Gaston Chambrun/La victoire

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Éditions Édouard Garand (p. 54-56).

XVI

LA VICTOIRE


La famille Chambrun avait applaudi au geste de Monsieur Richstone, offrant asile et protection à l’orpheline isolée par la mort de sa mère. Mais, ignorant à quel titre la jeune fille avait été reçue sous le toit hospitalier, les Chambrun ne virent dans sa condition précaire et subordonnée, qu’un acte de bienveillance provisoire de leur ami commun. Aucune qualité nouvelle, n’était venue la relever à leurs yeux et accréditer les espoirs de Gaston.

Plus d’une année s’était écoulée, sans que fût dévoilé le secret, dans lequel Marie-Jeanne semblait se complaire.

Aussi, lorsqu’un matin, Alphée vit s’arrêter devant sa porte, la riche automobile de Monsieur Richstone, il réprima comme un geste de contrariété.

Allait-il être encore longtemps harcelé tant par son ami que par le curé de Saint-Placide ? Qu’espéraient-ils donc ? Le prenaient-ils pour une girouette ? Il s’était prononcé ; dès lors, son refus était irrévocable. Toute insistance nouvelle n’aboutirait qu’à l’irriter et peut-être, à consommer une rupture qui, une année auparavant, avait paru imminente.

Mais déjà, Monsieur Richstone abordait Alphée et le forçait en quelque sorte à l’écouter.

— Un mot seulement, Chambrun ! Aurais-tu refusé pour bru, celle que je t’offrais, si elle eût apporté une fortune semblable à celle d’Aurélia ?

Alphée haussa les épaules.

— La belle question ! Vas-tu me recommencer un sermon sur le mépris des richesses ! La seule cause qui me fait écarter la fille de Pauline Bellaire, est sa pauvreté, j’en conviens ; mais elle est suffisante. Je ne veux pas marier mon fils avec la misère. Fortunée, ta protégée serait la bienvenue chez nous. Par malheur, elle n’a rien ou à peu près.

— Ne t’inquiète pas de ces choses… commença Monsieur Richstone.

L’autre riposta :

— Au contraire, c’est la seule chose qui m’inquiète.

— Laisse-moi donc parler, reprit l’Anglais avec un peu d’impatience.

— Qu’il ne soit pas question de Marie-Jeanne plus que d’une autre. Donnes-tu ton consentement au mariage de ton fils si je lui trouve un parti de cinquante mille piastres.

Monsieur Chambrun réfléchit :

— Présentées par toi, famille et fortune ne peuvent être qu’honorables. Sans doute je consentirais volontiers ; mais Gaston a sa Marie-Jeanne en tête : il n’est pas moins obstiné que moi. C’est lui qui refusera hélas !

— Je suis confus de tout l’intérêt que tu veux bien porter à ton fils ; en dépit de mes vivacités, je vois que ta visible amitié pour moi demeure invulnérable ; seulement, c’est bien dommage que le succès ne puisse répondre à tes efforts.

— Enfin, si j’y arrive, ratifieras-tu mon offre ? C’est ta parole que je demande.

— Eh bien, je te la donne. En retour, dis-moi le nom de l’héritière.

— Tu le sauras plus tard ; une fois l’affaire conclue, dit en souriant Monsieur Richstone. À bientôt ? Je ramènerai la fortune sous ton toit : ce sera probablement de l’inédit au pays ; et de ma race à la tienne, le fait ne promet pas de devenir contagieux.

Déjà le parlementaire était à son siège et à toute vitesse dévalait le chemin qui conduit à Lachute.

Alphée le regarda s’éloigner, indécis ; il avait retiré son chapeau et distraitement passait la main dans ses cheveux.

— Que veut-il dire ? Allons donc !… ce n’est pas possible !… Vais-je me mettre l’esprit à l’envers pour essuyer une déception semblable à celle que m’a causée son Aurélia ? En tous cas, l’ami Richstone n’est pas comme moi : il ne tient guère à son idée. Hier tout feu pour Marie-Jeanne, aujourd’hui, il en prône une autre. Enfin !… les caractères sont comme les physionomies, il y en a pas deux de semblables.

Il se recoiffa, bourra sa pipe, et l’ayant allumée, alla vaquer aux soins de la ferme.

De retour, le commerçant fit part à Marie-Jeanne des promesses de Monsieur Chambrun et lui laissa pressentir l’aurore de bonheur dont s’illuminait son horizon.

Une ère nouvelle de félicité allait rajeunir le cœur de Monsieur Richstone. Qu’il était donc ingrat de s’être plaint à Dieu d’une vie qui lui réservait encore tant de jouissances. L’union de Gaston et de Marie-Jeanne n’était-elle pas son ouvrage, et, par suite, leur bonheur ne serait-il pas le sien ?

Mais il lui fallait consommer son œuvre, avant d’applaudir à son succès.

En homme d’affaires, il savait que les combinaisons les plus savantes, les plans les mieux tirés demeurent précaires et fragiles jusqu’au jour, où, quittant le domaine de l’abstraction, ils entrent dans celui de la réalité. Mais quelle apparence d’insuccès à redouter encore ; le ciel, était sans nuage. Oui, cette heure tant désirée de ses protégés, elle allait sonner enfin ; ce jour, salaire de cruelles alarmes et de poignantes vicissitudes, il allait bientôt se lever radieux, superbe, enchanteur…

Cependant, lorsque avec Marie-Jeanne au bras, le père d’Aurélia se présenta chez Monsieur Chambrun, celui-ci eut un froncement de sourcils. Mais avant qu’il eut proféré mot, le riche Anglais annonça :

— Je t’avais promis, jadis, la main de ma fille pour ton fils Gaston. Je viens tenir ma parole. Aurélia, en entrant au couvent, s’est choisi une sœur cadette, que j’ai adoptée pour mon enfant au même titre et avec les mêmes privilèges que son aînée. Je te demande donc aujourd’hui ton consentement à l’union de Gaston Chambrun avec ma fille, Marie-Jeanne.

Une stupeur clouait Chambrun, immobile, sans paroles.

— Elle les a les cinquante mille piastres de dot que je t’ai annoncées, acheva Monsieur Richstone. J’attends ta réponse, ou plutôt je l’ai déjà car tu m’as donné ta parole.

— Ah ! s’écria la mère de Gaston en joignant ses mains sur l’épaule de Monsieur Richstone, au nom de mon fils je vous bénis. Et des larmes tremblaient dans sa voix.

Puis elle attira Marie-Jeanne sur son cœur.

— Viens là, ma fille, viens ; depuis des années ta place y est faite. Pouvais-je ne pas aimer celle qui depuis si longtemps avait réservé ses affections pour mon fils !…

— Eh ! bien, ajouta gaiement Monsieur Richstone en secouant les mains de son vieil ami vaincu et ébloui : la victoire a été dure ; mais ne t’avais-je pas dit que je viendrais à bout de ton obstination et que j’aurais le dernier mot ?… Qu’en dis-tu Alphée de l’entêtement de Frank Richstone ?

 

Gaston et Marie-Jeanne étaient mariés depuis deux ans. Le festin nuptiale avait eu lieu à Saint-Benoît ; la cérémonie religieuse ayant été célébrée à Saint-Placide par le bon curé Blandin. Côte à côte, agenouillée devant l’autel, Gaston en grande tenue avait serré dans sa main celle de la blanche épousée si patiemment conquise. Cette heure délicieuse, tournant de leur vie, non ils n’estimaient pas l’avoir payée trop cher.

Monsieur de Blamon avait fait le voyage pour servir de témoin avec l’oncle Ludger, à celui qui avait su conquérir une si large place dans son estime et retenir une si grande part dans son amitié.

En termes émus, avant de bénir le couple, le vieux prêtre, avait retracé leur simple histoire embaumée de nobles vertus, louant leur fidélité, leur droiture, leur courage dans les épreuves et les proposant à l’édification de tous.

La fête avait été cordiale et joyeuse. Le visage assombri de Monsieur Chambrun avait retrouvé sa jovialité des beaux jours ; fermant le cortège des conviés, au retour de l’église, il semblait présider à un triomphe.

La journée s’achevant dans les délices d’une intimité toute familiale, Monsieur Richstone convoqua l’assistance pour le lendemain à sa résidence de Lachute. Il avait été à la peine, ne devait-il pas être à l’honneur !

Chacun fut fidèle au rendez-vous assigné. Le père d’Aurélia, qui avait rêvé d’un banquet, fit les choses grandement, ayant voulu les mettre au niveau de son cœur et de sa bourse.

Après avoir dit son bonheur et porté la santé des nouveaux époux, il eut un mot aimable à l’adresse des principaux invités commençant par le bon abbé Blandin. Monsieur de Blamon se leva ensuite. Avec des accents émus et pathétiques, il releva en Gaston les qualités privées du fils aimant et respectueux, l’intégrité consciencieuse de l’ouvrier, la dextérité et le sympathique ascendant du chef, enfin l’héroïsme sublime de l’ami, aux jours du péril.

Puis se tournant vers la jeune mariée, rayonnante de grâce et de joie, dans la blancheur immaculée de sa toilette nuptiale, il la félicita de son bonheur et résuma son éloge par ce mot court mais suggestif : « Vous êtes dignes l’un de l’autre. »

Aux paroles aimables, il sut joindre l’action bienveillante. Pour perpétuer le souvenir du jour heureux conquis de haute lutte, il ouvrit devant elle et lui remit un riche écrin de velours amarante avec monture et fermoir d’argent. Sur un élégant brocart moiré s’étalait une broche en or, ornée de rubis et d’émeraude. Deux dates à jamais mémorables s’y trouvaient gravées avec art : celle de leur mariage, puis celle du dévouement de Gaston lors de l’incendie.

Quant à vous, dit-il en se tournant vers son contre-maître, il ne sera pas dit que la jalousie et la malveillance l’aient emporté sur le mérite et l’équité. Je le sais, vous avez été indignement frustré d’une récompense gagnée au péril de votre vie.

Bien que le dévouement ne puisse s’évaluer au poids de l’or, vous me ferez plaisir en acceptant à nouveau, ces cinq mille piastres en témoignage de ma gratitude et de mon indéfectible attachement.

Mais ici, une protestation aussi véhémente que spontanée jaillit du cœur de Marie-Jeanne, dont la loyauté fut prompte à s’effaroucher. Ce fut alors qu’elle raconta par quel concours de circonstances providentielles, Dieu avait permis le recouvrement de leur créance. Elle n’omit rien de ce qui put intéresser son auditoire, rien, sinon l’abnégation et l’héroïque charité dont elle fit preuve envers le misérable qu’elle ne voulut pas nommer.

Après avoir béni la divine Providence et félicité les heureux bénéficiaires, Monsieur de Blamon ajouta :

— Je maintiens mon offrande et me proclame toujours le débiteur de l’ami que je quitte, mais dont le souvenir ne m’abandonnera jamais.

Le repas terminé, la jeune femme accompagnée de son mari, s’approcha de Monsieur Chambrun. Le visage rayonnant, le cœur ému, celui-ci, largement, leur ouvrit ses bras et dans une commune étreinte les embrassa tendrement, mêlant les larmes de sa joie à celles de ses enfants bien-aimés. Marie-Jeanne cherchant dans son aumônière en retira un pli cacheté, que souriante elle offrit à son beau-père. À voir le ravissement que sa lecture produisit dans l’âme du cultivateur, l’épouse de Gaston expérimenta que le plaisir de donner ne le cède en rien à celui de recevoir. C’était l’acte de cession de tous les biens que Monsieur Chambrun, sous l’empire de la nécessité, avait dû consentir au père d’Aurélia. Par cet écrit, il redevenait maître de sa maison, de sa terre, de l’étang, de l’érablière située à l’extrémité, de toutes les choses en un mot, à l’acquisition desquelles s’était usée sa vie : il lui sembla qu’un sang nouveau coulait dans ses veines et qu’une juvénile ardeur se rallumait dans ses yeux ; c’était le premier cadeau de noces de ses enfants.

La joie de l’heureux père cependant, n’avait pu dissiper un nuage qui faisait tache sur l’azur de son ciel. Mais Monsieur de Blamon ayant su, jusqu’à quel point l’orgueil du père aurait été flatté du titre d’ingénieur-civil décerné à son fils, avait employé son crédit à la réalisation de ce souhait ardent.

Amplement renseigné sur les aptitudes et le mérite de son contre-maître, le Directeur de l’usine s’était porté garant de la compétence du candidat devant le corps des ingénieurs de la province. C’est pourquoi, après avoir examiné les épreuves subies devant Monsieur de Blamon, le conseil en considération du requérant octroya le diplôme d’ingénieur civil, au susdit Gaston Chambrun contre-maître de première classe à l’usine Blamon de Winnipeg. Le digne patron avait voulu ménager son effet et concentrer le plus de joies possible en un même jour. Lui-même voulut faire la lecture solennelle du parchemin, qui provoqua dans l’assistance un tonnerre applaudissements. Monsieur Chambrun, au comble de ses vœux, essaya, dans quelques mots coupés par l’émotion, de traduire son bonheur et sa reconnaissance ; mais ses larmes furent plus éloquentes que ses paroles, et sans diminuer en rien sa félicité il sut la faire partager à toute l’assemblée qui, en se dispersant porta dans toutes les directions l’écho des joies dont elle venait d’être témoin.

 

Les pressentiments de Gaston ne l’avaient point trompé : ni les honneurs ni la richesse n’avaient guidé son choix. L’élue de son cœur, conquise au prix de durs sacrifices, avait été aussi l’élue de Dieu, puisque avec la bénédiction nuptiale, était descendue la bénédiction divine.

Mais Monsieur Richstone, l’artisan principal de ce bonheur, eut peu de temps à en jouir, tant il demeure avéré que les joies de ce monde sont fragiles et leur possession éphémère. Atteint d’une grippe maligne, l’hiver suivant fut le dernier pour le père d’Aurélia. Il mourut pieusement résigné, laissant pour le pleurer sa chère Carmélite avec la famille adoptive qu’il avait constituée héritière de sa belle fortune. Aux funérailles imposantes qui lui furent faites, une foule respectueuse se pressa : témoignage non équivoque de l’estime qu’il avait su conquérir.

Ce type de caractère, peu commun parmi une nationalité qui nous est moins sympathique et dont la générosité ne forme pas le trait dominant, est à tout le moins original. Il constitue un contraste singulier, dont la multiplication serait à souhaiter, car mieux que toutes les théories de tolérance, il hâterait l’heureuse solution du problème des races au Canada.

Monsieur Chambrun qui n’avait approuvé ni les goûts ni le choix trop modeste de son fils, revint de sa méprise et désavoua son erreur. Bientôt appréciant des mérites qu’il avait voulu ignorer, il prodigua aux jeunes gens les témoignages d’affection qu’il leur avait mesurés jusqu’alors.

Après une jeunesse d’âpres labeurs, la fortune qu’avait dédaignée le vaillant jeune homme, était venue s’offrir à lui comme d’elle-même, qu’en ferait-il ?… dangereuse tentation à laquelle bien peu savent résister. À temps, Gaston sut se rappeler le petit sermon du curé de Saint-Placide et le programme que, rêveur, il s’était tracé, au Plateau de la Sapinière.

— Profite de ta situation pour te renseigner, lui avait dit le bon prêtre, et reviens-nous, afin de faire bénéficier la région, du fruit de ton expérience : ce qui manque à notre agriculture, c’est une classe dirigeante instruite, foncièrement chrétienne et patriote.

En homme de cœur fidèle à sa parole et aux intérêts de sa race, Gaston comprit le rôle que lui assignait la Providence, et sans hésiter y dévoua toutes ses énergies. Un double champ d’action s’ouvrait à son activité : d’une part, continuer en la développant l’industrie que lui avait léguée Monsieur Richstone ; d’autre part, en acceptant à Montréal, la gérance, de l’usine où il avait débuté, il se ferait un des pionniers du progrès agricole dans la province de Québec.

Son esprit actif et ingénieux sut mener à bien et de front ces entreprises parallèles. Par des expériences directes faites sur ses terres, dont lui-même dirigeait l’exploitation, il convainquit les « habitants » de la supériorité des procédés scientifiques tels que : drainage des sols humides, substitution de l’assolement à l’ancien système de la jachère, sélection des semences, adaptation des engrais chimiques à la nature du sol, perfectionnement des instruments aratoires, etc.

Secondant les tentatives du ministère de l’agriculture, par ses soins, des conférences populaires furent organisées, des congrès régionaux établis, les expositions agricoles multipliées, la diffusion des revues scientifiques favorisées ; en un mot, un nouvel élan fut imprimé à l’intelligence comme à l’initiative des populations rurales.

De vastes cantons forestiers qu’il acheta dans les régions du Nord, offrirent un travail rémunérateur aux désœuvrés de la morte-saison, de sorte qu’au printemps la « drave » faisait affluer aux scieries de Lachute, d’énormes quantités de troncs, bientôt transformés en billots, en madriers, en bois de toutes sortes.

Non moins soucieux des intérêts moraux du nombreux personnel soumis à son influence, Gaston n’eut qu’à se remémorer les nobles exemples de Monsieur de Blamon pour connaître ses devoirs sociaux.

Il ne faillit point à sa tâche : père de famille modèle, patron chrétien, chef respecté et aimé, défenseur des droits de sa race, il est aujourd’hui l’une des gloires et l’un des soutiens de notre nationalité canadienne-française. Puisse son exemple susciter des imitateurs parmi les jeunes, car notre peuple sera d’autant plus redoutable à ses adversaires, que plus nombreux se lèveront les émules de ce vaillant « sans peur comme sans reproche ».


FIN