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Gatienne/1/6

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 49-57).

VI


Quinze jours plus tard, Robert déménageait sans avoir pu ressaisir Gatienne : elle se cachait.

Aux billets de plus en plus passionnés qu’il jetait chaque jour sous sa porte, elle n’avait répondu qu’une fois :

« Ne cherchez pas à me revoir, je meurs de honte. »

Elle ne mourait pas ; elle souffrait. Son ignorance lui était restée ; elle ne connaissait pas l’étendue de son malheur ; la portée morale lui échappait. Mais elle gardait de cette journée du 29 juin un effroi, une confusion, un dégoût d’elle et de lui.

Et Gatienne, devenue farouche, honteuse maintenant de la nudité d’enfant qu’elle étalait jadis devant grand’mère, ne s’habillait plus qu’avec des rougeurs aux joues : Ève pécheresse se voilait.

— Enfin ! soupira mademoiselle Prieur lorsque Robert eut quitté la maison.

Jusque-là, sa quiétude n’avait pas été complète.

Maintenant elle respirait en n’entendant plus parler de lui.

Et c’est à ce moment qu’un tourment nouveau l’assaillit : Gatienne souffrait. Une fièvre légère colorait sa peau ; ses yeux s’étaient assombris et creusés. Elle perdait ses rondeurs saines, devenait mince, longue. Une transformation s’opérait.

— Tu es malade, Gatienne.

— Non, grand’mère.

Le médecin appelé sourit et dit tout bas à la vieille fille :

— Il faut la marier.

Ce fut un coup terrible pour mademoiselle Prieur. Tout un côté de sa mission maternelle lui apparaissait soudain avec la conscience de son incapacité. Une mère aurait pu questionner l’enfant et l’instruire aussi. Car, si son tempérament parlait, il fallait l’avertir qu’il y a des dangers.

Et la vieille fille s’indignait naïvement de ne posséder qu’une science incomplète.

Elle pressentait des nuances infinies dans la manière de traiter ce point délicat ; mais la simple pensée de l’aborder par quelque côté lui causait des émotions.

Elle se révoltait contre cette nécessité honteuse, et, contemplant Gatienne, injuriait tout bas l’implacable nature qui s’avise de troubler les vierges.

— Je ferai venir la conversation un jour, disait-elle en reculant ce jour tant qu’elle pouvait.

Mais, un matin, effarée d’avoir trouvé Gatienne en larmes, elle lâcha tout d’un trait la brutale révélation.

Une fois par semaine, le samedi, la vieille fille, son panier au bras, traversait le pont Neuf, la rue qui lui fait face, et arrivait aux Halles. Elle y allait vers onze heures : les prix étaient plus doux. Ce voyage lui prenait une heure et demie.

Ce matin-là, comme elle venait de sortir, Robert, qui la guettait, l’accompagna du regard jusqu’au bout du premier pont ; puis, la voyant bien partie, il grimpa d’un saut les deux étages.

Depuis qu’il n’habitait plus la maison, Gatienne ne s’enfermait pas, se croyant à l’abri d’une surprise. Grand’mère, en partant, laissait la clef sur la porte pour ne pas la déranger.

— Allons, étudie, fillette ; vocalise tout à ton aise ; je sauve mes oreilles.

Et la jeune fille s’étourdissait à chanter ; elle noyait ses tristesses dans l’ivresse de sa voix un peu étrange, profonde et vibrante, d’une sonorité métallique. Jusqu’ici, cette voix magnifique, d’un contralto puissant, avait manqué d’expression.

— Cela viendra, ricanait la vieille cabotine qui lui donnait des leçons : cela vient aux jeunes filles, comme l’esprit. Elle aura même des notes passionnées d’un éclat vibrant et superbe.

— Où voyez-vous cela ? interrogeait mademoiselle Prieur.

Et l’ancienne chanteuse, clignant un œil, répondait :

— Dans ses yeux.

Robert, arrêté derrière la porte, écoutait, surpris.

Une explosion de colère et de douleur grondait dans la voix de la jeune fille, qui parcourait des gammes et des arpèges. Elle lançait sa première note, puis la traînait, puis précipitait une gamme chromatique, parfois interrompue et reprise, après un point d’orgue fulgurant. Ce n’était plus une étude, c’était un caprice de notes roulées et déroulées de façon à former une phrase étrange, brisée, indistincte. Un chant se heurtait dans ces envolées de sons comme pour s’en échapper, et sans y parvenir. L’expression restait incomplète, mais l’effet était splendide.

Robert reconnut la plainte qui revenait dans ces vocalises étourdissantes, dans cette voix affolée demandant grâce et mourant dans un sanglot.

Et il attendit, n’osant entrer, troublé de ce souvenir.

Le silence se fit. Gatienne, les mains sur ses genoux, le regard perdu, rêvait.

Il ouvrit la porte et se précipita, glissant à ses pieds, l’étreignant.

— Oh ! je te revois, enfin, enfin !… Sais-tu que je t’aime ? sais-tu que je suis fou ?…

— Grand’mère !… avait crié Gatienne à toute voix, se sentant mourir.

— Tais-toi. Pourquoi te défends-tu ? N’ai-je pas assez souffert depuis deux mois que tu me fuis ? J’ai respecté tes premières hontes d’enfant ; mais maintenant c’est fini, n’est-ce pas ?…

— Allez-vous-en ! balbutia la jeune fille le visage caché dans ses mains ; allez-vous-en, vous me faites horreur !

— Tu ne m’aimes donc pas ? dit-il lui écartant les mains ; elle fermait les yeux pour ne pas le voir et renversait la tête, évitant ses lèvres.

Il couvrait sa robe de baisers fous ; mais elle se débattit si rudement, qu’il fut obligé de la laisser.

À sa grande surprise, les sens de cette fille dormaient comme son cœur.

Il essaya, du moins, d’éveiller son imagination, et, pendant une heure, il lui parla de l’amour en termes brûlants qui mettaient des rougeurs ardentes sur les joues de Gatienne. Cependant elle écoutait, poussée par une curiosité invincible. Puis, peu à peu, elle se redressa et fixa sur Robert ses grands yeux sombres. Elle l’examinait.

Tout à coup elle se leva et vint s’adosser à la fenêtre ouverte. Puis, d’une voix glacée :

— J’ignorais l’amour, dit-elle ; vous me l’avez expliqué ; maintenant je comprends. Eh bien, je ne vous aime pas ; voilà tout. Allez-vous-en !

Robert s’élança vers elle, pris d’une colère folle.

— Tu ne m’aimes pas !… tu ne m’aimes pas ! Pourquoi ne m’aimerais-tu pas ? Que t’ai-je fait ? Que t’aimer trop. Tu m’aimais quand tu t’es donnée à moi.

— Je ne savais pas…, balbutia Gatienne.

Et subitement elle éclata en sanglots.

— Écoute, lui dit-il, je te veux, tu m’entends ? Je m’en vais ; je vais t’attendre. Tu vas sortir d’ici une heure. Je le veux ; je t’en supplie… Je souffre, Gatienne ; aie pitié de moi !…

Elle répéta, dédaigneuse, à travers ses larmes :

— Allez-vous-en !

Il lui saisit le bras, qu’il étreignit violemment.

— Tu es à moi, dit-il, ne l’oublie pas, ou prends garde !… Je vais t’attendre.

Peu d’instants après, mademoiselle Prieur surprenait la jeune fille jetée en travers de son lit, le visage rouge et meurtri dans ses mains trempées.

— Miséricorde ! elle pleure !… cria la vieille fille bouleversée.

Elle la souleva dans ses bras, l’examina, l’interrogea et n’en put tirer que des sanglots. Elle lui nomma Robert : Gatienne eut un frisson.

— Je m’en doutais… Tu l’as vu ? Il passait ? Je parie qu’il a eu l’audace de te saluer. Hein ? Il cherche peut-être à te revoir ! Tu ne dis rien ? Ah ! si je l’y prenais !

Elle fit un geste énergique, le poing étendu.

Puis le sang lui monta aux joues ; ses vieilles mains tremblaient en caressant l’enfant couchée sur son épaule. Elle pensait :

— Il faut pourtant que je lui dise la vérité, toute la vérité. La laisser ignorante, c’est la laisser désarmée en face de la séduction, avec son tempérament pour complice.

Puis des fureurs la prenaient : les mots lui restaient dans la gorge. Elle chercha des allusions et n’en trouva pas ; et, brutalement, cette fille chaste eut des expressions grossières. Elle parla de l’homme débauché qui mettait son plaisir à séduire et à tromper les jeunes filles, leur promettant le mariage pour les flétrir.

Elle insista sur la défense de la pureté : une fille découronnée, c’était fini ; plus d’amour, plus d’époux, plus de maternité glorieuse ; la honte, rien que la honte. Puis elle s’emporta contre les séducteurs mille fois pires que les voleurs et les assassins, des scélérats qui employaient toutes les ruses pour triompher de la vertu des femmes ; il fallait les fuir, les chasser.

Et, sans détour, elle revient à Robert.

— Robert ne veut pas se marier ; il me l’a dit. S’il te recherche, c’est donc pour te perdre. Maintenant, ma Gatienne pourra-t-elle aimer un malhonnête homme ?

— Non, grand’mère, articula nettement la jeune fille qui ne pleurait plus.

De cette heure seulement, elle comprenait son malheur et le crime de Robert.

Quand elle se retrouva seule dans sa chambre, le soir de cette journée, cette femme de dix-sept ans, connaissant maintenant toute la vie, eut un élan de désespoir vers le Dieu qu’elle priait et lui demanda un refuge : la mort.