Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/44

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 162-164).

Comment le moyne se deffist de ses guardes, et comment l’escarmouche de Picrochole feut deffaicte.

Chapitre XLIIII.



Le moyne, les voyant ainsi departir en desordre, conjectura qu’ilz alloient charger sus Gargantua et ses gens, et se contristoit merveilleusement de ce qu’il ne les povoit secourir. Puis advisa la contenence de ses deux archiers de guarde, lesquelz eussent voluntiers couru après la troupe pour y butiner quelque chose et tousjours regardoient vers la vallée en laquelle ilz descendoient. Dadvantaige syllogisoit, disant :

«  Ces gens icy sont bien mal exercez en faictz d’armes, car oncques ne me ont demandé ma foy et ne me ont ousté mon braquemart. »

Soubdain après, tyra son dict braquemart et en ferut l’archier qui le tenoit à dextre, luy coupant entierement les venes jugulaires et arteres spagitides du col, avecques le guarguareon, jusques es deux adenes, et, retirant le coup, luy entreouvrit le mouelle spinale entre la seconde et tierce vertebre : là tomba l’archier tout mort. Et le moyne, detournant son cheval à gauche, courut sus l’aultre, lequel, voyant son compaignon mort et le moyne adventaigé sus soy, cryoit à haulte voix :

«  Ha, Monsieur le Priour, je me rendz ! Monsieur le Priour, mon bon amy, Monsieur le Priour ! »

Et le moyne cryoit de mesmes :

«  Monsieur le Posteriour, mon amy, Monsieur le Posteriour, vous aurez sus voz posteres.

— Ha ! (disoit l’archier) Monsieur le Priour, mon mignon, Monsieur le Priour, que Dieu vous face abbé ! Par l’habit (disoit le moyne) que je porte, je vous feray icy cardinal. Rensonnez vous les gens de religion ? Vous aurez un chapeau rouge à ceste heure de ma main. » Et l’archier cryoit :

«  Monsieur le Priour, Monsieur le Priour, Monsieur l’Abbé futeur, Monsieur le Cardinal, Monsieur le tout ! Ha ! ha ! hés ! non, Monsieur le Priour, mon bon petit Seigneur le Priour, je me rends à vous ! — Et je te rends (dist le moyne) à tous les diables. » Lors d’un coup luy tranchit la teste, luy coupant le test sus les os petrux, et enlevant les deux os bregmatis et la commissure sagittale avecques grande partie de l’os coronal, ce que faisant luy tranchit les deux meninges et ouvrit profondement les deux posterieurs ventricules du cerveau ; et demoura le craine pendent sus les espaules à la peau du pericrane par derriere, en forme d’un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba roidde mort en terre.

Ce faict, le moyne donne des esperons à son cheval et poursuyt la voye que tenoient les ennemys, lesquelz avoient rencontré Gargantua et ses compaignons au grand chemin et tant estoient diminuez au nombre, pour l’énorme meurtre que y avoit faict Gargantua avecques son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Eudemon et les aultres, qu’ilz commençoient soy retirer à diligence, tous effrayez et perturbez de sens et entendement, comme s’ilz veissent la propre espece et forme de mort davant leurs yeulx. Et — comme vous voyez un asne, quand il a au cul un œstre Junonicque ou une mouche qui le poinct, courir çà et là sans voye ny chemin, gettant sa charge par terre, rompant son frain et renes, sans aulcunement respirer ny prandre repos, et ne sçayt on qui le meut, car l’on ne veoit rien qui le touche, ainsi fuyoient ces gens, de sens desprouveuz, sans sçavoir cause de fuyr ; tant seulement les poursuit une terreur panice laquelle avoient conceue en leurs ames. Voyant le moyne que toute leur pensée n’estoit sinon à guaigner au pied, descend de son cheval et monte sus une grosse roche qui estoit sus le chemin, et avecques son grand braquemart frappoit sus ces fuyars à grand tour de bras, sans se faindre ny espargner. Tant en tua et mist par terre que son braquemart rompit en deux pieces. Adoncques pensa en soy mesmes que c’estoit assez massacré et tué, et que le reste debvoit eschapper pour en porter les nouvelles.

Pourtant saisit en son poing une hasche de ceulx qui là gisoient mors et se retourna derechief sus la roche, passant temps à veoir fouyr les ennemys et cullebuter entre les corps mors, excepté que à tous faisoit laisser leurs picques, espées, lances et hacquebutes ; et ceulx qui portoient les pelerins liez, il les mettoit à pied et delivroit leurs chevaulx audictz pelerins, les retenent avecques soy l’orée de la haye, et Toucquedillon, lequel il retint prisonnier.