Gabrielle, dites-vous, n’a jamais songé, et auquel vous me chargez de la faire consentir.

ASTOLPHE.

Vous savez que je suis sincère, monsieur l’abbé Chiavari ; je ne puis vous cacher la vérité, puisque vous me la demandez. Je suis horriblement jaloux. J’ai été injuste, emporté, j’ai fait souffrir Gabrielle, et vous avez reçu ma confession entière à cet égard. Elle m’a quitté pour me punir d’un soupçon outrageant. Elle m’a pardonné pourtant, et elle m’aime toujours, puisqu’elle a employé mystérieusement plusieurs moyens ingénieux pour me conserver l’espoir et la confiance. Ce billet que j’ai reçu encore la semaine dernière, et qui ne contenait que ce mot : « Espère ! » était bien de sa main, l’encre était encore fraîche. Gabrielle est donc ici ! Oh ! oui, j’espère ! je la retrouverai bientôt, et je lui ferai oublier tous mes torts. Mais l’homme est faible, vous le savez ; je pourrai avoir de nouveaux torts par la suite, et je ne veux pas que Gabrielle puisse me quitter si aisément. Ces épreuves sont trop cruelles, et je sens qu’un peu d’autorité, légitimée par un serment solennel de sa part, me mettrait à l’abri de ses réactions d’indépendance et de fierté.

LE PRÉCEPTEUR.

Ainsi, vous voulez être le maître ? Si j’avais un conseil à vous donner, je vous dissuaderais. Je connais Gabriel : on a voulu que j’en fisse un homme ; je n’ai que trop bien réussi. Jamais il ne souffrira un maître ; et ce que vous n’obtiendrez pas par la persuasion, vous ne l’obtiendrez jamais. Il était temps que mon préceptorat finît. Croyez-moi, n’essayez pas de le ressusciter, et surtout ne vous en chargez pas. Gabriel ferait encore ce qu’il a déjà fait avec vous et avec moi ; il ne vous ôterait ni son affection ni son estime, mais il partirait un beau matin, comme un aigle brise la cage à moineaux où on l’a enfermé.

ASTOLPHE.

Quoique Gabrielle ne soit guère plus dévote que moi, un serment serait pour elle un lien invincible.

LE PRÉCEPTEUR.

Il ne vous en a donc jamais fait aucun ?

ASTOLPHE.

Elle m’a juré fidélité à la face du ciel.

LE PRÉCEPTEUR.

S’il a fait ce serment, il l’a tenu, et il le tiendra toujours.

ASTOLPHE.

Mais elle ne m’a pas juré obéissance.

LE PRÉCEPTEUR.

S’il ne l’a pas voulu, il ne le voudra pas, il ne le voudra jamais.

ASTOLPHE.

Il le faudra bien pourtant ; je l’y contraindrai.

LE PRÉCEPTEUR.
Je ne le crois pas.


Elle jette la bourse au mendiant… (Page 39.)

ASTOLPHE.

Vous oubliez que j’en ai tous les moyens. Son secret est en ma puissance.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous n’en abuserez jamais, vous me l’avez dit.

ASTOLPHE.

Je la menacerai.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous ne l’effraierez pas. Il sait bien que vous ne voudrez pas déshonorer le nom que vous portez tous les deux.

ASTOLPHE.

C’est un préjugé de croire que la faute des pères rejaillisse sur les enfants.

LE PRÉCEPTEUR.

Mais ce préjugé règne sur le monde.

ASTOLPHE.

Nous sommes au-dessus de ce préjugé, Gabrielle et moi.

LE PRÉCEPTEUR.

Votre intention serait donc de dévoiler le mystère de son sexe ?

ASTOLPHE.

À moins que Gabrielle ne s’unisse à moi par des liens éternels.

LE PRÉCEPTEUR.

En ce cas il cédera : car ce qu’il redoute le plus au monde, j’en suis certain, c’est d’être relégué par la force des lois dans le rang des esclaves.

ASTOLPHE.

C’est vous, monsieur Chiavari, qui lui avez mis en tête toutes ces folies, et je ne conçois pas que vous ayez dirigé son éducation dans ce sens. Vous lui avez forgé là un éternel chagrin. Un homme d’esprit et un honnête homme comme vous eût dû la détromper de bonne heure, et contrarier les intentions du vieux prince.

LE PRÉCEPTEUR.
C’est un crime dont je me repens, et dont rien n’effacera pour moi le remords ; mais les mesures étaient si bien prises, et l’élève mordait si bien à l’appât, que j’étais arrivé à me faire illusion à moi-même, et à croire que cette destinée impossible se réaliserait dans les conditions prévues par son aïeul.
ASTOLPHE.

Et puis vous preniez peut-être plaisir à faire une expérience philosophique. Eh bien, qu’avez-vous découvert ? Qu’une femme pouvait acquérir par l’éducation autant de logique, de science et de courage qu’un homme. Mais vous n’avez pas réussi à empêcher qu’elle eût un cœur plus tendre, et que l’amour ne l’emportât chez elle sur les chimères de l’ambition. Le cœur vous a échappé, monsieur l’abbé, vous n’avez façonné que la tête.

LE PRÉCEPTEUR.

Ah ! c’est là ce qui devrait vous rendre cette tête à jamais respectable et sacrée ! Tenez, je vais vous dire une parole imprudente, insensée, contraire à la foi que je professe, aux devoirs religieux qui me sont imposés. Ne contractez pas de mariage avec Gabrielle. Qu’elle vive et qu’elle meure travestie, heureuse et libre à vos côtés. Héritier d’une grande fortune, il vous y fera participer autant que lui-même. Amante chaste et fidèle, elle sera enchaînée, au sein de la liberté, par votre amour et le sien.

ASTOLPHE.

Ah ! si vous croyez que j’ai aucun regret à mes droits sur cette fortune, vous vous trompez et vous me faites injure. J’eus dans ma première jeunesse des besoins dispendieux ; je dépensai en deux ans le peu que mon père avait possédé, et que la haine du sien n’avait pu lui arracher. J’avais hâte de me débarrasser de ce misérable débris d’une grandeur effacée. Je me plaisais dans l’idée de devenir un aventurier, presque un lazzarone, et d’aller dormir, nu et dépouillé, au seuil des palais qui portaient le nom illustre de mes ancêtres. Gabriel vint me trouver, il sauva son honneur et le mien en payant mes dettes. J’acceptai ses dons sans fausse délicatesse, et jugeant d’après moi-même à quel point son âme noble devait mépriser l’argent. Mais dès que je le vis satisfaire à mes dépenses effrénées sans les partager, j’eus la pensée de me corriger, et je commençai à me dégoûter de la débauche ; puis, quand j’eus découvert dans ce gracieux compagnon une femme ravissante, je l’adorai et ne songeai plus qu’à elle… Elle était prête alors à me restituer publiquement tous mes droits. Elle le voulait ; car nous vécûmes chastes comme frère et sœur durant plusieurs mois, et elle n’avait pas la pensée que je pusse avoir jamais d’autres droits sur elle que ceux de l’amitié. Mais moi, j’aspirais à son amour. Le mien absorbait toutes mes facultés. Je ne comprenais plus rien à ces mots de puissance, de richesse et de gloire qui m’avaient fait faire en secret parfois de dures réflexions. Je n’éprouvais même plus de ressentiment ; j’étais prêt à bénir le vieux Jules pour avoir formé cette créature si supérieure à son sexe, qui remplissait mon âme d’un amour sans bornes, et qui était prête à le partager. Dès que j’eus l’espoir de devenir son amant, je n’eus plus une pensée, plus un désir pour d’autre que pour elle ; et quand je le fus devenu, mon être s’abîma dans le sentiment d’un tel bonheur que j’étais insensible à toutes les privations de la misère. Pendant plusieurs autres mois elle vécut dans ma famille, sans que nous songeassions l’un ou l’autre à recourir à la fortune de l’aïeul. Gabrielle passait pour ma femme, nous pensions que cela pourrait durer toujours ainsi, que le prince nous oublierait, que nous n’aurions jamais aucun besoin au delà de l’aisance très-bornée à laquelle ma mère nous associait ; et, dans notre ivresse, nous n’apercevions pas que nous étions à charge et entourés de malveillance. Quand nous fîmes cette découverte pénible, nous eûmes la pensée de fuir en pays étranger, et d’y vivre de notre travail à l’abri de toute persécution. Mais Gabrielle craignait la misère pour moi, et moi je la craignis pour elle. Elle eut aussi la pensée de me réconcilier avec son grand-père et de m’associer à ses dons. Elle le tenta à mon insu, et ce fut en vain. Alors elle revint me trouver, et chaque année, depuis trois ans, vous l’avez vue passer quelques semaines au château de Bramante, quelques mois à Florence ou à Pise ; mais le reste de l’année s’écoulait au fond de la Calabre, dans une retraite sûre et charmante, où notre sort eût été digne d’envie si une jalousie sombre, une inquiétude vague et dévorante, un mal sans nom que je ne puis m’expliquer à moi-même, ne fût venu s’emparer de moi. Vous savez le reste, et vous voyez bien que, si je suis malheureux et coupable, la cupidité n’a aucune part à mes souffrauces et à mes égarements.

LE PRÉCEPTEUR.

Je vous plains, noble Astolphe, et donnerais ma vie pour vous rendre ce bonheur que vous avez perdu ; mais il me semble que vous n’en prenez pas le chemin en voulant enchaîner le sort de Gabrielle au vôtre. Songez aux inconvénients de ce mariage, et combien sa solidité sera un lien fictif. Vous ne pourrez jamais l’invoquer à la face de la société sans trahir le sexe de Gabrielle, et, dans ce cas-là, Gabrielle pourra s’y soustraire ; car vous êtes proches parents, et, si le pape ne veut point vous accorder de dispenses, votre mariage sera annulé.

ASTOLPHE.

Il est vrai ; mais le prince Jules ne sera plus, et alors quel si grand inconvénient trouvez-vous à ce que Gabrielle proclame son sexe ?

LE PRÉCEPTEUR.

Elle n’y consentira pas volontiers ! Vous pourrez l’y contraindre, et peut-être, par grandeur d’âme, n’invoquera-t-elle pas l’annulation de ses engagements avec vous. Mais vous, jeune homme, vous qui aurez obtenu sa main par une sorte de transaction avec elle, sous promesse verbale ou tacite de ne point dévoiler son sexe, vous vous servirez pour l’y contraindre de cet engagement même que vous lui aurez fait contracter.

ASTOLPHE.

À Dieu ne plaise, Monsieur ! et je regrette que vous me croyiez capable d’une telle lâcheté. Je puis, dans l’emportement de ma jalousie, songer à faire connaître Gabrielle pour la forcer à m’appartenir ; mais, du moment qu’elle sera ma femme, je ne la dévoilerai jamais malgré elle.

LE PRÉCEPTEUR.

Et qu’en savez-vous vous-même, pauvre Astolphe ? La jalousie est un égarement funeste dont vous ne prévoyez pas les conséquences. Le titre d’époux ne vous donnera pas plus de sécurité auprès de Gabrielle que celui d’amant, et alors, dans un nouvel accès de colère et de méfiance, vous voudrez la forcer publiquement à cette soumission qu’elle aura acceptée en secret.

ASTOLPHE.

Si je croyais pouvoir m’égarer à ce point, je renoncerais sur l’heure à retrouver Gabrielle, et je me bannirais à jamais de sa présence.

LE PRÉCEPTEUR.

Songez à le retrouver, pour le soustraire d’abord aux dangers qui le menacent, et puis vous songerez à l’aimer d’une affection digne de lui et de vous.

ASTOLPHE.

Vous avez raison, recommençons nos recherches ; séparons-nous. Tandis que, dans ce jour de fête, je me mêlerai à la foule pour tâcher d’y découvrir ma fugitive, vous, de votre côté, suivez dans l’ombre les endroits déserts, où quelquefois les gens qui ont intérêt à se cacher oublient un peu leurs précautions, et se promènent en liberté. Qu’avez-vous là sous votre manteau ?

LE PRÉCEPTEUR, posant Mosca sur le pavé.

Je me suis fait apporter ce petit chien de Florence. Je compte sur lui pour retrouver celui que nous cherchons. Gabriel l’a élevé ; et cet animal avait un merveilleux instinct pour le découvrir lorsque, pour échapper à mes leçons, l’espiègle allait lire au fond du parc. Si Mosca peut rencontrer sa trace, je suis bien sûr qu’il ne la perdra plus. Tenez, il flaire… il va de ce côté… (Montrant le Colisée.) Je le suis. Il n’est pas nécessaire d’être aveugle pour se faire conduire par un chien.

(Ils se séparent.)