Gaston Darboux
De tous les hommes de science, les mathématiciens sont ceux dont les travaux, en dehors de quelques applications d’ordre pratique, sont le plus inaccessibles au grand public, qui ne se rend que bien vaguement compte de l’objet de leurs recherches. Depuis longtemps, les mathématiques ont perdu tout caractère expérimental, et la déduction y travaille sur des concepts lentement élaborés dans les âges antérieurs. Il n’en faut cependant pas conclure que les mathématiciens purs restent nécessairement perdus dans leurs symboles, loin de toute réalité. Dans l’antiquité grecque, la science idéale de la géométrie, étudiant des objets rationnellement construits, ne perd pas contact avec l’intuition spatiale dont elle tire toutes ses conceptions, et l’instrument mathématique est tout naturellement utilisé pour une connaissance générale de l’Univers. Dans des temps plus récens, par exemple chez nos grands géomètres physiciens de la première moitié du siècle dernier, l’étude approfondie de la nature apparaît comme la source la plus féconde des découvertes mathématiques, et la physique fut souvent l’origine première de grandes théories analytiques. Il faut ajouter que, dans notre vision actuelle du monde, l’analyse mathématique reste un instrument indispensable aux progrès des théories physiques, offrant aux physiciens des moules pour leurs vues théoriques ; en échange, les physiciens rendent aux mathématiciens un service d’un haut prix, en les guidant dans l’infinie variété des formes que conçoit notre esprit et les empêchant à certaines heures d’errer à l’aventure. La mathématique n’apparait plus alors comme la science étrange et mystérieuse que se représentent tant de gens ; elle est une pièce essentielle dans l’édification de la philosophie naturelle.
Si importantes que soient cependant les relations entre la mathématique et la physique, il s’en faut de beaucoup que leur étude soit le seul objet des méditations des mathématiciens. Le monde des formes et des grandeurs abstraites est peu à peu devenu en lui-même un sujet d’études, avec lequel l’esprit humain a élevé un édifice immense, qui s’accroît chaque jour. Dans cette construction, les exigences logiques sont toujours grandissantes ; ainsi, elles sont beaucoup plus grandes aujourd’hui qu’il y a un siècle. Mais la logique ne suffit pas. Le géomètre n’est pas seulement un logicien, il est aussi un artiste. La finesse lui est aussi nécessaire que l’ordre et la rectitude dans le raisonnement, et sans imagination il n’y a pas d’esprit d’invention. Beauté et simplicité vont d’ailleurs de pair, et on sait que le mot élégance revient souvent sur les lèvres des géomètres.
Depuis le xviie siècle, la France eut une succession ininterrompue de grands mathématiciens. Qu’il suffise de rappeler les noms de deux de nos contemporains disjjarus il y a quelques années : Hermite, dont les admirables travaux sur l’algèbre et la théorie des nombres préserveront à jamais le nom de l’oubli, et Henri Poincaré, d’une incomparable puissance d’invention, qui cultiva avec éclat toutes les parties des sciences physico-mathématiques. Il y a quelques semaines, nous perdions un des plus éminens parmi les maîtres de la science contemporaine, Gaston Darboux. Si abstraite que soit une œuvre, que peuvent seuls comprendre dans ses détails les initiés, je voudrais essayer d’en montrer l’importance, en retrarant sommairement la vie du regretté Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences.
Gaston Darboux naquit à Nîmes le 13 août 1812. Après de bonnes études classiques au lycée de cette ville, il entra en 1859 dans la classe de mathématiques spéciales et fut, après une année, admissible à l’École polytechnique ; mais, ayant le désir très arrêté d’entrer dans l’enseignement, il ne voulut pas subir l’examen du.second degré. Au bout d’une seconde année, il était reçu le premier à l’École normale supérieure et à l’École polytechnique. À cette époque, l’École normale menait à peu près uniquement à l’enseignement des lycées. Comme on l’a dit, elle conduisait à tout, à condition d’en sortir. Des exemples célèbres montraient que les littéraires, suivant le terme de la maison, en sortaient quelquefois ; mais le fait ne s’était guère vu pour les scientifiques. La détermination prise par Darboux de se consacrer à l’enseignement fut un objet d’étonnement et peut-être de scandale pour les amis de la grande famille polytechnicienne. On n’avait pas vu encore, comme l’a rappelé M. Lavisse au jubilé de Darboux, en 1912, quelqu’un préférer aux espérances brillantes qu’offrait la carrière des mines ou des ponts et chaussées le titre de professeur et la modestie des fonctions d’enseignement. Pasteur était alors directeur des études scientifiques à l’École normale. Il désirait déjà sans doute que celle-ci contribuât au recrutement de l’enseignement supérieur comme de l’enseignement secondaire, et qu’elle devînt une pépinière pour la science française. Il eut une grande joie en voyant arriver une recrue qui promettait d’être aussi brillante. Ceux qui plus tard ont entendu Pasteur parler de l’amour et du culte de la science peuvent facilement imaginer les conseils qu’il donnait à Darboux. Le nouvel élève se signala bientôt par des travaux remis aux maîtres de conférences et témoignant d’un véritable esprit d’invention. Après ses trois années d’études, il put, grâce à Pasteur, rester encore deux ans à l’École dans le poste d’agrégé-préparateur de mathématiques créé à son intention et achever un travail remarquable sur les surfaces orthogonales, qui lui servit de thèse de doctorat en 1866. Il fut ensuite, jusqu’en 1872, professeur aux lycées Saint-Louis et Louis-le-Grand. Son enseignement avait, au témoignage de ceux qui l’ont entendu, une tournure très originale ; dans sa classe, le souci de l’examen prochain ne hantait pas sans cesse les élèves, ce qui n’empêchait pas ceux-ci de remporter de brillans succès dans nos grandes Écoles.
En 1872, Darboux devint maître de conférences à l’École normale, en même temps qu’il suppléa Liouville à la Sorbonne dans la chaire de mécanique rationnelle. Sa réputation scientifique était déjà bien établie et son influence fut grande parmi les mathématiciens de l’École, qui suivaient aussi son cours à la Faculté. Dans celui-ci, Darboux a rénové en France l’enseignement de la mécanique générale. J’ai commencé alors à le connaître et à apprécier sa parole claire et élégante. Ce n’est pas que certains points de son enseignement n’aient été, pour mes camarades et moi, l’occasion de grandes perplexités. En même temps que le cours de Darboux à la Sorbonne, nous suivions à l’École les conférences d’un savant éminent, Briot, qui, en collaboration avec Bouquet, a signé des mémoires justement renommés. Il y a bien des manières d’exposer les principes de la mécanique ; Briot envisageait d’abord la force au point de vue statique, tandis que Darboux débutait par la définition dynamique. Sur cette question de principes, il nous fallait oublier à l’École ce qu’on nous avait dit à la Sorbonne, cela a été notre première leçon de philosophie des sciences. Aux élèves de la section de mathématiques en troisième année, Darboux faisait des leçons d’algèbre et de géométrie analytique, passant avec un art consommé d’une théorie à une autre ; dans ces causeries familières, il donnait toute sa mesure comme professeur. À la fin de 1880, il quittait l’École pour devenir titulaire de la chaire de géométrie supérieure à la Sorbonne.
On peut distinguer le plus souvent chez les mathématiciens deux tendances d’esprit différentes. Les uns se préoccupent principalement d’élargir le champ des notions connues ; sans se soucier toujours des difficultés qu’ils laissent derrière eux, ils recherchent de nouveaux sujets d’études. Les autres préfèrent rester, pour l’approfondir davantage, dans le domaine des notions mieux élaborées ; ils veulent en épuiser les conséquences, et s’efforcent de mettre en évidence dans la solution de chaque question les véritables élémens dont elle dépend. Il suffit souvent aux premiers d’être assurés qu’un problème peut être résolu, et ils laissent à d’autres le soin de le résoudre effectivement. On dirait, en leur appliquant un mot de Fontenelle à propos de Leibnitz, qu’ils se contentent de voir croître dans les jardins d’autrui les plantes dont ils ont fourni les graines, celles-ci étant plus à estimer que les plantes mêmes. Les seconds pensent que les méthodes générales sont faites pour être appliquées et que seules ont du prix les solutions poussées jusqu’à leur dernier terme. Il n’y a pas à établir ici une hiérarchie : l’esprit souffle où il veut. On trouve chez Darboux l’une et l’autre de ces tendances. Les conséquences de plusieurs de ses mémoires ont été approfondies par d’autres plus que par lui-même ; toutefois, c’est par le souci de la perfection que se distingue la plus grande partie des travaux de l’illustre mathématicien qui aimait le plus souvent à tirer d’une méthode tout ce qu’elle peut fournir, et dont les traités didactiques sont des œuvres d’art dignes d’être proposées comme modèles à ceux qui cultivent les sciences mathématiques. Nul ne savait mieux que lui montrer combien peut être féconde l’étude approfondie d’un cas simple. C’est qu’en effet on ne parvient le plus souvent au général que par le particulier ; comme aimait à le répéter Hermite, la méthode d’invention est au fond la même dans les sciences mathématiques et dans les sciences d’observation. Darboux excellait aussi à établir des rapprochemens inattendus entre des questions regardées jusque là comme distinctes, ce qui donne à son œuvre, notamment en géométrie infinitésimale, une grande cohésion et une impression de solidité et de force.
Étant encore élève à l’École normale, Darboux avait fait la découverte d’un système triple orthogonal formé de surfaces du quatrième degré. Il est revenu souvent par la suite sur les systèmes triples orthogonaux, c’est-à-dire les systèmes formés de trois familles de surfaces se coupant à angle droit, qui, depuis Lamé, offrent un grand intérêt en physique mathématique. En 1873, il rassemblait toutes ses recherches de géométrie analytique dans un ouvrage sur une classe remarquable de surfaces algébriques et la théorie des imaginaires, qui contient un grand nombre de résultats remarquables. C’est là qu’on trouve pour la première fois une interprétation dans l’espace ordinaire de la géométrie non euclidienne, qui a été souvent utilisée dans des études philosophiques sur les divers espaces.
Dans cette période, entre 1870 et 1880, l’activité scientifique de Darboux fut prodigieuse. Ses travaux en analyse pure ne furent pas moins remarqués que ses travaux géométriques. Il faut au moins mentionner un mémoire extrêmement original sur l’approximation de fonctions de grands nombres, qui se présentent dans tant d’applications des mathématiques, notamment en mécanique céleste. Un autre travail d’une importance capitale concerne les équations aux dérivées partielles du second ordre ; il va bien au delà des méthodes célèbres de Monge et d’Ampère.
Un des objets de l’analyse abstraite est l’étude de l’idée de fonction, c’est-à-dire de dépendance entre deux ou plusieurs variables. Il a fallu longtemps avant qu’on se rendit compte de l’étendue extraordinaire de cette notion. On doit d’ailleurs reconnaître qu’il est indispensable pour les progrès de la science que les choses paraissent d’abord simples. Sans vouloir trop généraliser, on peut dire que l’erreur est quelquefois utile. Le calcul différentiel n’aurait pas pris naissance, si Newton et Leibnitz avaient pensé que les fonctions continues n’ont pas nécessairement une dérivée, notion dont l’origine est dans le sentiment confus que nous avons de la rapidité plus ou moins grande avec laquelle s’accomplissent les phénomènes. Un jour devait venir cependant, où l’idée de fonction serait approfondie dans toute sa généralité. En France, Cauchy avait été dans ce domaine, comme dans bien d’autres, un précurseur. Le mémoire de Darboux sur les fonctions discontinues, paru en 1875, marque une date dans l’histoire de la critique des principes du calcul infinitésimal.
On donne souvent le nom de géomètres aux mathématiciens. À l’Académie des Sciences, la section de mathématiques pures s’appelle la section de géométrie. Or plus d’un mathématicien éminent n’a jamais écrit une ligne sur la géométrie proprement dite, c’est-à-dire sur l’étude des propriétés des figures faite à un point de vue synthétique, sans aucun mélange de considérations analytiques. Les procédés de l’analyse mathématique et de la géométrie analytique d’une part, de la géométrie pure d’autre part, ont été quelquefois au siècle dernier opposés les uns aux autres. Il fut un temps où les analystes reprochaient aux géomètres de n’avoir pas de méthodes générales ; les géomètres répliquaient que les méthodes générales ne sont pas tout dans la science, et qu’elles empêchent même souvent de voir les choses directement et en elles-mêmes.
On peut, je crois, affirmer que dans ces discussions, où ont été mêlés les noms de grands mathoinaticieiis, tous avaient tort en quelque manière. Au point de vue historique, nous voyons l’algèbre géométrique des anciens se séparer peu à peu de la géométrie. L’algèbre proprement dite arrive ainsi à l’autonomie avec son symbolisme et ses notations de plus en plus perfectionnées, constituant une langue d’une admirable clarté, qui, suivant le mot de Fourier, n’a pas de signe pour exprimer les notions confuses. Le développement formel a joué à certains momens un rôle très important, et le langage analytique a été indispensable à la plus grande extension des principes. Le symbolisme soutient et porte l’esprit en avant, et les généralisations se font avec le moindre effort. On pourrait donner comme exemples la forme analytique du principe des déplacemens virtuels en mécanique, et les équations de Lagrange en dynamique analytique. Tout cela montre assez ce que signifie une phrase, souvent répétée, qu’il n’y a dans une formule que ce qu’on y a mis ; elle est vide de sens ou n’est qu’un pur truisme. Des résultats, identiques au fond, peuvent avoir des formes très diflerentes, et il arrive que la forme soit essentielle ; telle aussi l’énergie peut être constante en quantité, mais variable en qualité. Aux cas cités plus haut, on pourrait ajouter la mécanique céleste tout entière, où il n’y a rien de plus que la formule de la gravitation universelle et quelques constantes fournies par l’observation, mais où d’innombrables transformations de calcul nous font passer de ce point de départ à l’explication de presque toutes les particularités des mouvemens des astres.
On doit avouer d’autre part que, dans la complexité des formules, on ne démêle pas toujours des faits simples que mettent parfois en évidence des raisonnemens purement géométriques. Une méthode géométrique peut, chemin faisant, mieux explorer qu’une méthode analytique les alentours d’une question. On voyait mieux le pays quand on voyageait à pied ; il est vrai qu’on allait moins loin. Dans le même ordre d’idées, notons que, pour certaines applications, des raisonnemens géométriques donnent sans peine une première approximation, à laquelle conduirait moins facilement l’emploi de l’analyse.
La conclusion s’offre d’elle-même. On doit se garder de l’exclusivisme auquel se laissèrent entraîner des géomètres, illustres, comme Poncelet et Chasles. Avant eux, Monge, dans ses célèbres Applications de l’Analyse à la Géométrie, avait été plus éclectique. Aussi Darboux a-t-il écrit très justement dans une belle étude sur le développement des méthodes géométriques : « Monge, le rénovateur de la géométrie moderne, nous a montré dès le début, ses successeurs l’ont peut-èlre oublié, que l’alliance de la géométrie et de l’analyse est utile et féconde, que cette alliance est peut-être une condition de succès pour l’une et pour l’autre. » À ce point de vue, Darboux fut un des plus brillans continuateurs de Monge. En France, et aussi en dehors de notre pays, cette école d’analystes géomètres, pour qui les problèmes de géométrie infinitésimale sont l’occasion de belles recherches, où les méthodes analytiques et les points de vue géométriques se prêtent un mutuel appui, avait hier encore Darboux pour chef ; elle réalise pleinement dans ses travaux l’alliance souhaitée par Monge.
Darboux a exposé dans ses Leçons sur la théorie générale des surfaces et sur les surfaces orthogonales ses recherches personnelles et aussi celles de ses devanciers, en leur donnant une forme nouvelle et originale. Que de beaux chapitres on trouve dans ces volumes, sur l’applicabilité des surfaces, sur le problème de la représentation sphérique, sur les surfaces à courbure constante, sur les systèmes triples orthogonaux ! Le problème célèbre des lignes géodésiques, c’est-à-dire des lignes correspondant sur une surface à la plus courte distance d’un point à un autre, a fait aussi l’objet de profondes recherches de Darboux, qui l’ont conduit à l’étude de diverses questions de mécanique se rattachant au principe de la moindre action. Ces ouvrages considérables, qui font honneur à la science française, sont rapidement devenus classiques.
L’activité de Darboux ne s’est pas bornée aux belles productions mathématiques, dont nous avons essayé de donner une idée. Il aimait l’action autant que la pensée. En 1889, il avait été nommé doyen de la Faculté des Sciences ; il se montra, dans ces délicates fonctions, administrateur éminent, et son nom restera attaché aux importantes transformations qui donnèrent alors une vie nouvelle à nos universités. En 1900, il succédait à Joseph Bertrand, comme secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. Au poste d’honneur où le plaçait la confiance de ses confrères, Darboux acquit rapidement une grande autorité. Il eut le souci constant de maintenir ou d’accroître l’infiuence et le prestige de l’Académie. Ceux qui l’ont vu de près dans les commissions de l’Institut savent avec quel soin il étudiail les affaires et avec quelle clarté il les exposait. M. Lacroix a dit très justement, en parlant de son collègue : « Il aimait l’autorité, non pour les vaines satisfactions d’amour-propre qu’elle donne quelquefois, mais pour l’action qu’elle lui permettait d’exercer dans les causes lui paraissant justes et dans les directions lui tenant à cœur. » Passionné quelquefois et désireux de faire prévaloir son opinion, Darboux n’hésitait pas à changer d’avis, quand on lui montrait une solution plus favorable aux grands intérêts dont l’Académie a la charge.
On relira toujours avec plaisir et profit les éloges historiques, très étudiés, qu’il prononçait dans les séances publiques. Avec quelle piété il a retracé la vie du maître vénéré qu’il avait beaucoup aimé et dont l’influence sur lui avait été si grande, Joseph Bertrand ! Avec quelle sûreté et quelle précision il a analysé l’œuvre d’Hermite et celle d’Henri Poincaré ! Il voulut un jour rendre hommage à une science d’origine essentiellement française, la géodésie, en parlant des travaux du général Perrier au nom duquel restera attachée la jonction géodésique de l’Espagne et de l’Algérie. Les succès récens de l’aviation lui suggérèrent, il y a quelques années, la pensée de lire une notice sur un précurseur génial, membre de l’ancienne Académie des Sciences, le général Meusnier, à qui l’on doit les règles de manœuvre encore suivies aujourd’hui et une découverte capitale qui est l’emploi du ballonnet à air.
Rompant avec les habitudes, il fit en 1911 l’éloge des donateurs de l’Académie, voulant acquitter une dette de reconnaissance envers des bienfaiteurs de la science ; à la fin de ce discours, il ne pouvait manquer de souhaiter que les donateurs de l’avenir voulussent bien employer leurs libéralités, non à fonder des prix, mais à provoquer et encourager des recherches.
Dans les milieux scientifiques étrangers, la réputation de Darboux était considérable, et la plupart des Académies l’avaient appelé dans leur sein. Sa parole était très écoutée dans les Congrès internationaux. Il avait pris une grande part à la fondation de l’Association internationale des Académies, dont les événemens actuels vont modifier sans doute le fonctionnement. L’histoire des sciences l’avait toujours vivement intéressé. Il a plusieurs fois, dans les réunions internationales, fait des lectures d’un caractère historique. Ainsi, à l’Exposition universelle de Saint-Louis en 1904, il traça une large esquisse des progrès de la géométrie au xixe siècle. Non moins remarquable fut le discours qu’il prononça en 1908 à Rome au Congrès des Mathématiciens sur les origines, les méthodes et les problèmes de la géométrie infinitésimale. Darboux a maintes fois regretté la tendance qu’ont trop de savans français à se désintéresser de l’histoire des sciences ; il savait quelles difficultés on y rencontre et avec quelle peine on arrive à rétablir des droits depuis longtemps méconnus. Aussi poussait-il vivement ses nouveaux confrères à écrire sur leurs prédécesseurs des notices qui fussent des documents pour l’histoire de la science française. Il avait en effet le souci de voir rendre à chacun des pionniers de la science la justice qui lui est due, et n’ignorait pas combien l’histoire peut, entre certaines mains, être étrangement défigurée.
Ce fut, pour Darboux, une grande satisfaction que de pouvoir réaliser un projet qu’il caressait depuis longtemps : l’impression des procès-verbaux, restés manuscrits, des séances de l’Académie des Sciences, depuis la fondation de l’Institut en l’an IV jusqu’à l’année 1835, où a été inaugurée la publication des Comptes Rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences. Le recueil des procès-verbaux en est aujourd’hui à son cinquième volume, qui va de 1812 à 1815. Les historiens de l’avenir y trouveront les textes lus plus précieux pour une époque où l’Académie comptait des hommes tels que Lagrange, Laplace, Monge, Cuvier, Lamarck, pour ne citer que quelques noms.
Au milieu de tant de travaux et d’occupations variées, Darboux a encore voulu donner une part de son temps à des œuvres plus discrètes qui demandaient un véritable dévouement. Il a présidé pendant dix-sept ans la Société des Amis des Sciences. Celle-ci, fondée en 1857 par le baron Thénard, a un but singulièrement élevé : c’est une Société de secours, mais où les titres à invoquer sont des services rendus aux sciences pures et appliquées, à l’industrie et à l’agriculture. Darboux a beaucoup contribué à son développement ; il rêvait d’une grande œuvre de solidarité scientifique, où ceux, et ils sont légion, qui profitent des progrès et des découvertes de la science, viendraient tous en aide aux chercheurs, uniquement préoccupés de leurs travaux, insoucians de l’avenir pour eux et pour ceux qui les entourent. Ses appels émus ont été souvent entendus, moins cependant qu’il ne l’aurait voulu. En travaillant de toute son énergie à secourir de nobles et quelquefois glorieuses infortunes, Darboux a montré que le cœur chez lui était à la hauteur de l’intelligence.
Lagrange vieillissant, à ce que raconte Delambre, avait perdu le goût des mathématiques, et son enthousiasme s’était éteint. Darboux fut plus heureux. Les fatigues de l’âge et les souffrances d’une maladie qui le minait depuis quelques années ne ralentissaient pas son activité intellectuelle ; sa belle intelligence garda jusqu’à la fin toute sa vivacité. L’année dernière, il avait fait son cours à la Sorbonne sur les principes de la géométrie analytique, et il l’avait complètement rédigé. Ce livre, qui va paraître, sera le dernier sorti de sa plume. Son but essentiel est de préciser la place que doivent prendre en géométrie les notions relatives à l’imaginaire et à l’infini ; c’est un ouvrage d’enseignement, mais où se reconnaît le maître ouvrier. Darboux avait encore d’autres plans de travaux. Il voulait écrire un livre sur le problème célèbre qui a donné naissance à la géométrie infinitésimale, celui des cartes géographiques ; tout à la fois, l’élégance et l’importance pratique de ce problème le séduisaient, et il en avait fait une étude approfondie dans son enseignement. Puissent les notes de ses cours permettre de le reconstituer !
Nous espérions revoir bientôt Darboux parmi nous, et profiter
encore de ses conseils et de son expérience. L’opération, qu’il
avait différée d’année en année, lui fut fatale, et le 23 février
l’illustre savant s’éteignait presque subitement. Il disparait
après avoir dignement rempli sa tâche. Son œuvre si parfaite
laissera dans la science une trace durable.