Gabriel Lambert/Chapitre XVI

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Meline (p. 215-232).

XVI

Bicêtre.


« Six mois s’étaient écoulés depuis les événements que je viens de raconter, et plus d’une fois, malgré les efforts que j’avais faits pour les oublier, ils s’étaient représentés à ma mémoire, lorsque, vers les six heures du soir, comme j’allais me mettre à table, je reçus cette lettre.

« Monsieur,

« Au moment de paraître devant le trône de Dieu, où va le conduire une condamnation capitale, le malheureux Gabriel Lambert, qui a conservé un profond souvenir de vos bontés, voudrait réclamer de vous un dernier service ; il espère que vous voudrez bien obtenir du préfet la permission de le voir, et descendre une dernière fois dans son cachot. Il n’y a pas de temps à perdre, l’exécution a lieu demain, à sept heures du matin.

« J’ai l’honneur d’être, etc., etc.

« L’abbé ***,
« Aumônier des prisons. »


« J’avais deux ou trois personnes à dîner.

« Je leur montrai la lettre ; je leur expliquai en quelques mots ce dont il était question, je constituai l’une d’elles mon représentant, je la chargeai de faire en mon absence les honneurs aux autres.

« Je montai en cabriolet et je partis tout de suite.

« Comme je l’avais prévu, je n’eus aucune peine à obtenir mon laissez-passer et j’arrivai à Bicêtre vers les sept heures du soir.

« C’était la première fois que je franchissais le seuil de cette prison, qui depuis qu’on n’exécutait plus sur la place de Grève, était devenue la dernière habitation des condamnés à mort.

« Aussi ce ne fut pas sans un profond serrement de cœur et sans une espèce de crainte personnelle, dont le plus honnête homme n’est point exempt, que j’entendis les portes massives se refermer sur moi.

« Il semble que là où toute parole est une plainte, tout bruit un gémissement, on respire un autre air que l’air destiné aux hommes ; et, certes, lorsque je montrai au directeur de la prison la permission que j’avais de visiter son commensal, je devais être aussi pâle et aussi tremblant que les hôtes qu’il est habitué à recevoir.

« À peine eut-il lu mon nom qu’il s’interrompit pour me saluer une seconde fois.

« Puis, appelant un guichetier :

« — François, dit-il, conduisez monsieur au cachot de Gabriel Lambert ; les règles ordinaires de la prison ne sont point faites pour lui, et s’il désire rester seul avec le condamné, vous lui accorderez cette liberté.

« — Dans quel état trouverai-je ce malheureux ? demandai-je.

« — Comme un veau qu’on mène à l’abattoir, à ce qu’on m’a dit du moins ; vous verrez : il est si abattu qu’on a jugé inutile de lui mettre la camisole de force.

« Je poussai un soupir. V*** ne s’était pas trompé dans ses prévisions, et en face de la mort le courage ne lui était pas revenu.

« Je fis de la tête un signe de remercîment au directeur qui se remit à la partie de piquet que mon arrivée avait interrompue, et je suivis le guichetier.

« Nous traversâmes une petite cour. Nous entrâmes sous un corridor sombre ; nous descendîmes quelques marches.

« Nous trouvâmes un second corridor dans lequel veillaient des geôliers qui, de minute en minute, allaient attacher leur visage à des ouvertures grillées.

« Ces cellules étaient celles des condamnés à mort, dont on surveille ainsi les derniers moments, de peur que le suicide ne les enlève à l’échafaud.

« Le guichetier ouvrit une de ces portes, et comme, par un dernier sentiment d’effroi, je demeurais immobile :

« — Entrez, dit-il, c’est ici. Eh ! eh ! jeune homme, ajouta-t-il, égayez-vous donc un peu, voilà la personne que vous avez demandée.

« — Qui ? le docteur ? demanda une voix.

« — Oui, monsieur, répondis je en entrant, je me rends à votre invitation, me voici.

« Alors je pus embrasser d’un coup d’œil la misérable et sombre nudité de ce cachot.

« Au fond était une espèce de grabat, au-dessus duquel de gros barreaux indiquaient qu’il devait exister un soupirail.

« Les murs, noircis par le temps et par la fumée, étaient rayés de tous côtés par les noms que les hôtes successifs de cette terrible demeure avaient inscrits à l’aide de leurs fers peut-être. Un d’eux, d’une imagination plus capricieuse que les autres, y avait tracé l’image d’une guillotine.

« Près d’une table éclairée par une mauvaise lampe fumeuse, deux hommes étaient assis.

« L’un d’eux était un homme de quarante-huit à cinquante ans, auquel ses cheveux blancs donnaient l’apparence d’un vieillard de soixante et dix ans.

« L’autre était le condamné.

« A mon aspect, celui-ci se leva, mais l’autre resta immobile comme s’il ne voyait ni n’entendait plus.

« — Ah ! docteur, dit le condamné en s’appuyant de la main sur la table, afin de se tenir debout, ah ! docteur, vous avez donc consenti à me venir voir ?

« Je connaissais bien votre excellent cœur ; et cependant je doutais, je l’avoue.

« Mon père, mon père, dit le condamné en frappant sur l’épaule du vieillard, c’est le docteur Fabien, dont je vous ai tant parlé… Excusez-le, continua le jeune homme en revenant à moi et en me montrant Thomas Lambert, mais ma condamnation lui a porté un tel coup que je crois qu’il devient fou.

« — Vous avez désiré me parler, monsieur, lui répondis-je, et je me suis empressé de me rendre à votre invitation. Dans mon état, la condescendance pour de pareilles prières n’est pas une affaire de bonté, mais de devoir.

« — Eh bien ! docteur…, vous savez, dit le condamné, c’est pour demain.

« Et il retomba assis sur son escabeau, épongea son front mouillé de sueur avec un mouchoir tout humide, porta à ses lèvres un verre d’eau dont il but quelques gouttes, mais sa main était tellement tremblante que j’entendis le verre claquer contre ses dents.

« Pendant le moment de silence qui se fit alors, je l’examinai avec attention.

« Jamais la plus douloureuse maladie n’avait produit, je crois, sur un homme un plus terrible changement.

« Faux et ridicule sous son costume de dandy, Gabriel, sous la livrée de l’échafaud, était redevenu une créature digne de pitié. Son corps, toujours trop grêle pour sa longue taille, était encore amaigri. L’orbe de ses yeux caves semblait nager dans le sang. Sa figure tirée était livide, et la sueur avait collé à son front des mèches de cheveux devenues solides.

« Il portait le même habit, le même gilet et le même pantalon que le jour où on l’avait arrêté, seulement tout cela était sale et déchiré.

« — Mon père, dit-il en secouant le vieillard toujours immobile et muet, mon père, c’est le docteur.

« — Hein ? murmura le vieillard.

« — Je vous dis que c’est le docteur, continua-t-il en haussant la voix, et je voudrais lui parler.

« — Oui, oui, murmura le vieillard. Eh bien ! parle.

« — Mais lui parler seul. Vous ne comprenez pas que je désire lui parler à lui seul ?

« Eh ! mon Dieu, s’écria-t-il avec impatience, nous n’avons cependant pas de temps à perdre ?… Levez-vous, mon père, levez-vous et laissez-nous.

« Alors il passa sa main sous l’épaule du vieillard et essaya de le soulever.

« — Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? dit le vieillard, est-ce qu’ils viennent déjà te chercher ? Il n’est pas temps encore ; ce n’est que pour demain six heures.

« Le condamné retomba sur son escabeau en poussant un profond gémissement.

« — Tenez, docteur, dit-il, faites-lui entendre raison, dites-lui que je désire rester seul avec vous ; quant à moi, j’y renonce, mes forces sont brisées.

« Et il se laissa aller en sanglotant, les bras tendus et la face contre la table.

« Je fis signe au guichetier de m’aider. Il s’approcha avec moi du vieillard.

« — Monsieur, lui dis-je, je suis une ancienne connaissance de votre fils ; il a un secret à me confier, seriez-vous assez bon pour nous laisser seuls ?

« En même temps, nous le soulevâmes chacun par un bras pour le conduire dans le corridor.

« — Ce n’est pas là ce qu’on m’a promis, s’écria-t-il. On m’a promis que je resterais avec lui jusqu’au dernier moment. J’en ai obtenu la permission ; pourquoi veut-on m’emmener ?

« Oh ! mon fils, mon enfant, mon Gabriel !

« Et le vieillard, rappelé à lui par l’excès même de sa douleur, se jeta sur le jeune homme, étendu sur la table.

« — Il ne s’en ira pas, murmura le condamné, et cependant il doit comprendre que chaque minute est plus précieuse pour moi qu’une année dans la vie d’un autre

« — On ne veut pas vous arracher à votre fils, monsieur, lui dis-je, entendez bien cela ; c’est votre fils, au contraire, qui désire rester un instant tout seul avec moi.

« — Est-ce bien vrai, Gabriel ? demanda le vieillard.

« — Eh ! mon Dieu ! oui, puisque je vous le répète depuis une heure.

« — Alors, c’est bien, je m’en vais, mais je veux rester tout près de son cachot.

« — Vous resterez là dans le corridor, dit le geôlier.

« — Et je pourrai rentrer ?

« — Aussitôt que votre fils vous redemandera.

« — Vous ne voudriez pas me tromper, docteur, ce serait affreux de tromper un père.

« — Je vous donne ma parole d’honneur que dans un instant vous pourrez rentrer.

« Alors je vous laisse, dit le vieillard ; et mettant à son tour ses mains sur ses deux yeux, il sortit en sanglotant.

« Le geôlier sortit en même temps que lui et referma la porte.

« J’allai m’asseoir à la place que le vieillard avait quittée.

« — Eh bien, M. Lambert, lui dis-je, nous voilà seuls… que puis-je faire pour vous ? parlez.

« Il souleva la tête, se roidit sur ses deux mains, jeta tout autour de lui des yeux égarés ; puis, ramenant sur moi un regard qui, peu à peu, prit une fixité effrayante :

« — Vous pouvez me sauver, dit-il.

« — Moi ! m’écriai-je en tressaillant, et comment cela ?

« Il saisit ma main.

« — Silence, me dit-il, et écoutez-moi.

« — J’écoute.

« — Vous rappelez-vous un jour que nous étions assis rue Taitbout, comme nous le sommes, et que je vous montrai écrit sur un billet de banque ces mots :

la loi punit de mort

le contrefacteur ?

« — Oui.

« — Vous rappelez-vous que je me plaignis alors de la dureté de cette loi, et que vous me dîtes que le roi avait intention de proposer aux chambres une commutation de peine ?

« — Oui, je me le rappelle encore.

« — Eh bien, je suis condamné à mort, moi ; avant-hier mon pourvoi en cassation a été rejeté ; il ne me reste d’espoir que dans le pourvoi en grâce que j’ai adressé hier à Sa Majesté.

« — Je comprends.

« — Vous êtes toujours le médecin du roi par quartier ?

« — Oui, et même dans ce moment-ci je suis de service.

« — Eh bien ! mon cher docteur, en votre qualité de médecin du roi, vous pouvez le voir à toute heure ; voyez-le, je vous en supplie, dites que vous me connaissez, ayez ce courage, et demandez-lui ma grâce, au nom du ciel, je vous en supplie.

« — Mais cette grâce, repris-je, en supposant même que je puisse l’obtenir, ne sera jamais qu’une commutation de peine.

« — Je le sais bien.

« — Et cette commutation de peine, ne vous abusez pas, ce sera les galères à perpétuité.

« — Que voulez-vous ! murmura le condamné avec un soupir, cela vaut toujours mieux que la mort.

« A mon tour je sentis une sueur froide qui perlait sur mon front.

« — Oui, dit Gabriel en me regardant, oui, je comprends ce qui se passe en vous ; vous me méprisez, vous me trouvez lâche, vous vous dites que mieux vaut cent fois mourir que traîner à perpétuité, quand on a vingt-six ans surtout, un boulet infâme.

« Mais que voulez-vous ! depuis que cet arrêt a été rendu je n’ai pas dormi une heure ; regardez mes cheveux… il y en a la moitié qui ont blanchi.

« Oui, j’ai peur de la mort ; sauvez-moi de la mort, c’est tout ce que je vous demande, ils feront ensuite tout ce qu’ils voudront de moi.

« — Je tâcherai, répondis-je.

« — Ah ! docteur ! docteur !… s’écria le malheureux en saisissant ma main et en appuyant ses lèvres sur elle avant que j’eusse eu le temps de la retirer, docteur, je le savais bien que mon seul, mon unique, mon dernier espoir était en vous.

« — Monsieur !… repris-je honteux de ses humbles démonstrations.

« — Et maintenant, dit-il, ne perdez pas une minute, allez, allez ; si par hasard quelque obstacle s’opposait à ce que vous vissiez le roi, insistez, au nom du ciel.

« Songez que ma vie est attachée à vos paroles, songez qu’il est neuf heures du soir, et que c’est demain à six heures du matin. Neuf heures à vivre, mon Dieu ! si vous ne me sauvez pas, je n’ai plus que neuf heures à vivre.

« — À onze heures je serai aux Tuileries.

« — Et pourquoi à onze heures ? pourquoi pas tout de suite ? vous perdez deux heures, ce me semble.

« — Parce que c’est à onze heures que le roi se retire ordinairement pour travailler, et que jusqu’à cette heure il demeure au salon de réception.

« — Oui, et ils sont là une centaine de personnes qui causent, qui rient, qui sont sûrs du lendemain, sans songer qu’il y a un homme, un de leurs semblables, qui sue son agonie dans un cachot, à la lueur de cette lampe, en face de ces murs couverts de noms de gens qui ont vécu comme il vit en ce moment et qui le lendemain étaient morts.

« Ils ne savent pas tout cela, eux, dites-leur que c’est ainsi et qu’ils aient pitié de moi.

« — Je ferai ce que je pourrai, monsieur, soyez tranquille.

« — Puis, si le roi hésitait, adressez-vous à la reine, c’est une sainte femme, elle doit être contre la peine de mort !

« Adressez-vous au duc d’Orléans, tout le monde parle de son bon cœur. Il disait un jour, à ce qu’on m’a assuré, que s’il montait jamais sur le trône, il n’y aurait pas une seule exécution sous son règne.

« Si vous vous adressiez à lui au lieu de vous adresser au roi ?

« — Rassurez-vous, je ferai ce qu’il faudra faire.

« — Mais espérez-vous quelque chose au moins ?

« — La clémence du roi est grande, j’espère en elle.

« — Dieu vous entende ! s’écria-t-il en joignant les mains. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! touchez le cœur de celui qui d’un mot peut me tuer ou me faire grâce.

« — Adieu, monsieur.

« — Adieu ? que dites-vous là ? ne reviendrez-vous point ?

« — Je reviendrai si j’ai réussi.

« — Oh ! dans l’un ou l’autre cas, que je vous revoie.

« Mon Dieu ! que deviendrais-je si je ne vous revoyais pas ? Jusqu’au pied de l’échafaud je vous attendrais, et quel supplice qu’un pareil doute ! Revenez, je vous en supplie, revenez.

« — Je reviendrai.

« — Ah ! bien ! dit le condamné, que ses forces semblèrent abandonner du moment où il eut obtenu de moi cette promesse ; bien, je vous attends !

« Et il se laissa retomber lourdement sur sa chaise.

« Je m’avançai vers la porte.

« — À propos, s’écria-t-il, envoyez-moi mon père, je ne veux pas rester seul ; la solitude c’est le commencement de la mort.

« — Je vais faire ce que vous désirez.

« — Attendez. À quelle heure croyez-vous être de retour ?

« — Mais, je ne sais… cependant je crois que vers une heure du matin…

« — Tenez, voilà neuf heures et demie qui sonnent ; c’est incroyable comme les heures passent vite, depuis deux jours surtout ! Ainsi, dans trois heures, n’est-ce pas ?

« — Oui.

« — Allez, allez, allez ; je voudrais à la fois vous garder et vous voir partir.

« Au revoir, docteur, au revoir. Envoyez-moi mon père, je vous prie.

« La recommandation était inutile : le pauvre vieillard ne m’eut pas plutôt vu apparaître à la porte qu’il se leva.

« Le guichetier qui me faisait sortir le fit entrer, et la porte se referma sur lui.

« Je remontai, le cœur serré. Je n’avais jamais vu un si hideux spectacle, et certes, cependant, la mort nous est familière à nous autres médecins, et il y a peu d’aspects sous lesquels elle ne nous soit connue ; mais jamais je n’avais vu la vie lutter si lâchement contre elle.

« Je sortis en prévenant le directeur que je reviendrais probablement dans le courant de la nuit.

« Mon cabriolet m’attendait à la porte ; je revins chez moi et trouvai mes amis qui faisaient joyeusement une bouillotte, et je me rappelai ce que m’avait dit ce malheureux :

« — Il y a dans ce moment-ci des hommes qui rient, qui s’amusent, sans songer qu’il y a un de leurs semblables qui sue son agonie.

« J’étais si pâle qu’en m’apercevant ils jetèrent un cri de surprise et presque de terreur, et qu’ils me demandèrent tous ensemble s’il m’était arrivé quelque accident.

« Je leur racontai ce qui venait de se passer, et, à la fin de mon récit, ils étaient presque aussi pâles que moi.

« Puis j’entrai dans mon cabinet de toilette et je m’habillai.

« Lorsque je sortis, la bouillotte avait cessé.

« Ils étaient debout et causaient : une grande discussion s’était engagée sur la peine de mort. »