Gaston Chambrun/Mission délicate

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Éditions Édouard Garand (p. 26-28).

VII

MISSION DÉLICATE


Le résultat de l’examen ne tarda point à parvenir aux candidats ; Monsieur de Blamon, en dépit des affirmations de son contre-maître, s’était refusé à croire à la possibilité d’un échec ; aussi, cet insuccès fut-il pour lui une véritable déception. Toutes les questions lui paraissaient simples et bien au-dessous des capacités de son subordonné, auquel il avait servi lui-même de répétiteur.

En vain s’informa-t-il des causes de la non-réussite ; le jeune homme sut garder le secret de son renoncement volontaire ; en raison du dévouement de son chef, une question de délicatesse lui en faisait une obligation. D’autre part, n’eût-il pas été imprudent d’appeler encore du nom de fiancée, celle qui lui avait retourné le gage de leurs fiançailles ? et à laquelle il venait d’immoler ses ambitions ? Une autre surprise attendait Monsieur de Blamon, quand il conclut :

— N’importe Gaston ; ce sera l’affaire d’un an, avant de prendre une noble revanche ; et que le contre-maître lui eut répondu :

— Je ne me représenterai pas Monsieur. La leçon que je viens de subir, dissipe le mirage qui m’avait ébloui et me ramène à une vision plus juste de mon avenir. Le nombre des déclassés n’est que trop considérable et je préfère demeurer dans une sphère plus humble, mieux en rapport avec mon éducation, mes aptitudes et ma modeste origine.

Plongeant un regard scrutateur dans les yeux du jeune homme, Monsieur de Blamon lui répondit :

— Mon ami, voici la seconde fois que j’ai l’intuition qu’un drame mystérieux trouble votre conscience et bouleverse vos résolutions : je respecte votre secret, mais je ne doute plus de son existence.

Gaston tressaillit devant la perspicacité de son chef et fut touché de l’intérêt que ce dernier lui portait ; toutefois, il se contenta de répondre respectueusement :

— Vos titres à ma confiance, Monsieur, sont innombrables, mais le secret que vous avez deviné en moi, n’étant pas uniquement le mien, le jour où j’en serai délié, il me fera plaisir de vous en faire l’aveu, en recourant à vos conseils.

Impatiemment, Gaston attendait des nouvelles du pays. D’une part, comment son père accepterait-il la nouvelle de l’échec, et de l’autre, quel résultat avait eu la démarche de Monsieur Richstone auprès de Marie-Jeanne ?…

Le pauvre jeune homme savait qu’il aurait à subir de la part de son père un assaut acharné ; mais n’avait-il pas donné la preuve de sa déférence aux conseils contenus dans la lettre subissant l’examen et en différant son retour au foyer ? Puis, la promesse d’intervention de Monsieur Richstone atténuerait sans doute, peu à peu, le désappointement paternel.

L’autre question le tenait dans une anxiété plus poignante. Marie-Jeanne ne devait-elle pas le juger d’un caractère faible et versatile : ayant eu à douter de lui, sur quelle certitude lui accorder un nouveau crédit, une absolue confiance ?… La veuve Bellaire ne mettrait-elle pas sa fille en garde contre la possibilité d’une nouvelle déception ? La bonne foi ébranlée recouvre-t-elle jamais sa solidité première ?… Gaston le constatait avec désespoir.

Dès son retour à Lachute, Monsieur Richstone avait songé à l’accomplissement de sa promesse. En automobile, la visite au « Val de la Pommeraie » était l’affaire d’une après-midi. Pour plus de sécurité, il s’assura le concours du curé de Saint-Placide.

Sous le sceau du secret, il fit au bon abbé Blandin le récit de son entrevue avec Gaston Chambrun.

Quand il eut achevé :

— Vous êtes un grand cœur, Monsieur, dit le vénérable prêtre : vous savez vous oublier pour le bien des autres. Si tous vos compatriotes étaient animés des mêmes sentiments, notre antagonisme de race aurait vécu. Pour répondre à vos désirs, Monsieur, et vous exprimer mon appréciation sur la famille Bellaire, je n’aurai qu’un mot court mais élogieux : « elle est digne de la vôtre. »

— Vous voulez me flatter, Monsieur le Curé, reprit le père d’Aurélia ; je ne suis qu’un honnête homme : mais de vos paroles, je tire la conclusion que Marie-Jeanne mérite les sacrifices de Gaston Chambrun.

— Oui, elle les mérite, soyez-en sûr, repartit l’abbé.

— Alors, je puis compter sur votre appui, pour m’aider à vaincre l’opposition d’Alphée à ce mariage ?

— Je suis prêt à collaborer à votre œuvre, reprit le prêtre, car elle est bonne.

— Merci ! Monsieur le Curé, repartit l’Anglais. À nous deux, nous serons forts et nous réussirons.

Du presbytère, l’automobile s’était dirigée vers la demeure de Marie-Jeanne.

Somnolente dans sa chaise berceuse placée sur la galerie, la veuve Bellaire, le chapelet sur les genoux, fut soudain tirée de son assoupissement, par le bruit insolite d’une automobile, qui s’arrêta net devant la petite allée du jardin.

Parvenu près de l’aveugle, le visiteur prononça :

— Madame Bellaire, je vous salue. Si vous ne reconnaissez pas ma voix, vous savez mon nom : Richstone de Lachute.

La veuve inclina le front :

— Oui, oui, dit-elle gravement, c’est le nom d’un Anglais comme il en faudrait beaucoup !… Soyez le bienvenu à mon foyer. Mais, je vous en prie, donnez-vous donc la peine d’entrer.

Le regard avisé de Monsieur Richstone pénétra aussitôt les indices de gêne, que lui révélait cet intérieur humble mais reluisant d’ordre et de propreté. Prêtant le concours de son bras à l’infirme, tous deux entrèrent s’asseoir devant la modeste fenêtre ombragée de glycine et de vigne sauvage.

— Mais, qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre visite, Monsieur ?

— Vous savez peut-être, madame, que je suis l’ami intime d’un des habitants de Saint-Benoit : Alphée Chambrun.

— Et c’est de sa part que vous venez ? fit l’aveugle alarmée… Je tiens à vous déclarer immédiatement que nous n’attendons rien de lui ni d’aucun des siens.

— Sur ce dernier point, j’espère vous faire changer d’avis, reprit le marchand de bois, car je ne viens pas au nom d’Alphée mais bien à celui de son fils Gaston.

La veuve reprit, sévère :

— Vous auriez pu, alors, vous épargner la peine de cette démarche, car le fils Chambrun sait qu’il ne doit plus rien y avoir de commun, entre lui et nous. N’est-ce pas assez de la peine qu’il a amenée sous ce toit !

— Mais se récria le digne homme, c’est de la joie qu’il y amènera.

L’aveugle branlant la tête :

— C’est impossible ! Obéissant aux volontés de son père, il doit continuer dans la carrière où il est engagé ; on dit même qu’il va être bientôt ingénieur ; de tout cela je suis loin de le blâmer ; mais il a eu un tort considérable : c’est d’avoir troublé le cœur de ma fille par une promesse qu’il n’a pu tenir. Je serais injuste en affirmant qu’il a été parjure envers Marie-Jeanne, ayant moi-même refusé de tenir son engagement pour valable ; il a donc toujours été libre. Je le crois bon jeune homme et sans arrière-pensée, vous pouvez lui donner votre Aurélia.

— Que de paroles inutiles, la mère, dit Monsieur Richstone, vous vous excitez bien mal à propos. Votre erreur est complète. Gaston ne sera pas ingénieur ; il n’épousera point ma fille, mais votre Marie-Jeanne, à laquelle il a tout sacrifié.

D’un jet, la veuve fut debout…

— Que dites-vous ? s’exclama-t-elle émue. Puis aussitôt elle retomba sur sa chaise, accablée.

— Non ! Non ! c’est impossible, murmura-t-elle. Marie-Jeanne et moi n’avons déjà que trop souffert d’une telle duperie !…

— Hé ! n’est-ce pas de votre faute, rétorqua vivement l’Anglais. Le jeune homme avait un devoir filial à remplir et ce n’est pas vous, j’imagine, qui l’en blâmerez. De votre côté, par votre défiance, votre intransigeante fierté, vous l’avez repoussé, en lui retournant brutalement le gage d’alliance mis au doigt de votre fille. Qu’a-t-il à se reprocher, ce brave garçon ? peut-être son découragement en présence de votre refus !… Allez-vous lui faire un crime d’avoir cherché un remède à son mal, dans l’ambition d’une carrière qu’on lui montrait accessible et glorieuse ?… Ce n’est pas le blâme, mais la plus cordiale admiration, que vous lui accorderez, quand vous connaîtrez tout. Quant à moi, bien qu’il ait déçu mes espérances, je l’admire et c’est pour cela que je viens vous parler en son nom. Sachez que, de plein gré, il vient d’échouer à l’examen, qui lui assurait le titre d’ingénieur, qu’il vit d’économies et de privations, se refusant tout adoucissement et les plaisirs les plus innocents, et pourquoi, et pour qui ?… Pour vous et pour votre fille. Afin de constituer une modique dot à Marie-Jeanne, quelques années de dur labeur, de parcimonie et d’attente ne l’ont pas effrayé. Ce temps révolu, il viendra vous chercher toutes deux, car il ne veut pas vous séparer, étant sûr alors de vous garantir une existence modeste mais digne. Et c’est cet homme que vous rejetez, cet homme dont j’aurais été heureux de faire mon gendre, mais qui s’offre à vous, car ce n’est point ma riche Aurélia qu’il aime, mais votre fille pauvre.

Pauline Bellaire joignit les mains :

— Que je voudrais vous croire, Monsieur.

— Mais il faut le croire, Maman ! dit une voix douce près de la porte.

Marie-Jeanne était arrivée comme Monsieur Richstone prononçait ces paroles véhémentes. Clouée sur le seuil par les premiers mots entendus, elle était restée là, le cœur haletant d’une émotion indescriptible ! Oh ! les douces paroles ! Le délicieux moment qui la guérissait des longs mois de martyre. Quand, au cours de la conversation, elle eut compris que c’était là le père de celle qu’elle avait cru sa rivale et qu’elle eût deviné son sublime abnégation, mue par un mouvement instinctif, elle se sentit pressée de se jeter dans ses bras. Devinant ses sentiments, Monsieur Richstone ému, mit un baiser paternel sur le front de la jeune fille, scellant ainsi la rénovation des fiançailles ; car ayant pris la main de Marie-Jeanne, il avait fait glisser à son doigt, l’anneau que sur sa demande, Gaston lui avait confié.

Une gratitude indicible inondait de larmes les yeux de la jeune fille.

— Voilà qui me paie amplement de mes peines, ajouta Monsieur Richstone d’un ton satisfait. C’est comme si le bon Dieu avait donné une sœur à ma petite Aurélia !… car elle aussi a un brave cœur ! Ainsi quand au retour de mon entrevue avec Gaston, je confiai à mon enfant les vœux du jeune homme, elle me dit au travers de ses larmes : — Allez vite, Papa, allez vite consoler cette pauvre Marie-Jeanne et dites-lui bien de me pardonner le chagrin que je lui ai causé sans le savoir.

Marie-Jeanne joignant les mains s’écria :

— Oh ! de tout mon cœur !… Mais Monsieur Richstone, quelle famille est donc la vôtre ? Ah ! Puissent ceux de votre race vous ressembler tous !…

— Simplement une famille de braves gens, grâce à Dieu, ajouta l’Anglais, d’un sourire mélancolique.

Gagnée un instant à la joie, l’aveugle subitement redevint grave et reprit :

— Je vous sais grâce de vos bontés, Monsieur, mais les garanties que vous nous apportez sont insuffisantes.

Piqué, Monsieur Richstone demanda un peu acerbe :

— Que réclamez-vous de plus ?

— Le consentement des parents de Gaston.

— Je me fais fort de l’obtenir : leur fils a eu foi en ma promesse ; ne me ferez-vous pas le même bonheur ?

— Pardon ! insista doucement mais fermement la veuve ; je ne doute pas de votre bonne volonté, mais les époux Chambrun se résigneront-ils à perdre d’un côté, les avantages de votre alliance, pour accepter à leur place, les charges de la nôtre.

Marie-Jeanne porta des yeux inquiets, de sa mère à Monsieur Richstone.

Celui-ci, ajouta ;

— Chambrun me doit tout. Il est moralement comptable envers son fils, de l’héritage qu’il a été dans la nécessité de m’abandonner : il ne pourrait sans injustice mettre un obstacle au bonheur de son enfant. Voilà le point où je compte l’amener ; laissez-moi le temps d’agir ; déjà je me suis trouvé un auxiliaire précieux dans le digne abbé Blandin.

— Oh ! si Monsieur le Curé est avec vous, qui résisterait ? s’écria Marie Jeanne.

L’aveugle hochait la tête avec la tenace obstination des gens qui ont connu les déceptions.

— Maman ! supplia Marie-Jeanne, aie foi en notre ami !

— Bravo ! approuva Monsieur Richstone ; au moins vous croyez en moi, vous et Gaston.

— J’y veux croire aussi, dit l’aveugle : il faut m’excuser ; l’expérience de la vie rend défiant et soupçonneux. J’aime à espérer que l’avenir ne justifiera pas mes appréhensions.

Quelques jours après, Gaston recevait ces simples mots, de son intercesseur dévoué :

— Sois heureux ! Marie-Jeanne porte désormais à son doigt la bague des fiançailles.

Une ère de bonheur semblait se lever à l’horizon pour le jeune contre-maître.

Cependant, Monsieur Chambrun demeurait sous le coup de la cruelle déception que lui avait causée l’échec de son fils : c’était la faillite de ses espérances les plus chères. Il ignorait encore la détermination de ce dernier à ne pas se représenter. Comment le père accepterait-il ce nouveau coup.

Une lettre de Marie-Jeanne vint revigorer le cœur de Gaston ; elle était conçue en ces termes :

Mon Gaston,

Hier, pour la deuxième fois depuis votre entrevue, Monsieur Richstone est venu à la maison. Mais cette fois, comme il nous l’avait promis, il a amené Aurélia. Je n’ai pas voulu t’écrire avant de l’avoir vue. J’étais bien un peu gênée en présence de celle qui devait voir en moi une rivale victorieuse. Elle parle très bien le français. Dès l’abord, elle est venue si franchement m’embrasser que je n’ai plus songé qu’à l’aimer, tant elle m’a paru bonne de cœur et agréable de physionomie. Je crois qu’elle a fait évanouir toutes mes préventions contre les Anglais. Je serais imprudente de te faire l’éloge d’une personne riche et distinguée, qu’il ne tenait qu’à toi d’épouser si je n’étais pas assurée de ton affection. Elle m’a parlé de toi sans embarras, sans amertume, d’un ton où perçait une innocente admiration en me priant de lui conserver une place dans mon affection pour toi… J’avais envie de pleurer. Je lui ai presque promis qu’elle serait notre sœur ; va, je n’en serai point jalouse.

Jusqu’à Maman qui, en dépit de sa méfiance habituelle a été quasiment conquise par ce bon petit cœur.

Maman t’envoie sa bénédiction et moi, tout mon cœur.

Ta Marie-Jeanne.

P.S. — J’ai rencontré tes parents hier, en portant mon ouvrage à Montréal. Ta mère m’a embrassée, et ce baiser m’a mis l’âme en fête. Ton père s’est affectueusement informé de la santé de Maman. Tous deux m’ont paru bien portants, mais le Papa n’a plus sa bonne figure d’autrefois. Son front est sombre, sa bouche n’a plus de sourire. Ça lui donne un air sévère qui me fait peur… Monsieur Richstone n’a pas encore abordé la question : mais qu’importe ! Il a promis et je ne saurais douter de sa parole. Il a bien su convaincre Maman !