Aller au contenu

Gatienne/1/10

La bibliothèque libre.


Calmann Lévy, éditeur (p. 76-80).


X


Mademoiselle Prieur venait de sortir ; la jeune fille était seule.

Au coup de sonnette, elle reconnut Robert et se mit debout, d’un tressaillement.

Une minute, elle hésita, les mains pressées sur sa poitrine qui se gonflait. Puis une audace violente traversa son regard, et, d’un pas ferme, elle se dirigea vers la porte.

Robert entra.

Madame Durand l’avait prévenu : « Grand’mère » n’était pas là. Il s’approcha de Gatienne les bras ouverts.

Elle recula d’un pas, et si hautaine, qu’il s’arrêta. Alors il joignit les mains, et, suppliant :

— Ma femme, ma femme bien-aimée !

— À qui parlez-vous ? dit-elle.

Sa voix d’argent n’avait pas un frisson. Elle était toute blanche ; aucun trouble ne voilait la pureté de son regard.

Robert éprouva un saisissement bizarre, un malaise qui troubla son cerveau, comme s’il venait d’y recevoir un choc. Il sentit que ses désirs se brisaient contre un marbre très pur et très froid. Il eut le sentiment de la lutte qu’il devrait soutenir contre cette femme.

Il la devina très puissante dans sa volonté, résistante, invincible peut-être. Et ses nerfs craquèrent dans l’appel qu’il fit à ses forces, tandis qu’une joie mauvaise lui venait au cœur. N’était-il pas le maître, après tout ? Ne lui appartenait-elle pas à jamais sous la menace de révéler sa faute ?

Il prit un air froid.

— Vous repoussez mes tendresses ? Soit ; je ferai néanmoins mon devoir. Une réparation vous est due. Si je vous aimais moins, je m’en dispenserais ; on n’épouse pas toutes les filles qu’on séduit. Mais je vous aime. Me comprenez-vous ?

La jeune fille s’était rassise près de la fenêtre, où elle brodait, penchée, le profil perdu, le doigt levé à temps régulier avec le vol du fil au bout de l’ongle.

Se tournant à demi :

— Et moi, vous dois-je quelque réparation ?

— Vous devez à votre dignité d’accepter mon nom.

— Vous croyez ?

— Je m’étonne, Gatienne, que votre pudeur ne vous en avertisse pas.

Une faible rougeur courut sur la joue de Gatienne, et sa main qui se levait trembla.

La colère venait à Robert ; il ajouta brutalement :

— Tu es à moi enfin ; tu m’appartiens.

— Comme l’objet volé appartient au voleur, jusqu’à ce qu’on le lui reprenne. Je me suis reprise, Robert.

Alors il devint grossier :

— As-tu repris aussi ton honneur qui est resté dans mes bras ? Tu oublies trop, ma fille, que tu as perdu le droit de te poser en vertu.

Gatienne s’était retournée d’un bond, menaçante :

— Je ne l’ai pas oublié : c’est pourquoi je vous hais et vous méprise.

Il se leva, fou, bégayant.

— Tais-toi, Gatienne, tois-toi !… Tiens, ne m’affole pas. Je t’aime à faire un crime. Tu n’as donc rien dans le cœur ?… Et moi, misérable, j’ai soif de toi, de ta beauté. Je t’aime, je te veux, tout mon être délire de cette passion de toi ! Oh ! ne me repousse plus !…

— Ne m’approchez pas, ou j’appelle.

— Écoute-moi, mais écoute-moi donc !… Tu ne comprends pas que tu brises ta vie comme la mienne ? Car je ne te lâcherai pas ; j’ai mis ma griffe sur toi, je t’ai marquée à mon nom… tu m’appartiens. Toute la vie, je serai à tes côtés, dans ton ombre. Tu n’aimeras pas un autre homme, tu n’auras pas d’enfants… Je rendrai ton déshonneur public. Le monde te repoussera. Tu vivras et mourras flétrie… Rien, entends-tu ? ne peut te sauver que mon amour. Ô Gatienne, aime-moi, sois ma femme !…

— Me relever d’une faute par une lâcheté ? Jamais. C’est alors que je serais déshonorée, répondit gravement la jeune fille, dont le front se levait dans une fierté sauvage. C’est alors que je serais avilie devant ma conscience. Notre union ne serait de ma part qu’un calcul ignoble dont la pensée me fait horreur ? Non, je suis libre et je resterai libre. Vos droits sur moi, je les nie. Je m’appartiens, et je me garde… Vous pouvez partir…

— Tu es ma maîtresse, dit-il les poings serrés ; je vais le déclarer à ta grand’mère.

— Croyez-vous que je vous estimerai davantage quand vous l’aurez tuée ?

— Mais que veux-tu donc ?… Ah ! je le vois maintenant, tu rêves un autre amour ! Prends garde, Gatienne, prends garde, je me vengerai !…

— Je me défendrai, répondit la vaillante fille, droite et superbe.

Il bégaya :

— Tu me braves ?…

— Non, dit-elle, le doigt tendu ; je vous chasse. Sortez !