Gaspard/VI

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Arthème Fayard & Cie (p. 217-264).
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VI


En quittant A… avec son régiment, Gaspard n’avait jamais pensé qu’il y reviendrait avant le grand retour : celui de la paix. Il eut l’âme en détresse d’y rentrer en pleine guerre, sans que rien fût conclu, lorsque tout commençait, car les trois premiers mois ne semblaient bien qu’un prologue, — prologue en coup de tonnerre, retraite et puis victoire, — mais d’après les Anglais ce n’était là qu’un début, et les gens flegmatiques disaient : « Quand, dans six mois… »

— Six mois ! faisait Gaspard. Si c’était vrai pourtant…

Ah, il avait le nez long en rentrant au Dépôt ! Le Dépôt ! Le nom seul est si laid, si médiocre ! Et la chose est, hélas, bien plus atroce encore. Parmi toutes les misères que la guerre nous enfante, le Dépôt, c’est-à-dire la vie de caserne à l’heure où l’on se bat, la farce du temps de paix lorsque d’autres se tuent, l’adjudant-chien de quartier quand l’ennemi sort ses crocs, — le Dépôt avec ses corvées, ses sous-off, son poste de garde et son major, le Dépôt pour un homme sensible dont l’amour-propre se rebiffe, est une épreuve rude et lugubre, car la bêtise y prospère comme crapauds en mare ; et l’armée, cette masse sublime sous le feu, n’est plus à l’arrière, dans une cour de quartier, que l’institution sociale la plus féconde en amertumes.

On ne saurait en vouloir à notre temps de cet état de choses sinistre. La servitude du métier militaire est éternelle comme sa grandeur, et l’adjudant Dupouya, dont la vue donnait un haut-le-cœur à Gaspard, est un type de brute vieux comme le monde : ses ancêtres ont fait souffrir ou diverti les soldats grecs, hébreux, romains. Mais Gaspard connaît mal l’histoire des hommes, et il ronchonnait :

— C’te vache-là, c’t’ une vache comme on a jamais fait d’ vaches !

Dupouya méritait une autre définition.

Il était curieux. Dans sa manie de nuire, il avait presque des trouvailles personnelles. Le nez pointu, les yeux aigus, son maigre corps planté sur des pattes nerveuses de coq agressif, il pourchassait les hommes, les attaquait et les plumait. On ne lui échappait point : inutile de se cacher ; il rôdait partout. Dehors, dedans, il montait, descendait, surgissait d’un coin de cour, d’un coin d’ombre, restait à l’affût derrière un mur, un arbre, se glissait à l’infirmerie, à la cuisine, à la cantine. Et toujours un gros cigare entre ses lèvres mauvaises, qui faisaient suçoir à chaque bouffée ; le képi sur le front, menaçant ; un dos de tête ingrat, avec des cheveux sales sur la nuque, et la veste troussée par la main dans la poche, découvrant un derrière plat d’homme sans âme, un derrière inquiet, inquiétant, qui devait se dérober sous le coup de pied vengeur. — On sentait que sa face aussi, à la peau boutonneuse, en attirant les gifles, devait leur échapper. Il exaspérait, puis désarmait, à la fois impudent et servile. Il tenait du mauvais chien de berger, qui s’en prend toujours à la vache boiteuse, mais évite les coups de corne ; et il se repliait vers l’officier, rampant et l’échine basse, l’air de dire : « Sois content : j’ai bien fait mon métier… »

Son métier n’était pas d’aller au feu comme d’autres, mais de rabattre, de racoler, de faire la police de la caserne, d’être le gendarme-fantassin. Il ne laissait pas les hommes souffler. Aux malades, il demandait tous les quarts d’heure : « Ça va-t-il mieux ? », pressé de les inscrire sur sa liste de départ.

Lui, il restait.

Il restait pour dresser la liste suivante.

Dieu l’avait doué d’une voix grotesque : on eût dit que sa langue, pressée de nuire, se roulait dans sa bouche. Il prononçait :

— Vous yèdes mobiliyabe !

L’homme, pris au piège, éclatait d’un fou rire où s’écroulait toute sa rancune.

— Riez, reprenait-il, mais ye vous yai à l’œil et vous yèdes mobiliyabe.

Quel triomphe quand il pouvait dire au capitaine :

— Y’ai trente hommes pour le proyain départ !

Et si le capitaine répondait : « Il m’en faut trente-deux », il repartait en chasse, bondissait au bureau, fourrageait les listes, grimpait dans les chambrées, et, tombant au milieu d’une partie de cartes étalées sur la paille :

— Debout, tous debout les mobiliyabes !

En pestant, deux hommes se levaient sur douze. Alors, il empoignait les autres :

— Suiyez-moi : nous allons oir le mayor.

Il les introduisait lui-même, parlait pour eux, disait :

— Ils se foutent du monde : ils youent aux cartes !

Le major, influencé, reprenait :

— Des farceurs ? Mobilisables !

Et ceux-là partis pour le feu, aux autres il donnait en hâte tous ses soins. — Le quartier résonnait de ses appels en charabia. Il semblait le grand maître du sort des hommes, quelque chose comme un secrétaire bouffon du Destin.

Seulement, Gaspard n’avait pas paru. Avec Gaspard il connut le revers de la médaille humaine, la résistance, l’échec. Gaspard l’affola.

C’est qu’il faut savoir prendre Gaspard. En rentrant au Dépôt, il se disait parfaitement : « Je suis guéri. Dans huit jours je serai au feu. » Mais la manière tendancieuse, accusatrice et satisfaite, dont l’autre vint lui servir son refrain : « Vous, vous yèdes mobiliyabe ! », lui parut une insulte et il se hérissa :

— Ça va bien !… On verra l’ major.

Entre-temps, il retrouva Moreau, — Moreau qui, blessé lui-même, puis guéri, passait des jours entiers sur la paille à faire la « manoche ». Gaspard eut d’abord une joie sans bornes à retrouver ce « copain », avec qui il s’était battu, et auprès de lui il se renseigna :

— Que qu’ c’est-il que c’ dégoûtant-là ?

— T’ fais pas d’ mousse, dit Moreau. C’est pas lui qui m’ fra r’voir les Boches.

— Comment ça ?

— J’ai l’ filon.

— Qué filon ?

— J’ suis inscrit comme métallurgisse.

— Métallurgisse ?

— Oui, Philémon. J’ vas faire des pruneaux, comprends-tu, au lieu d’en recevoir.

— Ah, dis donc !… ça c’est vrai qu’ c’est l’ filon !

Gaspard s’amollissait. Il risqua :

— Moi, rien à r’frire dans la mécanique. La mécanique et les escargots !…

— Toi, t’as qu’à t’ faire foute inapte.

— Inapte ? Quoi c’est que c’te bête-là ?

— Demande au grand, là-bas, qu’a des binoques.

— L’ grand maigre ?

— C’t’ un inapte.

— Hé, fils… viens voir un peu.

Gaspard était couché sur la paille. Il ne bougeait pas. C’est le grand qui vint.

— Qu’est-ce qu’il dit Moreau ? Qu’ t’es inapte ?

— Tout juste.

— Ça veut dire ?

— Que je ne peux pas faire campagne.

— Pis, t’ sais, reprit Moreau, l’ frère il s’y connaît. C’t’ un professeur ed classes à Pantruche, c’est pas une patate ni un outil. S’il est inapte, c’est qu’ c’est bon d’être inapte.

— Vous vous trompez, je crois, sur mon compte, dit doucement le professeur. Mon état d’inapte n’est pas l’effet d’un calcul, mais d’une réalité… Je souffre d’une abominable entérite.

— Entérite ? Comment c’est l’entérite ? dit Gaspard.

— C’est… douloureux.

— Où qu’ ça t’ tient ?

— Dans les intestins.

— C’t une colique ?

— Oui et non.

— Et… à quoi qu’il voit ça l’ major ?

— En avez-vous ? dit le professeur.

— J’ sais pas… ça peut v’nir.

— Il a déjà été à la chasse, comprends-tu, dit Moreau. Il en a r’çu ; il sait c’ que c’est et il tient pas autrement à r’mettre ça.

Gaspard ne répondit rien. Il jouait machinalement avec un fétu de paille.

— Eh bien, dit le professeur, qu’il prenne mon entérite : je prendrai sa place là-bas.

— Oh, ça va, dit Moreau, nous en fais pas un plat. Quand t’auras vu c’ que c’est, t’aimeras p’t êt’e mieux tes pantouffes et ta bourgeoise.

— Je n’ai pas de bourgeoise.

— T’es pas marié ? T’es vieux gars ?

— Eh oui !

— Ah ben, Ferdinand, c’ que j’ te fouterais des impôts !

— Moi, dit Gaspard, moi… j’ sens encore ma fesse de temps en temps.

— Tu la sens, dit Moreau, ben cours y dire ça tout de suite au major !

Gaspard réfléchit, puis il répondit :

— J’irai… et l’aut’e cochon d’adjupette, il m’aura pas !

C’était là son vrai mobile : un mauvais amour-propre. Il oubliait la guerre des Boches. Il entamait la lutte avec Dupouya.

Et dès la première manche, il eut le dessus.

Il étourdit te major, qui dit :

— Bon… eh bien, allez, et revenez me voir.

Il revint tout de suite, avec de nouveaux motifs de plaintes. Le major dit :

— Soit… eh bien, reposez-vous.

Il se reposa ; puis, encore la visite ; et le major conclut :

— C’est vrai… Je reconnais… Inapte…

Ah ! Pouvoir aborder Dupouya, dont la langue roule déjà : « Vous yèdes mobiliyabe » et lui annoncer en dégustant ses mots, avec des yeux gouailleurs :

— M’n adjudant… j’ suis inapte !

Gaspard en eut de la joie pour trois jours.

Pas plus de trois jours — car la vie de caserne, cette vie de limace, fut tout de suite insupportable à sa nature grouillante.

Culotter des pipes, bâiller, tripoter des rois, des reines et des valets, il fallait à Gaspard un assaisonnement plus pimenté, et, lâchant Moreau qui se complaisait dans cette fainéantise, il dit au professeur :

— Ça t’ plaît, toi, c’t’ existence ? J’ voulais avoir l’ juteux, j’ l’ai eu ; mais j’ m’énerve et ça peut pus durer.

— Bravo ! dit le professeur.

— Dans l’ civil, fit Gaspard, j’ suis d’bout à deux heures ; j’ suis aux-z-Halles à trois ; j’ gagne du pognon, j’ nourris mon gosse. Mais ici, cré bon Dieu, si on est inaptes, qu’ils nous renvoient chez nous !

— Je préférerais, dit le professeur.

Et cette première similitude d’idées les amena à se confier l’un à l’autre.

Ce professeur était un doux, un modeste, un homme réfléchi, — un bourgeois. Gaspard était du peuple, primesautier, un brin de vanité, quelquefois violent. Ils s’aimèrent tout de suite, parce qu’ils ne s’ennuyaient pas ensemble.

Gaspard, qui se sentait une infériorité sociale, raconta d’abord son amitié avec Burette, puis avec Dudognon : c’était pour lui des certificats de ce qu’il valait ; — car il avouait fort bien qu’à l’école… il n’avait su qu’essuyer le tableau noir.

— L’instituteur, il m’ râpait. Mon père, ça l’ râpait d’ me voir m’ râper. Alors, il m’y a foutu à sept ans, pis m’en a repêché à neuf. Il m’a dit comme ça : « T’ sais lire et écrire ? T’en sais assez ; le reste c’est du boniment. — L’ bachot ? des foutaises pour fils ed’ sénateur !… » Et moi, r’garde un peu, j’ saurais pas t’ faire une division sur du papier : j’ te poserais tout d’ travers ; mais dans ma tête, pour mes escargots, pour c’ qu’est d’ mon fourbi, jamais, p’tit, jamais j’ te ferais une erreur ! — Pis alors pour causer, comprends-tu, pour les mots qu’on s’ sert, j’ai pas eu non plus besoin d’un maît’e d’école… J’ m’ai acheté des bouquins. Sous mon lit, j’ai une bibliothèque. Pis des livres un peu là : Victor Hugo, Lexandre Dumas, et Cyrano, l’ truc à Rostand. Cyrano, j’ l’ai vu six fois su l’ théâtre ! Ah, ça, ça m’ plaît !… quand il cause ed’ son nez, dis donc, pis quand il va faire son compliment à Rossanne, qu’elle croit qu’ c’est laut’e et qu’il l’embrasse su la bouche, en pigeon ; pis, à la fin quand il est prêt de clamecer… ah, là, y a des vers, quand il crie comme ça :

...... Que j’ pactise ?
Jamais, non, jamais ! Ah te v’là la sottise !
J’ sais qu’à la fin vous m’ ficherez à bas ;
N’importe ! J’ me bats ! J’ me bats ! J’ me bats.

Fallait entendre Coquelin vous jeter ça. Il vous passait quèque chose su l’épiderme !

— Je vois, disait le professeur, que tu aimes les belles-lettres.

— J’aime tout c’ qu’est bath, reprenait Gaspard d’une voix enflammée… L’ phonographe, tiens, ah c’ que j’ l’aime aussi l’ phonographe !… Mais pour c’ qu’est des lectures, les Misérabes, j’ les ai r’lus sept fois. À m’sure, est-ce pas, j’ sais tout c’ qui va rarriver, mais chaque fois ça m’en bouche un coin d’ voir comment qu’ c’est dit. — Des bon’hommes comme Victor Hugo, ça, ça mérite d’être riches. Moi, j’y aurais fait cadeau d’ tout c’ que j’ai, sans blague ! pasque ça… ça m’emballe, des types comme ça, qui trouvent des choses comme ça !

Il se taisait un instant. L’autre était rêveur. Et Gaspard reprenait soudain :

— Au lieu qu’un adjudant… ben, un adjudant, il crèverait d’ faim d’vant moi, si j’avais un os, j’y donnerais pas !

— Tu te vantes, disait doucement le professeur.

Et Gaspard ne répondait plus.

La bonne tenue, l’air si décent, la mesure et le goût de cet universitaire, donnaient à Gaspard du respect, en même temps que de la confiance. Il le tutoyait, mais il ne l’appelait jamais par son nom tout court. Il disait « M’sieur Mousse », et il aimait l’entendre, comme Burette autrefois, expliquant : « Quand on écoute des types comme toi, après on peut causer : on a pus l’air d’une tourte. »

Mais, tourte, ne fallait-il pas redouter de le devenir, entre les quatre murs de la caserne ?

La vie de ces deux « inaptes » était lugubrement comique.

Rien à faire, parce qu’inaptes. Rien qu’à compter les minutes. L’agrégé Mousse avait une montre au poignet pour les compter.

Grand, mince, cou long, tête haute, képi droit, on apercevait tout de suite sa maigre silhouette, dès qu’on pénétrait dans la cour. Il bâillait, il rasait les murs, et, derrière, Gaspard s’en venait, bâillant aussi, mais la tête basse, avec cet air fouinard de l’homme du peuple qui fait toujours des découvertes par terre : un bouton, un mégot, une pièce de deux sous.

L’hiver était venu : dans une caserne, il vient plus tôt qu’ailleurs ; et les marronniers raides, avec leur hérissement de branches dépouillées, étaient à la fois lamentables et odieux. Il pleuvassait deux jours sur trois ; le vent rabattait la fumée noire des cuisines.

— Quelle vie ! Quelle vie ! disait Mousse.

— Moi, j’ peux pus ! faisait Gaspard.

Et ils demandèrent à parler au lieutenant.

Le lieutenant, en passant la main dans sa barbe, leur dit :

— Vous êtes inaptes ! Impossible de vous employer, le règlement est là : je n’ai le droit d’employer que des auxiliaires.

— Alors ?

— Attendez.

— C’est effarant ! disait le professeur. Dans son désespoir il alla trouver le chef. Il lui montra son livret : Agrégé : sait lire et écrire.

— Alors, chef, est-ce que, clandestinement, je ne pourrais pas vous rendre quelques services… copier des états ?

Il avait un air si misérable, que le chef répondit :

— Si vous y tenez, moi… je m’en fous !…

Il aurait embrassé le chef ! Il se mit à travailler avec passion, tel un homme affamé qui s’assied à table. Il faisait des majuscules… triomphales. Pendant ce temps, Gaspard s’était glissé dans le magasin, son ancien magasin, occupé pour l’instant par un myope presque aveugle qui, à deux mètres, confondait une marmite et un képi. Gaspard prit son air important et protecteur ; il entra avec un litre de vin blanc sous le bras et il annonça :

— Voilà. C’est moi qu’a habillé la compagnie l’ premier. Alors l’ lieutenant il dit comme ça que j’ peux t’aider, et d’abord on va boire un coup pour faire connaissance.

Il y avait juste vingt-quatre heures que Gaspard se chauffait au magasin et que Mousse grattait du papier au bureau quand, brusquement, une nouvelle arriva en coup de tonnerre :

— Le général !

Le chef se jeta sur l’agrégé-inapte :

— Filez ! Si on vous pinçait ici !… Cachez-vous aux écuries ! Qu’il ne vous voie pas ! Il déteste les inaptes !

Mousse se précipita dehors. Pluie, bourrasque. Il courut vers le magasin. Gaspard se chamaillait à la porte :

— Ça va bien… J’m’en irai, mais donne-moi mon litre !

— Tu l’auras plus tard. Sauve-toi. L’général !

— J’te dis que j’veux mon litre !

Il réussit à l’avoir. Tous les deux, chassés ensemble, remontèrent ensemble dans la chambrée. Un caporal leur tendit deux balais :

— L’général arrive ! Alignez la paille !

Ils refilèrent dans la cour. Un sergent leur barra le chemin :

— Ôtez les cailloux superficiels. Voilà le général !

Ils s’enfuirent à toutes jambes et se blottirent enfin dans un hangar, sous une voiture, attendant que la crise fût passée…

Le lendemain, comme on ne leur demandait plus rien, ils se sentirent de nouveau une envie dévorante de faire quelque chose.

Gaspard dit :

— M’sieur Mousse, t’es pas un type qu’a des galons. Qu’est-ce tu fous avec le chef au burlingue ? Viens avec moi au magasin.

— Tu crois que je peux ? reprit Mousse.

— T’as qu’à passer à la cantoche prendre trois litres ed blanc.

Grâce à ces trois litres, il put rejoindre Gaspard. Le magasinier ferma la porte à clé, et l’agrégé-inapte passa une journée merveilleuse à plier des pantalons. Il était épanoui. Il pliait, dépliait, repliait… et l’heure tournait. Elle tourna… jusqu’à l’arrivée du lieutenant.

Porte verrouillée ? Comment ? Pourquoi ? Il entra furieux.

— Vous, ici !… Des inaptes !… Je vous ai pourtant dit… Allons, décampez !

Mousse en pâlissait.

— Que faire, mon lieutenant ?

— Encore !… Re-po-sez-vous !!

Où ?

Ils erraient, l’un suivant l’autre dans le couloir de la compagnie, quand une voix cria :

— Eh, les bon’hommes qui ne foutent rien ; savonnez donc le lavabo.

Mais une autre reprît :

— Lavabo, tout à l’heure ! D’abord aux pommes ! Épluchez les pommes !

Ils profitèrent de ces ordres contradictoires pour s’éclipser une fois de plus. Et… ils se retrouvèrent dans la cour, — la cour au sol gluant, comme imbibé de soupe grasse (car c’était même dans la cour qu’ils mangeaient, se pressant d’avaler pour que l’air froid ne figeât pas trop vite leur rata), — la cour, la triste cour où il fallait tourner autour des arbres pour échapper à l’adjudant, aux sergents, à la corvée de quartier, — la cour, dont ils regardaient tous les bâtiments et édicules, se disant, avec angoisse : « Où nous réfugier ? À la compagnie ? Dupouya y est en chasse. À la cantine ? Bouclée. Les douches ? Pas chaudes. La cuisine ? On nous engueulera. Les cabinets ? On en sort ! L’infirmerie ? On veut nous vacciner dès que nous disons : « C’est pour nous chauffer une seconde. » La lampisterie ? Ah… Gaspard, si nous allions à la lampisterie ?… »

C’est l’agrégé qui était tenté par la lampisterie. Ils s’y rendirent. Il y avait là un être bizarre et puant, qui empestait l’huile, l’essence et le pétrole, mais accueillant, qui riait et dit :

— V’s avez qu’à m’ rafraîchir la gorge, et v’s êtes ici chez vous. Ici ; y a pas d’ potasse ; ça pue d’une odeur qu’ personne y veut venir ; on vit d’ ses rentes et c’est pépère !

— Mais crois-tu que, inaptes, nous ayons le droit…

— T’occupe pas. Passe-mot quatorze sous qu’ j’aille chercher un litre.

— C’est vrai, dit Mousse très simplement, j’avais oublié.

Le lampiste empocha, disparut, rapporta du vin. Il le but avec Gaspard : l’agrégé ne buvait pas, ayant de l’entérite. En revanche, il fit toutes les lampes. Il oubliait l’heure : il était heureux.

Au bout de deux jours, catastrophe. L’adjudant de bataillon qui, dans une autre vie, comme Dupouya, avait été chien de berger, renifla et s’aperçut que ce Mousse et ce Gaspard répandaient une horrible odeur :

— Qu’est-ce que vous fabriquez, dites donc ? Est-ce que vous sortiriez de la lampisterie, par hasard ?

— Mon ad… mon adjudant, dit l’agrégé, ça nous occupe.

— Ça vous ?… Tonnerre de Dieu ! Mais à quoi ça sert qu’on vous ait déclarés inaptes ? Ils sont empoisonnants ces êtres-là ! Bons à rien, et vous rasez un régiment : on ne pense qu’à vous deux. Faut toute la journée vous trouver des emplois ! On n’est pas en paix : c’est la guerre, sacré bon Dieu ! Tout le monde s’embête !

— Personne autant que nous.

L’adjudant aurait voulu les voir morts sur place. Les nerfs à vif, il bredouilla ce que pensait le général : « Sales inaptes ! »

Pourtant… la Providence leur réservait un semblant de bonheur. L’homme « d’ordinaire », qui charriait les légumes et la viande, tomba malade. Vite, Gaspard et l’agrégé offrirent leurs services, et le caporal de cuisine accepta.

Alors, l’un en dépit de sa fesse, l’autre en dépit de son entérite, ils se mirent à traîner des voitures à bras toute la matinée. Mousse était curieux dans une voiture à bras. Un peu maigre pour la largeur des brancards, il donnait mal le coup de reins qui faisait démarrer la guimbarde. Il suait : son lorgnon glissait ; il s’arrêtait pour le rattraper, et Gaspard, qui poussait au cul, criait :

— Tu m’ fais d’ la peine… Laisse-moi prendre ça. T’ as l’air d’un lapin qui voudrait traîner un tramway.

Mais l’autre s’entêtait. Il voulait s’esquinter, pour mieux tuer le temps. Le boucher faisait la moue, parce qu’il portait avec précaution des poumons sanguinolents ; la charcutière avait du mépris, parce qu’il s’appliquait pour charger des saucisses. Et il s’apercevait de ces dédains, mais il se disait : « Dans une ou deux semaines, je serai moins malhabile… »

Il oubliait que les joies humaines sont éphémères. Une semaine après… l’homme malade était guéri, et le duo d’inaptes : Gaspard-Mousse rasait de nouveau les murs de la cour.

Un matin, pâle, fiévreux, l’agrégé se présenta au capitaine.

— Mon capitaine, je suis guéri. Je veux partir pour le front.

— Voyez le major, dit le capitaine.

Il courut au major.

— Monsieur le Major, je suis guéri. Je veux partir pour le front.

— Pardon, dit le major. Je ne vous ai pas déclaré inapte pour des prunes. Le tout n’est pas d’être guéri, mais de rester guéri. Revenez dans six semaines, et patientez.

Il sortit de cette visite les larmes aux yeux. À ce moment, le vaguemestre lui remit une lettre de sa belle-sœur, qui commençait ainsi :

« Mon cher Gustave,

« Louis et moi sommes aussi patriotes que d’autres ; mais nous estimons qu’un homme peut faire son devoir partout où Dieu le place. J’ai tant prié !… Je me figure que c’est le Ciel qui, voulant vous garder à nous et à vos élèves, vous maintient inapte. »

Après avoir lu cela, il pensa devenir fou. Il parcourait la cour, marmonnant : « Dieu, que les femmes sont bêtes ! Ma belle-sœur… c’est pourtant une femme intelligente, ma belle-sœur… Eh bien, Dieu qu’elle est bête, ma belle-sœur ! »

Sur ces mots sacrilèges, Gaspard le rattrapa. Il clignait de l’œil.

— Hé, vieux… dis donc… j’ai dégoté une combine.

— Pas possible !

— Quand y aura des décès à « l’hosteau… »

— Eh bien ?

— C’est nous qu’on va être de piquet d’enterrement !

— De piquet ?… Ah !… Qui te l’a promis ?

— L’ fourrier.

— Mais… y a-t-il beaucoup d’enterrements ?

— Parait qu’ ça donne pas mal…

En moyenne, il mourait à l’hôpital un blessé tous les trois jours. Donc, tous les trois jours, on vit Gaspard et Mousse mettre ceinturon et baïonnette et sortir de la caserne au pas, pour aller suivre des corbillards. — Les premières fois, ils furent bouleversés par les sanglots de la famille, la mise en terre, le discours du préfet, gros homme à la voix chaude, qui avait une façon poignante de dire : « Adieu, petit soldat !… Adieu ! »

— C’est trop bête, faisait Gaspard, c’est plus fort que moi : j’ pleure comme un veau.

Pour se consoler, comme en fait ils étaient libres après l’enterrement, Gaspard emmenait l’agrégé chez le bistro. Au bout de quelques semaines, ils connurent tous les cafés de A… Et pourtant A… a autant de cafés que de maisons. Il y en a dix qui guettent les trains en face la gare, vingt autour de l’église pour faire concurrence au curé, et dans les deux rues commerçantes, ils sont alignés comme marchandes au marché, avec l’attrait mystérieux de leurs rideaux de vitrage, qui cachent l’intérieur au passant. Mais l’agrégé qui n’aimait pas boire, se morfondait autant, les coudes sur une table d’estaminet, que les pieds dans la sinistre cour.

Lui si doux, il s’aigrissait. Lui si poli, parlait crûment. Et le dimanche même, quand on ne les tenait plus dans le quartier, quand la grille était ouverte, quand, avec Gaspard, il pouvait se dire « libre », — quelle amertume ! quelle rage ! quelle tristesse !… Où aller ? Où tourner ? Où traîner ses chaussures à clous ? — Qu’elle était morne, vide, lugubre, cette petite cité normande, par un dimanche d’hiver !…

Il y a un château ; c’est la prison ; — une place d’Armes : le vent du Nord la glace ; — une rivière : mais honteuse et sale, elle tourne la ville et coule au dehors.

A… c’est une préfecture où rien ne passe, rien ne court, où l’on ne voit pas le ciel en se penchant sur un pont, où tout est à l’endroit, où les pavés sont pointus, où il y a plus de pharmaciens que de confiseurs.

Aucun monument inutile : ni fontaines, ni vieille tour en ruines ; pas même une statue ; la gloire est aux risque-tout, la prudence aux Normands : A… compte quatre notaires.

Les indigènes vous montrent un asile de fous : il ne renferme que deux mille maniaques sans fantaisie. Ville médiocre, dont les vertus pratiques ne brillent pas dans l’histoire, mais s’apprennent dans les atlas. Son nom rappelle l’aridité des études, plus que l’honneur du pays. On demande le nombre de ses habitants pour s’expliquer sa raison d’être, et on guette leur raison d’être sur la face des habitants.

Quand on a passé par A…., on n’a jamais rien à conter aux amis.

Il ne faut pas visiter, mais traverser. Il ne faut pas regarder la halle aux toiles qui n’est que carrée, la halle aux blés qui n’est que ronde, l’hôtel des Postes qui n’est que neuf. On n’apprend rien de plus que dans le Bottin, où on lit : Foires importantes. Commerce de grains.

Il n’y a qu’une maison qui soit touchante : maison modeste et toute petite, où l’on apprend à faire de la dentelle. Quoique les dentellières ne soient pas jolies, la dentelle est curieuse : c’est un miracle d’habileté féminine ; on sort de là avec de la surprise dans les yeux.

Quand on sort de là, la ville est à gauche, la gare à droite. Il faut prendre à droite.

Mais ce n’est plus permis quand on est soldat, surtout inapte. Et le « cafard » vous prend ; et l’on se sent moisir, maigrir, périr ; et l’on résume son âme dans des dialogues désespérés, qui commencent par un bâillement, puis :

— Quelle heure qu’il est ? disait Gaspard.

— Huit heures dix, disait l’agrégé-inapte.

— Et dire que c’est c’ cochon de Guillaume qui nous vaut tout ça ! continuait Gaspard. Et il est tranquille, il bouffe du homard à l’américaine… Tandis qu’ nous, qu’on est cause de rien, fil à la patte, là comme des gosses !… Petit, ah ! dis, petit… qué veine si on s’rait encore dans l’ ventre d’ sa mère !…

L’autre approuvait, soupirait, rebâillait.

— Quelle heure qu’il est ? disait Gaspard.

— Huit heures onze, disait l’agrégé-inapte.

Le terrible est qu’au dégoût de Gaspard se mêlait parfois sourdement une lâche joie de ne pas retourner au feu, et à l’agrégé, qui lui non plus ne semblait pas très prêt à se battre, car en son esprit il en était un peu resté au siège de Troie, — à l’agrégé qui pourtant pestait, piaffait, voulait partir, il avait dit :

— Toi, encore, t’ laisseras rien. Mais moi, mon salé, si les Boches ils m’ font mon affaire, penses-tu qu’ ça sera les députés qui y apporteront des œufs su l’ plat !

Et alors, tout en bougonnant, il s’accommodait parfaitement de son sort détestable, et il patientait.

Sa patience s’écroula tout à coup.

Cela devait arriver : Gaspard est tout impulsion. Quoique actif et quoique généreux, il sait bouder, s’entêter, faire la marmotte… jusqu’au jour où la tentation se présente et s’impose. Alors, la prudence qui n’est pas son fait, et la mollesse, cette intruse, décampent rien qu’aux battements de son cœur. Il s’anime, parle, agit, et il ne se souvient plus qu’on peut avoir peur pour sa peau.

C’est le fourrier qui, par une phrase, le remit d’aplomb. Il lui dit :

— Ceux qui retournent au front, ont droit à une permission de trois jours.

— Trois jours, fit Gaspard, et pour où ?

— Pour partout.

— Pour Paris ?

— Pour partout.

— Sans blague ?

Revoir Paris ! Sa « vieille », sa femme, son mioche, la rue de la Gaîté. Rien que d’y penser, il s’en étranglait de joie.

Il courut prévenir Mousse.

— Mais… nous sommes inaptes ! dit celui-ci, grinçant des dents.

— Inaptes ! Ah ! t’es encore une « bleusaille » ; pisqu’ils d’mandent des bon’hommes, c’est qu’ils s’ront pas regardants. Quand y a pus d’ grives, on prend des merles. Mais faut pas r’trouver l’ major ; faut s’entendre avec el bureau.

— Essaye.

— Passe voir quatorze sous pour un litre ed’ blanc.

L’argument suprême. Il entra au bureau avec son litre : toutes les résistances faiblirent. Le chef, en buvant, dit avec un air supérieur :

— Ils y tiennent ? Il n’y a qu’à les changer de liste. Ils seront du prochain départ ! Si ça se découvre, on dira : « Nous n’y comprenons rien »… Il est bon, il fait chaud au ventre ce petit vin blanc-là.

L’agrégé était en admiration. Gaspard exultait. Il était redevenu ardent, enthousiaste, la proie d’une idée ; il disait :

— Pantruche ! Après les Boches ! Ça, ça m’ va, ça j’accepte ! J’ leur ai donné qu’un bout d’ fesse gauche ; reste ma fesse droite, j’ la leur réserve ! Mais z’auront qu’ ça ! Pantruche ? Jamais ! Pantruche pas pour von Gluck ! Pantruche c’est pour ma gueule !

Il emmena Mousse à la cantine. Il y emmena tous ceux qu’il rencontrait. Il y vida sa bourse, gardant juste le prix de son voyage. Puis, il erra dans la cour, faisant la nique aux camarades :

— On va vous laisser là, dans vot’ château ! V’s avez pas honte d’ moisir là-nedans ? Où qu’ sont vos nerfs ? V’s êtes comme des nouilles ?

Il questionnait même ceux qu’il n’avait jamais vus :

— Eh ! toi, l’affreux, ça t’ plaît comme ça d’ pourrir ici ? Ah ! ben, sans blague, t’es pas d’ la même fabrique que moi. Trois jours, Pantruche, et pis roulez : visite aux Boches ; ça c’t’ exister !

Sur ces mots, il se tourna vers le bâtiment de la trésorerie, où toute la journée griffonnaient une cinquantaine d’hommes, parmi des monceaux de paperasses, dans une tiédeur douce. Il reprit de plus belle :

— Et c’te turne-là ! Pleine d’embusqués ! Comment qu’ ça vit ? Quelles croûtes que c’est ! Tiens, viens les voir, qu’on les admire !

Et il marchait, entraînant son ami ; et il entra comme il disait. — Il y avait une porte vitrée. Il s’arrêta net ; puis montrant le bureau, à voix haute, il continuait d’expliquer :

— Non, vise-moi ça : ça fait pitié !… Et y a le l’ père Joffre… y a l’ portrait d’ Joffre, là, sur leur mur !

Il en croisait les bras d’indignation, et il lança d’un ton où il y avait de la stupeur :

— Qu’est-ce qu’il attend pour se r’tourner !

Il combla ainsi les heures longues de l’attente, et l’après-midi où on donna enfin les titres de permission, il regarda le sien, et dit :

— Trois jours… juste trois jours ! Ça aurait-il usé leur porte-plume qu’ils m’en foutent un en supplément !

C’était son habitude, comme les bons chiens de garde, de grogner toujours de plaisir.

Dans le train, dès Versailles, il se mit à la portière ; à Malakoff il était sur le marchepied ; et il sauta le premier de tous sur le quai de Montparnasse.

Puis il courut jusque chez lui.

Il arriva rue de la Gaîté à minuit, heureux de ne pas avoir prévenu. Il carillonna avec allégresse. Sa mère poussa un cri :

— C’est toi ?… Oh ! c’est toi !… Marie, c’est lui !

Et Marie répondit en accourant :

— C’est lui !… Comment, c’est lui ?… C’est vrai qu’ c’est toi ?

Il les prit dans ses bras, les soulevant de terre, et il dit :

— Hein ! ça s’appelle être asphyxiées !… Et l’ gosse, où qu’est l’ gosse ?

— Ben, il dort.

— Oh ! c’ culot !

Il alla l’éveiller lui-même ; il le mangea de caresses, les larmes aux yeux ; et pendant que sa mère allumait des bougies partout, pendant que Marie commençait du café, criant :

— Alors, tu t’as battu ? Combien qu’ t’en as tué ? Quand ta balle elle t’a arrivé, comment qu’ ça t’a fait ?

Lui, son moutard sur les bras, répondit, solennel :

— On va vous raconter ça, dans l’orde !

Et il commença le récit de sa campagne, de sa vie d’hôpital et de dépôt.

— Ah ! j’ vous promets qu’on s’en fait pas !… Et on les tient !… Et pis faut voir ces gueules qu’ils ont ! Des vrais cochons, ah ça c’t’ à voir !… Et pis sans blague, une goujaterie ! Des mufl’ qui tirent sans vous prévenir ! Ils regardent jamais si vous êtes là !… J’ vous aurais bien porté d’ leur couenne, mais c’est trop dur, c’est pas bouffable ! Et pis ça pue dans l’intérieur.

Son intérieur, il le regardait de tous ses yeux.

— Ah ! la cagna ! R’voir sa cagna !… C’est propre ici, et c’est mignon.

Marie dit avec un sourire :

— Quand y a pas d’homme, est-ce pas, c’est plus facile…

Le portrait de Joffre était sur le buffet. Gaspard dit négligemment :

— Ça y ressembe.

— Tu l’as vu ?

— J’ai vu une lettre ed’son chauffeur. Il paraît qu’ c’est un bon bonhomme.

— Vrai ?

— L’ cœur su la main. Poursoifs tout l’ temps.

Les femmes écoutaient, admiratives. Il dit à sa mère d’un ton plein d’émotion :

— Et c’te pauv’e vieille, elle louche toujours ?

La mère répondit gaiement :

— Et toi, toujours ton nez d’ travers !

— Toujours… quoique j’ le chauffe. Quand j’ fume la pipe, j’ la fourre dessous ; quand l’ pif est chaud, j’ le remets d’aplomb ; et pis ça r’vient : tu sais c’ que c’est.

Ils riaient tous trois. Puis, lui, de nouveau :

— Ah ! Pantruche ! Ah ! Paname ! Ah ! r’voir toutes ses bricoles !

Soudain, il se leva.

— Et la boutique ? Les escargots ? Avec une chandelle il descendit… Et il remonta mélancolique :

— C’est la guerre… Probabe qu’eux aussi ils sont mobilisés…

Il regardait Marie avec attendrissement. Il lui trouvait une honnête figure de femme sincère et sans roueries. Il savait qu’elle n’avait jamais été très habile au commerce ; il s’était « mis avec elle » parce que, d’abord, le mioche était venu ; puis, elle lavait bien : elle était soigneuse et bonne, jamais colère. Un jour, il lui avait jeté la soupe à la tête ; elle avait pleuré, sans répondre ; et, honteux de soi, il avait dit : « Miaule pas ! J’vas en r’faire une autre ! ».

En cette nuit d’arrivée, après avoir bu le « jus » qu’elle venait de servir, tous les souvenirs un peu troublants remontaient au bord de sa mémoire. Il était radieux de retrouver son logement en ordre. Il regardait le lit où il allait se recoucher avec elle. Et comme il embrassait le petit, endormi sur son bras, il se sentit soudain tant de reconnaissance pour cette brave créature, qui le lui avait gardé, bien soigné, bien nourri, qu’il se mit à balbutier :

— Savez pas, vous aut’es… V’là qu’il m’vient une idée… C’est la guerre… et la guerre donne des idées… C’est pas qu’j’étais un cerf-volant, mais enfin on s’sent des idées… qu’on n’avait pas avant la guerre… Écoute, Bibiche (c’était Marie qu’il appelait Bibiche), crois-tu qu’ça s’rait pas mieux… qu’nous nous mariions ?

Elle était surprise. Elle fit :

— Mais… mais si…

Avec toute la candeur de son âme franche et simple, il reprit :

— J’y pense comme ça… Mais pisque j’y pense… j’ crois qu’ vaut mieux : pas attendre… que j’y r’pense pus.

La mère demanda, inquiète :

— T’as-t’il peur, si t’y retournes, d’être tué ?

— Pensez-vous ! Gaspard tué ! Ça m’épaterait ! Non… mais v’là : quand on va faire l’ grand nettoyage, et pis qu’on va tout rarranger, j’ trouve qu’ soi-même faudrait avoir son p’tit truc bien en règle. V’là un gosse qu’est ni chair ni poisson ; avant la guerre ça suffisait. Après, quand c’est qu’on aura lavé tout l’ linge sale, ça m’ ferait d’ la peine à moi qu’il soye pas légitime.

Et s’adressant au mioche :

— Est-ce pas, mon gosse, qu’ tu veux êt’e légitime ?

Les deux femmes comprirent-elles bien sa pensée ? En tout cas, elles le regardaient avec de bons yeux, et la mère, drôlement coiffée ou décoiffée en tête de loup, répétait, le visage tout ému :

— Oui, mon garçon… T’as raison, va mon garçon.

Alors, il n’en démordit pas. Permission de trois jours. Rien d’autre à faire. Pas le temps de se remettre aux escargots. Il allait se marier.

Le lendemain, dès neuf heures, il courut à la mairie.

Là, on lui annonça :

— Pas mèche en moins de cinq jours.

Il sortit des papiers.

— Pisque j’en ai qu’ trois !

— Puisqu’il en faut cinq.

— Alors, à quoi qu’ ça sert la guerre ?

— Fichez-nous la paix !

Il rentra, hors de lui. Son gosse vint dans ses jambes.

— Pépé, dis, pépé, tu t’ feras pas tuer, dis, à la guerre ?

De nouveau, il eut des larmes aux yeux, et, tapant la table :

— J’ veux qu’il soye légitime, na ! J’ veux qu’ ça soye un gosse légitime !

Et il repartit.

Où ? À la mairie, faire quand même publier ses bans. Oui, il avait pris son parti : de sa propre autorité il s’octroyait cinq jours. Et il se fichait de tout ! La prison ? Pouh ! Il repartirait directement voir les Boches.

Rayonnant, il revint dire à Marie et à sa « vieille » :

— C’t arrangé. J’ suis été à la Place… Y avait un général… Il m’a donné deux jours ed pus.

Marie n’en revenait pas.

— Y a des chics généraux ; avant la guerre on n’aurait pas cru ça.

Il reprit :

— Fallait la guerre : on savait rien en rien ! Moi, à l’hosteau, j’ai vu des demoiselles ed la haute, — et leur père il d’vait avoir du foin dans les bottes, — ben, elles m’ vidaient ma cuvette ! Voui, ma cuvette ! Ah, faut avoir vu ça !

Sans l’employé de mairie, qu’il trouvait « répugnant », il aurait cru à la fraternité universelle.

Il se montra dans le quartier, exhibant sa capote trouée, exigeant qu’on tâtât sa fesse : « Dites, vous sentez, l’ beafteck en moins ? ». — Chez le père Criquenot, le patron du bar, il s’inquiéta de la loi de l’absinthe.

— Alors ?… pus d’ bleue ?

— Chut !… Aboule par ici !

L’autre l’emmena dans l’arrière-boutique. Ah, cette noce ! Jamais il n’en avait bu une pareille. Aussi, en retour, il lui fit des confidences : « Y a mon gosse que j’ vas légitimer… » Il le dit encore au boucher, au fruitier, à sa concierge. Il était si fier !

Puis, désirant, pour le jour du mariage, payer un chapeau à sa femme et un autre à sa « vieille », comme il n’avait pas un sou d’avance, qu’elles ne touchaient que leur allocation, et qu’on ne pouvait rien attendre des escargots — (bien mieux il parlait d’en donner, d’en rapporter au capitaine), — il prit un parti héroïque : vendre ce qu’il avait de plus cher… aux deux sens du mot… ses livres… Oui, ses livres qu’il rangeait sous son lit et dont il disait à Mousse : « Ah, c’est bath les bouquins, quand c’est bien raconté ! » Eh bien, pour son gosse, il les tira du coin d’ombre où ils dormaient dans la poussière depuis le 2 août ; il les prit tous, tout le père Dumas, tout le père Hugo, et les autres ; et, ayant entassé poètes et prosateurs dans une voiture à bras, il descendit, traînant sa charge, jusqu’au quai des Grands-Augustins. Il avait le cœur gros, mais il sifflait, se disant toujours : « Moi, j’ veux l’ légitimer… »

De cinquante volumes, il tira huit francs. Il manqua se faire fourrer au poste, tant il injuria le bouquiniste :

— Tête de singe ! Vieille sangsue ! Aie pas peur, on t’ cédera aux Boches en échange ed l’Alsace-Lorraine !

L’autre était un juif hideux, que les injures n’empêchaient pas de compter ni d’éplucher minutieusement sa marchandise. Il resta d’abord muet et calme ; mais Gaspard aperçut soudain, sur un tas de vieux livres, un petit bouquin vert : « Morceaux choisis d’Eschyle, annotés par Gustave Mousse. » C’était de lui… de son copain. Instinctivement, il mit la main dessus.

— Ça, toujours, c’est pour bibi.

Alors le juif se récria. Gaspard poussa la porte : le juif se mit à hurler. Gaspard se sauva : le juif appela à son secours Dieu et la garde.

Et Gaspard, qu’on ne put rattraper, rentra chez lui avec le petit livre vert.

Il l’ouvrit à plusieurs pages. Il y vit des caractères grecs, à quoi il ne comprenait rien. Puis, il lut des notes comme celle-ci, qui semblaient pourtant en français : « À ce vers commence la partie iambique des prières sur le tombeau », ou encore : « Puisse Zeus Alexétérios devenir le bien nommé pour la ville des Cadméens. »

Il ferma le livre en se grattant la tête, et dit :

— Faudra que j’y en cause…

Il donna les huit francs à ses deux femmes pour acheter chacune un chapeau, et il se maria le cinquième jour.

Il se maria à la mairie, et aussi à l’église. Sa « vieille » obtint de lui, sans gros effort, cette concession à ses idées. Il est vrai qu’elle avait dit tout de suite :

— J’ai une tirelire. Ce que ça coûte, c’est moi qui le paiera.

Mais le fait même qu’une messe coûtait quelque chose remit Gaspard sur le mauvais chemin de ses anciennes rancunes.

Il dit, en revenant :

— C’est pas pour dire… et j’ veux rien dire… pasque c’est pas à moi à dire… Mais l’ marabout, s’est foutu d’ nous… Vous prendre cinq francs pour ça, l’a vite gagné sa journée.

— Pisque c’est moi qu’a payé… dit timidement la mère.

— Oui, oh ! j’ m’en balance !… Mais ça fait rien, ma pauv’e vieille, faut qu’ tu sois cagot !

Marie écoutait ; elle avait presque envie de rire. Gaspard reprit :

— Enfin… pourquoi qu’ tu m’as donné une religion que j’étais pas en âge de la raisonner ?

La vieille répliqua :

— Mais pourquoi qu’ tu veux pas croire au bon Dieu ?

— S’agit pas du bon Dieu. Moi, j’ai un gosse : j’ veux qu’ ça soye un citoyen libre.

— Ah ! hi ! Ah ! hu ! fit à ce moment le petit, qui s’accrochait à ses jambes.

— Tu vois, il comprend, il dit voui, et ça c’ t’un gosse que j’veux pas qu’on l’ mène au curé. À quinze ans j’y dirai : choisis, t’es lib’e, et tu peux t’ faire juif si ça t’ plait. Mais j’ te l’ conseille pas… pasqu’ils ont d’ trop sales gueules ! Voilà.

Cette fois Marie se mit à rire, et la mère reprit :

— Pourtant, t’as été bien soigné par les bonnes sœurs.

Il se dressa :

— Oh, les sœurs… c’est pas les curés ! Sœur Bénigne, je l’aurais eue à Paris qu’elle s’rait été d’ ma noce.

— Les curés c’est pareil.

— Y en a… J’en ai vu un, qui m’ vidait toute sa cave.

— Tu vois ? dit la mère.

— Voui, mais l’aut’e qu’à pris cent sous pour la messe…

— Parle donc d’aut’ chose, dit Marie.

Autre chose ! C’est qu’il ne pouvait pas dire ce qu’il pensait. Il pensait de temps en temps avec angoisse : « Y a quarante-huit heures que j’devrais être rentré. » Alors, il recommençait de s’étourdir avec des discussions sur les amputés. Vaut-il mieux perdre un bras ou une jambe ? Malgré l’avis général, il préférait un bras. Trotter, rouler sa bosse, ça c’était toute la vie. Puis, une fois de plus, il racontait ses faits et gestes, et les effets du 75 : « Si ça fait vite ! Ah, pis faut voir les aut’es cochons ! Vous parlez d’une polka ! » Et comme causer lui donnait soif, il buvait un verre à la santé de chaque personne qu’on rencontrait. Il avait donc acquis une douce béatitude, quand, avec sa « vieille », sa femme, et « son petit » désormais légitime, il demanda son billet à la gare Montparnasse. Au vu de sa permission, l’employé dit :

— En retard ? Vous allez être foutu dedans.

Il répondit :

— Assez ! J’te demande pas si on t’paye pour êt’e un malpoli.

Mais sa femme s’inquiétait. Alors, avec une bonne figure :

— Pisque j’t’esplique qu’j’ai vu un général… Ces perms-là, comprends-tu, c’est comme les billets d’bains d’mer : valabes avec prolongation.

Il fallait payer deux sous pour passer sur le quai. La « vieille », le cœur gros, se sacrifia. Elle le serra de toutes ses forces, bredouillant tout contre sa joue, d’une voix qui tremblait comme son pauvre cœur de mère : « Au r’voir, mon grand gars !… Au r’voir, mon garçon !… » Et elle resta avec le petit, tandis que sa femme le suivait.

Sa femme, devant le wagon, il l’embrassa longuement, tel un homme satisfait qui pense : « Elle est à moi. Plus d’erreur. Bien à moi. C’t écrit à la mairerie ! » Puis, comme elle était pâle et les yeux inquiets, il lui dit les trois mots, qui sont toute la philosophie des Parisiens, peut-être même de notre race, — trois petits mots qui veulent dire : on n’est plus des gosses ; il y a des ressources ; tout n’est pas perdu ; tout sera peut-être gagné ; presque tout s’arrange ; la terre tourne tranquillement ; et Dieu ne doit pas être… méchant homme ; — il y avait tout cela mêlé dans la cervelle de Gaspard quand, avant de monter dans le train, il dit très tendrement :

— Bibiche… t’en fais pas !


Lorsqu’il arriva au Dépôt avec cinquante-trois heures de retard, le fourrier s’écria :

— Ben, mon bonhomme, qu’est-ce qui t’attend !

Gaspard prit un air digne :

— D’abord, de quel droit qu’vous m’tutoyez ? Ensuite, il me sembe que j’vous cause pas… Êtes-vous l’juteux ? Non ? Ben alors ?…

Mais le « juteux » accourait. Il n’en dormait plus, Dupouya, depuis deux nuits ! D’avance, il ruminait son rapport. Il bafouilla :

— Ben, ça va être yoli ! Vous, un homme mobiliyabe ! C’est le conyeil et les travaux publics !

Gaspard se campa :

— J’m’espliquerai d’vant les officiers.

Le lieutenant ne tarda pas à venir.

— Ah ! voilà le déserteur !… Et bien quoi donc ?

Gaspard, très raide, répondit :

— J’demande à parler au capitaine.

Le capitaine avait fait la guerre. Un Parisien et un ami de Puche. Alors, il n’avait pas peur du capitaine. Pourtant, quand il l’aborda, il ne lui trouva pas la bouche souriante, ni les yeux indulgents ; et il commença d’une voix confuse :

— Mon capitaine… c’est la faute à la mairerie. Moi, j’leur disais pour la permission ; eux ils m’ont dit qu’ça f’sait rien, ou qu’alors mon gosse il resterait un bâtard ! Et c’est ça qui m’turlupinait. J’pouvais pas r’venir avec c’t’idée-là. Mon capitaine, j’voulais pas qu’on dise, si j’clameçais : « Gaspard, c’était un feignant, à preuve que son gosse il est bâtard. » Mon gosse, maintenant, il s’appelle Gaspard, et si les aut’es cochons ils r’commencent dans vingt ans…

— Enfin, dit le capitaine, il y a un règlement, et je suis forcé de te fourrer en boîte.

— Mon capitaine, dit Gaspard, j’demande à r’partir tout de suite foute su la gueule aux Boches !

— Tout de suite ? dit le capitaine. Il n’y a pas de départs toutes les trois minutes comme à ton tramway de Montparnasse. Pas avant dix jours.

— Écoutez, mon capitaine, c’est rapport à mon gosse…

— Il n’y a pas que ton gosse ! dit le capitaine. Il y a aussi une histoire de gendarme… Il est arrivé un rapport. Qu’est-ce que tu as fichu en t’en allant ? Tu as injurié un gendarme ?

— Injurié ? dit Gaspard. Ah, c’te carne !… Dites, mon capitaine, j’vas vous raconter, moi, comme c’est arrivé. J’men allais, est-ce pas. V’là qu’tout à coup j’aperçois un guignol derrière moi…

— Veux-tu employer des mots corrects !

— Donc… j’l’aperçois et j’presse el pas. Mais l’aut’e il fait pareil. J’l’entendais qui bottait, qui bottait… Moi, je l’connaissais pas : était-il d’ma famille ? J’me dis : « Philibert, c’client-là, il croit qu’il en tient un : il va voir ! » Quoi, c’est vrai, j’avais rien à me r’procher… Alors, j’me mets à tricoter. Il tricote aussi, il m’rattrape, et il m’dit : « Pourquoi qu’vous courez ? » J’dis : « Pourquoi que j’cours ? Pasque j’suis pressé. » Alors il dit : « Qu’est-ce que vous avez à être pressé ? » J’dis : « Qu’est-ce que j’ai ? Ben, j’ai que j’suis en retard. » Alors il m’dit comme ça : « Vous m’faites trotter d’puis la place d’Armes : v’s avez plutôt l’air ed vous enfuir. » — « M’enfuir, que j’dis, pourquoi que j’m’enfuirais ? » Là-dessus, il m’dit : « Ben, est-ce que vous avez une permission ? » J’lui dis : « Si j’ai une permission ? Probabe que j’ai une permission. » Alors il m’dit : « Comment qu’ça s’fait q’vous la montrez pas, si vous en avez une ? » — « Comment qu’ça se fait que j’la… »

— Dis donc, fit le capitaine, te payes-tu ma tête après celle du gendarme ? Tu l’as fait marcher, quoi ! Puis, de fil en aiguille, tu es arrivé à lui dire que tu aimerais mieux être Boche que gendarme !

— Mon capitaine, voilà…

— Assez ! Tu vas d’abord aller en boîte. Après, nous verrons.

C’était ferme et net. Il eut à peine le temps de serrer la main de son ami Mousse qui lui, revenu à l’heure, semblait navré de cette aventure. On conduisit Gaspard à la prison, et il y coucha. Il en sortit le lendemain : il avait une mine effrayante. Ses compagnons racontèrent qu’il avait pleuré une partie de la nuit, répétant :

— Y a pus d’ justice ! J’ veux pas qu’un seul de mes gosses que j’aurai il soye légitime ! Ils s’ront tous des bâtards, pisque dans c’ sale pays, pour qu’un enfant il soye légitime, faut qu’ el père il couche en prison !

Mais le capitaine, touché de lui voir pareil visage, lui annonça :

— Gaspard, tu ne feras pas tes huit jours… complets. On demande vingt volontaires pour dans quarante-huit heures : en es-tu ?

— Si j’en suis ! cria Gaspard.

— Alors, pendant deux jours, tu aideras au magasin. Tu vas m’habiller mes bleus.

— Compris ! Ça, ça m’ connaît.

Mais à ce moment, Dupouya parut. Il tenait le rapport, et il avait une petite flamme dans les yeux. Gaspard fronça les sourcils. — Oui… c’est que dans le rapport il était encore fortement question de Gaspard. Plainte de la Préfecture de Police.

Le capitaine devint rouge de colère.

— Allons, à Paris maintenant ! Avec un agent ! Plus de gendarme : tu t’es dédommagé sur un agent !

— Ah, mon capitaine, ça, pour le coup, alors ça c’est malheureux ; pasque ça c’t’ une histoire… Écoutez voir, mon capitaine : j’arrivais à Montparnasse avec ma vieille, mon gosse et Bibiche… Bibiche, c’est ma femme qu’ j’appelle Bibiche… Enfin, dans la porte, j’ m’arrête à r’garder une dernière fois la place. V’là un flic…

— Je t’ai déjà prié d’employer des mots convenables !

— V’là un… un chose, quoi, qui m’ dit : « Entrez, sortez, mais restez pas là. » Alors… j’ai peut-êt’e eu tort, — je r’connais, j’ai peut-êt’e eu tort, — mais j’y ai dit : « Ça va bien, garde tes laïus pour el temps d’ paix. Tu vas tout d’ même pas commander à un poilu ! » Là-dessus, il est d’venu d’ la couleur ed mon képi, et il m’a d’mandé : nom, prénom, matricule, âge de ma mère… J’y ai donné tout, flatté qu’ ça l’intéresse. Pis j’y ai dit : « Pouilleux, va !… Moi, j’ te d’mande pas ton nom : j’ sais bien qu’ c’est « face moche », ni c’ que tu fais, pasque t’as jamais rien foutu… »

— Tu lui as dit ça ?

— Ah, j’y ai dit !

— Et tu jubiles à le raconter ! Allez, allez, retourne en boîte, dit le capitaine. Illico. Demi-tour !

— Mais… habiller les bleus… risqua Gaspard.

— En boîte ! Rondement !

Il avait repris son teint en s’expliquant avec le capitaine : il le reperdit dès qu’on l’eut renfermé. Il avait juste eu le temps d’apercevoir Mousse, qui se traînait comme une âme en peine.

— Mais on tira Gaspard de sa prison au bout de vingt-quatre heures au lieu de quarante-huit, le départ des volontaires étant avancé.

Le capitaine le fit venir :

— Tu pars tout de suite. Es-tu content ?

— Tout de suite ? Sans blague !… Mon capitaine vient avec nous ?

Cri du cœur. Le capitaine le comprit. Il lui serra la main avec force, lui souhaitant bon courage, puis :

— Tu viendras me revoir, quand tu seras équipé.

Gaspard avait oublié sa prison ; il exultait. Mais… il n’avait pas quitté le bureau qu’une note arriva du commandant-major, accompagnée d’un rapport de la Douane sur le soldat Gaspard, qui, à son retour de permission, ayant été surpris porteur d’un litre d’alcool, « s’était montré incorrect et brutal envers les douaniers. »

Ah, cette fois, le capitaine n’en revenait pas ! Il dit : « Mais il a le diable au corps ! » En gros sur la feuille il écrivit : « Parti pour le front », puis il s’écria :

— Le sauvage ! Faites-le décamper tout de suite ; qu’il ne reste pas une seconde de plus à la Compagnie ! Il finirait par passer au Conseil.

— Ye le lui ai dit, remarqua cauteleusement Dupouya.

— Et je ne veux le revoir sous aucun prétexte ! dit le capitaine. Qu’il me foute le camp !

On transmit à Gaspard cette décision ; il en fut atterré. Justement il était tout prêt : musette pleine, sac chargé, fusil sur l’épaule ; il allait se présenter. Alors il se confia à Moreau, pour qui il avait quelque dédain maintenant, mais quand on part, tant de choses s’oublient. Et il lui dit donc :

— Coute voir, mon pote… L’ piston l’est colère. J’ comprends. Je r’connais : j’ai fait des blagues, des sales blagues ; mais… ça m’ fait quèque chose d’ m’en aller comme ça, pasqu’au fond… c’t’un bon vieux, qu’a pas dû avoir la trouille devant les Boches… Alors, j’ vas t’ dire, poteau : j’ voulais, au moment de l’ quitter, comprends-tu… en souvenir… y laisser des escargots qu’ j’y ai rapportés d’ Pantruche, d’ chez nous, quoi… du gros Bourgogne, quèque chose ed bath… Les v’là… prends…, et tu y donneras, veux-tu. Tu y diras : « Vous fâchez pas, ça vient d’ la noce à Gaspard, qui vous r’mercie d’ l’avoir espédié comme ça… » Voilà… Et pis tu m’écriras, hein, si… s’il a rigolé… Ça m’ f’rait plaisir si… s’il a rigolé… Moi, tu vois, j’ pars, j’ rigole… Et mon copain, M’sieur Mousse, qu’est un vrai copain, — ah ça, vieux, tous les deux on est copains, — ben r’garde-le : il rigole aussi… Qu’est-ce tu veux, c’est comme à la fête : Messieurs les Boches, prenez vos places et vos billets… et dans cinq minutes on r’commence !

Ils quittaient la caserne à vingt cette fois : ce n’était plus le grand départ pour la guerre ; c’était un petit renfort pour une compagnie du front. Seulement, avec Gaspard, même une poignée de vingt hommes prend tout de suite belle allure.

Il était au premier rang, à côté de son troisième grand ami, et de nouveau il s’en allait vers la bataille, d’un pas bien cadencé, avec un air goguenard. — Mousse, qui ne savait pas se donner une attitude, écoutait curieusement battre son cœur en marchant, et il s’étonnait que cette petite ville médiocre, où il venait de vivre tant de journées lamentables, devînt soudain pour lui quelque chose d’important, qu’il avait presque peur de ne revoir jamais.

À la gare, un commandant attendait pour embarquer la petite troupe. La tête expressive de Gaspard retint ses yeux, et c’est à lui qu’il dit :

— Ah ! les volontaires ? Rien que des braves, des chics Français !

— Nous, dit Gaspard (il était devenu rouge de plaisir), on est rien que des copains et on veut les avoir ! Alors on les aura, et on s’f’ra tuer, et massacrer, et on s’en fout !

— Vive la France ! fit le commandant.

— Vive la France ! reprirent les hommes.

On les installa dans deux compartiments de troisième, et le commandant disparut. Gaspard, en déposant son fourniment, laissa tomber de son képi une petite photographie.

— Tu perds ta femme et ton mioche, lui dit tranquillement Mousse.

Ce mot impressionna Gaspard. Il répondit :

— J’les perds… mais j’les retrouverai.

— Pis, si t’les r’trouves pas, dit quelqu’un, y aura que d’mi-mal, pisque t’as raconté comme ça au commandant qu’ça t’plairait de t’faire zigouiller.

Gaspard dressa la tête. Est-ce qu’on lui reprochait son élan patriotique ?… N’avait-il pas, en fait, un peu fanfaronné ?… Que pensait « M’sieur Mousse » qui, lui, était instruit, sentait finement les choses… et ne disait plus rien ?

Bref, il éprouva le besoin de concilier tout haut, devant les camarades, ses sentiments un peu contradictoires : désir d’être un vaillant, et crainte peut-être d’y rester. Alors, il confia bonnement, en brave cœur qu’il était :

— L’commandant, comprends-tu, c’est un mec du métier… Ben, s’il est bath, faut pas être rosse… Et… et moi j’crois qu’ça y plait d’entendre des trucs comme ça !