Gabriel Lambert/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Meline (p. 17-28).

II

Henri de Faverne.


Nous partîmes ; mais, quel que fût le nombre de mouettes et de goëlands qui voltigeaient autour de nous, mon attention était attirée vers un seul but. Plus je regardais cet homme, plus il me semblait que, dans des jours assez rapprochés, il s’était d’une façon quelconque mêlé à ma vie.

Où cela ? comment cela ? voilà ce que je ne pouvais me rappeler.

Deux ou trois heures se passèrent dans cette recherche obstinée de ma mémoire, mais sans amener aucun résultat.

De son côté, le forçat paraissait tellement préoccupé d’éviter mon regard que je commençai à être peiné de l’impression que ce regard paraissait produire sur lui, et que je m’attachai à essayer de penser à autre chose.

Mais on connaît l’exigence de l’esprit lorsqu’il veut s’attacher à un homme ; malgré moi, j’en revenais toujours à cet homme.

Et, chose qui m’affermissait encore dans cette conviction que je ne me trompais pas, c’est que, chaque fois qu’après avoir détourné les yeux de dessus lui, j’avais pris sur moi de les fixer d’un autre côté et que je me retournais vivement vers cet homme, c’était lui à son tour qui me regardait.

La journée s’écoula ainsi : deux ou trois fois nous prîmes terre. J’étais occupé à cette époque à coordonner les derniers événements de la vie de Murat, et une partie de ces événements s’était passée sur les lieux mêmes où nous nous trouvions ; tantôt c’était un dessin que je désirais que Jadin prît pour moi, tantôt c’était une simple investigation des lieux que je voulais faire.

À chaque fois je m’approchai du garde-chiourme avec l’intention de l’interroger ; mais à chaque fois je rencontrai le regard de Gabriel Lambert si humilié, si suppliant, que je remis à un autre moment l’explication que je voulais demander.

À cinq heures de l’après-midi nous rentrâmes.

Comme le reste de la journée devait être pris par le dîner et par le travail, je congédiai mon garde-chiourme et sa troupe, en lui donnant rendez-vous pour le lendemain matin à huit heures.

Malgré moi je ne pus penser à autre chose qu’à cet homme. Il nous est arrivé parfois à tous de chercher dans notre souvenir un nom qu’on ne peut retrouver, et cependant ce nom on l’a parfaitement su. Ce nom fuit pour ainsi dire devant la mémoire ; à chaque instant on est prêt à le prononcer, on en a le son dans l’oreille, la forme dans la pensée ; une lueur fugitive l’éclaire, il va sortir de notre bouche avec une exclamation, puis tout à coup ce nom échappe de nouveau, s’enfonce plus avant dans la nuit, arrive à disparaître tout à fait, si bien qu’on se demande si ce n’est point en rêve qu’on a entendu ce nom, et qu’il semble qu’en s’acharnant davantage à sa poursuite, l’esprit va se perdre lui-même dans l’obscurité et toucher aux limites de la folie.

Il en fut ainsi de moi pendant toute la soirée et pendant une partie de la nuit.

Seulement, chose plus étrange encore, ce n’était pas un nom, c’est-à-dire une chose sans consistance, un son sans corps, qui me fuyait : c’était un homme que j’avais eu cinq ou six heures sous les yeux, que j’avais pu interroger du regard, que j’aurais pu toucher de la main.

Cette fois, au moins, je n’avais pas de doute ; ce n’était ni un rêve que j’avais fait, ni un fantôme qui m’était apparu.

J’étais sûr de la réalité.

J’attendis le matin avec impatience.

Dès sept heures j’étais à ma fenêtre pour voir venir la barque.

Je l’aperçus qui sortait du port, pareille à un point noir, puis à mesure qu’elle s’avançait sa forme devint plus distincte.

Elle prit d’abord l’aspect d’un grand poisson qui nagerait à la surface de la mer ; bientôt les avirons commencèrent à devenir visibles, et le monstre parut marcher sur l’eau à l’aide de ses douze pattes.

Puis on distingua les individus, puis les traits de leur visage.

Mais, arrivé à ce point, je cherchai vainement à reconnaître Gabriel Lambert ; il était absent, et deux nouveaux forçats l’avaient remplacé, lui et son compagnon.

Je courus jusqu’au rivage.

Les forçats crurent que j’avais hâte de m’embarquer et sautèrent à l’eau afin de faire la chaîne ; mais je fis signe à leur gardien de venir seul me parler.

Il vint ; je lui demandai pourquoi Gabriel Lambert n’était point avec les autres.

Il me répondit qu’ayant été pris pendant la nuit d’une fièvre violente, il avait demandé à être exempté de son service, ce qui, sur le certificat du médecin, lui avait été accordé.

Pendant que je parlais au garde-chiourme, par-dessus l’épaule duquel je pouvais voir la barque et les hommes qui la montaient, un des forçats sortit une lettre de sa poche et me la montra.

C’était celui qu’on avait désigné sous le nom de Rossignol.

Je compris que Gabriel avait trouvé le moyen de m’écrire, et que Rossignol s’était chargé d’être son messager.

Je répondis par un signe d’intelligence au signe qu’il m’avait fait, et je remerciai le gardien.

— Monsieur désirait-il lui parler ? me demanda-t-il ; en ce cas, malade ou non, je le ferais venir demain.

— Non, répondis-je, mais sa figure m’avait frappé, et, ne le voyant pas aujourd’hui au milieu de ses camarades, je m’informais des causes de son absence. Il me semble que cet homme est au-dessus de ceux avec lesquels il se trouve.

— Oui, oui, dit le garde-chiourme, c’est un de nos messieurs ; et il a beau faire, cela se voit tout de suite.

J’allais demander à mon brave argousin ce qu’il entendait par un de ses messieurs, lorsque je vis Rossignol qui, tout en traînant son compagnon de chaîne après lui, levait une pierre et cachait la lettre sous cette pierre qu’il m’avait montrée.

Dès lors, comme on le comprend bien, je n’eus plus qu’un désir : c’était de tenir cette lettre.

Je congédiai le garde-chiourme par un mouvement de tête qui signifiait que je n’avais pas autre chose à lui dire, et j’allai m’asseoir près de la pierre.

Il retourna aussitôt prendre sa place à la proue du canot.

Pendant ce temps, je levai la pierre et je m’emparai de la lettre, et, chose étrange, non pas sans une certaine émotion.

Je rentrai chez moi. Cette lettre était écrite sur du gros papier écolier, mais pliée proprement et avec une certaine élégance.

L’écriture était petite, fine, d’un caractère qui eût fait honneur à un écrivain de profession.

Elle portait cette suscription :

« À monsieur Alex. Dumas. »

Cet homme, de son côté, m’avait donc aussi reconnu.

J’ouvris vivement la lettre et je lus ce qui suit :

« Monsieur,


« J’ai vu hier les efforts que vous faisiez pour me reconnaître, et vous avez dû voir ceux que je faisait pour ne pas être reconnu.

« Vous comprenez qu’au milieu de toutes les humiliations auxquelles nous sommes en butte, une des plus grandes est de se trouver face à face, dégradés comme nous le sommes, avec un homme qu’on a rencontré dans le monde.

« Je me suis donc donné la fièvre pour m’épargner aujourd’hui cette humiliation.

« Maintenant, monsieur, s’il vous reste quelque pitié pour un malheureux qui, il le sait, n’a même plus droit à la pitié, n’exigez point que je rentre à votre service ; j’oserai même vous demander plus : ne faites aucune question sur moi. En échange de cette grâce, que je vous supplie à genoux de m’accorder, je vous donne ma parole d’honneur qu’avant que vous ne quittié Toulon je vous ferai connaître le nom sous lequel vous m’avez rencontré : avec ce nom, vous saurez de moi tout ce que vous désirez en savoir.

« Daignez prendre en considération la prière de cellui qui n’ose pas se dire

« Votre bien humble serviteur,
« Gabriel Lambert. »

Comme l’adresse, la lettre était écrite de la plus charmante écriture anglaise qui se pût voir ; elle indiquait une certaine habitude de style, quoique les trois fautes d’orthographe qu’elle contenait dénonçassent l’absence de toute éducation.

La signature était ornée d’un de ces parafes compliqués comme on n’en trouve plus qu’au bout du nom de certains notaires de village.

C’était un mélange singulier de vulgarité originelle et d’élégance acquise.

Cette lettre ne me disait rien pour le présent ; mais elle me promettait pour l’avenir tout ce que je désirais savoir.

Puis je me sentais pris de pitié pour cette nature plus élevée, ou, comme on le voudra, plus basse que les autres.

N’y avait-il pas un reste de grandeur dans son humiliation ?

Je résolus donc de lui accorder ce qu’il me demandait.

Je dis au garde-chiourme que, loin de désirer qu’on me rendît Gabriel Lambert, j’eusse été le premier à demander qu’on me débarrassât de cet homme, dont la figure me déplaisait.

Puis je n’en ouvris plus la bouche, et personne ne m’en souffla le mot.

Je restai encore quinze jours à Toulon, et pendant ces quinze jours la barque et son équipage demeurèrent à mon service.

Seulement j’annonçai d’avance mon départ.

Je désirais que cette nouvelle parvint à Gabriel Lambert.

Je voulais voir s’il se souviendrait de la parole d’honneur qu’il m’avait donnée.

La dernière journée s’écoula sans que rien m’indiquât que mon homme se disposât le moins du monde à tenir sa promesse, et, je l’avoue, je me reprochais déjà ma discrétion, lorsqu’en prenant congé de mes gens, je vis Rossignol jeter un coup d’œil sur la pierre où j’avais déjà trouvé la lettre.

Ce coup d’œil était si significatif que je le compris à l’instant même ; je répondis par un signe qui voulait dire :

— C’est bien.

Puis tandis que ces malheureux, désespérés de me quitter, car les quinze jours qu’ils avaient passés à mon service avaient été pour eux quinze jours de fête, s’éloignaient de la bastide en ramant, j’allai lever la pierre, et sous la pierre je trouvai une carte.

Une carte écrite à la main, mais qu’on eût juré être gravée.

Sur cette carte je lus :

« Le vicomte Henri de Faverne. »