Gaspard de la nuit (éd. 1895)/À M. Victor Hugo
À M. VICTOR HUGO
La gloire ne sait point ma demeure ignorée,
Et je chante tout seul ma chanson éplorée,
Qui n’a de charme que pour moi.
Le livre mignard de tes vers, dans cent
ans comme aujourd’hui, sera le bien choyé
des châtelaines, des damoiseaux et des ménestrels, florilège de chevalerie, décaméron
d’amour qui charmera les nobles
oisivetés des manoirs.
Mais le petit livre que je te dédie aura
subi le sort de tout ce qui meurt, après
avoir, une matinée peut-être amusé la
cour et la ville qui s’amusent de peu de
chose.
Alors, qu’un bibliophile s’avise d’exhumer
cette œuvre moisie et vermoulue, il
y lira à la première page ton nom illustre
qui n’aura point sauvé le mien de l’oubli.
Sa curiosité délivrera le frêle essaim de
mes esprits qu’auront emprisonnés si
longtemps des fermaux de vermeil dans
une geôle de parchemin.
Et ce sera pour lui une trouvaille non
moins précieuse que l’est pour nous celle de quelque légende en lettres gothiques,
écussonnée d’une licorne ou de deux
cigognes.
Paris, 20 septembre 1836.