Galehaut, sire des Îles Lointaines/05

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Plon-Nourrit et Cie (2p. 118-122).


V


Le ciel était nuageux et le temps sombre ; mais on était en juillet, et l’herbe était si haute que les chevaux y entraient jusqu’à mi-jambe. Comme la demoiselle et ses compagnons traversaient un vaste pré, ils virent passer au loin, à la corne d’un bois, trois chevaliers tout armés, les écus au col, les heaumes lacés, prêts à se défendre comme à assaillir, suivis de leurs écuyers. Ils s’arrêtèrent, se montrant monseigneur Gauvain et Sagremor, et l’un d’eux ne tarda pas à se détacher et s’approcha au grand galop. Aussitôt, le desréé de s’élancer, lance sur feutre ; mais, au moment qu’il allait heurter l’inconnu, il leva son arme et tira si rudement sur le frein qu’il pensa renverser son destrier : il avait reconnu monseigneur Yvain. Celui-ci arrêta son cheval à son tour, et tous deux se firent de grandes amitiés. Keu le sénéchal et Giflet accouraient, étonnés : ils firent fête à monseigneur Gauvain et à Sagremor. Tous cinq résolurent de ne plus se séparer avant que d’avoir trouvé une aventure. Et ils continuèrent leur chemin, devisant et riant entre eux le plus gaiement du monde.

Le jour s’était peu à peu éclairci, le soleil rayonnait, chaud et vermeil, les oiselets gazouillaient doux et clair sous la feuillée, les rameaux des arbres heurtaient parfois les écus et les hauberts et les faisaient tinter à grande joie : si bien que Sagremor, qui chevauchait un peu en arrière, en causant avec sa mie qu’il tenait par le col, se prit à chanter une chanson de croisade qu’il avait apprise en son enfance. Et sachez qu’il chantait bien et plaisamment, en sorte que la pucelle l’écoutait sans mot dire et que ses compagnons, qui allaient devant, ralentirent leur allure.

 
Le temps nouveau, le mai, la violette,
Les rossignols m’invitent à chanter,
Et mon fin cœur me fait d’une amourette
Le doux présent que n’ose refuser.
Ah ! Dieu me laisse à tel honneur monter
Que celle où j’ai mon cœur et mon penser
Je tienne un jour entre mes bras, nuette,
Avant que j’aille outre-mer !

— Je ne sais pas un chevalier à la cour du roi mon oncle, qui soit aussi agréable que Sagremor, dit messire Gauvain.

— Non, fit messire Yvain, ni qui soit plus preux et entreprenant.

— Attendons-les, et nous chanterons avec eux.

— Ha ! ils ont bien plus de plaisir entre eux deux qu’en notre compagnie ! s’écria Giflet.

Comme il disait ces mots, la demoiselle se prit à chanter à son tour, et il n’y avait femme en tout le pays de Logres qui si bien le fit, de manière que les compagnons l’écoutèrent volontiers, oubliant leurs gais propos et leurs rires.


Lorsque je vois l’aube venir
Je ne sais rien si fort haïr :
Elle fait loin de moi partir
Mon ami que j’aime d’amour.
Je ne hais rien tant que le jour,
Ami, qui me départ de vous !

Quand je gis seulette en mon lit
Et regarde alentour de mi
Sans plus y trouver mon ami,
Que je regrette mes amours !
Je ne hais rien tant que le jour,
Ami, qui me départ de vous !

Doux ami, vous vous en irez…
À Dieu soyez recommandé !
Mais qui aura de moi pitié ?
Ha, mon cœur est étreint d’amour !
Je ne hais rien tant que le jour,
Ami, qui me départ de vous.

Je prie tous les vrais amants
D’aller cette chanson chantant
Quoi qu’en disent les médisants :
Tant pis pour les maris jaloux !
Je ne hais rien tant que le jour,
Ami, qui me départ de vous !

Quand elle eut fini, Sagremor reprit, et cette fois Giflet chanta avec lui, et messire Yvain leur bourdonna doucement par-dessus ; puis ils se mirent tous à rire et à causer : et tel fut ce beau matin envoyé par Dieu.