Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/12

La bibliothèque libre.
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 47-50).

Des chevaux factices de Gargantua.

Chapitre XII.



Puis, affin que toute sa vie feust bon chevaulcheur, l’on luy feiste un beau grand cheval de boys, lequel il faisoit penader, saulter, voltiger, ruer et dancer tout ensemble, aller le pas, le trot, l’entrepas, le gualot, les ambles, le hobin, le traquenard, le camelin et l’onagrier, et luy faisoit changer de poil (comme font les moines de courtibaux selon les festes), de bailbrun, d’alezan, de gris pommellé, de poil de rat, de cerf, de rouen, de vache, de zencle, de pecile, de pye, de leuce.

Luy mesmes d’une grosse traine fist un cheval pour la chasse, un aultre d’un fust de pressouer à tous les jours, et d’un grand chaisne une mulle avecques la housse pour la chambre. Encores en eut il dix ou douze à relays et sept pour la poste. Et tous mettoit coucher auprès de soy.

Un jour le seigneur de Painensac visita son pere en gros train et apparat, auquel jour l’estoient semblablement venuz veoir le duc de Francrepas et le comte de Mouillevent. Par ma foy, le logis feut un peu estroict pour tant de gens, et singulierement les estables ; donc le maistre d’hostel et fourrier dudict seigneur de Painensac, pour sçavoir si ailleurs en la maison estoient estables vacques, s’adresserent à Gargantua, jeunet garsonnet, luy demandans secrettement où estoient les estables des grands chevaulx, pensans que voluntiers les enfans decellent tout.

Lors il les mena par les grands degrez du chasteau, passant par la seconde salle, en une grande gualerie par laquelle entrerent en une grosse tour, et, eulx montans par d’aultres degrez, diste le fourrier au maistre d’hostel :

«  Cetst enfant nous abuse, car les estables ne sont jamais au hault de la maison.

— C’est (dist le maistre d’hostel) mal entendu à vous, car je sçay des lieux, à Lyon, à La Basmette, à Chaisnon et ailleurs, où les estables sont au plus hault du logis ; ainsi, peut estre que derriere y a yssue au montouer. Mais je le demanderay plus asseurement. »

Lors demanda à Gargantua :

«  Mon petit mignon, où nous menez vous ?

— À l’estable (dist il) de mes grands chevaulx. Nous y sommes tantost, montons seulement ces eschallons. »

Puis, les passant par une aultre grande salle, les mena en sa chambre, et, retirant la porte :

«  Voicy (dist il) les estables que demandez ; voylà mon genet, voylà mon guildin, mon lavedan, mon traquenard »

Et, les chargent d’un gros livier :

«  Je vous donne (dist il) ce phryzon ; je l’ay eu de Francfort, mais il sera vostre ; il est bon petit chevallet et de grand peine. Avecques un tiercelet d’autour, demye douzaine d’hespanolz et deux levriers, vous voylà roy des perdrys et lievres pour tout cest hyver.

— Par sainct Jean ! (dirent ilz) nous en sommes bien ! À ceste heure avons nous le moine.

— Je le vous nye (dist il). Il ne fut, troys jours a, ceans. »

Devinez icy duquel des deux ilz avoyent plus matiere, ou de soy cacher pour leur honte, ou de ryre pour le passetemps.

Eulx en ce pas descendens tous confus, il demanda :

«  Voulez vous une aubeliere ?

— Qu’est ce ? disent ilz.

— Ce sont (respondit il) cinq estroncz pour vous faire une museliere.

— Pour ce jourd’huy (dist le maistre d’hostel), si nous sommes roustiz, jà au feu ne bruslerons, car nous sommes lardez à poinct, en mon advis. O petit mignon, tu nous as baillé foin en corne, je te voirray quelque jour pape.

— Je l’entendz (dist il) ainsi ; mais lors vous serez papillon, et ce gentil papeguay sera un papelard tout faict.

— Voyre, voyre, dist le fourrier.

— Mais (dist Gargantua) divinez combien y a de poincts d’agueille en la chemise de ma mere.

— Seize, dist le fourrier.

— Vous (dist Gargantua) ne dictes l’Evangile : car il y en a sens davant et sens derriere, et les comptastes trop mal.

— Quand ? (dist le fourrier).

— Alors (dist Gargantua) qu’on feist de vostre nez une dille pour tirer un muy de merde, et de vostre gorge un entonnoir pour la mettre en aultre vaisseau, car les fondz estoient esventez.

— Cordieu ! (dist le maistre d’hostel) nous avons trouvé un causeur. Monsieur le jaseur, Dieu vous guard de mal, tant vous avez la bouche fraische ! »

Ainsi descendens à grand haste, soubz l’arceau des degrez laisserent tomber le gros livier qu’il leurs avoit chargé ; dont dist Gargantua :

«  Que diantre vous estes maulvais chevaucheurs ! Vostre courtault vous fault au besoing. Se il vous falloit aller d’icy à Cahusac, que aymeriez vous mieulx, ou chevaulcher un oyson, ou mener une truye en laisse ?

— J’aymerois mieulx boyre, » dist le fourrier.

Et, ce disant, entrerent en la sale basse où estoit toute la briguade, et, racontans ceste nouvelle histoire les feirent rire comme un tas de mousches.