Gaston Chambrun/Fidélité

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Éditions Édouard Garand (p. 16-19).

IV

FIDÉLITÉ


Les deux semaines de vacances s’étaient évanouies comme un rêve ; aussi, ce ne fut pas sans de poignantes émotions, que Gaston reprit la route de l’Ouest. Dès les premiers jours de rentrée à l’usine, Monsieur de Blamon l’avait rencontré dans l’exercice de ses nouvelles fonctions et, affablement, s’était enquis de son voyage et de la joie que les siens avaient eue à le revoir.

Les travaux agricoles de la bonne saison, secondés par une température humide des plus favorables, avaient provoqué un regain d’activité dans l’établissement. La maison se voyait dans l’impuissance de répondre à toutes les commandes de ses trop nombreux clients. C’est pourquoi le Directeur avait songé à créer un nouveau centre de production à Edmonton, capitale de l’Alberta.

À en croire la rumeur, des gisements importants de phosphate de chaux existaient dans cette région. Avant de prendre une détermination, Monsieur de Blamon résolut de s’enquérir du fait ; par ses soins, une commission composée de l’ingénieur en chef, de deux contre-maîtres et de quelques ouvriers intelligents, fut chargée d’aller opérer le sondage des terrains, dans plusieurs « Townships » des environs. Gaston fut l’un des deux contre-maîtres désignés ; les opérations, pénibles et dispendieuses durèrent trois mois, et obtinrent des résultats plutôt douteux ; mais les pérégrinations dans ces vastes contrées, déjà riches de profits et plus encore d’espérances, agrandirent les horizons du jeune homme, l’enrichirent de connaissances techniques touchant l’exploitation des fermes et fortifièrent en lui cet amour du sol, qu’il avait puisé au pays natal et auquel il avait juré fidélité.

La bonne harmonie, qui jusqu’alors, avait toujours régné entre Monsieur Blamon et ses ouvriers, avait tenu éloignée toute idée de grève ; en vue de maintenir cet esprit de famille, il importait, autant que possible, que les chefs eussent vécu dans le milieu et pussent se recruter parmi l’élite de la population ouvrière ; telle était, du moins, la conception et la pratique de Monsieur le Directeur. C’est pourquoi ce dernier constatant par les rapports, que Gaston lui avait fournis touchant sa mission, qu’il avait sous la main un excellent ingénieur futur lui parla en ces termes :

— Mon ami, avec une vive satisfaction, j’ai parcouru vos rapports relatifs à l’excursion de sondage et par eux, j’en suis arrivé à la conclusion que voici : si, mettant à profit les loisirs que vous laisse votre charge, sérieusement, vous vous appliquez à l’étude, je me fait fort, moyennant les leçons que je m’offre à vous donner, de vous faire obtenir votre diplôme d’ingénieur civil dans l’espace de deux ans. Votre place ici est retenue d’avance ; ensuite, c’est l’affaire d’une nouvelle année de travail soutenu, pour conquérir le titre honorable et lucratif d’ingénieur-chimiste.

Monsieur de Blamon sentait croître ses sympathies pour ce jeune homme, sur lequel il fondait de grandes espérances, outre la communauté de race, de langue et de religion, il trouvait en lui un esprit délié, un caractère loyal et énergique ; c’est pourquoi il eût aimé l’attacher à sa maison et en faire l’un de ses principaux auxiliaires.

Gaston Chambrun fut comme ébloui par l’apparition d’une perspective aussi brillante qu’inattendue ; mais bientôt se ressaisissant :

« — Monsieur le Directeur, objecta-t-il, je ne compte point faire ma carrière de l’emploi que j’occupe. »

Son patron l’interrompit.

— Vous êtes jeune encore ; vous avez du temps devant vous, vos plans d’avenir, sans doute, ne sont point encore fixés définitivement ; vos idées actuelles peuvent être modifiées par les événements ; ne pas saisir l’offre qui vous est faite, c’est peut-être vous préparer d’amers regrets pour un avenir prochain. D’ailleurs, vous avez tout profit à développer, par le travail, votre instruction et votre intelligence, dussiez-vous vous contenter de la position actuelle : l’instruction n’est-elle pas un capital plus sûr que la monnaie sonnante ?

Il était difficile d’échapper à cette argumentation, dont on ne pouvait nier la justesse. Le jeune homme parut se rendre à ces raisons et courageusement se mit à l’étude, mais plutôt pour condescendre aux désirs de Monsieur de Blamon, que dans l’espérance du futur titre d’ingénieur civil. Ce n’est pas que la position ne lui eût souri ; mais elle était contraire à ses projets et la tentation, si séduisante fût-elle, ne pouvait prévaloir contre la sincérité du serment fait à Marie-Jeanne.

Parfaire ses connaissances en agriculture, se constituer un modeste capital et retourner à sa terre natale pour y unir son existence à la fiancée qui l’y attendait, tel était le programme de sa vie et le terme de ses aspirations.

Pour tenir son rang, au contraire, et figurer avec honneur dans la situation qu’on lui offrait, n’ayant pas de fortune personnelle, il eût fallu à sa fiancée, une dot respectable ; d’où, la nécessité de sacrifier à son ambition, l’aimée, mais pauvre Marie-Jeanne ; son âme loyale et sincère serait-elle jamais capable d’une telle félonie ?

Un assaut plus grave allait bouleverser son âme, malgré elle chancelante. De Saint-Benoit, une lettre arriva, qui semblait anéantir à jamais ses rêves d’avenir.

Son père écrivait :

Mon cher enfant,

Tes dernières lettres laissent transparaître ton impatience de rentrer au pays. Ce retour, naguère le plus cher objet de nos désirs, serait aujourd’hui une faute, que je ne puis te laisser accomplir. Ici, près de moi, à peine, pourrais-tu gagner ta vie.

Jusqu’à ce jour, je t’ai laissé ignorer les pertes que j’ai subies, dans l’espérance que des jours meilleurs viendraient à luire et ramèneraient la prospérité sous notre toit, avant ton retour parmi nous. Mon attente a été déçue. À peine puis-je pourvoir à la subsistance de ton frère et à la nôtre, ta mère et moi ; encore ne le dois-je qu’à l’amitié fidèle et reconnaissante d’un cœur généreux.

Là-bas, tu as devant toi un avenir ouvert. Ton patron à qui je me suis adressé a bien voulu me répondre et m’affirmer que tu aurais des chances sérieuses, dans deux ans, d’obtenir le diplôme d’ingénieur civil et peut-être mieux encore, avec le temps. En tous cas, même actuellement, tu possèdes une aisance que tu ne retrouverais jamais chez nous. Et si tu réussis à l’examen, comme le fait espérer ton directeur, ne sera-ce pas un honneur pour notre famille et pour moi une douce récompense des sacrifices que j’ai consentis pour ton instruction ?

Mon fils, sache-le bien, en toi réside la seule consolation de ma vie… Je te dois, aujourd’hui, l’aveu de notre situation : la maison qui nous abrite, la terre qui nous fait vivre, ne sont plus mon bien. J’ai dû les aliéner pour faire honneur à ma signature.

J’en garde la jouissance, grâce à une libéralité rare, mais je n’ai plus rien à vous laisser en héritage. C’est mon ami, Monsieur Richstone, qui est venu à mon secours. Ses affaires sont florissantes ; aussi, tant par fidélité à la vieille amitié qui nous unit, que par reconnaissance pour ton sauvetage d’Aurélia, il a eu la délicatesse de me racheter mon bien, en m’en conservant l’usufruit, peut-être ma vie durant ; nos ressources sont minimes et c’est à lui que nous devons notre modeste et précaire sécurité.

Et vois-tu, de ce côté-là, peut encore se lever pour nous toute une espérance. Deviens ingénieur… À juste droit, Monsieur Richstone a de l’ambition pour sa fille : et ta mère m’affirme que la petite Aurélia n’a pas oublié son bienfaiteur et qu’avec bonheur elle accepterait la main sur laquelle, le soir du sauvetage, elle déposa un long et tendre baiser. Je ne m’arrêterai pas à te dépeindre ses charmes tant physiques que moraux ; mieux que moi, sans doute, tu as été à même de les apprécier.

Tu m’as compris. Je ne doute pas de ton cœur de fils ; c’est pourquoi, sûrs de trouver en toi notre consolation, ta mère et moi, nous t’envoyons notre bénédiction avec nos tendresses.

Ton père qui t’aime,
Alphée Chambrun.

La lettre glissa des mains de Gaston. Un chaos de pensées confuses et contradictoires tourbillonna dans son cerveau. Tout d’abord, la nouvelle subite de la détresse de ses parents lui étreignit le cœur. Il savait trop ce qu’un tel aveu avait dû coûter à l’orgueil de son père, pour ne pas comprendre, que l’épreuve, qui l’atteignait, était plus douloureuse encore, que ne le faisaient entendre les termes employés.

Mais pourquoi ses parents n’avaient-ils point foi en lui et ne comptaient-ils pas sur sa présence auprès d’eux pour adoucir leur détresse et remédier à leur ruine ? N’était-il point jeune, actif, dévoué, prêt à lutter contre la mauvaise fortune ?…

Pourtant, si son retour eût été la solution des difficultés, son père, sans doute, le lui aurait dit et l’eût bien vite rappelé au foyer ; mais non, c’était le contraire qui avait lieu… enfreindrait-il l’arrêt, qu’avait prononcé la sagesse paternelle, après mûres réflexions ?…

D’ailleurs, quel labeur lucratif s’offrait-il à lui au Val de la Pommeraie ?… Il le cherchait en vain… Dès lors, pourquoi abandonner, contre l’avis de son père, une carrière en bonne voie et risquer une nouvelle situation, s’offrant dans des conditions précaires et fort aléatoires ?

Mais alors, c’était tout le plan de sa vie qui était à refaire : c’était une orientation nouvelle à donner à ses goûts, à ses aspirations, à ses affections ; qui donc du soir au lendemain, peut ainsi retourner son cœur ? L’amour qu’il avait voué au pays natal, au sol nourricier, aux traditions de la race et surtout à la douce et fidèle Marie-Jeanne, pouvait-il les immoler à tout jamais ?… Il s’était promis tant de joie, pour le jour où l’eût accueilli celle qui, forte de sa parole l’attendait là-bas, dans l’allée des pommiers, en l’appelant tout bas, du nom de fiancé. Il était sûr, que malgré la consigne sévère, imposée à leur affection par l’ordre de Pauline Bellaire, Marie-Jeanne n’avait pas un seul instant douté de lui.

En dépit de l’opinion défavorable émise par son père, au sujet d’un mariage avec une fille pauvre, il avait espéré jusqu’alors, triompher de sa résistance ; mais il croyait les siens dans une situation aisée. Désormais, avait-il le droit d’assumer la charge d’une femme sans dot et de sa mère presque infirme, quand lui-même, peut-être devrait assister ses propres parents ? Quel métier assez rémunérateur s’offrait à lui, pour assurer tant d’existences ?

Ne pouvant actuellement épouser Marie-Jeanne, pourquoi aller vivre près d’elle : ne serait-ce pas pour tous deux, une trop cruelle et dangereuse épreuve ?

Eh bien, soit !… il immolerait pour un temps son affection. Marie-Jeanne instruite des causes, aurait assez d’abnégation et de grandeur d’âme pour se résigner à l’attente ; par contre, il n’admettrait jamais, que son père lui imposât un plus grand sacrifice…

Les Richstone pourraient être aussi riches qu’ils le voudraient ; ce n’est point la dot de leur Aurélia qui ramènerait la prospérité sous le toit des Chambrun… Non, cela ne se pouvait : trop d’obstacles s’élevaient en barrière, infranchissable ; non, cela ne se ferait jamais. D’ailleurs, c’était Marie-Jeanne qu’aimait Gaston et non la descendante des oppresseurs de sa race…

Et cependant, n’était-il pas plus loyal de rendre sa parole à Marie-Jeanne que de l’astreindre à une attente problématique et indéfinie ?… Elle et sa mère n’en accueilleraient-elles pas la demande comme une dérision ?

Dans ce cas, pourquoi s’insurger contre le désir du père ? Pourquoi se refuser à un projet d’alliance qui réjouirait son cœur, tranquilliserait sa vieillesse et assurerait la sécurité de Julie ?

Lui-même, serait-il donc si à plaindre, d’avoir pour compagne, cette jeune Aurélia qui, jolie, était douce, riche, dont il était aimé et de laquelle il conservait après tout, un souvenir sympathique.

Mais… alors… Marie-Jeanne ?…

Et une intolérable souffrance, étreignait son âme. Laisserait-il croire à celle dont son cœur raffolait, qu’un misérable amour de lucre l’emporterait sur une amitié tant de fois jurée ?

Il ne pouvait tenir à l’idée qu’elle le mépriserait comme parjure d’un serment qu’il aurait voulu garder. Un retard à leur union !… la droiture d’esprit et la grandeur d’âme de la jeune fille pourraient toujours l’admettre ; mais d’une trahison ?… non jamais, elle ne pourrait l’absoudre !…

Lui-même se sentait incapable de cesser de l’aimer et de mentir à une nouvelle fiancée à qui il ne porterait jamais qu’un cœur partagé.

Tout en se promenant dans la cour de l’usine, où il présidait à la réparation d’une conduite de gaz rompue, Gaston Chambrun demeura obsédé par le flux et le reflux de ses débats intérieurs, au point de ne pas remarquer l’arrivée de Monsieur de Blamon. Le contact d’une main sur son épaule, le fit tressaillir : il tourna la tête, se découvrit et promptement devant son patron, un peu confus de sa distraction. Dès l’abord, ce dernier avait lu sur la figure de son subordonné le désarroi moral où il s’agitait.

— Que vous arrive-t-il de fâcheux, Chambrun ? Vous ne me paraissez pas dans votre assiette ordinaire, dit-il d’une voix affectueuse. Je respecte vos secrets, croyez-le bien, et je ne m’offre à votre confiance, qu’en autant que je puis vous rendre service et vous donner quelque conseil.

Conquis par cette parole chaude et ferme, le jeune homme éprouva un soulagement dans sa détresse. Il tendit à son chef la lettre paternelle. Monsieur de Blamon la lut, puis la relut, comme pour se mieux pénétrer de ce qu’il pouvait y avoir entre les lignes mêmes. Observateur attentif, du regard, Gaston cherchait à démêler la pensée intime du Directeur.

Celui-ci enfin parla :

— Mon ami, je déplore pour vos parents leur mauvaise fortune ; en revanche, je conclus qu’elle vous offre une compensation personnelle. Les motifs qui vous appelaient près des vôtres, n’existant plus, votre père vous donne un sage conseil, que je ratifie de tout point. Déjà, ainsi qu’il vous l’écrit, il m’avait consulté à votre sujet. Je me bornerai à vous redire la réponse que je lui ai faite, à savoir que je regrettais de ne pas vous voir poursuivre une carrière bien commencée et pleine de promesses. Je vous réitère les propositions déjà faites : devenez ingénieur, vous pourrez ensuite épouser celle que votre père vous destine ; vous lui apporterez ainsi la joie avec l’aisance de ses vieux jours.

— Si, assister ses père et mère, déférer à leurs avis, sacrifier ses plaisirs au désir de leur plaire est le devoir et la gloire du jeune homme bien né, n’est-il pas dans les obligations des parents, de préparer l’avenir de leurs enfants, de les guider par de sages conseils, mais sans aller jusqu’à supprimer leur initiative et faire abstraction de leurs goûts et de leurs aptitudes ; puisqu’ils veulent le bonheur de ceux-ci, ne devraient-ils pas se rappeler, qu’étant chose fort relative, ce bonheur consiste moins, à satisfaire ses désirs, qu’à poser des bornes à ses ambitions ?

Assiégé de toutes parts, Gaston essayait à se débattre.

— Je ne saurais assez vous exprimer ma reconnaissance pour vos bontés, Monsieur le Directeur ; puisque vous l’avez pour agréable, je demeurerai dans l’exercice de mes fonctions, c’est chose convenue… Quant à conquérir le titre d’ingénieur…

— Eh bien ?…

— Je n’y suis point encore résolu, et sans doute, je ne m’y déciderai jamais !… Oh !… ne m’en demandez pas la raison ; je ne saurais vous le dire, et il me serait pénible de paraître ingrat en répondant mal au généreux appui que vous m’offrez.

Monsieur de Blamon plongea un regard en coup de sonde dans les yeux éplorés du contre-maître. Il pressentit un drame obscur dans ce cœur endolori et dit avec douceur :

— Loin de moi la pensée de violer vos secrets, mon ami ; je suis prêt à vous aider à supporter le poids de vos chagrins, si jamais vous sentez le besoin de m’en faire la confidence ; car, il est difficile de soigner une plaie, dont on ignore l’étendue et les origines. Je vous laisse, Chambrun ; en attendant, gardez toujours haut le cœur : la douleur est la fournaise où s’épurent les caractères.

Gaston contempla son patron s’éloigner dans la cour ; un regret déjà surgissait en lui : celui de n’avoir pas ouvert son âme à cet homme, dont la bonté virile l’eût réconforté peut-être ; brusquement, il refoula ses larmes, s’essuya furtivement les yeux et reprit intérêt aux travaux de ses hommes.

Rentré au bureau, il s’assit à sa table, prit une feuille de papier à lettre et écrivit à son père ; plus d’une fois l’émotion l’obligea à déposer la plume. Il lui exprima sa douleur de le savoir malheureux ; respectueusement il se rendait à ses raisons et se conformait à ses désirs ; il continuerait dans la voie où il était entré, sans toutefois prendre l’engagement de devenir ingénieur.

Une dernière tâche lui restait à accomplir : la plus pénible. Marie-Jeanne et sa mère devaient être instruites par lui, des motifs qui l’empêchaient de se présenter au rendez-vous, qu’il avait fixé à l’automne de cette même année. Bien que la veuve Bellaire n’eût point accepté l’engagement qu’il prenait, Gaston avant de se retirer, avait maintenu sa promesse formelle et Marie-Jeanne, il en était sûr, comptait sur lui.

Les événements semblant se complaire à donner raison à la prudente veuve, il importait que Gaston lui persuadât, en dépit de la lettre de son père, qu’il lui envoyait, que Marie-Jeanne demeurait sa fiancée et qu’elle serait la seule affection de sa vie.

Et les phrases se pressaient, tumultueuses, sous sa plume, ardentes, fiévreuses, implorantes, persuasives, tandis qu’une peur le hantait : celle de n’être pas compris… Moins d’une semaine après, arrivait la réponse qu’anxieusement attendait et redoutait son âme.

Madame Bellaire lui faisait écrire de la main même de sa fille :

— Vous êtes libre, soyez ingénieur. Accomplissez le vœu de votre père. Nous prierons pour vos succès et votre bonheur.

C’était tout !… Marie-Jeanne avait pu lui envoyer cette lettre de rupture, sans le moindre mot de restriction ni de réserve pour l’avenir ?…

Jamais de sa vie, il n’avait connu plus simple ni plus cruel instrument de supplice, que ces quelques lignes, jetées là, sur cette feuille devant ses yeux, et portant en souscription, ce nom naguère magique : Marie-Jeanne ! Sans doute, elle n’avait pas agi ainsi, que sous l’inspiration de la dictée de sa mère. Mais sa foi en lui, était-elle donc si fragile ?… Quoi !… elle lui ordonnait d’être fils soumis, jusqu’au reniement de leur rêve ?… Elle le donnait à une étrangère !… Elle estimait son cœur bien méprisable, ou alors, jamais elle ne l’avait aimé !… Une tempête assaillait son cœur et son cerveau. Il eut préféré des reproches amers, au sanglant laconisme de cette réponse méprisante.

Il ne pouvait rester sous le coup d’un tel jugement ; fiévreux il couvrit des pages de sa protestation ; non il ne voulait point être dégagé ; elle seule était libre de songer à d’autres liens ; lui, n’aurait jamais d’autre fiancée, quelle dût être la longueur de l’attente.

Pour toute réponse, il reçut une petite boîte cachetée. Elle contenait la bague des fiançailles, accompagnée de ce seul mot, d’une écriture tremblée : « Adieu !… »

Ce dernier coup, qui l’atterra, faillit être fatal à sa raison — les extrêmes se touchent — et le même instant fut bien près de voir dans son cœur succéder la haine la plus invétérée, à l’amour le plus fort et le plus sincère… Les plus noirs soupçons l’assaillirent. — Hélas !… s’il avait pu connaître le drame silencieux qui se livrait là-bas, au « Val de la Pommeraie » ; il aurait rougi des soupçons injurieux qui flétrissaient l’aimée.

Mais la déception l’aigrit ; une révolution s’opéra dans son âme désemparée. Oui, il serait ingénieur ; l’ingrate verrait que le sacrifice qu’il avait consenti pour elle, n’était pas le fait d’une illusion présomptueuse ; il serait ingénieur puisqu’elle avait dédaigné le modeste contre-maître, qu’il demeurait par amour pour elle.

Avec une ardeur fébrile, il s’acharna aux études qui devaient préparer sa revanche.

* * *

Que s’était-il passé à Saint-Placide ?… La lettre de Gaston y était arrivée, alors que la cécité redoutée de Pauline Bellaire avait à jamais clos ses yeux à la lumière et immobilisé ses infatigables mains de couturière.

Sans murmurer contre la volonté divine, Marie-Jeanne, sur qui retombait le poids de leur double existence, en vaillante fille avait accepté l’épreuve. Son amour filial était soutenu d’une secrète espérance : le retour de Gaston dont jamais elle n’avait mis en doute la fidélité.

Or une après-midi, qu’elle rentrait de la ville, où elle avait reçu le salaire de sa quinzaine de labeur, sur le seuil, l’aveugle en entendant son pas, l’appela hâtivement :

— Marie-Jeanne, viens me lire une lettre que le facteur m’a remise.

Une lettre ! c’était presque un événement au logis de la veuve. Au premier coup d’œil, Marie-Jeanne avait reconnu l’écriture de Gaston. D’un doigt fébrile elle déchira l’enveloppe : une double feuille s’en échappa : la lettre du fiancée et celle de son père. Gaston, dans l’ignorance du malheur de Pauline, avait pensé que les lignes paternelles ne seraient lues que de la mère seule. Le malheur voulut qu’elles tombassent sous les yeux de Marie-Jeanne, et qu’elle connût la torture de se savoir une rivale, au moins dans les désirs d’Alphée Chambrun. À haute et intelligible voix, la pauvre enfant avait eu le courage d’aller au bout des deux lectures ; puis défaillante, secouée de sanglots, elle s’affaissa sur le sein maternel. Madame Bellaire laissa la douleur de sa fille s’épancher avec ses larmes, la caressant comme au temps de son enfance, cherchant sans les trouver, les mots qui panseraient la plaie de ce cœur déchiré.

Appuyant la fierté de sa généreuse nature, d’une pensée de foi, elle dit :

— Mon enfant, soumettons-nous à la volonté de Dieu. Gaston n’est coupable que d’avoir surpris ton cœur, avant qu’il lui fût permis de te donner son nom. Comme toi, il souffre : sa lettre en fait foi. En obéissant à son père, il ne fait que simplement son devoir. Préférerais-tu m’abandonner pour réaliser vos espérances ?

— Oh !… Maman !… protesta Marie-Jeanne.

— Il te parle d’attente !… certes, il est de bonne foi, mais jamais, dans son état, il ne pourra assumer la charge de nos deux existences ; puis tu connais les désirs de son père. Qu’il te sache perdue pour lui ; il travaillera, sera ingénieur et en épousant la jeune personne que son père lui destine, ramènera le bien-être dans sa famille ; si tu aimes Gaston, prouve-le lui en faisant de ta peine, la source de ton bonheur ; tu auras alors la noble consolation de le savoir heureux par toi.

Marie-Jeanne se leva grandie.

— Mère, dit-elle, vous serez contente de moi. Puisse le Ciel, pour prix de mon sacrifice, vous garder toujours à ma tendresse.

Alors, sous la dictée de sa mère elle avait écrit à Gaston la phrase qui le libérait. Enfin, résignée à l’holocauste suprême, elle avait retiré la bague qu’en secret elle gardait dans un médaillon suspendu à son cou ; puis, l’ayant couverte de baisers, à l’adresse du bien-aimé, elle l’avait ensevelie sous le papier qu’elle scella de cire ; ce furent les obsèques de sa joie, les funérailles de son bonheur.