Gamiani ou deux nuits d’excès (éd. Poulet-Malassis)/02

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en Hollande (Poulet-Malassis) (p. 73-141).

DEUXIÈME PARTIE

GAMIANI

OU DEUX NUITS D’EXCÈS


Je pensais que Fanny, jeune encore, innocente de cœur, ne conserverait de Gamiani qu’un souvenir d’horreur et de dégoût. Je l’accablais de tendresse et d’amour, je lui prodiguais les plus douces et les plus enivrantes caresses ; parfois, je l’abîmais de plaisir, dans l’espoir qu’elle ne concevrait plus désormais d’autre passion que celle avouée par la nature, qui confond les deux sexes dans la joie des sens et de l’âme. Hélas ! je me trompais ; l’imagination était frappée : elle dépassait tous nos plaisirs. Rien n’égalait aux yeux de Fanny les transports de son amie. Nos plus forts accès lui semblaient de froides caresses, comparés aux fureurs qu’elle avait connues dans cette nuit funeste.

Elle m’avait juré de ne plus revoir Gamiani, mais son serment n’éteignait pas le désir qu’elle nourrissait en secret. Vainement elle luttait : ce combat intérieur ne servait qu’à l’irriter davantage. Je compris bientôt qu’elle ne résisterait pas. J’avais perdu sa confiance : il fallut me cacher pour l’observer.

À l’aide d’une ouverture habilement pratiquée, je pouvais la contempler chaque soir à son coucher. La malheureuse ! je la
vis souvent pleurer sur son divan, se tordre, se rouler désespérée, et, tout à coup, déchirer, jeter ses vêtements, se mettre toute nue devant une glace, l’œil égaré, comme une folle. Elle se touchait, se frappait, s’excitait au plaisir avec une frénésie insensée et brutale. Je ne pouvais plus la guérir, mais je voulus voir jusqu’où se porterait ce délire des sens.

Un soir, j’étais à mon poste, Fanny allait se coucher, lorsque je l’entendis s’écrier :

— Qui est là ? Est-ce vous, Angélique ?… Gamiani !… Oh ! madame, j’étais loin…

GAMIANI.

Sans doute ; vous me fuyez, vous me repoussez : j’ai dû recourir à la ruse. J’ai trompé, éloigné vos gens, et me voici !

FANNY.

Je ne puis vous comprendre, encore moins qualifier votre obstination ; mais si j’ai tenu secret ce que je sais de vous, mon refus formel de vous recevoir devait vous dire assez que votre présence m’est importune… odieuse… Je vous rejette, je vous abhorre… Laissez-moi, par grâce ! éloignez-vous, évitez un scandale…

GAMIANI.

Mes mesures et ma résolution sont prises, vous ne les changerez pas, Fanny ; oh ! ma patience est à bout !

FANNY.

Eh bien ! que prétendez-vous faire ? Me forcer encore, me violenter, me salir… oh ! non, madame, vous sortirez, ou j’appelle mes gens !

GAMIANI.

Enfant ! nous sommes seules ; les portes sont fermées, les clefs jetées par la fenêtre. Vous êtes à moi !… Mais, calmez-vous, soyez sans crainte.

FANNY.

Pour Dieu ! ne me touchez pas !

GAMIANI.

Fanny, toute résistance est vaine. Vous succomberez toujours. Je suis la plus forte, et la passion m’anime. Un homme ne me vaincrait pas ! Allons ! elle tremble… elle pâlit !… Mon Dieu ! Fanny ! ma Fanny !… Elle se trouve mal ! Oh ! qu’ai-je fait ?… Reviens à toi, reviens !… Si je te presse ainsi sur moi, c’est par amour. Je t’aime tant, toi, ma vie, toi, mon âme ! Tu ne peux donc pas me comprendre.

Va ! je ne suis pas méchante, ma petite, ma chérie !… Non, je suis bonne, bien bonne, puisque j’aime ! Vois dans mes yeux, sens comme mon cœur bat. C’est pour toi, pour toi seule ! Je ne veux que ta joie, ton ivresse en mes bras. Reviens à toi, reviens sous mes baisers ! Oh ! folie ! je l’idolâtre, cette enfant !…

FANNY.

Vous me tuerez ! Mon Dieu ! laissez-moi, laissez-moi donc enfin ; vous êtes horrible !

GAMIANI.

Horrible ! horrible ! qu’ai-je en moi qui puisse inspirer tant d’horreur ? Ne suis-je
pas jeune encore ? ne suis-je pas belle aussi ? On me le dit partout. Et mon cœur ! en est-il un plus capable d’aimer ? Le feu qui me consume, qui me dévore, ce feu brûlant de l’Italie qui redouble mes sens et me fait triompher alors que tous les autres cèdent, est-ce donc chose horrible ? Dis… un homme, un amant, qu’est-ce, près de moi ? Deux ou trois luttes l’abattent, le renversent ; à la quatrième il râle impuissant, ses reins plient dans le spasme du plaisir. C’est pitié ! Moi, je reste encore forte, frémissante, inassouvie ! Oh ! oui, je personnifie les joies ardentes de la matière, les joies brûlantes de la chair ! Luxurieuse, implacable, je donne un plaisir sans fin, je suis l’amour qui tue !

FANNY.

Assez ! Gamiani, assez !

GAMIANI.

Non ! non ! écoute encore, écoute, Fanny. Être nues, se sentir jeunes et belles, suaves, embaumées, brûler d’amour, et trembler de plaisir ; se toucher, se mêler, s’exhaler corps et âme en un soupir, un seul cri, un cri d’amour ! Fanny ! Fanny ! c’est le ciel !

FANNY.

Quels discours ! quels regards !… et je vous écoute, je vous regarde… Oh ! grâce pour moi. Je suis si faible. Vous me fascinez… Quelle puissance as-tu donc ?… Tu te mêles à ma chair, tu te mêles à mes os, tu es un poison !… Oh ! oui, tu es horrible et… je t’aime !…

GAMIANI.

Je t’aime ! je t’aime ! Dis encore, dis encore, mais c’est un mot qui brûle !

Gamiani était pâle, immobile, les yeux ouverts, les mains jointes, à genoux devant Fanny. On eût dit que le ciel l’avait soudainement frappée pour la changer en marbre. Elle était sublime d’anéantissement et d’extase.

FANNY.

Oui ! oui ! je t’aime de toutes les forces de mon corps ! Je te veux, je te désire ! Oh ! j’en perdrai la tête !

GAMIANI.

Que dis-tu, bien-aimée ? que dis-tu ?… Je suis heureuse !… Tes cheveux sont beaux ; qu’ils sont doux ! Ils glissent dans mes doigts, fins, dorés comme la soie. Ton front est bien pur, plus blanc qu’un lys. Tes yeux sont beaux, ta bouche est belle. Tu es blanche, satinée, parfumée, céleste de la tête aux pieds ! Tu es un ange, tu es la volupté ! Oh ! ces roses ! ces lacets ! Sois donc nue !… vite à moi !… je suis nue déjà, moi !… Tiens ! eh bien ! Éblouissante !… Reste debout, que je t’admire. Si je pouvais te peindre, te rendre d’un seul trait !… Attends, que je baise tes pieds, tes genoux ; ton sein, ta bouche ! Embrasse-moi ! serre-moi ! Plus fort ! plus fort ! quelle joie ! quelle joie ! Elle m’aime !…

Les deux corps n’en faisaient qu’un. Seulement, les têtes se tenaient séparées et se regardaient avec une expression ravissante. Les yeux étaient de feu, les joues d’un rouge ardent. Les bouches frémissaient, riaient, ou se mêlaient avec transport. J’entendis un soupir s’exhaler, un autre lui répondre ; après, ce fut un cri, un cri étouffé, et les deux femmes restèrent immobiles.

FANNY.

J’ai été heureuse, bien heureuse !

GAMIANI.

Moi aussi, ma Fanny, et d’un bonheur qui m’était inconnu. C’était l’âme et les sens réunis sur tes lèvres… Viens sur ton lit, viens goûter une nuit d’ivresse !

À ces mots, elles s’entraînent mutuellement vers l’alcôve. Fanny s’élance sur le lit, s’étend, se couche voluptueusement. Gamiani, à genoux sur un tapis, l’attire sur son sein, l’entoure de ses bras.

Silencieuse, elle la contemple avec langueur… Bientôt les agaceries recommencent. Les baisers se répondent, les mains volent, habiles au toucher. Les yeux de Fanny expriment le désir et l’attente ; ceux de Gamiani, le désordre des sens. Colorées, animées par le feu du plaisir, toutes deux semblaient étinceler à mes yeux ; ces furies délirantes, à force de rage et de passion, poétisaient en quelque sorte l’excès de leur débauche : elles parlaient à la fois aux sens et à l’imagination.

J’avais beau me raisonner, condamner en moi ces absurdes folies, je fus bientôt ému, échauffé, possédé de désirs. Dans l’impossibilité où j’étais d’aller me mêler à ces deux femmes nues, je ressemblais à la bête fauve que tourmente le rut et qui des yeux dévore sa femelle à travers les barreaux de sa cage. Je restais stupidement immobile, la tête clouée près de l’ouverture d’où j’aspirais, pour ainsi dire, ma torture, vraie torture de damné, terrible, insupportable, qui frappe d’abord la tête, se mêle ensuite au sang, s’infiltre dans les os, jusques à la moelle, qu’elle brûle. Je souffrais trop à force de sentir. Il me semblait que mes nerfs, tendus, irrités, finissaient par se rompre. Mes mains, crispées, s’accrochaient au parquet. Je ne respirais plus, j’écumais. Ma tête se perdit. Je devins fou furieux, et, m’empoignant avec rage, je sentis toute ma force d’homme s’agiter furibonde entre mes doigts serrés, tressaillir un instant, puis fondre et s’échapper en saillies brûlantes comme une rosée de feu ! jouissance étrange qui vous brise, vous renverse à terre !

Revenu à moi, je me vis énervé. Mes paupières étaient lourdes ; ma tête se tenait à peine. Je voulus m’arracher de ma place ; un soupir de Fanny m’y retint. J’appartenais au démon de la chair. Tandis que mes mains se lassaient à ranimer ma puissance éteinte, je m’abîmais les yeux à contempler la scène qui me jetait dans un si horrible désordre.

Les poses étaient changées. Mes tribades se tenaient enfourchées l’une dans l’autre, cherchant à mêler leurs duvets touffus, à frotter leurs parties ensemble. Elles s’attaquaient, se refoulaient avec un acharnement et une vigueur que l’approche du plaisir peut seule donner à des femmes. On eût dit qu’elles voulaient se fendre, se briser, tant leurs efforts étaient violents, tant leur respiration haletait bruyante. — Hai ! hai ! s’écriait Fanny, je n’en puis plus, cela me tue ! Va seule, va !… — Encore ! répondait Gamiani, je touche au bonheur ! Pousse ! tiens donc ! tiens !… Je m’écorche ! je crois. Ah ! je sens, je coule !… Ah ! ah ! ah !… — La tête de Fanny retombait sans force. Gamiani roulait la sienne, mordait les draps, mâchait ses cheveux flottants sur elle. Je suivais leurs élans, leurs soupirs ; j’arrivai comme elle au comble de la volupté !

FANNY.

Quelle fatigue ! Je suis rompue, mais quel plaisir j’ai goûté !…

GAMIANI.

Plus l’effort dure, plus il est pénible, plus aussi la jouissance est vive et prolongée !

FANNY.

Je l’ai éprouvé. J’ai été plus de cinq minutes plongée dans une sorte de vertige enivrant. L’irritation se portait dans tous mes membres. Ce frottement de poils contre une peau si tendre me causait une démangeaison dévorante. Je me roulais dans le feu, dans la joie des sens ! Ô folie ! ô bonheur ! jouir !… oh ! je comprends ce mot !

Une chose m’étonne, Gamiani. Comment, si jeune encore, as-tu cette expérience des sens ? Je n’aurais jamais supposé toutes nos extravagances. D’où te vient ta science ? D’où vient ta passion qui me confond, qui parfois m’épouvante ? La nature ne nous fait pas de la sorte.

GAMIANI.

Tu veux donc me connaître ? Eh bien ! enlace-moi dans tes bras, croisons nos jambes, pressons-nous ! Je vais te raconter ma vie au couvent. C’est une histoire qui pourra nous monter la tête, nous donner de nouveaux désirs.

FANNY.

Je t’écoute, Gamiani.

GAMIANI.

Tu n’as pas oublié le supplice atroce que me fit subir ma tante, pour servir sa lubricité. Je n’eus pas plutôt compris l’horreur de sa conduite, que je m’emparai de quelques papiers qui garantissaient ma fortune. Je pris aussi des bijoux, de l’argent, et, profitant d’une absence de ma digne parente, j’allai me réfugier dans le couvent des sœurs de la Rédemption. La supérieure, touchée sans doute de mon jeune âge et de mon apparente timidité, me fit l’accueil le plus propre à dissiper mes craintes et mon embarras.

Je lui racontai ce qui m’était arrivé, je lui demandai un asile et sa protection. Elle me prit dans ses bras, me serra affectueusement et m’appela sa fille. Après, elle m’entretint de la vie tranquille et douce du couvent ; elle réchauffa encore ma haine pour les hommes et termina par une exhortation pieuse qui me parut le langage d’une âme divine. Pour rendre moins sensible mon passage subit de la vie du monde à la vie du cloître, il fut convenu que je resterais près de la supérieure et que je coucherais chaque soir dans son alcôve. Dès la seconde nuit, nous en étions à causer familièrement du monde. La supérieure se retournait, s’agitait sans cesse dans son lit. Elle se plaignait du froid et me pria de coucher avec elle pour la réchauffer. Je la trouvai absolument nue. On dort mieux, disait-elle, sans chemise. Elle m’engagea à ôter la mienne ; ce que je fis pour lui être agréable. — Oh ! ma petite, s’écria-t-elle en me touchant, tu es brûlante ! Comme ta peau est douce ! Les barbares ! oser te martyriser de la sorte ! Tu as dû bien souffrir ! Raconte-moi donc ce qu’ils t’ont fait. Ils t’ont battue ? dis. Je lui répétai mon histoire dans tous ses détails, appuyant sur ceux qui paraissaient l’intéresser davantage. Le plaisir qu’elle prenait à m’entendre parler était si vif qu’elle en éprouvait des tressaillements extraordinaires. — Pauvre enfant ! pauvre enfant ! répétait-elle, en me serrant de toutes ses forces.

Insensiblement je me trouvai étendue sur elle. Ses jambes étaient croisées sur mes reins, ses bras m’entouraient. Une chaleur tiède et pénétrante se répandait par tout mon corps ; j’éprouvais un bien-être inconnu, délicieux, qui communiquait à mes os, à ma chair, je ne sais quelle sueur d’amour qui faisait couler en moi comme une douceur de lait. — Vous êtes bonne, bien bonne, dis-je à la supérieure. Je vous aime, je suis heureuse près de vous. Je ne voudrais jamais vous quitter ! Ma bouche se collait sur ses lèvres, et je reprenais avec ardeur : — Ah ! oui, je vous aime à en mourir !… Je ne sais… mais je sens…

La main de la supérieure me flattait avec lenteur. Son corps s’agitait doucement sous le mien. Sa toison, dure et touffue, se mêlait à la mienne, me piquait au vif et me causait un chatouillement diabolique. J’étais hors de moi, dans un frémissement si grand que tout mon corps tremblait. À un baiser violent que me donna la supérieure, je m’arrêtai subitement. — Mon Dieu ! m’écriai-je, laissez-moi !… Ah !… jamais rosée plus abondante, plus délicieuse ne suivit un combat d’amour.

L’extase passée, loin d’être abattue, je me précipite de plus belle sur mon habile compagne ; je la mange de caresses. Je prends sa main, je la porte à cette même place qu’elle vient d’irriter si fort. La supérieure me voyant de la sorte, s’oublie elle-même, s’emporte comme une bacchante. Toutes deux nous disputons d’ardeur, de baisers, de morsures !… Quelle agilité, quelle souplesse cette femme avait dans les membres ! Son corps se pliait, s’étendait, se roulait à m’étourdir. Je n’y étais plus. J’avais à peine le temps de rendre un seul baiser à tous ceux qui me pleuvaient de la tête aux pieds. Il me semblait que j’étais mangée, dévorée en mille endroits ! Cette incroyable activité d’attouchement lubrique me mit dans un état qu’il est impossible de décrire. Ô Fanny ! que n’étais-tu témoin de nos assauts, de nos élans ! Si tu nous avais vues toutes deux furibondes, haletantes, tu aurais compris tout ce que peut l’empire des sens sur deux femmes amoureuses. Un instant ma tête se trouva prise entre les cuisses de ma lutteuse. Je crus deviner ses désirs. Inspirée par la lubricité, je me mis à la ronger dans ses parties les plus tendres. Mais je répondais mal à ses vœux. Elle me ramène bien vite sur elle, glisse, s’échappe sous mon corps et, m’entr’ouvrant subtilement les cuisses, elle m’attaque aussitôt avec la bouche. Sa langue agile et pointue me pique, me sonde comme un stylet qu’on pousse et retire rapidement. Ses dents me prennent et semblent vouloir me déchirer… J’en vins à m’agiter comme une perdue. Je repoussais la tête de la supérieure, je la tirais par les cheveux. Alors elle lâchait prise : elle me touchait doucement, m’injectait sa salive, me léchait avec lenteur, ou me mordillait le poil et la chair avec une raffinerie si délicate, si sensuelle à la fois, que ce seul souvenir me fait suinter de plaisir. Oh ! quelles délices m’enivraient ! quelle rage me possédait ! Je hurlais sans mesure ; je m’abattais abîmée, ou m’élevais égarée, et toujours la pointe rapide, aiguë, m’atteignait, me perçait avec raideur ! Deux lèvres minces et fermes prenaient mon clitoris, le pinçaient, le pressaient à me détacher l’âme ! Non, Fanny, il est impossible de sentir, de jouir de la sorte plus d’une fois en sa vie ! Quelle tension dans mes nerfs ! quel battement dans mes artères ! quelle ardeur dans la chair et le sang ! Je brûlais, je fondais et je sentais une bouche avide, insatiable, aspirer jusqu’à l’essence de ma vie. Je te l’assure, je fus desséchée, et j’aurais dû être inondée de sang et de liqueur ! Mais que je fus heureuse ! Fanny ! Fanny ! je n’y tiens plus ! Quand je parle de cet excès, je crois éprouver encore ces mêmes titillations dévorantes ! Achève-moi !… Plus vite ! plus fort !… bien ! ah ! bien ! las ! je meurs !…

Fanny était pire qu’une louve affamée.

— Assez ! assez ! répétait Gamiani. Tu m’épuises, démon de fille ! Je te supposais moins habile, moins passionnée. Je le vois, tu te développes. Le feu te pénètre.

FANNY.

Cela se peut-il autrement ? Il faudrait être dépourvue de sang et de vie pour rester insensible avec toi ! — Que fis-tu ensuite ?

GAMIANI.

Plus savante alors, je rendis avec usure, j’abîmai mon ardente compagne. Toute gêne fut désormais bannie entre nous, et j’appris bientôt que les sœurs de la Rédemption s’adonnaient entre elles aux fureurs des sens, qu’elles avaient un lieu secret de réunion et d’orgie pour s’ébattre à leur aise. Ce sabbat infâme s’ouvrait à complies et se terminait à matines.

La supérieure me déroula ensuite sa philosophie. J’en fus épouvantée, au point de voir en elle un Satan incarné. Cependant, elle me rassura par quelques plaisanteries, et me divertit surtout en me racontant la


perte de son pucelage. Tu ne devinerais jamais à qui fut donné ce précieux trésor. L’histoire est singulière et vaut la peine d’être répétée.

La supérieure, que j’appellerai maintenant Sainte, était fille d’un capitaine de vaisseau. Sa mère, femme d’esprit et de raison, l’avait élevée dans tous les principes de la saine religion, ce qui n’empêcha pas que le tempérament de la jeune Sainte ne se développât de très-bonne heure. Dès l’âge de douze ans, elle ressentait des désirs insupportables, qu’elle cherchait à satisfaire par tout ce qu’une imagination ignorante peut inventer de plus bizarre. La malheureuse se travaillait chaque nuit : ses doigts insuffisants gaspillaient en pure perte sa jeunesse et sa santé. Un jour, elle aperçut deux chiens qui s’accouplaient. Sa curiosité lubrique observa si bien le mécanisme et l’action de chaque sexe, qu’elle comprit mieux désormais ce qui lui manquait. Sa science acheva son supplice. Vivant dans une maison solitaire, entourée de vieilles servantes, sans jamais voir un homme, pouvait-elle espérer de rencontrer cette flèche animée, si rouge, si rapide, qui l’avait si fort émerveillée et qu’elle supposait devoir exister pareillement pour la femme ? À force de se tourmenter l’esprit, ma nymphomane se remémora que le singe est, de tous les animaux, celui qui ressemble le plus à l’homme. Son père avait précisément un superbe orang-outang. Elle courut le voir, l’étudier, et comme elle restait longtemps à l’examiner, l’animal, échauffé sans doute par la présence
d’une jeune fille, se développa tout à coup de la façon la plus brillante. Sainte se mit à bondir de joie. Elle trouvait enfin ce qu’elle cherchait tous les jours, ce qu’elle rêvait chaque nuit. Son idéal lui apparaissait réel et palpable. Pour comble d’enchantement, l’indicible joyau s’élançait plus ferme, plus ardent, plus menaçant qu’elle ne l’eût jamais ambitionné. Ses yeux le dévoraient. Le singe s’approcha, se pendit aux barreaux et s’agita si bien que la pauvre Sainte en perdit la tête. Poussée par sa folie, elle force un des barreaux de la cage et pratique un espace facile que la lubrique bête met de suite à profit. Huit pouces francs, bien prononcés, saillaient à ravir. Tant de richesse épouvanta d’abord notre pucelle. Toutefois, le diable la pressant, elle osa voir de plus près ; sa main toucha, caressa. Le singe tressaillit à tout rompre ; sa grimace était horrible. Sainte, effrayée, crut voir Satan devant elle. La peur la retint. Elle allait se retirer, lorsqu’un dernier regard jeté sur la flamboyante amorce réveille tous ses désirs. Elle s’enhardit aussitôt, relève ses jupes d’un air décidé et marche bravement à reculons, le dos penché vers la pointe redoutable. La lutte s’engage, les coups se portent, la bête devient l’égale de l’homme. Sainte est embestialisée, dévirginée, ensinginée ! Sa joie, ses transports éclatent en une gamme de oh ! et de ah ! mais sur un ton si élevé que la mère entend, accourt, et vous surprend sa fille bien nettement enchevillée, se tortillant, se débattant et déjectant son âme !

FANNY.

La farce est impayable !

GAMIANI.

Pour guérir la pauvre fille de sa manie singesque, on la plaça dans le couvent.

FANNY.

Mieux eût valu l’abandonner à tous les singes !

GAMIANI.

Tu vas mieux juger combien tu as raison. Mon tempérament s’accommodant volontiers d’une vie de fêtes et de plaisirs, je consentis avec joie à être initiée aux mystères des saturnales monastiques. Mon admission ayant été adoptée au chapitre, je fus présentée deux jours après. J’arrivai nue, selon la règle. Je fis le serment exigé, et, pour achever la cérémonie, je me prostituai courageusement à un énorme priape de bois destiné à cet effet. J’achevais à peine une douloureuse libation, que la bande des sœurs se rua sur moi, plus pressée qu’une troupe de cannibales. Je me prêtai à tous les caprices ; je pris les poses les plus lubriquement énergiques ; enfin, je terminai par une danse obscène et je fus proclamée victorieuse. J’étais exténuée. Une petite nonne bien vive, bien éveillée, plus raffinée que la supérieure, m’entraîna dans son lit. C’était bien la plus damnée tribade que l’enfer eût pu créer. Je conçus pour elle une vraie passion de chair, et nous fûmes presque toujours ensemble pendant les grandes orgies nocturnes.

FANNY.

Dans quel lieu se tenaient vos lupercales ?

GAMIANI.

Dans une vaste salle que l’art et l’esprit de débauche s’étaient plu à embellir. On y arrivait par deux grandes portes fermées à la façon des Orientaux, avec de riches draperies, bordées de franges d’or, ornées de mille dessins bizarres. Les murs étaient tendus en velours bleu foncé qu’encadrait une large plaque en bois de citronnier habilement ciselée. À distance égale, de grandes glaces partaient du plafond et touchaient au parquet. Dans les scènes d’orgie, les groupes nus des nonnes en délire se reflétaient sous mille formes, ou bien se détachaient vifs et brillants sur les lambris tapissés. Les coussins des divans tenaient lieu de siéges et servaient mieux encore les ébats de la volupté, les poses de la lubricité. Un double tapis, d’un tissu délicat, délicieux au toucher, recouvrait le parquet. On y voyait représentés, avec une magie surprenante de couleurs, vingt groupes amoureux, dans des attitudes lascives bien propres à rallumer les désirs éteints. Au plafond, la peinture offrait à l’œil les images les plus expressives de la folie et de la débauche. Je me rappellerai toujours une thyade fougueuse que tourmentait un corybante. Je n’ai jamais regardé ce tableau sans être provoquée aussitôt au plaisir.

FANNY.

Ce devait être délicieux à voir !

GAMIANI.

Ajoute encore à ce luxe de décorations l’enivrement des parfums et des fleurs ; une chaleur égale, tempérée, puis une lumière tendre, mystérieuse, qui s’échappait de six lampes d’albâtre, plus douce qu’un reflet d’opale. Tout faisait naître en vous je ne sais quel vague enchantement même de désir inquiet, de rêverie sensuelle. C’était l’Orient, son luxe, sa poésie, sa nonchalante volupté. C’était le mystère du harem, ses secrètes délices et, par-dessus tout, son ineffable langueur.

FANNY.

Qu’il eût été doux de passer là des nuits d’ivresse près d’un objet aimé !

GAMIANI.

Sans doute, l’amour en eût fait volontiers son temple, si la bruyante et sale orgie ne l’avait transformée chaque soir en repaire immonde.

FANNY.

Comment cela ?

GAMIANI.

Dès que minuit sonnait, les nonnes entraient vêtues d’une simple tunique noire, pour faire ressortir la blancheur des chairs. Toutes avaient les pieds nus, les cheveux flottants. Un service splendide paraissait bientôt comme par enchantement. La supérieure donnait le signal et l’on y répondait à l’envi. Les unes se tenaient assises, les autres couchées sur les coussins. Les mets exquis, les vins chauds irritants étaient enlevés avec un appétit dévorant. Ces figures de femmes usées par la débauche, froides, pâles aux rayons du jour, se coloraient, s’échauffaient peu à peu. Les vapeurs bachiques, les apprêts cantharidés portaient le feu dans le corps, le trouble dans la tête. La conversation s’animait, bruissait confuse et se terminait toujours par des propos obscènes, des provocations délirantes, lancées, rendues au milieu des chansons, des rires, des éclats, du choc des verres et des flacons. Celle des nonnes la plus pressée, la plus emportée, tombait tout à coup sur sa voisine et lui donnait un baiser violent qui électrisait la bande entière. Les couples se formaient, s’enlaçaient, se tordaient dans de fougueuses étreintes. On entendait le bruit des lèvres s’appliquant sur la chair ou s’entremêlant avec fureur. Puis partaient des soupirs étouffés, des paroles mourantes, des cris d’ardeur ou d’abattement. Bientôt les joues, les seins, les épaules ne suffisaient plus aux baisers sans frein. Les robes se relevaient ou se jetaient de côté. Alors, c’était un spectacle unique que tous ces corps de femmes, souples, gracieux, enchaînés nus l’un à l’autre, s’agitant, se pressant avec le raffinement, l’impétuosité d’une lubricité consommée. Si l’excès du plaisir différait trop au gré de l’impatient désir, on se détachait un instant pour reprendre haleine. On se contemplait avec des yeux de feu, et on luttait à qui rendrait la pose la plus lascive, la plus entraînante. Celle des deux qui triomphait par ses gestes et sa débauche, voyait tout à coup sa rivale éperdue fondre sur elle, la culbuter, la couvrir de baisers, la manger de caresses, la dévorer jusqu’au centre le plus secret des plaisirs, se plaçant toujours de manière à recevoir les mêmes attaques. Les deux têtes se dérobaient entre les cuisses, ce n’était plus qu’un seul corps, agité, tourmenté convulsivement, d’où s’échappait un râle sourd de volupté lubrique, suivi d’un double cri de joie.

— Elles jouissent ! elles jouissent ! répétaient aussitôt les nonnes damnées. Et les folles de se ruer égarées les unes sur les autres, plus furieuses que des bêtes qu’on lâche dans une arène.

Pressées de jouir à leur tour, elles tentaient les efforts les plus fougueux. À force de bonds et d’élans, les groupes se heurtaient entre eux et tombaient pêle-mêle à terre, haletants, rendus, lassés d’orgie et de luxure ; confusion grotesque de femmes nues, pâmées, expirantes, entassées dans le plus ignoble désordre et que venaient souvent éclairer les premiers feux du jour.

FANNY.

Quelles folies !

GAMIANI.

Elles ne se bornaient point là : elles variaient à l’infini. Privées d’hommes, nous n’en étions que plus ingénieuses à inventer des extravagances. Toutes les priapées, toutes les histoires obscènes de l’antiquité et des temps modernes nous étaient connues. Nous les avions dépassées. Éléphantis et l’Arétin avaient moins d’imagination que nous. Il serait trop long de dire nos artifices, nos ruses, nos philtres merveilleux pour ranimer nos forces, éveiller nos désirs et les satisfaire. Tu pourras en juger par le traitement singulier qu’on faisait subir à l’une de nous pour aiguillonner sa chair. On la plongeait d’abord dans un bain de sang chaud pour rappeler sa vigueur. Après, elle prenait une potion cantharidée, se couchait sur un lit, et se faisait frictionner par tout le corps. À l’aide du magnétisme, on tâchait de l’endormir. Sitôt que le sommeil l’avait gagnée, on l’exposait d’une manière avantageuse, on la fouettait jusqu’au sang, on la piquait de même. La patiente s’éveillait au milieu de son supplice. Elle se relevait égarée, nous regardait d’un air de folle et entrait aussitôt dans les plus violentes convulsions. Six personnes avaient peine à la comprimer. Il n’y avait que le léchement d’un chien qui pût la calmer. Sa fureur s’épanchait à flots. Mais si le soulagement n’arrivait pas, la malheureuse devenait plus terrible et demandait à grands cris un âne.

FANNY.

Un âne, miséricorde !

GAMIANI.

Oui, ma chère, un âne. Nous en avions deux bien dressés, bien dociles. Nous ne voulions le céder en rien aux dames romaines, qui s’en servaient dans leurs saturnales.

La première fois que je fus mise à l’épreuve, j’étais dans le délire du vin. Je me précipitai violemment sur la sellette, défiant toutes les nonnes. L’âne fut à l’instant dressé devant moi, à l’aide d’une courroie. Son braquemard terrible, échauffé par les mains des sœurs, battait lourdement sur mon flanc. Je le pris à deux mains, je le plaçai à l’orifice, et, après un chatouillement de quelques secondes, je cherchai à l’introduire. Mes mouvements aidant, ainsi que mes doigts et une pommade dilatante, je fus bientôt maîtresse de cinq pouces au moins. Je voulus pousser encore, mais je manquai de forces, je retombai. Il me semblait que ma peau se déchirait, que j’étais fendue, écartelée ! C’était une douleur sourde, étouffante, à laquelle se mêlait pourtant une irritation chaleureuse, titillante et sensuelle. La bête, remuant toujours, produisait un frottement si vigoureux que toute ma charpente vertébrale était ébranlée. Mes canaux spermatiques s’ouvrirent et débordèrent. Ma cyprine brûlante tressaillit un instant dans mes reins. Oh ! quelle jouissance ! Je la sentais courir en jets de flamme et tomber goutte à goutte au fond de ma matrice. Tout en moi ruisselait d’amour. Je poussai un long cri d’énervement et je fus soulagée… Dans mes élans lubriques, j’avais gagné deux pouces ; toutes les mesures étaient passées, mes compagnes étaient vaincues. Je touchais aux bourrelets sans lesquels on serait éventrée !

Épuisée, endolorie dans tous les membres, je croyais mes voluptés finies lorsque l’intraitable fléau se raidit de plus belle, me sonde, me travaille et me tient presque levée. Mes nerfs se gonflent, mes dents se serrent et grincent ; mes bras se tendent sur mes deux cuisses crispées. Tout à coup un jet violent s’échappe et m’inonde d’une pluie chaude et gluante, si forte, si abondante, qu’elle semble regorger dans mes veines et toucher jusqu’au cœur. Mes chairs, lâchées, détendues par ce baume exubérant, ne me laissent plus sentir que des félicités poignantes qui me piquent les os, la moelle, la cervelle et les nerfs, dissolvent mes jointures et me mettent en fusion brûlante… Torture délicieuse !… intolérable volupté qui défait les liens de la vie et vous fait mourir avec ivresse !…

FANNY.

Quels transports tu me causes, Gamiani ! Bientôt je n’y tiens plus… Enfin, comment es-tu sortie de ce couvent du diable ?

GAMIANI.

Voici : après une grande orgie, nous eûmes l’idée de nous transformer en hommes, à l’aide d’un godemiché attaché, de nous embrocher de la sorte à la suite les unes des autres, puis de courir comme des folles. Je formais le dernier anneau de la chaîne ; j’étais la seule par conséquent qui chevauchasse sans être chevauchée. Quelle fut ma surprise lorsque je me sentis vigoureusement assaillie par un homme nu qui s’était, je ne sais comment, introduit parmi nous. Au cri d’effroi qui m’échappa, toutes les nonnes se débandèrent et vinrent s’abattre incontinent sur le malheureux intrus. Chacune voulait finir en réalité un plaisir commencé par un fatigant simulacre. L’animal trop fêté fut bientôt épuisé. Il fallait voir son état de torpeur et d’abattement ; son élytroïde flasque et pendant, toute sa virilité dans la plus négative démonstration. J’eus peine à ravitailler toutes ces misères quand mon tour fut venu de goûter aussi de l’élixir prolifique. J’y parvins néanmoins. Couchée sur le moribond, ma tête entre ses cuisses, je suçai si habilement messer Priape endormi qu’il s’éveilla rubicond, vivace à faire plaisir. Caressée moi-même par une langue agile, je sentis bientôt approcher un incroyable plaisir, que j’achevai en m’asseyant glorieusement et avec délices sur le sceptre que je venais de conquérir. Je donnai et je reçus un déluge de volupté.

Ce dernier excès acheva notre homme. Tout fut inutile pour le ranimer. Le croirais-tu ? Dès que les nonnes comprirent que ce malheureux n’était plus bon à rien, elles décidèrent, sans hésiter, qu’il fallait le tuer et l’ensevelir dans une cave, de peur que ses indiscrétions ne vinssent à compromettre le couvent. Je combattis vainement ce parti criminel ; en moins d’une seconde, une lampe fut détachée et la victime enlevée dans un nœud coulant. Je détournai la vue de cet horrible spectacle… Mais voilà, à la grande surprise de ces furies, que la pendaison produit son effet ordinaire. Émerveillée de la démonstration nerveuse, la supérieure
monte sur un marchepied et, aux applaudissements frénétiques de ses dignes complices, elle s’accouple dans l’air avec la mort, et s’encheville à un cadavre ! — Ce n’est pas la fin de l’histoire. Trop mince ou trop usée pour soutenir ce double poids, la corde cède et se rompt. Mort et vivante tombent à terre, et si rudement que la nonne en a les os rompus et que le pendu, dont la strangulation s’était mal opérée, revient à la vie et menace, dans sa tension nerveuse, d’étouffer la supérieure.

La foudre tombant sur une foule produit moins d’effet que cette scène sur les nonnes. Toutes s’enfuirent épouvantées, croyant que le diable était avec elles. La supérieure resta seule à se débattre avec l’intempestif ressuscité.

L’aventure devait entraîner des suites terribles. Pour les prévenir, je m’échappai le soir même de ce repaire de débauches et de crimes…

Je me réfugiai quelque temps à Florence, pays d’amour et de prestige. Un jeune Anglais, sir Edward, enthousiaste et rêveur comme un Oswald, conçut pour moi une passion violente. J’étais lasse de plaisirs immondes. Jusque-là mon corps seul s’était agité, avait vécu ; mon âme sommeillait encore. Elle s’éveilla doucement aux accents purs, enchanteurs, d’un amour noble et élevé. Dès lors, je compris une existence nouvelle ; j’éprouvai ces désirs vagues, ineffables, qui donnent le bonheur et poétisent la vie… Les corps combustibles ne brûlent pas d’eux-mêmes : qu’une étincelle
approche, et tout part ! Ainsi prit feu mon cœur aux transports de celui qui m’aimait. À ce langage, nouveau pour moi, je sentis un frémissement délicieux. Je prêtai une oreille attentive ; mes avides regards ne laissaient rien échapper. La flamme humide qui sortait des yeux de mon amant pénétrait dans les miens jusqu’au fond de mon âme, et y portait le trouble, le délire et la joie. La voix d’Edward avait un accent qui m’agitait, le sentiment me semblait peint dans chacun de ses gestes ; tous ses traits, animés par la passion, me la faisaient ressentir. Ainsi la première image de l’amour me fit aimer l’objet qui me l’avait offerte. Extrême en tout, je fus aussi ardente à vivre du cœur que je l’avais été à vivre des sens. Edward avait une de ces âmes fortes qui entraînent les autres dans leur sphère. Je m’élevai à sa hauteur. Mon amour s’exalta : d’enthousiaste il devint sublime. La seule pensée du plaisir grossier me révoltait. Si l’on m’eût forcée, je serais morte de rage. Cette barrière volontaire irritant l’amour des deux côtés, il en devint plus ardent par la contrainte. Edward succomba le premier. Fatigué d’un platonisme dont il ne pouvait deviner la cause, il n’eut plus assez de force pour combattre les sens. Il me surprit un jour endormie et me posséda… Je m’éveillai au milieu des plus chaudes étreintes : éperdue, je mêlai mes transports aux transports que je causais ; je fus trois fois au ciel, Edward fut trois fois dieu ; mais, quand il fut tombé, je le pris en horreur : ce n’était plus pour moi qu’un homme de chair et d’os ; c’était un moine !… Je m’échappai subitement de ses bras avec un rire affreux. Le prisme était brisé ; un souffle impur avait éteint ce rayon d’amour, ce rayon des cieux qui ne brille qu’une fois en la vie ; mon âme n’existait plus. Les sens surgirent seuls, et je repris ma vie première…

FANNY.

Tu revins aux femmes ?

GAMIANI.

Non ! je voulus auparavant rompre avec les hommes. Pour n’avoir plus de désirs ou de regret, j’épuisai tout le plaisir qu’ils peuvent nous donner. Par le moyen d’une célèbre entremetteuse, je fus exploitée tour à tour par les plus habiles, les plus vigoureux hercules de Florence. Il m’arriva dans une matinée de fournir jusqu’à trente-deux courses et de désirer encore. Six athlètes furent vaincus et abîmés. Un soir, je fis mieux. J’étais avec trois de mes plus vaillants champions. Mes gestes et mes discours les mirent en si belle humeur, qu’il me vint une idée diabolique. Pour la mettre à profit, je priai le plus fort de se coucher à la renverse, et, tandis que je festoyais à loisir sur sa rude machine, je fus lestement gomorrhisée par le second ; ma bouche s’empara du troisième et lui causa un chatouillement si vif, qu’il se démena en vrai démon et poussa les exclamations les plus passionnées. Tous trois à la fois nous éclatâmes de plaisir en raidissant nos quatre membres ! Quelle ardeur dans mon palais ! Quelle jouissance délicieuse au fond de mes entrailles ! Conçois-tu ces excès ? Aspirer par sa bouche toute une force d’homme ; d’une soif impatiente, la boire, l’engloutir en flots d’écume chaude et âcre et sentir à la fois un double jet de feu vous traverser dans les deux sens et creuser votre chair… C’est une jouissance triple, infinie, qu’il n’est pas donné de décrire ! Mes incomparables lutteurs eurent la généreuse vaillantise de la renouveler jusqu’à extinction de leurs forces.

Depuis, fatiguée, dégoûtée des hommes, je n’ai plus compris d’autre désir, d’autre bonheur que celui de s’entrelacer nue au corps frêle et tremblant d’une jeune fille timide, vierge encore, qu’on instruit, qu’on étonne, qu’on abîme de volupté… Mais… qu’as-tu donc ? que fais-tu ?

FANNY.

Je suis dans un état affreux. J’éprouve des désirs horribles, monstrueux. Tout ce que tu as senti de plaisir ou de douleur, je voudrais le sentir aussi, de suite, à présent !… Tu ne pourras plus me satisfaire… Ma tête brûle… elle tourne… Oh ! j’ai peur de devenir folle. Voyons ! que peux-tu ? Je veux mourir d’excès, je veux jouir, enfin !… jouir !… jouir !…

GAMIANI.

Calme-toi, Fanny ! calme-toi ! tu m’épouvantes par tes regards. Je t’obéirai, je ferai tout ; que veux-tu ?

FANNY.

Eh bien ! que ta bouche me prenne, qu’elle m’aspire… Là ! fais-moi rendre l’âme ! Je veux te saisir après, te fouiller jusqu’aux entrailles et te faire crier… Oh ! cet âne ! il me tourmente aussi. Je voudrais un membre énorme, dût-il me fendre et me crever !

GAMIANI.

Folle ! Folle ! tu seras satisfaite. Ma bouche est habile, et j’ai de plus apporté un instrument… Tiens ! regarde… Il vaut bien l’action d’un âne.

FANNY.

Ah ! quel monstre ! Donne vite, que je tente !… Hai ! hai ! ouf ! impossible ! Cela m’étouffe !

GAMIANI.

Tu ne sais pas le conduire. C’est mon affaire ; sois ferme seulement.

FANNY.

Quand je devrais y rester, je veux tout l’engloutir ; la rage me possède !

GAMIANI.

Couche-toi donc sur le dos, bien étendue, les cuisses écartées, les cheveux au vent ; laisse tes bras tomber nonchalamment. Livre-toi sans crainte et sans réserve.

FANNY.

Oh ! oui, je me livre avec transport ! Viens dans mes bras, viens vite !

GAMIANI.

Patience, enfant ! Écoute : pour bien sentir tout le plaisir dont je veux t’enivrer, il faut t’oublier un instant, te perdre, te fondre en une seule pensée, une pensée d’amour sensuel, de jouissance charnelle et délirante ! Quels que soient mes assauts, quelles que soient mes fureurs, garde-toi de remuer ou d’agir. Reste sans mouvement, reçois mes baisers sans les rendre. Si je mords, si je déchire, comprime l’élan de la douleur aussi bien que celui du plaisir jusqu’au moment suprême où toutes deux nous lutterons ensemble pour mourir à la fois !

FANNY.

Oui ! oui ! je te comprends, Gamiani. Allons ! je suis comme endormie, je te rêve à présent. Je suis à toi, viens !… Suis-je bien ? Attends, cette pose sera, je crois, plus lubrique.

GAMIANI.

Débauchée ! tu me dépasses. Que tu es belle, exposée de la sorte !… Impatiente ! tu désires déjà, je le vois…

FANNY.

Je brûle plutôt. Commence, commence ! je t’en prie !

GAMIANI.

Oh ! prolongeons encore cette attente irritée ; c’est presque une volupté. Laisse-toi donc aller davantage. Ah ! bien ! bien ! Je te voulais ainsi : on la dirait morte… délicieux abandon… c’est cela ! Je vais m’emparer de toi, je vais te réchauffer, te ranimer peu à peu ; je vais te mettre en feu, te porter au comble de la vie sensuelle. Tu retomberas morte encore, mais morte de plaisir et d’excès. Délices inouïes ! les goûter seulement la durée de deux éclairs serait la joie de Dieu !

FANNY.

Tes discours me brûlent : à l’œuvre, à l’œuvre, Gamiani !

À ces mots, Gamiani noue précipitamment ses cheveux flottants, qui la gênent. Elle porte la main entre ses cuisses, s’excite un instant, puis, d’un bond, elle s’élance sur le corps de Fanny, qu’elle touche, qu’elle couvre partout. Ses lèvres entr’ouvrent une bouche vermeille, sa langue y pompe le plaisir. Fanny soupire ; Gamiani boit son souffle et s’arrête. À voir ces deux femmes nues, immobiles, soudées, pour ainsi dire, l’une à l’autre, on eût dit qu’il s’opérait entre elles une fusion mystérieuse, que leurs âmes se mêlaient en silence.

Insensiblement Gamiani se détache et se relève. Ses doigts jouent capricieusement dans les cheveux de Fanny, qu’elle contemple avec un sourire ineffable de langueur et de volupté. Les baisers, les tendres morsures volent de la tête aux pieds, qu’elle chatouille du bout de ses mains, du bout de sa langue. Elle se précipite ensuite à corps perdu, se redresse, retombe encore haletante, acharnée. Sa tête, ses mains se multiplient. Fanny est baisée, frottée, manipulée dans toutes ses parties ; on la pince, on la presse, on la mord. Son courage cède, elle pousse des cris aigus ; mais un toucher délicieux vient calmer à l’instant sa douleur et provoquer un long soupir. — Plus ardente, plus empressée, Gamiani jette sa tête à travers les cuisses de sa victime. Ses doigts écartent, violentent deux nymphes délicates. Sa langue plonge dans le calice, et, lentement, elle épuise toutes les voluptés du chatouillement le plus irritant qu’une femme puisse sentir. Attentive aux progrès du délire qu’elle cause, elle s’arrête ou redouble selon que l’excès du plaisir ou s’éloigne ou s’approche. Fanny, nerveusement saisie, part tout à coup d’un élan furieux.

FANNY.

C’est trop ! oh !… je meurs !… heu !…

GAMIANI.

Prends ! prends !… crie Gamiani en lui présentant une fiole qu’elle vient de vider à moitié. Bois ! c’est l’élixir de vie. Tes forces vont renaître !

Fanny, anéantie, incapable de résister, avale la liqueur qu’on verse dans sa bouche entr’ouverte.

— Ah ! ah ! s’écrie Gamiani d’une voix éclatante, tu es à moi !

Son regard avait quelque chose d’infernal. À genoux entre les jambes de Fanny, elle s’attachait son redoutable instrument et le brandissait d’un air menaçant.

À cette vue, les transports de Fanny redoublent plus violents. Il semble qu’un feu intérieur la tourmente et la pousse à la rage. Ses cuisses, écartées, se prêtent avec effort aux attaques du simulacre monstrueux. L’insensée ! elle eut à peine commencé cet horrible supplice, qu’une étrange convulsion la fit bondir en tous sens.

FANNY.

Hai ! hai ! la liqueur brûle, hai ! mes entrailles ! Mais cela pique, cela perce !… Ah ! je vais mourir !… Vile et damnée sorcière, tu me tiens !… Tu me tiens !… ah !

Gamiani, insensible à ces cris d’angoisse et de torture, redouble ses élans. Elle brise, déchire et s’abîme à travers des flots de sang ; mais voilà que ses yeux tournent. Ses membres se tordent, les os de ses doigts craquent. Je ne doute plus qu’elle n’ait avalé et donné un poison ardent. Épouvanté, je me précipite à son secours. Je brise les portes dans ma violence, j’arrive ! Hélas ! Fanny n’existait plus ! Ses bras, ses jambes, horriblement contournés, s’accrochaient à ceux de Gamiani, qui luttait seule encore avec la mort.

Je voulus les séparer.

— Tu ne vois pas, me dit une voix de râle, que le poison me tourmente… que mes nerfs se tordent !… Va-t’en !… Cette femme est à moi !… Hai ! hai !

— C’est affreux ! m’écriai-je transporté.

GAMIANI.

Oui ! mais j’ai connu tous les excès des sens. Comprends donc, fou ! Il me restait à savoir si, dans la torture du poison, si, dans l’agonie d’une femme mêlée à ma propre agonie, il y avait une sensualité possible ! Elle est atroce ! entends-tu ! Je meurs dans la rage du plaisir, dans la rage de la douleur !… je n’en puis plus !… heu !…

À ce cri prolongé, venu du creux de la poitrine, l’horrible furie retombe morte sur le cadavre !

FIN.