Gaspard de la nuit (éd. 1920)/Le Maçon
II
LE MAÇON.
Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudé, — si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l’église aux trente arcs-boutants, et la ville aux trente églises.
Il voit les tarasques de pierre vomir l’eau des ardoises dans l’abîme confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que tache d’un point gris l’aile échancrée et immobile du tiercelet.
Il voit les fortifications qui se découpent en étoile, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l’ombre tourne autour des piliers.
Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu’un cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à trois cornes, ses aiguillettes de laine rouge, sa cocarde traversée d’une ganse, et sa queue nouée d’un ruban.
Ce qu’il voit encore, ce sont des soudards qui, dans le parc empanaché de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d’émeraude, criblent de coups d’arquebuse un oiseau de bois fiché à la pointe d’un mai.
Et le soir, quand la nef harmonieuse de la cathédrale s’endormit couchée les bras en croix, il aperçut, de l’échelle, à l’horizon, un village incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comète dans l’azur.