Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/16

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 62-64).

Comment Gargantua fut enuoyé à Paris, & de l’enorme iument qui le porta, & comment elle deffit les mousches bouines de la Bauce.

Chapitre XVI.



En ceste mesmes saison, Fayoles, quart roy de Numidie, enuoya du pays de Africque à Grandgousier vne iument la plus enorme & la plus grande que feut oncques veue, & la plus monstreuse, comme assez sçavez que Africque aporte tousiours quelque chose de noueau.

Car elle estoit grande comme six Oriflans, & auoit les pieds fenduz en doigtz, comme le cheual de Iules Cesar, les aureilles ainsi pendentes comme les chieures de Languegoth, & une petite corne au cul. Au reste, avoit poil d’alezan toustade, entreillizé de grizes pommelettes. Mais sus tout auoit la queue horrible. Car elle estoit poy plus poy moins grosse comme la pile sainct Mars, aupres de Langes : & ainsi quarree, auecques les brancars ny plus ny moins ennicrochez, que sont les espicz au blé.

Si de ce vous esmerveillez, esmerveillez vous d'aduantaige de la queue des beliers de Scythie : que pesoit plus de trente liures, & des moutons de Surie, fault (si Tenaud dict vray) affuster une charrette au cul pour la porter, tant elle est longue et pesante. Vous ne l’avez pas telle, vous aultres paillards de plat pays.

Et fut amenée par mer, en troys carracques et un brigantin, jusques au port de Olone en Thalmondoys.

Lorsque Grandgousier la veit : « Voicy (dist il) bien le cas pour porter mon filz à Paris. Or ça, de par Dieu, tout yra bien. Il sera grand clerc on temps advenir. Si n’estoient messieurs les bestes, nous vivrions comme clercs. »

Au lendemain, après boyre (comme entendez), prindrent chemin Gargantua, son precepteur Ponocrates, et ses gens, ensemble eulx Eudemon, le jeune paige. Et par ce que c’estoit en temps serain et bien attrempé, son pere luy feist faire des botes fauves ; Babin les nomme brodequins.

Ainsi joyeusement passerent leur grand chemin, et tousjours grand chere, jusques au dessus de Orleans. Au quel lieu estoit une ample forest de la longueur de trente et cinq lieues, et de largeur dix et sept, ou environ. Icelle estoit horriblement fertile et copieuse en mousches bovines et freslons, de sorte que c’estoit une vraye briguanderye pour les pauvres jumens, asnes et chevaulx. Mais la jument de Gargantua vengea honnestement tous les oultrages en icelle perpetrées sur les bestes de son espece par un tour duquel ne se doubtoient mie. Car, soubdain qu’ilz feurent entrez en la dicte forest et que les freslons luy eurent livré l’assault, elle desguaina sa queue et si bien s’escarmouschant les esmoucha qu’elle en abatit tout le boys. À tord, à travers, deçà, de là, par cy, par là, de long, de large, dessus, dessoubz, abatoit boys comme un fauscheur faict d’herbes, en sorte que depuis n’y eut ne boys ne freslons, mais feust tout le pays reduict en campaigne.

Quoy voyant, Gargantua y print plaisir bien grand sans aultrement s’en vanter, et dist à ses gens : « Je trouve beau ce », dont fut depuis appellé ce pays la Beauce. Mais tout leur desjeuner feut par baisler ; en memoire de quoy encores de present les gentilzhommes de Beauce desjeunent de baisler, et s’en trouvent fort bien, et n’en crachent que mieulx

Finablement arriverent à Paris, auquel lieu se refraischit deux ou troys jours, faisant chere lye avecques ses gens, et s’enquestant quelz gens sçavans estoient pour lors en la ville et quel vin on y beuvoit.