Galehaut, sire des Îles Lointaines/40

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (2p. 226-230).


XL


Ils chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent à une chapelle appelée la chapelle Morgane, d’où partaient deux routes.

— Sire duc, dit le valet, m’est avis que nous prenions la voie de droite, car l’autre mène au Val d’où nul ne revient. Vous feriez comme fol, si vous vous engagiez par là.

— Me veux-tu ôter ce que je vais quérant ? Celui-là n’est pas un chevalier, mais un marchand, qui laisse les voies dangereuses pour les sûres, et jamais les aventures ne seraient achevées, si les chevaliers errants faisaient ce que tu souhaites que je fasse.

— Vous irez où vous voudrez, répliqua le valet, mais je ne vous suivrai point. Je vous attendrai ici jusqu’à demain, et si je n’ai alors de vos nouvelles, je pourrai bien m’en aller.

— Tu m’auras assez attendu, si tu m’attends durant ce temps.

Là-dessus, Galessin recommanda l’écuyer à Dieu et entra dans le Val, qui était clos d’un mur d’air. Et le conte dit comment ; écoutez :

Le roi Artus avait une sœur nommée Morgane qui avait appris de Merlin tant de tours et d’enchantements qu’une foule de gens, dont beaucoup de fous, l’appelaient Morgane la fée, ou même la déesse. Elle aima un chevalier nommé Guyomar, cousin de la reine Guenièvre ; et celle-ci leur faisait souvent des remontrances. Un jour, elle les prit sur le fait et bannit son cousin : de là vint la grande haine que Morgane eut toujours pour la reine. Elle s’enfuit à son tour et rejoignit Guyomar ; mais il s’était épris d’une demoiselle de grande beauté. Maintes fois, Morgane s’efforça de les surprendre, car elle savait la vérité comme on la peut savoir par ouï-dire. Elle les guetta tant, la nuit et le jour, qu’à la fin elle les découvrit dans ce val qui était l’un des plus beaux du monde. Et à cause du grand chagrin qu’elle eut, elle les y enferma dans une muraille d’air et elle condamna la demoiselle à sentir toujours un froid de glace de la tête à la taille et une chaleur torride de la taille aux pieds ; puis elle fit un enchantement tel qu’aucun chevalier ne pût sortir du val après y avoir pénétré, à moins qu’il n’eût jamais, même en pensée, faussé ses amours.

Depuis vingt ans, nul des chevaliers errants qui avaient franchi la muraille d’air n’avait pu la repasser, et il y en avait déjà deux cent cinquante-quatre ; aussi appelait-on ce lieu le Val des Faux Amants ou le Val Sans Retour. Les dames, les demoiselles, les écuyers y entraient et en sortaient à leur guise : c’est ainsi que beaucoup des prisonniers avaient leurs amies par amour avec eux, et leurs valets qui les servaient et leur apportaient leurs rentes, leurs vêtements, leurs oiseaux ; et ils logeaient dans de riches maisons ; et l’on voyait là des chapelles où chaque jour la messe était chantée. Mais tous attendaient le cœur doux, humble et fidèle sans reproche, qui les pourrait délivrer.

Quand Galessin eut un peu cheminé dans le Val, il trouva une porte basse devant laquelle il mit pied à terre. Elle ouvrait sur un escalier qui le mena dans un souterrain tout blanc. Là, quatre dragons enchaînés par la gorge, mauvais et forts et féroces à miracle, qui léchaient leurs ongles sanglants, se levèrent en le voyant, s’étirèrent et dressèrent leurs crêtes terriblement ; telle était leur force qu’ils enfonçaient leurs griffes dans le sol, qui était de pierre de grès aussi aisément que dans du beurre. Mais Galessin embrasse son écu, dégaine son épée et s’avance entre eux : aussitôt ils l’assaillent ensemble. Vainement il en frappe un au milieu du front : l’épée rebondit comme sur une enclume. Alors, se couvrant de son écu du mieux qu’il peut, il se met à les heurter à coups de pommeau si rudement qu’il leur fait étinceler les yeux, et combat tant et si bien qu’enfin il passe outre.

L’allée qu’il suivait le ramena au jour, mais il se trouva devant un torrent furieux et profond, que traversait en guise de pont une planche d’un pied de large : deux chevaliers en défendaient l’issue, l’un armé d’une lance, l’autre d’un écu et d’une épée nue. Galessin fait le signe de la croix et s’avance sur le pont périlleux, l’écu devant la poitrine. Mais le chevalier à la lance le frappe avec une telle violence que du premier coup il le précipite dans la rivière.

Quand Galessin reprit ses sens, il se sentit tirer de l’eau par quatre vilains et il lui fut avis qu’il avait beaucoup bu. On l’étend sur la rive : devant lui se dresse un chevalier armé ; vainement il tente de se défendre : il n’en a pas la force. Et l’autre lui arrache son heaume et son épée ; après quoi on l’emmène dans un verger où une quantité de seigneurs captifs et de dames se promenaient en causant.

Il retrouva là Keheddin le beau, Hélain le blond et Aiglin des Vaux, tous trois compagnons de la Table ronde. Mais le conte maintenant se tait de lui pour quelque temps, voulant dire ce qui advint à monseigneur Gauvain quand Karadoc de la Tour Douloureuse l’eut ravi et emporté.