Gay-Lussac (Arago)/Texte entier

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Gay-Lussac (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 1-112).
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GAY-LUSSAC[1]


BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 20 DÉCEMBRE 1852.

INTRODUCTION.

La biographie dont je vais donner lecture est d’une longueur inusitée, malgré les nombreuses coupures que j’y ai faites ce matin même. Je pourrais, pour m’excuser, dire que Gay-Lussac n’était pas un académicien ordinaire, qu’il occupera une place très-éminente dans l’histoire scientifique de la première moitié du xixe siècle, que les titres seuls des importants Mémoires qu’il a publiés rempliraient un grand nombre de pages, etc., etc. ; mais j’aime mieux l’avouer sincèrement, je me suis aperçu trop tard que j’avais dépassé les limites généralement convenues, et lorsqu’il ne me restait plus le temps nécessaire pour donner une autre forme à mon travail.

Je me soumets donc sans réserve aux critiques qu’on pourra m’adresser à ce sujet. Je ferai seulement remarquer à tous ceux qui, venant chercher ici un délassement, n’y trouveraient malheureusement que de la fatigue, qu’un vieillard se laissant entraîner à parler avec trop de développement des mérites divers d’un ami, a peut-être droit à quelque indulgence.


ENFANCE DE GAY-LUSSAC. — SON ADMISSION À L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE.


Joseph-Louis Gay-Lussac, un des savants les plus illustres dont la France puisse se glorifier, naquit le 6 septembre 1778, à Saint-Léonard, petite ville de l’ancien Limousin, située près des frontières de l’Auvergne. Son grand-père était médecin, et son père procureur du roi et juge au Pont de Noblac.

Ceux qui ont eu l’occasion de remarquer la froide réserve qui caractérisait Gay-Lussac dans l’âge mûr, s’étonneront sans doute de m’entendre dire que, dans son enfance, il était bruyant, turbulent et très-aventureux. Pour justifier mon appréciation, je citerai un fait entre mille, que j’ai recueilli de la bouche de Gay-Lussac lui-même et que m’ont aussi raconté ses plus proches parents. Un vénérable curé, oncle de notre futur confrère, habitait une maison qui n’était séparée de celle occupée par la famille de Gay-Lussac que par une petite cour ; il avait établi son fruitier dans une pièce sur laquelle plongeaient les regards partant de la chambre où Gay-Lussac étudiait avec son frère, moins âgé d’un an. Le désir de goûter au fruit défendu s’empare de Gay-Lussac. Il pose momentanément, avec toutes les difficultés que chacun concevra, une perche entre la fenêtre de sa chambre et celle du bon curé, et armé d’un bâton, à l’extrémité duquel était fortement attachée une lame de couteau, il se place à califourchon sur le pont fragile ; parvenu au terme de son excursion aérienne, il brise un carreau, pique avec son arme les plus beaux fruits, rentre triomphant et sain et sauf dans son appartement. Cette manœuvre, qui pouvait lui coûter la vie, fut répétée plusieurs fois à de courts intervalles ; enfin, les parents de Gay-Lussac soupçonnèrent la vérité, et les deux frères furent conduits chez l’ecclésiastique pour lui faire des excuses.

La première idée de l’enfant fut de nier, mais la démonstration de sa culpabilité devint évidente ; Gay-Lussac éprouva une telle humiliation d’être surpris en flagrant délit de mensonge, qu’il résolut de ne plus jamais trahir la vérité, engagement qu’il a religieusement rempli pendant le reste de sa vie. Les personnes qui aiment à saisir dans la première enfance des hommes supérieurs des indices du caractère qu’ils montreront plus tard, me pardonneront si j’interromps un moment l’ordre des dates pour raconter une anecdote que notre confrère se rappelait avec une satisfaction bien naturelle ; il y sera aussi question de pommes.

Gay-Lussac étant venu à Paris, le directeur de la pension dans laquelle il fut placé s’aperçut un jour qu’on avait entièrement dépouillé plusieurs pommiers de son jardin. Le méfait ne pouvant, croyait-il, être attribué aux élèves, puisque pour aller de la cour au jardin il fallait franchir deux murs élevés, il résolut d’expulser les domestiques. Gay-Lussac l’apprend, sollicite une audience, l’obtient, et là il s’écrie : « les domestiques sont innocents ; ce sont les élèves qui ont pris vos fruits ; je ne vous dirai pas qui faisait partie de l’expédition, mais je suis sûr du fait, car j’en étais ! » Ajoutons que la franchise exceptionnelle du jeune Gay-Lussac n’eut pour lui en cette circonstance, aucune conséquence fâcheuse. Elle lui valut, au contraire, l’affection toute particulière du directeur de la pension et de sa femme, qui, à partir de cette époque, lui prodiguèrent des soins vraiment paternels.

Gay-Lussac commença à s’occuper de la langue latine sous la direction d’un ecclésiastique qui résidait à Saint-Léonard, et pour lequel il a toujours montré le plus sincère attachement. Afin de concilier son goût pour les plaisirs bruyants de la jeunesse avec le désir qu’il avait d’accomplir ses devoirs, après avoir joué toute la journée avec ses camarades, il consacrait à l’étude une partie de ses nuits.

La Révolution de 89, si légitime dans son but, et qui commença avec tant de grandeur et de majesté, avait fini par se jeter dans de déplorables écarts. La loi des suspects atteignit le père de Gay-Lussac ; la translation de cet excellent homme à Paris eût peut-être causé sa mort.

Notre ami, fort inquiet, se rendait assidûment au club qui se réunissait dans sa ville natale, pour y saisir les moindres indices qui pouvaient menacer son père adoré.

La vue d’un jeune homme fort et vigoureux inspira aux meneurs de l’époque le projet de l’enrôler dans l’armée qui alors combattait les Vendéens ; Gay-Lussac eût volontiers pris la capote militaire et le fusil, mais sa tendresse filiale l’emporta ; il prouva qu’aux termes de la loi (il n’avait encore que quinze ans), il était dispensé d’aller rejoindre les défenseurs de la République, et on le laissa en repos.

Après le 9 thermidor, le père de Gay-Lussac, qui était heureusement resté dans les prisons de Saint-Léonard, recouvra la liberté. Le premier usage qu’il en fit fut de s’occuper de l’avenir du fils si bien doué qui lui avait donné pendant sa captivité les plus intelligentes preuves d’amour. Il l’envoya à Paris dans la pension de M. Savouret[2]. On était alors en 95 ; la disette, l’impossibilité de nourrir ses élèves, amenèrent M. Savouret à fermer son établissement. Gay-Lussac fut reçu bientôt après dans la pension de M. Sensier, laquelle, placée pendant quelque temps à Nanterre et ensuite à Passy, hors des murs d’enceinte de Paris, jouissait de quelques avantages dont les pensions de la capitale étaient alors privées.

J’ai rencontré récemment dans nos assemblées de vieux camarades de collége de Gay-Lussac, et tous en ont conservé les meilleurs souvenirs. L’un d’entre eux, M. Dorblay, représentant du peuple, me disait avec effusion : « Il était le modèle de ses condisciples ; jamais nous ne le vîmes, malgré sa vigueur exceptionnelle, se livrer contre aucun d’eux à un mouvement de vivacité ou d’impatience ; quant à son travail, il était incessant. » L’élève que ses parents avaient conduit au spectacle, et à qui on demandait à quelle heure il était rentré, répondait ordinairement : « Je l’ignore, mais il devait être très-tard, puisqu’il n’y avait plus de lumière dans la chambre de Gay-Lussac. »

Bientôt les difficultés sous lesquelles M. Savouret avait succombé, atteignirent M. Sensier lui-même. De tous ses élèves, il ne conserva que Gay-Lussac, dont les parents lui adressaient furtivement quelque peu de farine. Réduite à la plus cruelle extrémité, madame Sensier transportait toutes les nuits à Paris, pour le mettre en vente, le lait de deux vaches qu’elle nourrissait dans son jardin ; mais les routes étant peu sûres, Gay-Lussac sollicita et obtint la faveur d’escorter quotidiennement sa bienfaitrice, armé d’un grand sabre pendant à un ceinturon. C’est durant le retour, qui se faisait de jour, que notre ami, couché sur la paille de la charrette que montait la laitière improvisée, étudiait la géométrie et l’algèbre, et se préparait ainsi aux examens de l’École polytechnique, qu’il devait bientôt subir.

Le 6 nivôse an vi, après des épreuves brillantes, Gay-Lussac reçut le titre si envié d’élève de l’École polytechnique. Nous le voyons, dans cet établissement, toujours au courant des travaux exigés, et donnant, dans les heures de récréation, des leçons particulières à des jeunes gens qui se destinaient aux services publics. C’est ainsi qu’il ajoutait de petites sommes aux trente francs que chaque élève de la première École polytechnique recevait pour ses appointements mensuels ; c’est ainsi qu’il parvint à se maintenir à Paris sans imposer de nouveaux sacrifices à sa famille.

Gay-Lussac a été un des élèves les plus distingués de l’École polytechnique, comme il en fut plus tard un des professeurs les plus illustres et les plus goûtés.


DÉBUTS DE GAY-LUSSAC EN CHIMIE. — IL DEVIENT LE COLLABORATEUR DE BERTHOLLET ET LE RÉPÉTITEUR DU COURS DE FOURCROY. — VOYAGE AÉRONAUTIQUE EXÉCUTÉ AVEC M. BIOT.


Berthollet, revenu d’Égypte en compagnie du général Bonaparte, demanda, en 1800, un élève de l’École polytechnique dont il voulait faire son aide dans les travaux du laboratoire. Gay-Lussac fut cet élève privilégié. Berthollet lui suggéra une recherche dont les résultats furent diamétralement opposés à ceux qu’attendait l’illustre chimiste. Je n’oserais affirmer que Berthollet ne fut pas un peu contrarié de se voir ainsi trompé dans ses prévisions, mais il est certain qu’à l’inverse de tant d’autres savants que je pourrais citer, après un premier mouvement d’humeur, la franchise du jeune expérimentateur ne fit qu’augmenter l’estime que l’immortel auteur de la Statique chimique avait déjà commencé à lui vouer. « Jeune homme, lui dit-il, votre destinée est de faire des découvertes, vous serez désormais mon commensal ; je veux, c’est un titre dont je suis certain que j’aurai à me glorifier un jour, je veux être votre père en matière de science. »

Quelque temps après, sans abandonner sa position auprès de M. Berthollet, Gay-Lussac fut nommé répétiteur du cours de Fourcroy, et le remplaça souvent, ce qui lui procura de bonne heure la réputation, qui n’a fait ensuite que grandir, d’un professeur très-distingué parmi les professeurs si habiles que la capitale comptait à cette époque.

L’homme, à raison de son poids, de la faiblesse de la force musculaire dont il est doué, semblait condamné à ramper toujours sur la surface de la terre, à ne pouvoir étudier les propriétés physiques des régions élevées de notre atmosphère qu’en montant péniblement au sommet des montagnes ; mais quelles sont les difficultés dont le génie allié à la persévérance ne parvienne à triompher ?

Un savant, qui a été membre de cette Académie, Montgolfier, calcula qu’en raréfiant, à l’aide de la chaleur, l’air contenu dans un ballon de papier d’une étendue limitée, on lui donnerait une force ascensionnelle suffisante pour enlever des hommes, des animaux, des instruments de toute espèce. Cette idée fut partiellement réalisée en juin 1783, dans la ville d’Annonai. La population parisienne étonnée put voir, le 21 novembre de cette même année, des voyageurs intrépides, Pilatre de Roziers et d’Arlandes, se promener dans les airs, suspendus à une montgolfière. Un autre physicien que cette Académie a aussi compté parmi ses membres, Charles, montra la possibilité de faire des ballons avec une étoffe vernie, presque imperméable à l’hydrogène, le plus léger des gaz connus, qui remplacerait l’air chaud avec avantage. De son voyage, exécuté le 1er décembre 1783, en compagnie de l’artiste Robert, avec un ballon ainsi gonflé, datent des ascensions infiniment moins aventureuses et qui sont devenues de nos jours un passe-temps pour des désœuvrés.

C’est à l’ancienne Académie des sciences qu’il faut également remonter, si l’on veut trouver un des premiers voyages scientifiquement utiles, qu’on ait entrepris avec des ballons à gaz hydrogène.

Il paraissait résulter des expériences faites pendant une ascension exécutée par Robertson et Lhoest à Hambourg, le 18 juillet 1803, et renouvelée à Saint-Pétersbourg, sous les auspices de l’Académie impériale de cette ville, par le même Robertson et le physicien russe Saccharoff, le 30 juin 1804, que la force magnétique qui dirige l’aiguille aimantée à la surface de la terre, s’affaiblit considérablement à mesure qu’on s’élève dans l’atmosphère. Ce fait, qui venait confirmer la diminution de cette même force que M. de Saussure avait cru reconnaître dans son célèbre voyage au Col du Géant, parut avec raison assez important aux principaux membres de l’Institut, pour justifier une expérience solennelle. Elle fut confiée à deux physiciens, MM. Biot et Gay-Lussac, jeunes, entreprenants et courageux. Ce dernier terme pourra sembler empreint d’un peu d’exagération à ceux qui de nos jours ont vu des femmes singeant par leurs costumes des papillons ailés, placées entièrement en dehors de la nacelle d’un aérostat, s’élever de nos jardins publics, aux yeux de la foule ébahie. Mais on oublierait qu’aujourd’hui les ballons sont construits avec infiniment plus de soin, et que les moyens de sûreté se sont beaucoup accrus.

Nos deux physiciens partirent du jardin du Conservatoire des arts et métiers, le 24 août 1804, munis de tous les instruments de recherche nécessaires ; mais les petites dimensions de leur ballon ne leur permirent pas de dépasser la hauteur de 4,000 mètres. À cette hauteur ils essayèrent, à l’aide des oscillations d’une aiguille aimantée horizontale, de résoudre le problème qui avait été le but principal de leur voyage ; mais le mouvement de rotation du ballon présenta des obstacles imprévu et sérieux. Ils parvinrent toutefois à les surmonter en partie, et déterminèrent, dans ces régions aériennes, la durée de cinq oscillations de l’aiguille aimantée. On sait que cette durée doit augmenter là où la force magnétique qui ramène l’aiguille à sa position naturelle a diminué, et que cette durée doit être plus courte, si la même force directrice a augmenté. C’est donc un cas tout à fait analogue à celui du pendule oscillant, quoique les mouvements de l’aiguille s’exécutent dans le sens horizontal.

Les conséquences qu’on déduisit de leurs expériences me paraissent sujettes à des difficultés que je signalerai après avoir rendu compte de l’ascension exécutée peu de jours après par Gay-Lussac seul.


ASCENSION DE GAY-LUSSAC SEUL. — CONSÉQUENCES DES OBSERVATIONS FAITES SUR LE MAGNÉTISME ET LA TEMPÉRATURE. — IMPORTANCE DES VOYAGES AÉRONAUTIQUES.


Cette ascension eut lieu le 16 septembre 1804, à neuf heures quarante minutes du matin. Cette fois, Gay-Lussac s’éleva jusqu’à la hauteur de 7,016 mètres au-dessus de la mer, la plus grande bien constatée où les hommes fussent alors parvenus et qui, depuis cette époque, n’a été qu’à peine une fois dépassée par MM. Barral et Bixio.

Dans cette seconde ascension, la physique s’enrichit de plusieurs importants résultats que j’essaierai de faire ressortir en peu de mots.

Nous trouvons, par exemple, qu’au moment où le thermomètre de Gay-Lussac, à 7,016 mètres de hauteur, marquait 9°.5 au-dessous de glace, celui de l’Observatoire de Paris, à l’ombre et au nord, indiquait + 27°.75. Ainsi 37° était l’étendue de l’échelle thermométrique à laquelle Gay-Lussac s’était trouvé exposé dans l’intervalle de dix heures du matin à trois heures après midi. Il n’était donc plus possible d’attribuer les neiges perpétuelles qui existent au sommet des hautes montagnes, à une action spéciale que ces sommités rocheuses exerceraient sur les couches d’air environnantes, car aucune élévation notable n’existait dans les régions au-dessus desquelles le ballon de Gay-Lussac avait successivement passé.

Ces énormes variations de température sont-elles liées, par une loi mathématique simple, aux changements de hauteur ?

En prenant pour exactes les observations thermométriques sur lesquelles Gay-Lussac lui-même élève quelques doutes, à cause de la rapidité du mouvement ascensionnel du ballon, et du temps dont un thermomètre a besoin pour indiquer exactement les températures des milieux dans lesquels il est plongé, on arriverait à ce résultat curieux que la température varierait moins, pour un changement de hauteur donné, près de terre que dans des régions de l’atmosphère d’une élévation moyenne.

Mais je dois remarquer que dans la manière ordinaire de discuter les observations aérostatiques, on fait un cercle vicieux. La formule analytique, à l’aide de laquelle on calcule les hauteurs successives du ballon, suppose implicitement, en effet, un égal abaissement de température dans toutes les régions atmosphériques pour le même changement de hauteur. Les observations de 1804, et celles qui ont été faites postérieurement, ne donneront des résultats à l’abri de toute objection que lorsqu’elles seront discutées suivant la méthode profonde dont on est redevable à notre ingénieux et illustre confrère M. Biot.

Les difficultés eussent été évitées si des observateurs, munis de théodolites et distribués à des distances convenables, avaient déterminé trigonométriquement, par leurs observations combinées, les hauteurs successives du ballon. Les savants et tes Académies, qui voudraient tenter de nouveau d’étudier scientifiquement la constitution physique de notre atmosphère, ne manqueront certainement pas de prendre ma remarque en sérieuse considération,

L’hygromètre de Saussure montra dans ses indications, pendant le voyage de Gay-Lussac, une marche irrégulière ; mais en tenant compte à la fois des degrés indiqués par cet instrument et de la température des couches où il fut observé, notre confrère trouva que la quantité d’humidité contenue dans l’air allait en diminuant avec une extrême rapidité.

On savait déjà, au moment de ce mémorable voyage, que l’air, sous toutes les latitudes et à peu de hauteur au-dessus du niveau de la mer, renferme à peu près les mêmes proportions d’oxygène et d’azote. Cela résultait avec évidence des expériences de Cavendish, de Macarty, de Berthollet et de Davy. On avait appris aussi par les analyses de Théodore de Saussure exécutées sur de l’air pris au Col du Géant, qu’à la hauteur de cette montagne, l’air contient la même proportion d’oxygène que celui de la plaine. Les analyses eudiométriques de Gay-Lussac, faites avec le plus grand soin sur l’air recueilli à 6,636 mètres de hauteur, établirent que l’air de ces hautes régions était non-seulement composé en oxygène et en azote comme celui qu’on aurait pris à la surface de la terre, mais encore qu’il ne renfermait pas un atome d’hydrogène.

Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur l’importance de ces résultats ; ils montrèrent le vague des explications que donnaient alors les météorologistes, des étoiles filantes et autres phénomènes atmosphériques.

Les lignes suivantes, extraites de la relation de Gay-Lussac, mettent sur la voie de l’explication véritable du malaise que les voyageurs les plus vigoureux éprouvent en gravissant des pics élevés tels que le Mont-Blanc.

« Parvenu au point le plus haut de mon ascension, à 7,016 mètres au-dessus du niveau moyen de la mer, dit le courageux physicien, ma respiration était sensiblement gênée ; mais j’étais encore bien loin d’éprouver un malaise assez désagréable pour m’engager à descendre. Mon pouls et ma respiration étaient très-accélérés : respirant très-fréquemment dans un air d’une extrême sécheresse, je ne dois pas être surpris d’avoir eu le gosier si sec, qu’il m’était pénible d’avaler du pain. »

Passons maintenant à l’expérience qui fut le motif principal des deux voyages aérostatiques entrepris sous les auspices de la première classe de l’Institut. Il s’agissait, ainsi que je l’ai dit précédemment, de s’assurer si, comme on l’avait annoncé, la force magnétique exercée par le globe sur une aiguille aimantée, diminuait très-rapidement avec la hauteur. Gay-Lussac réussit dans ce second voyage à compter dans un temps déterminé deux fois plus d’oscillations que dans le premier. Les résultats doivent donc offrir une plus grande exactitude.

Il trouva qu’une aiguille qui, à la surface de la terre, employait 42′.2 pour faire dix oscillations, n’exécuta le même nombre d’oscillations qu’en 42′.8 à la hauteur de 4,808 mètres au-dessus de Paris. Le résultat fut 42′.5 à 5,681 mètres, et 41′.7 à 6, 884 mètres. Ces nombres n’offrent pas une marche très-régulière ; il aurait fallu, d’ailleurs, ainsi que Gay-Lussac en fait la remarque, pour en déduire des conséquences rigoureuses, les combiner avec des mesures correspondantes de l’inclinaison qui ne purent être effectuées[3]. Comme M. Biot, d’après la discussion des nombres recueillis dans le premier voyage, notre ami tira de ses observations la conclusion que la force magnétique est constante à toutes les hauteurs accessibles. Cette conséquence était logique, à une époque où l’on ne savait pas généralement que, dans un lieu et dans des circonstances données, la durée des oscillations d’une aiguille magnétique est influencée par sa température, et que 37° d’abaissement du thermomètre doivent produire les changements les plus notables. On voit que dans l’état d’imperfection des instruments et de la science en 1804, il était impossible d’arriver à une solution exacte du problème qu’on avait en vue. Aussi, pourrait-on s’étonner d’entendre dire aujourd’hui que le problème est résolu.

Des considérations d’aucune nature n’autorisent à jeter un voile sur les lacunes de la science. Cette réflexion concerne spécialement les travaux des hommes dont l’autorité est incontestable et incontestée.

Gay-Lussac, après avoir terminé toutes ses recherches avec la tranquillité et le sang-froid d’un physicien assis dans son cabinet, prit terre à trois heures quarante-cinq minutes entre Rouen et Dieppe, à quarante lieues de Paris, près du hameau de Saint-Gourgon dont les habitants exécutèrent avec beaucoup de bienveillance toutes les manœuvres que le voyageur aérien leur commanda pour que la nacelle n’éprouvât pas des secousses qui auraient mis les instruments en danger.

La gravité de cette réunion et de ce récit ne doit pas m’empêcher, je crois, de rapporter une anecdote assez singulière dont je dois la connaissance à mon ami. Parvenu à 7,000 mètres, Gay-Lussac voulut essayer de monter plus haut encore, et se débarrassa de tous les objets dont il pouvait rigoureusement se passer. Au nombre de ces objets figurait une chaise en bois blanc que le hasard fit tomber sur un buisson tout près d’une jeune fille qui gardait des moutons. Quel ne fut pas l’étonnement de la bergère ! comme eût dit Florian. Le ciel était pur, le ballon invisible. Que penser de la chaise, si ce n’est qu’elle provenait du Paradis ? On ne pouvait opposer à cette conjecture que la grossièreté du travail ; les ouvriers, disaient les incrédules, ne pouvaient là-haut être si inhabiles. La dispute en était là lorsque les journaux, en publiant toutes les particularités du voyage de Gay-Lussac, y mirent fin, et rangèrent parmi les effets naturels ce qui jusqu’alors avait paru un miracle.

Les ascensions de M. Biot et de Gay-Lussac vivront dans le souvenir des hommes comme les premières qui aient été exécutées avec un succès marqué, pour la solution de questions scientifiques.

Le phénomène météorologique si remarquable d’un abaissement du thermomètre à 40° au-dessous de zéro à une hauteur de 7,049 mètres, que M. Bixio et M. Barral ont constaté pendant l’ascension entreprise à leurs propres frais, le 27 juillet 1850, a montré suffisamment que de belles découvertes attendent ceux qui marcheront sur leurs traces, pourvu qu’ils aient les connaissances nécessaires et soient munis, comme ces deux physiciens, d’une collection d’instruments exacts. Il est vraiment regrettable que les voyages exécutés toutes les semaines, avec des dispositions de plus en plus dangereuses, et qui, on peut le prévoir avec douleur, finiront par quelque terrible catastrophe, aient détourné les amis des sciences de leurs voyages projetés. Je conçois leurs scrupules, mais sans les partager. Les taches du Soleil, les montagnes de la Lune, l’anneau de Saturne et les bandes de Jupiter n’ont pas cessé d’être l’objet des investigations des astronomes, quoiqu’on les montre aujourd’hui pour dix centimes sur le terre-plein du Pont-Neuf, au pied de la colonne de la place Vendôme et en divers points de nos boulevards. Le public, maintenant si judicieux, si éclairé, ne confondrait pas ceux qui, dans un but de lucre, exposent journellement leur vie, avec des physiciens courant les mêmes dangers pour arracher à la nature quelques-uns de ses secrets.


LIAISON DE GAY-LUSSAC AVEC M. DE HUMBOLDT. — TRAVAIL SUR L’EUDIOMÉTRIE. — VOYAGE EN ITALIE ET EN ALLEMAGNE.


Pour peu qu’on soit au courant de l’histoire littéraire de la première moitié de ce siècle, on a entendu parler de la vive et profonde amitié que M. de Humboldt voua à Gay-Lussac, et de l’influence qu’elle exerça sur la carrière scientifique de l’habile chimiste ; mais on ne sait pas aussi bien comment elle naquit et se développa. Ceci mérite peut-être d’être raconté.

Avant de partir pour le mémorable voyage qui nous a fait connaître l’Amérique sous tant de rapports divers, M. de Humboldt s’y était préparé par des études assidues. L’une de ses recherches eut pour objet les moyens eudiométriques dont on faisait usage pour déterminer les principes constituants de l’air ; ce travail, exécuté à la hâte et par des procédés imparfaits, était quelque peu inexact ; Gay-Lussac s’en aperçut et releva l’erreur avec une vivacité que j’oserais blâmer si la jeunesse de l’auteur ne l’eût pas rendu excusable.

Je n’ai pas besoin de dire que Berthollet reçut M. de Humboldt à son retour avec la franche cordialité et la politesse de bon ton qui caractérisaient l’illustre chimiste, et dont le souvenir est gravé en traits ineffaçables dans l’esprit et dans le cœur de tous ceux qui eurent le bonheur de le connaître.

Un jour, M. de Humboldt aperçut parmi les personnes réunies dans le salon de la maison de campagne d’Arcueil, un jeune homme à la taille élevée et au maintien modeste, mais ferme. « C’est Gay-Lussac, lui dit-on, le physicien qui récemment n’a pas craint de s’élever dans l’atmosphère à la plus grande hauteur où les hommes soient parvenus, pour résoudre d’importantes questions scientifiques. — C’est, ajouta Humboldt dans un aparté, l’auteur de la critique acerbe de mon travail eudiométrique. » Mais bientôt, surmontant le sentiment d’éloignement que cette réflexion pouvait inspirer à un caractère ardent, il s’approche de Gay-Lussac, et après quelques paroles flatteuses sur son ascension, il lui tend la main et lui offre affectueusement son amitié : c’était, sous toute réserve, le soyons amis, Cinna ! de la tragédie, mais sans les réflexions blessantes qui, selon ce que rapporte Voltaire, firent dire au maréchal de La Feuillade, lorsqu’il venait de les entendre pour la première fois « Ah ! Auguste, comme tu me gâtes le soyons amis, Cinna ! » Tel fut le point de départ d’un attachement qui ne s’est jamais démenti et qui porta bientôt d’heureux fruits. Nous voyons, en effet, immédiatement après, les deux nouveaux amis exécuter en commun un travail eudiométrique important.

Ce travail, lu à l’Académie des sciences le 1er pluviôse an xiii, avait pour objet principal l’appréciation de l’exactitude à laquelle on peut arriver dans l’analyse de l’air avec l’eudiomètre de Volta ; mais les auteurs touchèrent en même temps à une foule de questions de chimie et de physique du globe sur lesquelles ils répandirent de vives lumières ou des conjectures très-ingénieuses. C’est dans ce Mémoire que se trouve la remarque qui depuis reçut, dans les mains de Gay-Lussac, des développements si importants, que l’oxygène et l’hydrogène, considérés en volumes, s’unissent pour former de l’eau, dans la proportion définie de 100 d’oxygène et de 200 d’hydrogène.

Nos annales scientifiques offrent un grand nombre de Mémoires publiés sous le nom de deux auteurs réunis. Ce genre d’association, beaucoup moins fréquent chez les étrangers, n’a pas été sans inconvénient. Si l’on excepte le cas fort rare, dont cependant je pourrais citer des exemples, où la part de chaque collaborateur a été nettement tracée, dans la rédaction commune, le public s’obstine à ne pas faire une part égale aux deux associés. Il casse souvent, au gré de ses caprices, les formules : Nous avons pensé, nous avons imaginé, en se fondant sur le prétexte assez plausible qu’une pensée n’a pas dû se présenter au même instant, à la même seconde, à l’esprit des deux associés. Il refuse à l’un d’eux toute initiative intellectuelle et réduit son rôle à l’exécution matérielle des expériences.

Ces inconvénients des publications en commun, presque inhérents à la nature humaine, disparaissent lorsque, par exception, l’un des associés se résout à ne pas laisser le public se livrer à des conjectures préconçues, souvent malicieuses, et se décide à répudier sans hésiter une part qui appartient à autrui. Il a été dans la destinée de Gay-Lussac de rencontrer un pareil collaborateur. Voici, en effet, ce que je lis dans une Note de M. de Humboldt « Insistons sur la remarque contenue dans ce Mémoire que 100 parties en volume d’oxygène exigent 200 parties de gaz hydrogène pour se saturer. Berzélius a déjà rappelé que ce phénomène est le germe de ce que plus tard on a découvert sur les proportions définies, mais le fait de la saturation complète est dû à la sagacité seule de Gay-Lussac. J’ai coopéré à cette partie des expériences, mais lui seul a entrevu l’importance du résultat pour la théorie. »

Une déclaration si franche, si loyale, n’étonnera personne de la part de l’illustre et vénérable académicien.

Nous reviendrons plus loin sur cette partie si remarquable des travaux de Gay-Lussac.

Gay-Lussac, répétiteur du cours de Fourcroy, obtint, par l’amitié et l’entremise de Berthollet, un congé d’un an afin de pouvoir accompagner M. de Humboldt dans un voyage d’Italie et d’Allemagne. Les deux amis s’étaient munis, avant de quitter Paris, d’instruments météorologiques et surtout d’appareils propres à déterminer l’inclinaison de l’aiguille magnétique et l’intensité de la force variable qui dirige les aiguilles aimantées sous différentes latitudes. Ils partirent de Paris le 12 mars 1805 ; ils mirent leurs instruments en expérience à Lyon, à Chambéry, à Saint-Jean de Maurienne, à Saint-Michel, à Lanslebourg et au Mont-Cenis, etc. Je reviendrai ailleurs sur les résultats magnétiques du voyage, à l’occasion d’un Mémoire de notre confrère inséré dans la collection de la Société d’Arcueil.

Gay-Lussac s’était nourri dans sa jeunesse des théories météorologiques de Deluc, et plusieurs d’entre elles l’avaient presque séduit, mais dans son passage des Alpes ses idées furent entièrement modifiées ; il sentit, par exemple, le besoin de recourir à l’action de courants ascendants atmosphériques pour expliquer un grand nombre de phénomènes curieux.

Rien n’éclaircit et n’étend plus les idées, quand il s’agit de phénomènes naturels, que les voyages à travers les montagnes, surtout quand on a le bonheur de jouir de la compagnie d’un observateur aussi éclairé, aussi ingénieux et aussi expérimenté que l’est M. de Humboldt.

Gay-Lussac et son illustre compagnon de voyage, après avoir visité Gênes, se rendirent à Rome ; ils y arrivèrent le 5 juillet 1805 et descendirent au palais Tommati alla Trinità di Monte, où demeurait Guillaume de Humboldt, chargé d’affaires de Prusse.

En compagnie de celui qui les a si éloquemment décrites, les grandes scènes de la nature offertes par les régions alpines ne pouvaient manquer d’avoir excité dans l’âme de Gay-Lussac un véritable enthousiasme. La vue des monuments immortels de l’architecture, de la peinture et de la sculpture dont Rome abonde, jointe aux entretiens savants des Rauch, des Thorwaldsen, etc., habitués du palais Tommati, développèrent chez le jeune voyageur le goût éclairé des beaux-arts, qui jusque-là était resté chez lui sans écho. Enfin il eut l’avantage d’admirer la fascination du talent, car madame de Staël tenait alors tous les salons de la ville éternelle sous le charme de ses conversations éloquentes et spirituelles.

Le séjour de Gay-Lussac à Rome ne fut pas sans fruit pour les connaissances chimiques. Grâce à la complaisance avec laquelle Morrichini mit un laboratoire de chimie à la disposition du jeune voyageur, il put annoncer, le 7 juillet, que l’acide fluorique existait à côté de l’acide phosphorique dans les arêtes des poissons. Le 9 juillet, il avait terminé l’analyse de la pierre d’alun de la Tolfa.

Le 15 juillet 1805, MM. de Humboldt et Gay-Lussac quittèrent Rome et prirent la route de Naples, en compagnie de M. Léopold de Buch, qui jeune encore s’était déjà fait connaître par des recherches géologiques pleines de mérite. Le Vésuve, assez tranquille à cette époque se livra brusquement à ses magnifiques et terribles évolutions (comme s’il eût voulu célébrer la bienvenue des trois observateurs illustres) éruptions de poussière, torrents de lave, phénomènes électriques, rien n’y manque.

Enfin Gay-Lussac eut le bonheur (l’expression n’est pas de moi, je l’emprunte à l’un des compagnons de voyage du savant chimiste), il eut le bonheur d’être témoin d’un des plus effrayants tremblements de terre que Naples eût jamais ressentis.

Gay-Lussac saisit avec empressement cette occasion de se mesurer avec le problème qui, depuis Empédocle, a défié la sagacité des observateurs.

Nous rendrons compte bientôt des résultats que notre ami recueillit dans les six ascensions du Vésuve qu’il fit presque coup sur coup.

Le temps que Gay-Lussac ne consacrait pas à l’étude du volcan enflammé, était employé à examiner les collections d’histoire naturelle et particulièrement d’éruptions volcaniques anciennes qui existent à Naples en très-grand nombre ; nos voyageurs eurent beaucoup à se louer des provenances et de la politesse exquise du duc de la Torre et du colonel Poli ; il n’en fut pas de même du docteur Thompson lorsqu’ils se présentèrent, accompagnés d’un savant napolitain, pour étudier son musée, il leur adressa ces paroles outrageantes : « Partagez-vous, Messieurs, je peux avoir les yeux sur deux, mais non pas sur quatre. » On est tenté de se demander dans quelle société de lazzaroni M. Thompson avait puisé cette bassesse de sentiments et ce cynisme de langage ; mais tout s’explique simplement lorsqu’on sait que Thompson était le médecin, l’ami, l’homme de confiance du général Acton, le promoteur des assassinats politiques qui souillèrent Naples à la fin du siècle dernier.

Dans ses voyages aux environs de Naples, par terre et par mer, M. Gay-Lussac rectifia des idées erronées, généralement adoptées alors. Il trouva, par exemple, que l’air contenu dans l’eau de mer renferme, au lieu de 21 parties d’oxygène, comme l’air ordinaire, au delà de 30 parties d’oxygène pour 100. Il visita avec M. de Buch le Monte-Nuovo et l’Epomeo. En voyant le Monte-Nuovo, Gay-Lussac se rangea entièrement à l’opinion que M. de Buch commençait déjà à répandre dans le monde savant, et suivant laquelle des montagnes peuvent sortir subitement de terre par voie de soulèvement. L’Epomeo se présenta à eux avec le caractère d’un volcan avorté sans feu ni fumée, ni cratère d’aucune sorte.

Après avoir terminé leurs travaux à Naples, nos voyageurs reprirent la route de Rome, où ils séjournèrent peu de temps.

Le 17 septembre 1805, MM. de Humboldt, de Buch et Gay-Lussae quittèrent Rome, pour se rendre à Florence ; ils prirent le chemin des montagnes, afin de visiter les bains célèbres de Nocera, auprès desquels les papes Clément XII et Benoît XIII firent construire de vrais palais, convenablement appropriés à tous les besoins des malades qui de juin à septembre répandent l’aisance dans ces contrées. Là, il se présenta un problème important. Morrichini avait trouvé, par l’analyse chimique, que l’air retiré de ces eaux devait renfermer 40 pour 100 d’oxygène, c’est-à-dire environ le double de la proportion du même gaz contenu dans l’air atmosphérique, ce qui paraissait incroyable. Gay-Lussac reconnut, en effet, que l’air retiré de l’eau des bains contenait 30 pour 100 d’oxygène, comme ordinairement toutes les eaux de source. L’effet salutaire des eaux devait donc être recherché ailleurs, car elles se trouvaient remarquablement pures, aucun réactif ne les troublait. Est-ce cette pureté qui les rend si efficaces ?

Dans les siècles mythologiques, les héros que les poètes grecs ont célébrés, parcouraient les contrées désertes pour y combattre les brigands et les bêtes féroces qu’elles abritaient ; nos voyageurs, comme on voit, semblaient à leur tour s’être donné la mission de détruire, chemin faisant, les erreurs et les préjugés, qui souvent ont fait plus de victimes que les monstres antiques exterminés par les Hercule, les Thésée, les Pirithoüs, etc.

Les trois savants arrivèrent à Florence le 22 septembre. Fabbroni, directeur des musées, les reçut avec la plus grande distinction. Il leur fit les honneurs des riches collections à la tête desquelles le gouvernement toscan l’avait placé, de manière à montrer combien était digne de la confiance dont il jouissait. Gay-Lussac se plaisait fort dans sa compagnie ; il admirait surtout le profond savoir et l’habileté que déployait Fabbroni quand il faisait ressortir le mérite des œuvres de Michel-Ange et des illustres peintres et sculpteurs, successeurs de ce grand homme. Il fut beaucoup moins charmé des paroles du savant directeur, lorsque lui ayant demandé la valeur de l’inclinaison de l’aiguille aimantée, Fabbroni répondit que les beaux instruments qui ornaient le cabinet de physique du grand-duc, n’avaient pas été mis en usage de peur d’en ternir le métal. Il ne goûta pas non plus les réunions où l’on voyait madame Fabbroni, célèbre par l’élégance et la beauté de ses poésies, placée au centre d’un cercle composé de ce que Florence renfermait de plus distingué, dirigeant successivement sur chaque point des traits d’esprit auxquels la personne interpellée était obligée de répondre immédiatement et de son mieux.

Ces habitudes théâtrales ont heureusement disparu chez nos voisins, pour faire place à des entretiens où chacun prend librement la part qui convient à sa position et même à sa timidité.

Dans le trajet de Florence à Bologne, où nos trois voyageurs arrivèrent le 28 septembre, ils s’arrêtèrent à Pietra-Mala pour y étudier les flammes perpétuelles déjà examinées antérieurement par Volta.

À Bologne, Gay-Lussac rendit visite au comte Zambeccari, qui avait perdu six doigts en se laissant glisser le long d’une corde, pour échapper à la catastrophe qui le menaçait, la montgolfière avec laquelle il s’était élevé dans les airs s’étant enflammée ; ses souffrances ne l’empêchèrent pas d’entretenir Gay-Lussac d’un projet qu’il avait formé, et qui devait plus tard lui coûter la vie, celui de s’élever de nouveau, mais cette fois avec un ballon rempli de gaz hydrogène qu’il échauffait plus ou moins avec un cercle de lampes à double courant d’air. On voit que l’infortuné voyageur aérien imaginait dans ses nouveaux projets de substituer des chances d’explosion aux chances d’incendie de sa première tentative.

Nos voyageurs s’arrêtèrent peu de temps à Bologne, dont l’université était alors singulièrement déchue de son antique réputation. Le professeur de chimie de cette université, M. Pellegrini Savigny, avait laissé dans l’esprit de Gay-Lussac un souvenir peu favorable ; notre confrère lui reprochait d’avoir dégradé la science, en insérant dans son Traité de chimie des moyens de son invention pour préparer de bons sorbets et de l’excellent bouillon pour tous les jours de l’année.

Notre ami ne se laissa-t-il pas aller à quelque exagération en rangeant les chapitres du traité de M. Pellegrini que je viens de citer, parmi ceux qu’un savant qui se respecte doit abandonner aux charlatans de profession ? J’oserai croire, malgré ma profonde déférence pour les opinions de Gay-Lussac, que celui qui parviendrait à réduire à des règles uniformes et précises la préparation de nos aliments, surtout de ceux qui sont destinés aux classes pauvres, résoudrait une importante question d’hygiène. Je me persuade qu’un jour la postérité manifestera quelque étonnement, en voyant qu’en plein xixe siècle, le régime alimentaire du plus grand nombre était abandonné à des empiriques des deux sexes, sans intelligence et sans instruction.

Byron rapporte dans ses Mémoires, que pendant le séjour de sir Humphry Davy à Ravenne, une dame du grand monde témoigna le désir que l’illustre chimiste lui procurât une pommade propre à noircir ses sourcils et à les faire pousser.

Je me serais associé sans réserve au dédain méprisant avec lequel notre jeune ami eût certainement reçu une telle proposition. Mais il y a bien loin, ce me semble, de la pommade de la grande dame à des formules conçues dans le dessein d’améliorer les aliments du plus grand nombre, et même ceux qui sont destinés à satisfaire la sensualité des riches.

MM. de Humboldt, de Buch et Gay-Lussac arrivèrent à Milan le 1er octobre. Volta était alors dans cette ville, mais ils eurent beaucoup de peine à le découvrir.

L’administration civile et militaire de Milan, qui n’aurait certainement pas hésité un instant si on lui eut demandé l’adresse d’un simple sous-lieutenant de pandours ou de croates, d’un fournisseur ou d’un personnage titré quelconque, n’avait pris aucun souci de Volta, de cet homme, la gloire de la Lombardie, dont le nom sera prononcé avec respect et admiration, lorsque le souffle du temps aura fait disparaître jusqu’au plus léger souvenir des générations ses contemporaines.

Détournons les regards de ces anomalies sociales dont il nous serait facile de citer mille exemples, et reprenons notre récit.

Nos trois jeunes voyageurs apprirent à Milan que le monde scientifique était en rumeur à l’occasion d’une prétendue découverte de M. Configliachi. Suivant le chimiste italien, l’eau eût été un composé d’acide muriatique et de soude, éléments que la pile séparait sans difficulté ; Volta, consulté par nos trois voyageurs sur le mérite de l’observation, répondit : J’ai vu l’expérience, mais je n’y crois pas ; c’est en ces termes que l’immortel physicien exprimait la réserve qui doit accueillir les faits extraordinaires semblables au prétendu phénomène sur lequel son élève Configliachi espérait arriver à une grande renommée. La remarque s’applique surtout aux faits aperçus avec ces instruments d’une extrême délicatesse que l’observateur influence par sa présence, par sa respiration et par les émanations de son corps. Le dicton voltaïque, je l’ai vu, mais je n’y crois pas, aurait pu être appliqué dans des occasions récentes ; il eût épargné à la science quelques pas rétrogrades et à certains auteurs un inqualifiable ridicule.

Les 14 et 15 octobre, nos trois voyageurs traversèrent le Saint-Gothard ; il ne fut pas donné à Gay-Lussac de jouir d’un spectacle dont il s’était promis beaucoup de plaisir et d’instruction. Un brouillard épais lui déroba pendant toute la journée la vue des objets les plus voisins. Gay-Lussac se dédommagea de ce contre-temps à Lucerne par une étude minutieuse du beau relief de la Suisse du général Pfiffer.

À Gœttingue, le 4 novembre, le grand naturaliste Blumenbach, alors plein de vie et d’activité, fit avec empressement les honneurs de l’université à notre jeune compatriote.

Le 16 du même mois, Gay-Lussac arriva à Berlin, où il séjourna tout l’hiver dans la maison de M. de Humboldt, affectueusement accueilli et apprécié par tout ce que la ville renfermait d’hommes distingués ; il vivait particulièrement dans la société de Klaproth, le chimiste, et d’Erman, le physicien.

Gay-Lussac quitta Berlin au printemps de 1806. Il se détermina à partir précipitamment, lorsqu’il apprit que la mort de Brisson laissait une place vacante à l’Institut, et qu’il pourrait être appelé à remplacer le vieux physicien.

En examinant aujourd’hui les travaux des contemporains de Gay-Lussac qui, en 1806, auraient été en mesure de lui disputer la place vacante à l’Académie des sciences, on pourrait être étonné que sa présence eût paru indispensable à la réussite de sa candidature ; mais c’est qu’on oublierait qu’à la fin du xviiie siècle et au commencement du xixe, on n’était un vrai physicien qu’à la condition de posséder une riche collection d’instruments bien polis, bien vernis, et rangés en ordre dans des armoires vitrées. Ce ne fut pas sans peine que Gay-Lussac, qui ne possédait, lui, que quelques instruments de recherche, parvint à surmonter de tels préjugés. Conservons ces souvenirs pour la consolation de ceux qui ont éprouvé ou qui éprouveraient à l’avenir des mécomptes dans les élections académiques.


RECHERCHES DE GAY-LUSSAC SUR LES DILATATIONS.


Peu de temps avant que Gay-Lussac, devenu membre de l’Institut, commençât à appliquer son talent expérimental à l’étude des changements de la force élastique des gaz avec la température, à la formation et à la diffusion des vapeurs, le même champ de recherche était exploité en Angleterre par un homme également supérieur, Dalton, que l’Académie a compté parmi ses huit associés étrangers. Dalton, quoique son génie ne fut méconnu d’aucun de ses compatriotes, occupait, dans la petite ville de Dumphries, la position très-humble et très-peu lucrative de professeur particulier de mathématiques, et ne pouvait disposer dans ses expériences que d’instruments imparfaits. Il n’y aurait donc eu aucune inconvenance à soumettre ses résultats à des vérifications soigneuses. Mais Gay-Lussac ne connaissait pas les travaux de l’illustre physicien anglais, car il n’en fait aucune mention dans l’historique très-développé et très-instructif des expériences faites par des physiciens qui l’avaient précédé. Dalton avait trouvé que l’air se dilate de 0.392 dans l’intervalle compris entre 0 et 100° du thermomètre centigrade. Déjà antérieurement, comme je m’en suis assuré sur un document imprimé, Volta avait donné pour cette dilatation 0.38. Enfin, en 1807, Gay-Lussac trouva 0.375. Ce nombre a été généralement adopté jusqu’à ces derniers temps, et employé par tous les physiciens de l’Europe.

D’après les dernières déterminations de Rudberg, de MM. Magnus et Regnault, la valeur de la dilatation de l’air donnée par Gay-Lussac serait en erreur d’environ 1/36e ; notre confrère n’a jamais réclamé contre le nombre 0.3665 substitué par notre confrère, M. Regnault, au nombre 0.375 qu’il avait donné. Mais quelle pouvait être la cause réelle de cette différence ? Gay-Lussac ne s’est point expliqué publiquement sur ce désaccord. Ne prévoyant pas la catastrophe prématurée qui nous l’a enlevé, j’ai commis la faute de ne pas l’interroger directement à ce sujet. Il n’est pas cependant sans intérêt de rechercher comment un physicien aussi soigneux a pu se laisser induire en erreur.

Un professeur allemand, célèbre par l’importance de ses découvertes en acoustique, M. Chladni, vint à Paris il y a quelques années.

Sous l’impression des difficultés qu’il avait rencontrées dans tous ses travaux, il disait avec un ton pénétré et des gestes de dépit que personne n’aura oubliés, car par leur exagération ils touchaient presque au ridicule « Quand vous voulez soulever le plus petit coin du voile dont la nature s’enveloppe, elle répond invariablement non ! non ! non ! » Chladni aurait pu ajouter qu’au moment où elle paraît céder, elle entoure l’observateur d’embûches dans lesquelles les plus habiles tombent sans s’en douter. Quelles ont pu être dans les expériences de Volta, de Dalton, de Gay-Lussac, les causes d’erreurs dont ces physiciens illustres ne se seraient pas aperçus ? J’ai entendu dire que la goutte de mercure destinée à intercepter la communication du vase dans lequel l’air se dilatait et de l’atmosphère extérieure, laissant un peu de vide et ayant donné passage à une portion de l’air dilaté, ne s’était pas déplacée autant qu’elle l’aurait fait sans cela ; mais cette cause eût évidemment donné un coefficient trop faible, et c’est en sens contraire que pécherait, d’après les observations récentes, le nombre auquel Gay-Lussac s’arrêta. Il est bien plus probable que les parois intérieures du vase dans lequel le célèbre académicien opéra, ne furent pas suffisamment desséchées, que l’eau hygrométrique attachée au verre, aux basses températures, s’évapora lorsque l’appareil fut soumis à des températures élevées, qu’elle augmenta ainsi, sans qu’on eût aucun moyen de le reconnaître, le volume du fluide élastique sur lequel on croyait opérer. J’indique cette cause avec d’autant plus de confiance, qu’il est aujourd’hui constaté que les verres, selon leur composition et même selon leur degré de cuisson, sont diversement hygrométriques en sorte que le degré de chaleur qui amènerait à une dessiccation complète un de ces verres, serait insuffisant quand on opérerait dans un autre appareil. Gay-Lussac avait parfaitement compris l’effet que devait produire l’eau hygrométrique, et il attribuait à cette cause les erreurs de ses devanciers. Ainsi ce sera en suivant avec un peu plus de précaution la route tracée par notre ami, qu’on aura découvert ce 36e d’erreur qu’on lui attribue ; cette erreur ne pourra donc faire aucun tort réel à la juste, à la légitime réputation d’exactitude que ce savant physicien avait déjà conquise et que des travaux ultérieurs ont si amplement justifiée.

Lorsque Gay-Lussac s’occupait de la détermination numérique de la dilatation qu’éprouvent les fluides élastiques par la chaleur, nos plus habiles physiciens pensaient que le coefficient n’est pas le même pour divers gaz. Témoin cette phrase de Monge que j’emprunte à son Mémoire sur la composition de l’eau :

« Les fluides élastiques ne sont pas tous également dilatables par la chaleur ». Gay-Lussac trouva, dans les limites où ses expériences restèrent renfermées, que c’était là une erreur. Depuis lors on est revenu à la première opinion. À vrai dire elle est presque une conséquence du fait constaté par Davy et surtout par notre confrère M. Faraday, que les substances gazeuses sont liquéfiées sous des pressions accessibles et différentes pour chacune d’elles.


SOCIÉTÉ D’ARCUEIL. — MÉMOIRES SUR LE MAGNÉTISME. — LOIS DES COMBINAISONS GAZEUSES. — CATHÉTOMÈTRE.


En 1807, Berthollet forma une Société scientifique particulière, composée d’un très-petit nombre de personnes, qu’on appela Société d’Arcueil, du nom de la commune, voisine de Paris, dans laquelle se trouvait la maison de campagne de l’illustre chimiste. Gay-Lussac, comme chacun peut le deviner, fut un des premiers membres de la Société nouvelle.

Avant d’aller plus loin, disons un mot des critiques auxquelles donna lieu, dans le temps, cette sorte de démembrement de la première classe de l’Institut. C’était, pour de jeunes débutants dans la science, une circonstance éminemment flatteuse que d’avoir pour premiers juges et conseils dans leurs travaux, des hommes d’une célébrité européenne, tels que les Laplace, les Berthollet, les Humboldt, etc. ; mais pourrait-on assurer que des idées préconçues, auxquelles les meilleurs esprits s’abandonnent plus facilement dans une réunion pour ainsi dire intime, que devant un public nombreux, ne fussent pas de nature à arrêter la spontanéité du génie et à courber ses recherches sous un niveau convenu ? D’autre part, le désir de donner des preuves de fécondité, en présence des savants les plus célèbres de leur époque, ne devait-il pas quelquefois amener des esprits enthousiastes à se jeter dans des théories hasardées ?

Quoi que l’on puisse penser de ces doutes que je mentionne avec une extrême réserve, le jugement indépendant et sobre de Gay-Lussac l’aurait mis à l’abri des influences qui ne se fussent exercées que sans le couvert d’un mérite éminent et des utopies de l’imagination. Ses publications dans les trois volumes des Mémoires de la Société d’Arcueil, méritent à tous égards par leur variété, leur nouveauté, et aussi par leur exactitude, de prendre la place la plus distinguée dans une histoire impartiale de la science.

Le premier volume du recueil publié par la Société d’Arcueil commence par un Mémoire dans lequel Gay-Lussac a réuni les résultats de toutes les observations magnétiques faites de concert avec M. de Humboldt, pendant le voyage de France, d’Italie et d’Allemagne, dont nous avons déjà longuement parlé. Cette branche de la science a notablement progressé depuis quelques années, et néanmoins on peut recommander avec confiance aux physiciens les pages dans lesquelles Gay-Lussac examine toutes les causes d’erreur qui peuvent affecter les mesures d’inclinaison, d’intensité, et les précautions à prendre pour s’en affranchir. On sait aujourd’hui que la force horizontale qui dirige l’aiguille aimantée est sujette à une variation diurne qui dépend en partie, mais en partie seulement, d’une variation correspondante dans l’inclinaison. On a appris également que dans un lieu donné et à une époque donnée, la durée des oscillations d’une aiguille dépend de sa température ; on aurait donc maintenant, si l’on entreprenait un voyage magnétique, à tenir compte de toutes ces causes perturbatrices ; mais, disons-le sans flatterie, à l’époque où il fut publié, le travail de MM. de Humboldt et Gay-Lussac était un modèle.

Si nous jetons les yeux sur le second volume des Mémoires d’Arcueil, nous y trouvons, entre autres travaux très-dignes d’intérêt, un Mémoire sur la combinaison des substances gazeuses entre elles ; ce Mémoire contient des résultats tellement remarquables, tellement importants, qu’on a pris l’habitude de les appeler les lois de Gay-Lussac.

Il me serait maintenant très-difficile de tracer un historique détaillé et parfaitement exact de la théorie atomique. Cet historique devrait, je crois, remonter à Higgins, chimiste irlandais, dont l’ouvrage, publié en 1789, ne m’est connu que par de très-courtes citations de Humphry Davy. Viennent ensuite les recherches de Dalton, qui sont de 1802. Ce qu’il y a de certain, c’est que la loi des volumes fut démontrée expérimentalement par notre confrère en 1808, sans que notre ami eût rien appris des premiers essais plus ou moins systématiques de ses prédécesseurs.

Les lois dont nous parlons peuvent être énoncées en ces termes :

Les gaz, en agissant les uns sur les autres, se combinent en volume dans les rapports les plus simples ; tels sont ceux de 1 à 1, de 1 à 2, ou de 2 à 3.

Non-seulement ils ne se réunissent que dans ces proportions, mais encore la contraction apparente de volume qu’ils éprouvent quelquefois par la combinaison, a aussi un rapport simple avec le volume d’un des gaz combinés.

Gay-Lussac a plus tard eu la hardiesse de déduire de ses lois la densité des vapeurs de plusieurs corps solides, tels que le carbone, le mercure, l’iode, parties intégrantes de certaines combinaisons gazeuses. Cette hardiesse, comme des expériences ultérieures l’ont prouvé, a été couronnée d’un plein succès.

Récemment, on a cru pouvoir déduire de l’inégale dilatation des divers gaz par la chaleur, la preuve que la loi des volumes n’est pas mathématiquement exacte. Supposons, disent implicitement les savants critiques, que deux gaz se combinent à volume égal, à une température déterminée, à celle de 20 degrés centigrades, par exemple, et que la combinaison se fasse de molécule à molécule : portons à 40° la température des deux gaz. Si à 20° des volumes égaux renfermaient le même nombre de particules élémentaires, il n’en sera plus ainsi à 40° ; ce seront donc des volumes inégaux qui entreront en combinaison, en supposant que l’union doive toujours s’effectuer de molécule à molécule.

On voit que la critique implique la vérité absolue de la théorie atomique des combinaisons, laquelle, par parenthèse, peut paraître moins bien établie que la loi de Gay-Lussac.

Ne serait-ce pas d’ailleurs un hasard bien singulier qui aurait conduit notre confrère à opérer précisément aux températures où la loi serait rigoureusement exacte ?

Remarquons, en point de fait, que, dans l’étude de la nature, il n’est presque jamais arrivé que l’expérience ait conduit, à travers quelques légères déviations, à des lois simples, sans que ces lois soient devenues les régulatrices définitives des phénomènes : le système du monde offre un exemple frappant de cette vérité. Les lois du mouvement elliptique des planètes ne sont exactes qu’en négligeant les inégalités connues sous le nom de perturbations, et qui placent chaque planète tantôt en avant, tantôt en arrière de la position que les immortelles vues de Kepler lui assignent.

Si jamais on établit par des expériences directes que les principes posés par Gay-Lussac ne se vérifient pas lorsque les températures viennent à varier, ce sera le cas de chercher s’il n’existe point une cause naturelle à laquelle ces perturbations puissent être attribuées.

Dans le cadre restreint qui m’est tracé, je ne pouvais présenter sur la question délicate que j’ai osé aborder, que de simples doutes ; en tous cas, l’assimilation dont ils m’ont donné la pensée me semble de nature à satisfaire les partisans les plus enthousiastes de la gloire scientifique de Gay-Lussac.

Lorsque Laplace, envisageant sous un jour nouveau les phénomènes capillaires, désira comparer les résultats de ses savants calculs à ceux de l’observation lorsqu’il voulut avoir à ce sujet le dernier mot de l’expérience, il s’adressa à Gay-Lussac. Celui-ci répondit complétement à la confiance de l’immortel géomètre. Je dois faire observer que l’instrument qu’il imagina est dans de petites dimensions, celui-là même qui sous le nom de cathétomètre est devenu d’un usage si général parmi les physiciens. Je laissé à ceux qui se croiront en droit de le faire, le soin de réclamer la priorité quant à l’emploi du mot de cathétomètre, généralement adopté aujourd’hui ; mais l’instrument, dans son principe et même dans sa forme, n’en restera pas moins une des précieuses inventions dont notre confrère a doté la science.


TRAVAUX EXÉCUTÉS AVEC LA PILE DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE.


Nous voici arrivés à l’époque où, en marchant dans la voie si heureusement ouverte par Nicholson et Carlisle, et suivie par Berzelius et Hisinger, Humphry Davy parvint, à l’aide de la pile, à transformer la potasse et la soude en métaux qui se pétrissent sous les doigts, comme de la cire ; qui flottent à la surface de l’eau, car ils sont plus légers qu’elle ; qui s’allument spontanément dans ce liquide en répandant la plus vive lumière.

L’annonce de cette brillante découverte, à la fin de 1807, produisit une profonde émotion dans le monde scientifique. L’empereur Napoléon s’y associa, et mit à la disposition de l’École polytechnique les fonds nécessaires à l’exécution d’une pile colossale. Pendant qu’on construisait cet instrument puissant, MM. Gay-Lussac et Thénard, à qui il devait être confié, imaginant que l’affinité ordinaire bien dirigée suffirait à la production du potassium et du sodium, tentèrent des expériences variées, fort dangereuses, et réussirent au delà de leurs espérances. Leur découverte fut publiée le 7 mars 1808. Dès ce moment les deux métaux nouveaux qu’on n’obtenait par la pile qu’en très-petite quantité, purent être produits en grande abondance, et devinrent ainsi un instrument usuel d’analyse chimique.

On devine facilement que nos deux célèbres compatriotes ne laissèrent pas inactifs dans leurs mains les moyens d’investigation qu’ils venaient de préparer si heureusement. Ils mirent le potassium et le sodium en contact avec presque toutes les substances chimiques connues, et remarquèrent, dans ces expériences, les réactions les plus fécondes en conséquences théoriques. Nous nous contenterons de citer ici la décomposition de l’acide autrefois nommé boracique, la découverte de son radical que les auteurs appelèrent le bore. Nous devons mettre aussi à un rang très-élevé dans leurs recherches, les expériences aussi difficiles que variées à l’aide desquelles ils déterminèrent les actions exercées par les deux nouveaux métaux sur l’ammoniaque, les résultats de leur travail sur l’acide fluorique, aujourd’hui appelé fluorhydrique, et la découverte du gaz nouveau qu’ils nommèrent fluoborique. Par l’enchaînement de leurs recherches, les deux illustres chimistes furent amenés à tenter l’analyse du corps qu’on appelait alors acide muriatique oxygéné ; ils firent connaître les résultats de leurs nombreuses expériences le 27 février 1809. Leur communication se terminait par cette phrase que je transcris textuellement : « D’après les faits qui sont rapportés dans ce Mémoire, on pourrait supposer que ce gaz (le gaz acide muriatique oxygéné) est un corps simple. Les phénomènes qu’il présente s’expliquent assez bien dans cette hypothèse ; nous ne cherchons point cependant à la défendre, parce qu’il nous semble qu’ils s’expliquent encore mieux en regardant l’acide muriatique oxygéné comme un corps composé. »

Ils faisaient par cette déclaration une large concession aux opinions dominantes dans la Société d’Arcueil, à celles qui étaient patronnées avec une grande vivacité par Laplace et Berthollet. Humphry Davy, qui n’était nullement gêné par des considérations personnelles soutint que la première interprétation était seule admissible ; il regarda l’acide muriatique oxygéné comme un corps simple qu’Ampère proposa d’appeler le chlore ; l’acide muriatique ordinaire devint alors la combinaison de ce radical avec l’hydrogène sous le nom d’acide hydrochlorique ou chlorhydrique. Cette manière d’interpréter les faits est aujourd’hui généralement adoptée.

On voit par cet exemple qu’il est des cas où les conseils du génie, quand ils prennent le caractère impérieux que des conseils ne devraient jamais avoir, peuvent quelquefois éloigner les esprits droits de la vérité.

Lorsque la pile colossale construite avec les fonds alloués à l’École polytechnique par Napoléon eut été achevée, MM. Gay-Lussac et Thénard s’empressèrent d’étudier ses effets ; mais ils furent moins énergiques qu’on ne s’y était attendu. Aussi, après divers essais sans résultats saillants, les deux illustres chimistes se bornèrent-ils à poser des principes généraux sur le mode d’action de ces appareils lorsqu’ils dépassent les dimensions habituelles.

On trouve dans leur ouvrage un chapitre où l’on examine les causes diverses qui font varier l’énergie d’une batterie galvanique ; où l’on donne les moyens de mesurer ses effets ; où l’on étudie l’influence qu’exerce, suivant sa nature, le liquide contenu dans les auges, et les variations d’intensité qui peuvent dépendre du nombre et de la surface des plaques employées, etc.


ANALYSE DES MATIÈRES ORGANIQUES.


L’analyse des substances animales et végétales a pris depuis quelques années un développement immense, et a conduit aux résultats les plus importants. Ces progrès de la science sont principalement dus à la méthode imaginée par Gay-Lussac pour effectuer les analyses organiques, et que tous les chimistes ont adoptée.

Notre confrère brûlait la substance à analyser par le bioxyde de cuivre. Ce procédé était une grande amélioration de celui dont il s’était servi avec son associé et ami M. Thénard, dans lequel la combustion était opérée à l’aide du muriate suroxygéné de potasse, nommé aujourd’hui chlorate de potasse.


RECHERCHES SUR L’IODE.


M. Courtois, salpétrier à Paris, découvrit, vers le milieu de 1811, dans les cendres des varechs, une substance solide qui corrodait ses chaudières, et qui, depuis, sur la proposition de Gay-Lussac, a été nommée iode, à cause de la couleur violette extrêmement remarquable que possède sa vapeur. M. Courtois remit des échantillons de cette substance, peu de temps après sa découverte, à MM. Desormes et Clément qui en firent l’objet de leurs expériences. M. Clément ne rendit publique la découverte de M. Courtois et les résultats qu’il avait obtenue en collaboration avec M. Desormes, que dans la séance de la première classe de l’Institut du 6 décembre 1813. Sir Humphry Davy qui, à cause de son génie scientifique, avait obtenu exceptionnellement de l’Empereur la permission de traverser la France, se trouvait alors à Paris. Il avait reçu de M. Clément, peu de temps après son arrivée, des échantillons nombreux de la substance mystérieuse. M. Gay-Lussac l’apprend, et juge d’un coup d’œil à combien de critiques blessantes pour l’honneur de nos expérimentateurs et de nos Académies, pourra donner lieu l’antériorité accordée ainsi par le hasard et un peu de légèreté aux investigations du chimiste étranger. Il va aussitôt rue du Regard, chez le pauvre salpétrier, en obtient une petite quantité de la matière découverte par lui, se met à l’œuvre et produit en peu de jours un travail également remarquable par la variété, l’importance et la nouveauté des résultats. L’iode devient, sous l’œil scrutateur de notre confrère, un corps simple, fournissant un acide particulier en se combinant avec l’hydrogène, et un second acide par son union avec l’oxygène. Le premier de ces acides montrait, par un exemple nouveau, que l’oxygène n’était pas le seul principe acidifiant, comme on l’avait cru pendant longtemps. Ce travail de Gay-Lussac sur l’iode fut complété postérieurement, et l’on trouve dans un très-beau Mémoire fort étendu, lu le 1er août 1814 et imprimé parmi ceux de l’Académie, les résultats variés des investigations de notre confrère.

Tous les chimistes qui ont lu ce travail y ont admiré et la fécondité de l’auteur pour varier les expériences et la sûreté de jugement qui le dirige toujours, quand il faut les interpréter et en tirer des conséquences générales.

Dans plusieurs chapitres de ce travail si remarquable, l’auteur insiste particulièrement sur l’analogie qu’il a établie entre le chlore, le soufre et l’iode, ce qui jette un grand jour sur plusieurs branches de la science, qui, alors, étaient enveloppées d’obscurité.


DÉCOUVERTE DU CYANOGÈNE.


Le bleu de Prusse, matière bien connue des manufacturiers et des peintres, avait été l’objet des recherches d’un grand nombre de savants, parmi lesquels nous citerons principalement l’académicien Macquer, Guyton de Morveau, Bergman, Scheele, Berthollet, Proust et M. Porrett.

Gay-Lussac entra à son tour dans la lice ; ses résultats sont consignés dans un Mémoire qui fut lu devant la première classe de l’Institut, le 18 septembre 1815. À partir de ce moment, tout ce qui était douteux acquit de la certitude ; la lumière succéda à l’obscurité. Ce Mémoire, un des plus beaux dont la science puisse s’honorer, révéla une multitude de faits nouveaux d’un immense intérêt pour les théories chimiques. Ceux qui le liront avec soin, verront au prix de quelles fatigues, de quelles précautions, de quelle sobriété dans les déductions, de quelle rectitude dans le jugement, un observateur parvient à éviter les faux pas et à léguer à ses successeurs un travail définitif ; je veux dire un travail que des recherches ultérieures, ce qui est si rare, ne modifieront pas d’une manière essentielle.

Dans cet admirable Mémoire, l’auteur donne d’abord une analyse exacte de l’acide qui entre dans la composition du bleu de Prusse et qui fut nommé par Guyton de Morveau de l’acide prussique, mais qu’on n’avait pas obtenu jusqu’au travail de notre ami à l’état de pureté, mais seulement mélangé à de l’eau. Il montre ensuite comment il est parvenu à isoler le radical de l’acide prussique, qui depuis a été nommé le cyanogène.

Il établit que le cyanogène est un composé d’azote et de carbone, que l’acide prussique est formé définitivement d’hydrogène et de ce radical, et qu’il doit prendre le nom d’acide hydrocyanique auquel les chimistes substituent souvent aujourd’hui celui d’acide cyanhydrique. Il indique avec le plus grand soin ses réactions sur un grand nombre de substances simples ou composées, solides ou gazeuses. Il fait connaître la combinaison du cyanogène avec le chlore, qui doit porter naturellement le nom d’acide chlorocyanique. En résumé, dans ce travail, Gay-Lussac comblait une lacune de la chimie, en montrant qu’il existe une combinaison d’azote et de carbone ; il prouvait que le cyanogène, quoique composé, joue le rôle d’un corps simple dans ses combinaisons avec l’hydrogène et avec les métaux, ce qui, à l’époque où notre confrère écrivait, était dans la science un exemple unique. J’ai dit que, pour établir de si magnifiques résultats, Gay-Lussac montra une constance infatigable. Si on en veut la preuve, je rappellerai, par exemple, qu’ayant voulu savoir quelle modification l’électricité pourrait produire dans le mélange de deux gaz, il y fit passer jusqu’à cinquante-trois mille étincelles.

On lit avec un vif regret, dans le Mémoire de notre confrère, la phrase que je vais transcrire : « Je m’étais flatté, en me livrant à ces recherches, de jeter quelque jour sur toutes les combinaisons de l’acide hydrocyanique ; mais les devoirs que j’ai à remplir m’ont forcé de les interrompre avant qu’elles eussent atteint le degré de perfection que je croyais pouvoir leur donner. » Quels étaient ces devoirs qui empêchèrent, en 1815, Gay-Lussac d’achever cette œuvre de génie ? C’était, je le dis à regret, l’obligation de pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille, par des leçons publiques presque journalières, qui absorbaient un temps que notre ami eût désiré consacrer plus utilement à l’avancement de la science.

Le cyanogène, ce corps, l’un des principes constituants du bleu de Prusse, fournit, en se combinant avec l’hydrogène, un poison tellement subtil qu’un célèbre physiologiste qui le premier s’en servit dans des expériences sur des animaux vivants, s’écria, en voyant ses effets : « Désormais on peut croire tout ce que l’antiquité a dit de Locuste. » Le même savant académicien a constaté par ses expériences qu’on ne voit chez les animaux empoisonnés aucune lésion dans les organes essentiels de la vie. Cette action du liquide obtenu pour la première fois par Gay-Lussac, paraîtra d’autant plus mystérieuse, qu’elle est produite par un corps composé d’azote, l’un des principes constituants de l’air atmosphérique, d’hydrogène, l’un des principes constituants de l’eau, et de charbon, dont l’innocuité est proverbiale. Une réflexion encore, et j’ai fini sur cet article. Les chimistes ne manquent jamais, lorsqu’ils trouvent un produit nouveau, de dire quel goût il possède. Qui ne songe avec effroi que, s’il ne se fût pas départi de l’habitude générale, que s’il eût placé une simple goutte de ce liquide sur sa langue, notre ami fût tombé à l’instant comme frappé de la foudre ! L’odeur d’amandes amères qu’exhalent, dit-on, les cadavres des animaux qui ont péri sous l’action de l’acide hydrocyanique, n’eût mis alors personne sur la voie pour faire connaître la cause de cette catastrophe nationale.


BAROMÈTRE À SIPHON. — MODE DE SUSPENSION DES NUAGES. — NUAGES ORAGEUX. — DIFFUSION DES GAZ ET DES VAPEURS. — CHALEUR CENTRALE DU GLOBE.


Gay-Lussac publia, en 1816, la description d’un baromètre portatif à siphon qui s’est fort répandu, surtout depuis quelques améliorations que l’artiste Bunten lui a fait subir.

Ce n’est pas le seul service que notre ami ait essayé de rendre à la météorologie.

Dans une Note insérée, en 1822, au tome xxi des Annales de chimie et de physique, il a fait connaître ses idées sur le mode de suspension des nuages. En voyant le mouvement ascensionnel que le courant ascendant atmosphérique donne aux bulles de savon, évidemment plus pesantes que l’air, il croit pouvoir attribuer à ce même courant la suspension des molécules vésiculaires aux élévations les plus considérables.

Avant cette époque, en 1818, dans une lettre adressée à M. de Humboldt, Gay-Lussac avait cherché les causes de la formation des nuages orageux. Suivant lui, l’électricité, habituellement répandue dans l’air, suffit pour rendre compte des phénomènes présentés par ce genre de nuage. Lorsque les nuages orageux sont d’une grande densité ils jouissent des propriétés des corps solides, l’électricité primordialement disséminée dans leur masse se porte à la surface et y possède une grande tension, en vertu de laquelle elle peut vaincre de temps en temps la pression de l’air et s’élancer en longues étincelles, soit d’un nuage à l’autre, soit sur la surface de la terre.

On voit combien ces idées sont différentes de celles de Volta, le maître à tous en matière d’électricité. Quel que soit le jugement que l’on veuille porter sur les théories rivales, on reconnaîtra que dans la discussion de ce que Gay-Lussac appelle ses conjectures, il s’est montré très-habile logicien et parfaitement au courant des propriétés les plus subtiles du fluide électrique.

Parmi les recherches de notre ami, destinées à éclairer les points les plus délicats de la météorologie, nous devons citer aussi celles qui concernent la vaporisation et la dissémination des vapeurs, soit dans des espaces vides, soit dans des espaces renfermant des fluides aériformes.

Je m’aperçois que, malgré un engagement formel je pourrai à peine dire quelques mots des opinions de Gay-Lussac sur les phénomènes volcaniques. Ces opinions ont été publiées, en 1825, sous le titre de Réflexions, dans un Mémoire inséré au tome xxii des Annales de chimie et de physique.

L’auteur ne croit pas que la chaleur centrale de la terre, si cette chaleur existe, contribue en rien à la production des phénomènes volcaniques. Ces phénomènes, suivant lui, sont dus à l’action de l’eau, probablement de l’eau de mer, sur des substances combustibles. Dans cette hypothèse, les torrents de matières gazeuses qui sortent des bouches des volcans devraient renfermer beaucoup d’hydrogène et d’acide hydrochlorique ; il faut voir dans le Mémoire original la manière dont l’auteur explique l’absence de l’hydrogène dans ces émanations aériformes, et les procédés qu’il indique aux Monticelli, aux Cavelli, et autres savants observateurs, convenablement placés pour s’assurer de l’existence de l’acide hydrochlorique.

Je ne pense pas que ce Mémoire, malgré tout ce qu’il renferme d’ingénieux, ait résolu la question tant controversée des phénomènes volcaniques. Au reste, je ne fais en ceci qu’imiter la réserve de Gay-Lussac ; il dit modestement en commençant son Mémoire « Je n’ai pas (en géologie) l’étendue des connaissances qu’il faudrait pour traiter un tel sujet, je ne ferai que l’effleurer. »


SERVICES RENDUS PAR GAY-LUSSAC À L’INDUSTRIE. — ALCOOMÈTRE. — ALCALIMÉTRIE. — FABRICATION DE L’ACIDE SULFURIQUE. — ESSAI DES MATIÈRES D’OR ET D’ARGENT.


S’il fallait s’en rapporter aux conséquences logiques, inévitables, des paroles de certains biographes, dont je me plais d’ailleurs à reconnaître le grand mérite, le jeune homme qui se voue à la science, particulièrement quand d’éclatants succès ont marqué ses premiers pas, abdiquerait par cela même sa liberté. On a, en effet, examiné quelquefois non-seulement ce qu’ont fait ceux dont on écrit l’histoire, mais on a prétendu même pouvoir s’occuper de ce qu’ils auraient dû faire, à l’époque où, faute d’inspiration, ils ont senti, dans l’intérêt bien entendu de leur dignité et de leur gloire, le besoin de se reposer. Dans cet examen, on ne prend aucun souci, ni de la fatigue amenée par l’âge ni des infirmités qui en sont la conséquence, ni des devoirs de famille, tout aussi sacrés pour l’homme adonné à l’étude que pour tous les autres citoyens.

Gay-Lussac n’a pas échappé à cette façon quelque peu blâmable d’envisager les choses ; on s’est plu à signaler dans la carrière de notre illustre confrère deux phases distinctes : la première, consacrée à l’étude spéculative des phénomènes naturels ; la seconde, vouée tout entière aux applications et devant amener des profits matériels.

Dans cette seconde partie, qu’on a prétendu, sinon flétrir, du moins amoindrir beaucoup, comparativement à la première, Gay-Lussac, investi de la faveur du gouvernement, fut successivement appelé à éclairer par ses conseils scientifiques la fabrication des poudres, à servir de guide à l’administration des octrois, à diriger le bureau de garantie, devenu vacant par la mort de Vauquelin, etc., etc.

L’invention de procédés nouveaux et marqués au coin de l’exactitude, de la simplicité et de l’élégance, prouve combien Gay-Lussac était esclave de ses devoirs ; elle démontre que le gouvernement n’aurait pas pu mieux placer sa confiance.

L’Académie, appelée à se prononcer sur le mérite des alcoomètres devenus usuels de notre confrère, adoptait, le 3 juin 1822, un rapport terminé par les conclusions suivantes :

« On voit, en résumé, que M. Gay-Lussac a traité la question de l’aréométrie sous toutes ses faces et avec son habileté accoutumée. Les tables qu’il a déduites d’un travail pénible de plus de six mois, seront, pour l’industrie et pour la science, une précieuse acquisition ; l’autorité y trouvera aussi, suivant son vœu, les moyens d’améliorer et de simplifier la perception de l’impôt, et le guide le plus sûr qu’elle puisse suivre. »

Aussi fécond dans l’invention des procédés industriels que dans la découverte de vérités scientifiques, coup sur coup et comme par enchantement, Gay-Lussac crée la chlorométrie ; invente des méthodes exactes pour déterminer la richesse des alcalis du commerce ; imagine des moyens ingénieux à l’aide desquels la fabrication de l’acide sulfurique est devenue beaucoup plus économique, et n’a pas désormais besoin d’être transportée dans des lieux déserts ; il couronne cette série de travaux importants par la découverte d’un procédé qui a été substitué dans tous les pays civilisés à la coupellation, méthode ancienne et défectueuse d’analyser les alliages d’argent et de cuivre.

Vraiment, je me demande par quelles spéculations théoriques Gay-Lussac eût mieux rempli la seconde phase de sa carrière, puisque phase il y a, qu’en produisant des travaux qui à leurs mérites scientifiques joignent l’avantage d’être susceptibles d’applications actuelles et multipliées, de servir de guide sûr aux commerçants, aux industriels, au public et d’éclairer l’administration.

Ce serait, suivant moi, s’abandonner à l’idée la plus erronée que de prétendre confiner les hommes de génie dans la voie des pures abstractions, et de leur interdire les découvertes qui peuvent être utiles à leurs semblables. Veut-on d’ailleurs savoir à quoi l’on s’expose, lorsqu’on juge d’après des idées préconçues, ce qu’un savant aurait pu, aurait dû faire ?

Gay-Lussac, suivant vous, jouissait d’une excellente santé, et eût pu, septuagénaire, montrer l’ardeur, l’activité, la fécondité de sa jeunesse ; et un événement cruel vous a prouvé qu’il portait dans son sein le germe de la maladie qui l’a enlevé si inopinément à l’Europe savante.

Vous le croyiez entièrement absorbé dans la voie des affaires, et, au même moment, il construisait à grands frais, dans sa campagne de Lussac, un laboratoire, sur lequel feront bien de se modeler les chimistes qui pour eux-mêmes ou pour le public, auront à diriger l’exécution d’établissements du même genre.

On représente notre confrère comme exclusivement préoccupé des applications lucratives de la science, à l’époque où, se recueillant pour méditer sur des théories si nombreuses et si diverses, il écrivait les premiers chapitres d’un ouvrage qu’il n’a malheureusement pas achevé, intitulé : Philosophie chimique.

J’espère, après ce peu de mots, que les biographes dont les opinions ont rendu cette digression nécessaire, sentiront, dans l’occasion, le besoin de ne s’expliquer que sur les productions scientifiques qui ont été soumises au public, et de se taire sur celles dont selon leur appréciation le savant eut dû enrichir le monde. C’est presque prêcher l’ingratitude à la postérité !

Je dois ajouter que les savants illustres dont j’ai cru devoir combattre les opinions sur un point spécial, voudraient aussi réduire ces biographies à des analyses purement techniques ; ils en banniraient tout ce qui concerne les sentiments de l’homme et du citoyen. Ils prétendent que ces détails empruntés à la vie intime (ils les appellent des anecdotes, voulant ainsi les stigmatiser d’un blâme absolu), ne doivent pas être conservés dans nos archives académiques. Lorsque, sans prétendre établir, comme de raison, aucune comparaison entre les productions des anciens secrétaires et mes humbles biographies, je rappelais à ces aristarques les peintures si intéressantes que renferment les admirables éloges de Fontenelle et de Condorcet, ils répondaient que chaque chose est bonne dans son temps, et que le progrès des lumières a rendu indispensable la modification qu’ils demandent. Je ne partage pas ces opinions, malgré le respect dû aux savants qui les préconisent.

Je regarde comme une portion essentielle de la mission que j’ai à remplir, de rechercher si les confrères que nous avons eu la douleur de perdre ont fait marcher du même pas le culte de la science et celui de l’honnêteté ; s’ils ont, suivant l’expression du poète, allié un beau talent à un beau caractère. Au reste, en pareille matière, le public est seul juge compétent, j’attendrai qu’il ait fait connaître sa décision souveraine, et je m’y conformerai sans réserve.


GAY-LUSSAC CONSIDÉRÉ COMME PROFESSEUR. — SON LABORATOIRE. — SES BLESSURES. — SIMPLICITÉ DE SES MŒURS.


Je vais donc, sans autre explication, prendre la liberté de vous introduire dans ces amphithéâtres où notre confrère charmait par sa parole un nombreux et brillant auditoire. Nous pénétrerons ensuite dans son laboratoire ; je recueillerai même diverses anecdotes (on voit que je n’hésite pas à prononcer le mot), qui feront apprécier, sous un nouveau point de vue, toute l’étendue de la perte que l’Académie a faite.

Dans la dispute à laquelle les érudits s’abandonnèrent, afin de décider si un Traité sur le monde était ou n’était pas d’Aristote, Daniel Heinsius se prononça pour la négative. Voici son principal argument : « Le Traité en question n’offre nulle part cette majestueuse obscurité qui, dans les ouvrages d’Aristote, repousse les ignorants. »

Gay-Lussac n’eût certainement pas obtenu les éloges du philologue hollandais, car il marchait toujours à son but par les voies les plus directes, les plus nettes, les plus exemptes d’emphase.

Gay-Lussac témoignait à toute occasion sa profonde répugnance pour ces phrases ambitieuses auxquelles son premier professeur titulaire, malgré sa juste célébrité, se laissa si souvent entraîner, et où l’on voyait les mots les plus pompeux marcher côte à côte avec les expressions techniques d’ammoniaque, d’azote, de carbone.

Son langage et son style étaient sobres, corrects, nerveux, toujours parfaitement adaptés au sujet et empreints de l’esprit mathématique dont il s’était pénétré dans sa jeunesse, à l’École polytechnique.

Il aurait pu, comme un autre, exciter l’étonnement de son auditoire, en se présentant devant lui sans aucune note manuscrite à la main ; mais il eût couru le risque de citer des chiffres erronés, et l’exactitude était le mérite qui le touchait le plus.

La connaissance que Gay-Lussac avait des langues étrangères, de l’italien, de l’anglais, de l’allemand, lui permettait d’enrichir ses leçons d’une érudition de bon aloi et puisée aux sources originales. C’est par lui que les chimistes et les physiciens, nos compatriotes, ont été initiés à plusieurs théories nées sur la rive droite du Rhin, et qu’il avait été chercher dans les brochures les plus obscures, les moins connues. Pour tout dire, en un mot, Gay-Lussac, qu’aucun chimiste contemporain n’a surpassé pour l’importance, la nouveauté, l’éclat des découvertes, a aussi occupé incontestablement le premier rang parmi les professeurs de la capitale, chargés d’enseigner la science à l’École polytechnique.

En entrant dans le laboratoire de Gay-Lussac, on était frappé au premier coup d’œil de l’ordre intelligent qui régnait partout. Les machines et les divers ustensiles qu’on y voyait, préparés la plupart de ses propres mains, se distinguaient par la conception et l’exécution la plus soignée. Vous me pardonnerez, Messieurs, ces détails. Si Buffon a dit, le style c’est l’homme, on pourrait ajouter avec non moins de raison, le grand chimiste et le bon physicien se reconnaissent à la disposition des appareils dont ils font usage. Les imperfections des procédés se reflètent toujours plus ou moins sur les résultats.

Lorsque le chimiste opère sur des substances ou combinaisons nouvelles à réactions inconnues, il est exposé à des dangers réels et presque inévitables. Gay-Lussac ne l’éprouva que trop. Pendant ses longues et glorieuses campagnes scientifiques, il fut grièvement blessé dans plusieurs circonstances différentes. La première fois, le 3 juin 1808, par le potassium, préparé en grande quantité, suivant une méthode nouvelle. MM. de Humboldt et Thénard conduisirent notre ami, les yeux bandés, du laboratoire de l’École polytechnique, où l’accident était arrivé, à sa demeure de la rue des Poules que, par parenthèse, on devrait bien appeler rue Gay-Lussac. Malgré les soins les plus empressés de Dupuytren, il perdit les points lacrymaux et se crut complètement aveugle pendant un mois. Cette perspective désespérante chez un homme de trente ans, fut envisagée par notre ami avec un calme, une sérénité, que les stoïciens de l’antiquité eussent admirée.

« Durant près d’une année, dit madame Gay-Lussac, (dans une note qu’elle a eu la bonté de me remettre), les reflets d’une petite veilleuse devant laquelle je me plaçais pour lui faire quelques lectures, furent la seule lumière qu’il put supporter. Toute sa vie ses yeux restèrent rouges et faibles. »

La dernière explosion dont Gay-Lussac fut la victime eut lieu à une époque de sa vie où des personnes mal informées le placent dans l’inaction. Notre ami s’occupait de l’étude des hydrogènes carburés provenant de la distillation des huiles. Le ballon en verre renfermant les gaz et qui était resté à l’écart pendant plusieurs jours, fut pris par M. Lumière, jeune chimiste, pour être soumis à l’inspection de Guy-Lussac. Pendant que notre confrère se livrait à l’examen minutieux qui devait donner aux expériences projetées toute la précision désirable, il se manifesta une épouvantable explosion, dont la cause, même aujourd’hui, n’est pas parfaitement connue, et qui fit voler le ballon en éclats. Telle fut la vitesse de tous les fragments de verre, qu’ils produisirent dans les vitres du laboratoire des ouvertures nettes sans aucune trace de fissures, ainsi que les auraient faites des projectiles lancés par des armes à feu. Les yeux de Gay-Lussac, qui n’étaient qu’à quelques centimètres du ballon, ne reçurent cette fois aucune atteinte ; mais il fut gravement blessé à la main, ce qui exigea un traitement long et douloureux. Quelques personnes ont vu dans cette terrible blessure la première cause de la cruelle maladie à laquelle notre ami succomba quelques années après.

Les membres de l’Académie qui allaient journellement le visiter sur son lit de douleur ne l’entendaient pas sans émotion se féliciter que les blessures de son jeune préparateur et ami, M. Larivière, fussent insignifiantes, et que, dans cette occurrence, sa propre vie eût été seule menacée.

On a voulu voir dans ces accidents les conséquences de l’imprévoyance ou de l’étourderie ; dites plutôt, par une assimilation dont tous ceux qui connurent notre ami proclameront la justesse, que s’il fut souvent blessé, c’est qu’il alla souvent au feu, et qu’il n’hésita jamais à examiner les choses de très-près, lors même qu’il y avait un grand danger à le faire.

On a pu croire que les succès de Gay-Lussac dans ses recherches scientifiques, ne lui faisaient éprouver que cette satisfaction calme que doit naturellement produire la découverte de quelques vérités nouvelles ; les apparences étaient trompeuses. Pour se soustraire à l’humidité des laboratoires situés au rez-de-chaussée, Gay-Lussac mettait ordinairement des sabots par-dessus ses souliers ; eh bien, Pelouze, un de ses élèves de prédilection, m’a raconté qu’après la réussite d’une expérience capitale, il l’avait vu souvent, par la porte entre-bâillée de son cabinet, donner les marques de la joie la plus vive, et même danser malgré les inconvénients de sa chaussure.

Ceci nous rappelle une anecdote que j’emprunterai à mon ami M. Brewster, ne fût-ce, je l’avouerai, que parce qu’elle me fournit une occasion de rapprocher le nom de Gay-Lussac de celui du savant immortel dont Voltaire a pu dire sans que personne ait crié à l’exagération :

Confidents du Très-Haut, substances éternelles,
Qui brûlez de ses feux, qui couvrez de vos ailes
Le trône où votre maître est assis parmi vous,
Parlez ; du grand Newton n’êtes-vous point jaloux ?

En 1682, le grand Newton, mettant à profit les dimensions de la terre obtenues par Picard, de cette Académie, recommença un calcul qu’il avait déjà tenté, mais sans succès, d’après les anciennes déterminations de Norwood. Son but était de s’assurer si la force qui retient la lune dans son orbite et l’empêche de s’échapper par la tangente, en vertu de la force centrifuge, ne serait pas la même que celle qui fait tomber les corps à la surface de la terre, diminuée seulement en raison du carré des distances mesurées à partir du centre de notre globe. Cette fois, le calcul numérique justifia les prévisions ; le grand homme en éprouva une telle joie, cette coïncidence produisit chez lui une telle excitation nerveuse, qu’il fut incapable de vérifier son calcul numérique, tout simple qu’il était, et se vit obligé pour cela de recourir à un ami.

N’oublions jamais, lorsque l’occasion s’en présente, de montrer que les travaux calmes de la science procurent non-seulement des émotions plus durables que celles qu’on va puiser au milieu des frivolités du monde, mais qu’elles en ont aussi assez souvent la vivacité.

On voyait, dans le laboratoire de Gay-Lussac, à côté des fourneaux, des cornues, des appareils de tout genre, une petite table en bois blanc, sur laquelle notre ami consignait le résultat de ses expériences, au fur et à mesure de leurs progrès. C’était, qu’on me passe l’assimilation, le bulletin exact, écrit pendant la bataille.

C’est sur cette petite table que furent aussi tracés des articles concernant divers points de doctrine ou des questions de priorité.

Il était impossible qu’en racontant la vie d’un homme dont les principaux travaux remontent au commencement de ce siècle, époque de la rénovation entière de la chimie, nous n’eussions pas à signaler des discussions de ce genre.

Cette polémique scientifique a particulièrement eu lieu entre Gay-Lussac, Dalton, Davy, Berzélius, etc. On voit que notre ami eut affaire à de-rudes jouteurs, à des adversaires dignes de lui.

Dans ces discussions, notre ancien confrère marchait droit devant lui, abstraction faite des personnes, avec la rigueur, disons plus, avec la sécheresse d’une démonstration mathématique. Rarement on y trouve de ces phrases qui sont comme une sorte de baume jeté sur la blessure qu’on a faite. Mais comment n’a-t-on pas remarqué que Gay-Lussac se traitait lui-même avec un sans-façon au moins égal à celui dont il faisait preuve en parlant d’autrui ?

Les paroles suivantes sont tirées textuellement d’un de ses écrits :

« Les résultats que j’ai donnés, dit-il, dans les Mémoires d’Arcueil, sur les diverses combinaisons de l’azote et de l’oxygène ne sont pas exacts. »

Celui qui parle avec un telle franchise de ses propres travaux ne serait-il pas excusable de s’être exclusivement préoccupé, dans l’examen des travaux des autres, des intérêts de la vérité ?


MARIAGE DE GAY-LUSSAC. — SON AMOUR POUR SON PAYS NATAL. — DÉVOUEMENT INALTÉRABLE ENVERS SES AMIS. — SA NOMINATION À LA PAIRIE.


Les personnes qui ne connurent Gay-Lussac que superficiellement, se persuadent qu’il ne dut y avoir dans sa vie privée rien de romanesque. Peut-être changeront-elles d’opinion après avoir entendu ce récit :

Il y avait à Auxerre, au commencement de notre première révolution, un artiste musicien qui était attaché aux quatre grandes communautés et au collège de cette ville. La suppression de ces établissements, en 1791, apporta une grande gêne dans la situation pécuniaire de ce respectable père de famille. Cependant il ne perdit pas courage, et consacra la petite fortune de sa femme à l’éducation de ses trois filles, qu’il destinait aux honorables fonctions d’institutrices. Mais l’aînée de ces jeunes personnes, Joséphine, se rendant parfaitement compte du peu d’aisance de ses parents et des sacrifices qu’ils auraient à s’imposer avant d’atteindre leur but, voulut absolument être placée dans une maison de commerce à Paris, et attendre là que l’âge de ses sœurs et leur éducation permissent de réaliser l’espoir que ses parents avaient conçu.

C’est dans un magasin de lingerie, refuge ordinaire des femmes de toutes les conditions et de tous les âges, dont les révolutions ont ébranlé l’existence, où Joséphine s’était placée, que Gay-Lussac fit sa connaissance. Il vit avec curiosité une jeune personne de dix-sept ans, assise derrière le comptoir et tenant à la main un petit livre qui paraissait fixer vivement son attention. « Que lisez-vous, Mademoiselle ? fit notre ami. — Un ouvrage, peut-être au-dessus de ma portée ; en tout cas, il m’intéresse beaucoup : un traité de chimie. »

Cette singularité piqua notre jeune ami ; à partir de ce moment, les besoins inusités d’effets de lingerie le rappelaient incessamment au magasin, où il liait de nouveau conversation avec la jeune lectrice du traité de chimie ; il l’aima, s’en fit aimer, et obtint une promesse de mariage. Notre illustre confrère plaça, par imputation sur le futur douaire, la jeune Joséphine dans une pension, pour compléter son éducation, surtout pour y apprendre l’anglais et l’italien. Quelque temps après, elle devint sa compagne.

Je n’oserais conseiller cette façon aventureuse de se choisir une femme, quoiqu’elle ait parfaitement réussi au célèbre chimiste.

Belle, pétillante d’esprit, brillant dans le monde, que du reste elle n’aimait guère, par la grâce et la distinction de ses manières, madame Gay-Lussac a fait, pendant plus de quarante années, le bonheur de son mari.

Dès l’origine, ils prirent la douce habitude de faire, à la suite de petites concessions mutuelles, de leurs pensées, de leurs désirs, de leurs sentiments, une pensée, un désir et un sentiment communs. Cette identification en toute chose fut telle, qu’ils finirent par avoir la même écriture, en sorte qu’un amateur d’autographes peut croire de bonne foi qu’un Mémoire copié par madame Gay-Lussac a été tracé par la plume du célèbre académicien.

Trois jours avant sa mort, touché des soins infinis dont il était l’objet, Gay-Lussac disait à sa compagne : « Aimons-nous jusqu’au dernier moment ; la sincérité des attachements est le seul bonheur. »

Ces mots tendres, affectueux, ne dépareront pas le tableau que j’ai voulu tracer de la vie de notre confrère.

Le maintien de Gay-Lussac était toujours très-grave ; il s’associait franchement aux élans de gaîté qu’une anecdote bien choisie amenait dans les sociétés où il se trouvait réuni à ses amis ; mais il ne les provoquait jamais lui-même.

Gay-Lussac porta l’amour de son pays natal jusqu’au point de n’avoir jamais voulu assister à une représentation de Pourceaugnac, que Molière avait fait naître à Limoges ; aussi, sa joie ne connut pas de bornes lorsque parut, sous le nom du Nouveau Pourceaugnac, un vaudeville de M. Scribe, dans lequel le personnage principal, M. de Roufignac, également Limousin, au lieu d’être mystifié, rend tous les autres acteurs les jouets de ses spirituelles mystifications.

On raconte que La Fontaine, à une certaine époque, abordait tous ses amis en leur disant « Avez-vous lu le Prophète Baruch ? Ainsi était Gay-Lussac ; il ne manquait jamais, pour peu que la circonstance l’y autorisât, de demander avec une candeur égale à celle du fabuliste : « Connaissez-vous le Nouveau Pourceaugnac ? c’est une pièce charmante ; je vous engage à l’aller voir. » Et je dois dire que lui, si ménager de son temps, prêchait d’exemple.

Un seul fait suffira pour montrer que Gay-Lussac s’abandonnait avec ardeur aux inspirations honnêtes de son âme, lorsqu’il fallait, à ses risques et périls, déjouer une intrigue ou défendre un ami. Nous étions à la seconde restauration. On avait, dit-on, décidé en haut lieu d’éloigner de l’École polytechnique un professeur que ses sentiments libéraux avaient rendu suspect[4]. Mais, comment opérer cette destitution sans soulever de nombreuses réclamations ? Le professeur était plein de zèle, considéré, et même, je dois le dire, aimé de tous les élèves : le cas était embarrassant ; lorsqu’on découvre que la personne vouée aux animosités du pouvoir, a, dans les cent jours, signé l’acte additionnel. Le professeur de littérature (ce n’était pas, bien entendu, M. Andrieux, c’était son successeur), se charge d’exploiter cette découverte. Dans une réunion du Conseil d’instruction, il déclare que, suivant lui, ceux qui ont donné leur appui à l’usurpateur, à l’ogre de Corse, quels qu’aient été leurs motifs, ne sont pas dignes de professer devant la jeunesse à laquelle sera confié l’avenir du pays, et qu’ils doivent se récuser eux-mêmes. Le membre du corps enseignant contre lequel était dirigée cette attaque avait demandé la parole pour s’expliquer, lorsque Gay-Lussac se lève avec impétuosité, interrompt son ami, et déclare d’une voix retentissante, que lui aussi a signé l’acte additionnel, qu’il n’hésitera pas dans l’avenir à soutenir le gouvernement, quel qu’il puisse être, même le gouvernement de Robespierre, lorsque des étrangers menaceront la frontière ; que si les vues patriotiques qui l’ont dirigé sont un sujet de réprobation, il demande formellement que l’épuration qu’on projette commence par sa personne. M. le professeur de littérature vit alors que sa proposition aurait des conséquences qui iraient bien au delà des limites dans lesquelles il voulait la circonscrire, et tout fut dit.

Berthollet mourut en 1822 ; on sut alors qu’il avait légué l’épée, partie intégrante de son costume de pair de France, à Gay-Lussac : cette disposition testamentaire excita beaucoup de surprise. Mais on la trouvera toute naturelle si on suit la filiation d’idées qui déterminèrent le vénérable académicien.

Berthollet avait été sénateur sous l’Empire, pair de France pendant la Restauration, comme le plus illustre de nos chimistes. Doit-on s’étonner qu’il se fût persuadé qu’une science, source de gloire et de richesse pour notre pays, ne cesserait pas d’avoir un représentant dans les premiers corps de l’État ? Près de sa fin, Berthollet examina avec l’indépendance, le tact et l’esprit de justice qui sont l’apanage ordinaire d’un mourant, quel serait celui des chimistes vivants à qui devrait revenir cet honneur ; son opinion fut décidément en faveur de son ami et confrère Gay-Lussac, et il la manifesta autant que sa réserve habituelle le lui permettait, en donnant à celui-ci une partie de son futur costume de pair. Voilà ce que signifiait ce cadeau ; sans cette explication, on aurait de la peine à en assigner la cause. Berthollet avait entendu souvent parler, pendant son séjour en Égypte, du langage symbolique des fleurs, fréquemment employé chez les musulmans, langage qui a fait la gloire de plusieurs poëtes orientaux. L’anecdote que je viens de rapporter est, à vrai dire, une extension de ces coutumes poétiques. Le vénérable académicien exprimait par le don d’un objet si peu en harmonie avec les occupations ordinaires de Gay-Lussac, l’estime qu’il faisait de notre ami, et l’inviolable attachement qu’il lui avait voué.

Toutefois, cet acte de justice éclairée ne se réalisa pas aussi promptement qu’on aurait pu l’espérer. « Pourquoi, disaient les amis de Gay-Lussac aux dispensateurs des faveurs royales, pourquoi lui faire si longtemps attendre une récompense laquelle il faudra bien tôt ou tard arriver ? Trouvez-vous son illustration insuffisante ? — Vous nous faites injure, répondait-on. — Avez-vous quelque chose à redire à ses relations ? — Nous n’ignorons pas qu’elles sont toutes honorables et de l’ordre le plus distingué. — Serait-il par hasard question de fortune ? — Nous savons que Gay-Lussac jouit d’une grande aisance, et qu’elle est le fruit de son travail. Qu’est-ce qui peut donc vous arrêter ? » Et alors on avouait doucement, tout doucement, en s’enveloppant de mystère, comme si on était honteux d’une semblable déclaration, que tous les matins, au bureau de garantie, le grand chimiste travaillait de ses mains, ce qui paraissait incompatible avec la dignité de pair de France.

Tel est le misérable motif qui, pendant plusieurs années, empêcha l’ingénieux horoscope de Berthollet de s’accomplir.

En vérité, j’ai peine à concevoir qu’un homme se dégrade lorsqu’il essaie de prouver, en faisant œuvre de ses mains, la réalité de ses conceptions théoriques.

Est-ce que, par hasard, pour ne citer que des exemples étrangers, les découvertes de Huygens et de Newton perdirent rien de leur importance, de leur éclat, quand le premier se mit à fabriquer des lunettes et le second à exécuter des télescopes ? Est-ce que les immortelles vues d’Herschel sur la constitution des cieux seraient amoindries pour avoir été obtenues avec des instruments façonnés par l’illustre observateur lui-même ?

Est-ce que dans la chambre des lords, si fière de ses antiques priviléges, une seule voix a prétendu que lord Ross s’était récemment dégradé, en devenant successivement fondeur, forgeron et polisseur de métaux, lorsque, avec cette triple qualification, il a doté la science astronomique du colossal télescope qui forme maintenant une des merveilles de l’Irlande ?

Y aurait-il eu jamais une puérilité plus digne de mépris que celle dont se serait rendu coupable celui qui, au moment où Watt essayait, par des expériences minutieuses, de donner à la machine à vapeur les perfections qui ont fait la gloire de l’inventeur et la puissance de sa patrie, aurait recherché, si les mains de l’illustre mécanicien étaient couvertes de rouille ou de poussière de charbon ? Quoi qu’il en soit, la raison finit par triompher de ridicules préjugés, et Gay-Lussac entra à la chambre des pairs.


MORT DE GAY-LUSSAC. — SES DERNIÈRES PAROLES. — IL FAIT BRÛLER SON TRAITÉ INTITULÉ Philosophie chimique.


Gay-Lussac vit approcher sa fin avec la résignation que doit inspirer une conscience pure ; il envisagea avec calme non-seulement la mort, mais encore le mourir, comme eût dit Montaigne.

Lorsque arriva à Paris, comme un coup de foudre, la triste nouvelle que la santé de notre confrère inspirait de vives inquiétudes, un de ses amis s’empressa d’écrire à la famille désolée qui l’entourait, pour savoir la vérité. Gay-Lussac voulut répondre lui-même.

Voici quelles furent les paroles du mourant :


« Mon cher ami,

« Mon fils vient de me parler de la lettre que vous lui avez adressée. Il n’est que trop vrai que j’ai un pied dans la tombe et que bientôt elle se fermera sur moi ; mais je rassemble mes forces pour vous remercier de l’intérêt que vous prenez à mon état, pour vous dire que j’ai été très-heureux toute ma vie de rattachement mutuel de nos deux familles.

« Adieu, mon cher Arago. »


Me serais-je trompé, Messieurs, en me persuadant que dans cette occasion solennelle, je pouvais me parer à vos yeux d’un sentiment exprimé en termes si simples, si peu apprêtés, si exempts enfin de cette tendance à l’effet qui amena jadis madame de Sévigné à parler des amitiés d’agonie ? Une illusion, partant du cœur, me serait en tout cas pardonnée.

Les sinistres pressentiments de Gay-Lussac, de sa famille et du public, firent place momentanément à des idées plus rassurantes. Notre confrère Magendie, qui s’était empressé d’apporter les secours de sa science à son vieil ami, s’associa lui-même un moment à l’opinion commune.

Gay-Lussac fut transporté à Paris, où son état parut pendant quelques jours s’améliorer. Il nous parlait alors de ses futurs travaux et du regret qu’il éprouvait d’avoir, dans un moment où sa vie ne semblait pas devoir se prolonger, donné l’ordre à son fils Louis de brûler un traité intitulé : Philosophie chimique, et dont les premiers chapitres étaient entièrement achevés. Mais bientôt il fallut renoncer à toute espérance. L’hydropisie dont il avait été subitement atteint fit des progrès rapides, et notre ami expira sans forfanterie et sans faiblesse, le 9 mai 1850, à l’age de soixante-dix ans, pouvant dire comme un ancien : « S’il m’était donné de recommencer ma vie, je ferais en toute circonstance ce que j’ai déjà fait une fois. »

Les obsèques du savant académicien furent célébrées le 11 mai, au milieu d’un nombreux concours dans lequel on remarquait la presque totalité de ses anciens confrères de l’Académie des sciences et quelques membres les plus illustres des autres Académies ; l’Institut tout entier témoignait ainsi qu’il n’eût pas pu faire alors une plus grande perte. D’anciens élèves de l’École polytechnique, la totalité des deux promotions présentes à l’École, des amis des sciences et beaucoup d’auditeurs reconnaissants des excellents cours de la Sorbonne et du Jardin des Plantes, se pressaient aussi autour du char funèbre.

Les opinions diverses qui, malheureusement, divisent notre pays, se trouvaient confondues dans cette foule recueillie et morne. Et qui aurait pu dire, en effet, à laquelle de ces opinions Gay-Lussac appartenait ? Quel parti pouvait se flatter d’avoir compté dans ses rangs le savant illustre ? Les compatriotes de notre confrère lui confièrent une fois l’honneur de les représenter à la Chambre des députés. Plus tard, comme on l’a vu, Louis-Philippe le nomma pair de France ; mais il n’aborda les tribunes de ces deux assemblées que fort rarement, et seulement pour y traiter des questions spéciales, objet de ses études favorites. Doit-on attribuer cette réserve à la timidité ? Faut-il seulement l’expliquer par le désir qu’avait Gay-Lussac de ne pas troubler sa vie ? Dans cette dernière supposition, il aurait parfaitement réussi. Jamais, la pire de toutes les calomnies, la calomnie politique, ne s’exerça sur la carrière scientifique de notre confrère. Ses travaux ont échappé aux critiques quotidiennes de ces écrivains à gages qui, avant de prendre la plume, se demandent, non pas ce que valent les Mémoires dont ils vont publier l’analyse, mais quelles sont les opinions présumées de leurs auteurs sur les questions si brûlantes et surtout si obscures d’organisation sociale. Les découvertes de notre confrère ont été toujours appréciées en France à leur juste valeur. Ainsi on pourra dire de lui ce que Voltaire écrivait sous un portait de Leibnitz :

Même dans son pays il vécut respecté.

Dominé par le souvenir de l’attachement profond qui m’unit à Gay-Lussac pendant plus de quarante années, je me suis peut-être laissé entraîner à tracer sa biographie avec des détails trop minutieux. Quoi qu’il en soit, je pourrais résumer l’histoire de cette belle vie en ce peu de paroles : Gay-Lussac fut bon père de famille, excellent citoyen, honnête homme dans toutes les circonstances de sa vie ; physicien ingénieux, chimiste hors ligne. Il honora la France par ses qualités morales, l’Académie par ses découvertes. Son nom sera prononcé avec admiration et respect dans tous les pays où l’on cultivera la science. L’académicien illustre vivra enfin éternellement dans le cœur et dans le souvenir de ceux qui eurent le bonheur de jouir de son amitié.


APPENDICE


SUR L’ANCIENNE ÉCOLE POLYTECHNIQUE


Des raisons particulières sur lesquelles il serait inutile de s’étendre, m’ont décidé à publier séparément cette partie de la Biographie qui a été lue en séance publique. J’ai cru alors que les circonstances me commandaient une digression à propos d’un établissement qui nous fut si cher à Gay-Lussac et a moi. J’ai ajouté des développements à ceux que j’avais réunis pour la biographie de mon ami, et je laisse mon travail comme un acte de reconnaissance envers une École qui a produit tant d’hommes distingués.

Après avoir été amené par mon sujet à écrire si souvent dans un seul paragraphe les mots École polytechnique, ces mots si doux aux oreilles de Gay-Lussac, j’ai cru entendre en songe la parole solennelle de l’illustre chimiste : « Mon cher confrère, me disait-il, ne négligez pas de profiter de l’occasion unique qui vous est offerte pour vous livrer à un examen sérieux de l’état précaire dans lequel se trouve aujourd’hui notre brillante École. Je sais très-bien que, dans le cadre resserré qui vous est tracé d’avance, vous ne pourrez pas traiter la question complètement. Au reste, que l’intérêt général prime toute autre considération. Sacrifiez sans scrupule, pour atteindre le but que je vous indique, tous les détails relatifs à ma vie privée, et même, s’il le faut, les analyses de mes principaux Mémoires. »

Je suivrai la route que Gay-Lussac a semblé me tracer, sans croire faire preuve de hardiesse. Le gouvernement ne peut avoir au fond qu’un but : celui d’améliorer un établissement d’où sortent les ingénieurs destinés à diriger tous les travaux civils et militaires que l’État fait exécuter. Il doit conséquemment désirer que chacun lui apporte le tribut de ses lumières. Ce sera à lui de choisir dans sa sagesse entre les diverses opinions qui auront pu se produire.

Les plus méticuleux remarqueront, d’ailleurs, qu’aucune décision définitive ayant force de loi n’a été prise jusqu’à présent sur l’objet en question, et qu’en déposant ici l’expression sincère et désintéressée de mes convictions, je ne cours nullement le risque de porter atteinte au principe d’autorité, qu’il est si nécessaire de maintenir intact, quelque opinion qu’on professe. Je suis, il est vrai, exposé à me heurter contre les systèmes d’un petit nombre de savants et d’ingénieurs auxquels le ministère a pu, pour un moment, confier ses pleins pouvoirs, mais sans leur donner le privilége de l’infaillibilité. Ceci bien entendu, je vais pénétrer dans le cœur de le question.

Le gouvernement, ayant prêté l’oreille aux critiques sans cesse renouvelées de personnes dont la compétence devait lui paraître évidente, choisit une Commission pour s’occuper des améliorations qu’on pourrait apporter sur-le-champ à l’organisation d’une École qui, dans l’intervalle de plus de cinquante ans, avait déjà subi bien des transformations.

Cette Commission, dans son entraînement, n’a-t-elle pas dépassé le but ? Les changements radicaux qu’elle préconise, et dont plusieurs ont déjà été rejetés comme inapplicables, sont-ils tous conformes à l’intérêt public ? Telle est, sans déguisement aucun, la question que j’ai à examiner, et que les opinions bien connues de Gay-Lussac m’aideront à résoudre.

Peut-être aura-t-on la bonté de remarquer que, professeur à l’École pendant près d’un quart de siècle, et ayant été amené par des circonstances de force majeure à y faire quatre ou cinq cours différents, je pouvais me croire autorisé à émettre une opinion sur le régime intérieur de l’établissement et sur les programmes.

C’est à l’École polytechnique, ou j’étais élève en 1803, que je suis redevable, suivant toute apparence, de l’honneur de porter la parole aujourd’hui devant vous ; le sentiment de reconnaissance que ce souvenir m’inspire serait suffisant pour me faire pardonner quelques erreurs d’appréciation, s’il était vrai que j’en eusse commis.

L’École polytechnique, successivement améliorée sous les inspirations des Lagrange, des Laplace, des Monge, des Berthollet, des Legendre, était aux yeux de Gay-Lussac, sous le point de vue de l’instruction, une des institutions les plus parfaites que les hommes eussent jamais créées. Sa conviction était si entière à ce sujet, qu’il ne voyait pas sans un très-vif regret que les jeunes gens destinés aux services publics profitassent seuls d’un cours d’étude si profond, si complet, si bien ordonné. Il aurait volontiers changé de fond en comble le régime intérieur de l’École, pour permettre à toute la jeunesse, sans distinction, de profiter des trésors de science qui tous les jours étaient étalés devant des élèves privilégiés.

Un ingénieur, directeur d’une grande usine, est depuis longtemps en possession d’un moteur qui y met tout en action. On lui propose de le remplacer par un mécanisme différent. S’il est sage, il se rappelle alors cet adage du fabuliste :

Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.

Pour ne pas se jeter étourdiment dans les aventures, il examine avec la plus scrupuleuse attention la nouvelle invention, et consulte sur les inconvénients vrais ou apparents de l’ancienne, ses contre-maîtres, ses ouvriers, et jusqu’aux simples manœuvres ; c’est alors seulement qu’il prononce. Cette marche, si je ne me trompe, devrait être celle de tout gouvernement à qui l’on demande de substituer une nouveauté, douée, suivant les inventeurs, de tous les avantages imaginables, à une organisation que l’expérience à déjà consacrée.

De tels changements s’établissent sur des bases solides, alors seulement que l’opinion les avait déjà réclamés par toutes les voies de la publicité. En cette matière, arriver un peu tard ne saurait être un mal, car, dans des mouvements désordonnés, on a souvent, à son insu, marché à reculons au lieu de progresser. Je n’ignore pas que l’ancienne École polytechnique a été critiquée par des délégués de quelques écoles d’application ; mais est-il bien certain que ces critiques, scrupuleusement examinées, ne retombassent pas sur ces écoles elles-mêmes ? Je me bornerai à cette seule remarque, car je ne veux pas voir dans ces réclamations un moyen stratégique fort en usage à la guerre, celui de détourner l’attention de l’ennemi des points faibles : on devient assaillant afin de n’être pas attaqué soi-même dans les régions où l’on se serait mal défendu.

La Commission chargée de réorganiser l’École polytechnique renferme des hommes éminents et d’un mérite universellement reconnu ; plusieurs sont sortis de cette École dont l’avenir est aujourd’hui dans leurs mains ; ils doivent donc savoir que, dès le moment de la publication des nouveaux programmes, des professeurs et examinateurs illustres, ne voulant pas concourir à leur exécution, soit dans l’intérêt de la science, soit dans celui de leur dignité, donnèrent leur démission ; que d’autres manifestent hautement l’intention de suivre cet exemple lorsqu’ils en trouveront l’occasion. La presque unanimité des anciens élèves, occupant aujourd’hui dans la société les positions les plus variées et les plus éminentes, désapprouvent les réformes préconisées, comme nuisibles aux services publics et surtout à l’enseignement mathématique, l’une des gloires de la France. Dira-t-on que le pays réclamait ces réformes ? Je ferai observer que le public a toujours couvert de son bienveillant patronage un établissement dont on a pu dire avec raison que c’était, plus qu’une École, que c’était une Institution nationale. C’est à ce patronage vif et persistant que fut due la conservation de l’École à diverses époques, pendant les temps malheureux que nous avons traversés. L’opinion publique se fait jour et ce sujet dans toutes les circonstances. Ainsi, on dit généralement, École de droit, École de médecine, École des arts et manufactures, École de marine, École d’État-major ; mais quand il s’agit de la création de Monge, on se contente du mot générique d’École. Les locutions : Je suis élève dû l’École, je suis sorti de l’École en telle année, sont parfaitement comprises de tout le monde ; elles signifient implicitement : J’appartiens ou j’ai appartenu à la première École dont le pays puisse s’honorer.

Croyez-vous, Messieurs les réformateurs, que la question dont vous êtes saisis fût nouvelle ? Vous seriez dans une grande erreur.

Des généraux, dont tout l’avancement s’était fait sur les champs de bataille, des généraux, très-braves canonniers, mais nullement artilleurs, harcelaient sans cesse l’Empereur de leurs doléances sur ce qu’ils appelaient les tendances trop scientifiques des officiers sortis de l’École polytechnique.

Napoléon avait dit que la répétition est la plus puissante des figures de rhétorique ; il éprouva lui-même en cette circonstance la vérité de son adage. Les plaintes des vieux canonniers, évidemment suggérées par un sentiment de jalousie, avaient fini par faire quelque impression sur son esprit, et il témoigna plusieurs fois la velléité de réduire, du moins quant aux élèves qui se destinaient à l’artillerie, le nombre et la rigueur des épreuves ; mais il renonça à ce projet, qui l’aurait mis en désaccord avec l’opinion unanime de la pléiade de savants illustres, fondateurs des études polytechniques. D’ailleurs, il eût suffi pour ébranler sa résolution, si jamais elle eût été sérieusement adoptée, du souvenir des services de tout genre que lui avaient rendus les élèves de l’École, particulièrement pendant l’expédition d’Égypte. Deux mots encore, et il sera ensuite impossible d’invoquer l’imposante autorité à l’ombre de laquelle on semblait vouloir s’abriter. L’Empereur, parvenu au faîte de la gloire et de la puissance, choisissait pour ses principaux officiers d’ordonnance, d’anciens élèves de l’École, comme Gourgaud, Athalin, Paillou, Laplace, etc., et, dans le cercle de ses entreprises militaires, il prenait comme confidents de ses plus secrètes pensées et comme juges définitifs, lorsqu’il s’agissait des moyens de vaincre les difficultés qui pouvaient se présenter à lui, des généraux et des colonels de la même origine, les Bertrand, les Bernard, etc.

Napoléon disait enfin à Sainte-Hélène, que l’École polytechnique fut réorganisée par Monge après le 18 brumaire, et que les changements opérés reçurent la sanction de l’expérience ; il ajoutait (je cite textuellement) « L’École polytechnique était devenue l’école la plus célèbre du monde. » Il attribuait à l’influence exercée par ses élèves, la haute supériorité que l’industrie française avait acquise. Ainsi, Napoléon ne figurera plus dans le débat, si ce n’est comme un adversaire décidé des systèmes qu’on cherche à faire prévaloir.

Ah ! si le ciel eût accordé à Gay-Lussac une plus longue vie, nous l’eussions vu, sortant de sa réserve habituelle, se présenter hardiment devant les commissaires chargés de réviser les programmes polytechniques. Là, il se serait écrié avec l’autorité que donne toujours un grand savoir uni au plus noble caractère :

« De quoi peut-on se plaindre ? trouverait-on par hasard que l’École polytechnique n’a pas rendu d’éminents services aux sciences ? Quelques noms propres et l’énumération des plus brillantes découvertes réduiraient une telle imputation au néant. Je sais, eût ajouté notre confrère, qu’on a prétendu, oubliant sans doute que des écoles d’application existaient pour compléter l’instruction théorique commune, donnée aux futurs membres des corps savants ; je sais qu’on a affirmé que les cours polytechniques étaient beaucoup trop théoriques ; eh bien, qu’on me cite un travail de pure pratique qui n’ait trouvé, pour l’exécuter admirablement, un de ces théoriciens qui n’étaient préparés, disait-on, que pour recruter les Académies. »

Gay-Lussac, sachant que des citations bien appropriées sont le meilleur moyen d’éclaircir les questions litigieuses, eût continué ainsi « Messieurs de la Commission, placez-vous en première ligne, comme je dois le supposer, les créations destinées à préserver la vie de nos semblables ? Écoutez ceci : de nombreux, de déplorables naufrages avaient fait sentir à la marine le besoin impérieux d’éclairer nos côtes par des feux intenses et d’une grande portée. M. Augustin Fresnel conçoit la possibilité de substituer des combinaisons catadioptriques aux réflecteurs paraboliques en métal dont on avait fait exclusivement usage jusque-là. Il imagine les moyens de construire, avec des morceaux de verre isolés, des lentilles des plus grandes dimensions, communique ses procédés aux artistes, les dirige lui-même, et, à la suite des immortels travaux de l’élève de l’ancienne École polytechnique, la France possède les plus beaux phares de l’univers.

« Attachez-vous avec raison, messieurs de la Commission, un très-grand prix aux considérations budgétaires ? Désirez-vous qu’on exécute de grands travaux le plus économiquement possible, c’est-à-dire sans augmenter les impôts, sans priver le pauvre des derniers centimes acquis à la sueur de son front ? Méditez ces quelques lignes, et dites si, sur ce point particulier, l’École polytechnique a manqué à son mandat ?

« En 1818, il s’opéra en France une révolution capitale dans l’art de bâtir. On connaissait très-anciennement quelques gîtes isolés de chaux hydrauliques, en d’autres termes, de chaux se solidifiant rapidement dans la terre humide et même dans l’eau. Nos pères avaient aussi reconnu les propriétés des pouzzolanes et de divers ciments ; mais ces matières, dont le transport à grande distance élevait considérablement le prix vénal, ne pouvaient être employées que dans un très-petit nombre de cas. Grâce aux travaux persévérants, je ne dis pas assez, grâce aux découvertes de M. Vicat, les chaux hydrauliques, les pouzzolanes, les ciments romains peuvent être préparés en tous lieux. Un document législatif qui n’a pas été contredit, qui ne pouvait pas l’être, portait à 200 millions l’économie qui dans le court espace de vingt-six ans, avait été, pour les seuls travaux dépendants des ponts et chaussées, le fruit des inventions pratiques de l’élève de l’ancienne École polytechnique. Joignez-y maintenant les travaux faits sous la direction de l’État depuis 1844, les travaux exécutés par les particuliers, tenez le compte le plus modéré des économies résultant du temps et de la durée, et ce sera par des milliards qu’il faudra remplacer les 200 millions, évaluation contenue dans le rapport officiel M a la Chambre des députés en 1845.

« Prisez-vous surtout, Messieurs les commissaires, la grandeur et la magnificence, quand elles sont unies à l’utilité ? Eh bien cherchez, et, dans le monde entier, vous ne trouverez pas un travail qui réunisse à un plus haut degré ces qualités, que celui dont on est redevable à un élève théoricien de notre ancienne École. Une ville du Midi était, de temps immémorial, privée de l’eau nécessaire à la consommation de ses habitants, à la salubrité de ses places, de ses rues ; sa campagne était brûlée par le soleil ! Un homme conçoit la pensée hardie de conduire dans cette ville déshéritée, non plus de simples filets de liquide, mais une partie notable d’un fleuve qui, prenant sa source dans les Alpes, n’était connu jusque-là que par les ravages qu’il occasionnait dans son cours torrentiel. Mais, si l’art moderne ne devait pas reculer devant l’exécution de cette idée, elle semblait au-dessus des nécessités du budget ; il fallait, en effet, que le lit artificiel, devenant en quelque sorte aérien, traversât une large vallée, à la hauteur de 88 mètres, c’est-à-dire le double de la hauteur de la colonne de la place Vendôme. Ce projet, d’une réalisation en apparence si difficile, est exécuté, grâce à l’audace et à l’habileté pratique de M. Montricher. L’aqueduc de Roquefavour, construit par les moyens les plus ingénieux, où l’on voit partout ce qui jadis eût été un obstacle, devenir un principe de réussite, laisse bien loin derrière lui les plus beaux ouvrages exécutés par les Romains, même le célèbre pont du Gard ; la Durance, enfin, à qui la nature avait semblé tracer son lit pour l’éternité, verse une grande partie de ses eaux dans la magnifique ville de Marseille, et, à la grande satisfaction de ses habitants, va porter la fraîcheur et la fécondité dans des campagnes qui semblaient vouées à une éternelle stérilité.

« Enfin, se fût écrié notre ami, je ne veux laisser dans l’obscurité aucune face de la question ; je sais que la difficulté vaincue est ce qui frappe particulièrement les hommes, et qu’on prétend réserver le privilége de renverser les obstacles imprévus à des ingénieurs purement praticiens ; faites avec moi une petite excursion à Alger, et vous y verrez d’anciens élèves de l’École, malgré les prétendues indigestions de mathématiques, de physique et de chimie auxquelles on les avait astreints dans leur jeunesse, réussir dans les plus difficiles des entreprises, dans les constructions à la mer. Tout nous porte à espérer que la régence d’Alger est définitivement réunie à la France et que cette côte inhospitalière ne verra plus des forbans, d’infâmes pirates, sortir furtivement de ses ports, de ses anses, de ses criques, et se précipiter comme des bêtes fauves sur les pacifiques navires du commerce qui sillonnent la Méditerranée. En tous cas, à l’exemple des peuples de l’antiquité, nous aurions laissé dans le nord de l’Afrique des monuments de notre puissance dignes de l’admiration des siècles. Citons en particulier le môle d’Alger, construit par 16 mètres de profondeur d’eau. Ce travail, le plus considérable qui ait jamais été exécuté à la mer, a toujours été dirigé par d’anciens élèves de l’École. Dans l’exécution de ce môle gigantesque, on fait usage de procédés dont nous pourrons ici revendiquer l’invention pour nos élèves théoriciens, s’il est vrai que la découverte d’une vérité perdue puisse être assimilée à la découverte d’une vérité nouvelle. Pour que le môle résistât aux coups furieux de la mer soulevée par les vents du nord, il fallait le former de roches du plus grand volume. Mais de pareilles roches n’existent qu’à une grande distance d’Alger. Leur transport eût été très-dispendieux, et les finances de l’État n’y auraient pas suffi. C’est alors que l’ingénieur des ponts et chaussées à qui cette œuvre était confiée, M. Poirel, profitant des propriétés précieuses que M. Vicat avait reconnues aux pouzzolanes, imagina de substituer des blocs artificiels aux blocs naturels auxquels on avait été forcé de renoncer. C’est à l’aide des blocs artificiels que le môle s’est tous les ans majestueusement avancé dans la mer.

« Désormais, le colossal vaisseau de ligne, les navires à vapeur de toute grandeur, le bâtiment de commerce chargé des richesses de l’Europe et de l’Afrique, le frêle esquif, à l’abri de la montagne artificielle si merveilleusement sortie du sein des flots, et dont les éléments, chose admirable ont été fabriqués sur place, défieront la mer furieuse qui jadis les eût brisés en éclats ; leurs équipages témoigneront, par des acclamations enthousiastes et reconnaissantes, des services rendus à la mère patrie, au commerce et à l’humanité, par ces magnifiques travaux.

« Les légions romaines ne manquaient jamais de consacrer, par une inscription, le souvenir des œuvres d’art auxquelles elles avaient pris part. Espérons que le dernier bloc artificiel déposé sur le môle d’Alger, arrivé à son terme, portera ces mots : École polytechnique. Ce sera, dans sa simplicité, une éloquente réponse aux détracteurs aveugles de notre établissement national. »

Mais je m’arrête ; les exemples que j’aurais encore à citer pour prouver que l’instruction théorique reçue à l’École avait pour unique effet de faire considérer les choses de plus haut, se présentent en foule devant moi ; je sens, d’autre part, tout le danger qu’il y a à faire parler un homme supérieur, même lorsqu’on a la certitude d’interpréter fidèlement ses sentiments. J’accomplirai plus humblement ma mission en réunissant, dans une Note séparée, les nombreuses citations empruntées aux travaux des ingénieurs des ponts et chaussées, des constructions navales et des mines ; aux ingénieurs militaires, aux officiers d’artillerie et aux ingénieurs civils de même origine, qui prouveront que l’École polytechnique n’a été, dans aucun genre, au-dessous de sa réputation européenne.

En coordonnant ces divers documents, j’étais tristement préoccupé de l’idée qu’ils deviendraient en quelque sorte l’oraison funèbre de notre grand établissement. Mais une résolution récente a prouvé aux plus prévenus que le gouvernement n’entend pas se conformer en aveugle aux décisions de la majorité de la Commission. Tout nous fait donc espérer que l’École polytechnique sera prochainement rétablie sur ses anciennes bases, et que peu de

J’ai parlé précédemment des inventions à l’aide desquelles Augustin Fresnel (1804) porta à un si haut degré de perfection l’appareil optique de nos phares. Ajoutons que les édifices sur lesquels ces appareils reposent sont généralement des modèles que l’on peut recommander aux architectes de tous les pays pour la solidité et l’élégance. Je citerai entre autres ici le phare de Barfleur, œuvre de M. Morice Larue (1819). Ce monument, exécuté tout en granit, est, je crois, le plus haut qu’on ait jamais construit : il n’a pas moins de 66 mètres de hauteur sous la corniche.

Les Anglais ont publié avec un juste orgueil, dans les Transactions philosophiques, le Mémoire dans lequel le célèbre ingénieur Smeaton rend compte des difficultés qu’il eut à vaincre dans la construction du phare d’Eddystone. Espérons que l’administration des ponts et chaussées sentira le besoin d’initier le public aux difficultés non moins sérieuses qu’a eu à surmonter l’ingénieur Reynaud, de la promotion de 1821, auquel on doit les magnifiques phares de la Hougue, et surtout celui de Haut-de-Bréhat. Les témoignages de la gratitude nationale sont pour les hommes d’honneur la première des récompenses.

Jadis les constructeurs de grands ponts, lorsque leur œuvre était achevée, devenaient l’objet de l’admiration universelle. Maintenant, passant d’un extrême à l’autre, le public ne leur accorde pas l’estime et la considération à laquelle ils ont droit. En examinant les circonstances particulières relatives à l’achèvement de ces constructions d’utilité publique, on en trouvera plusieurs qui ont dû

J’ai parlé précédemment des inventions à l’aide desquelles Augustin Fresnel (1804) porta à un si haut degré de perfection l’appareil optique de nos phares. Ajoutons que les édifices sur lesquels ces appareils reposent sont généralement des modèles que l’on peut recommander aux architectes de tous les pays pour la solidité et l’élégance. Je citerai entre autres ici le phare de Barfleur, œuvre de M. Morice Larue (1819). Ce monument, exécuté tout en granit, est, je crois, le plus haut qu’on ait jamais construit : il n’a pas moins de 66 mètres de hauteur sous la corniche.

Les Anglais ont publié avec un juste orgueil, dans les Transactions philosophiques, le Mémoire dans lequel le célèbre ingénieur Smeaton rend compte des difficultés qu’il eut à vaincre dans la construction du phare d’Eddystone. Espérons que l’administration des ponts et chaussées sentira le besoin d’initier le public aux difficultés non moins sérieuses qu’a eu à surmonter l’ingénieur Reynaud, de la promotion de 1821, auquel on doit les magnifiques phares de la Hougue, et surtout celui de Haut-de-Bréhat. Les témoignages de la gratitude nationale sont pour les hommes d’honneur la première des récompenses.

Jadis les constructeurs de grands ponts, lorsque leur œuvre était achevée, devenaient l’objet de l’admiration universelle. Maintenant, passant d’un extrême à l’autre, le public ne leur accorde pas l’estime et la considération à laquelle ils ont droit. En examinant les circonstances particulières relatives à l’achèvement de ces constructions d’utilité publique, on en trouvera plusieurs qui ont dû exercer au plus haut degré l’esprit inventif et pratique des ingénieurs qui les ont dirigées. De ce nombre est le pont de Bordeaux, dont l’exécution a présenté des difficultés très-graves, à cause surtout du fond de vase extrêmement épais au-dessous duquel il fallut aller fonder les piles. À l’origine, si je ne me trompe, les piles de ce pont furent projetées et exécutées pour servir d’appui aux arches d’un pont en charpente. Plus tard, on voulut substituer le fer au bois. Enfin les piles étaient déjà achevées lorsqu’on imagina de faire le pont en maçonnerie. Les modifications qu’il a fallu apporter aux anciennes méthodes pour établir un pont en maçonnerie sur des piles originairement destinées à supporter de la charpente font le plus grand honneur aux ingénieurs qui les ont imaginées et mises en pratique, à l’ingénieur en chef Deschamps et à ses collaborateurs, anciens élèves de l’École polytechnique, parmi lesquels je me contenterai de citer M. Billaudel (1810). Le pont de Bordeaux est un véritable monument.

Un monument non moins digne d’admiration, est le pont qu’on a jeté sur le Rhône devant Beaucaire, pour lier le chemin de fer de Marseille au chemin de la rive droite de ce fleuve, aboutissant à Nîmes, à Montpellier, etc. Ce pont fait le plus grand honneur à M. Talabot (1819) et à M. Émile Martin (1812), qui a exécuté dans ses vastes ateliers, près de Fourchambault, les immenses pièces de fonte qui ont assuré la réussite de ce magnifique travail.

Je ne m’étendrai pas, comme je pourrais le faire, sur la multitude de ponts remarquables dont notre territoire est couvert, et qui ont été construits par des élèves de notre célèbre établissement.

Je ne citerai que le pont d’Iéna, qui frappe tous les yeux par son élégance. Ce pont, comme chacun sait, est l’œuvre de Lamandé (1794).

Puisqu’en poursuivant mon objet, j’ai été amené à m’occuper de ponts, je crois devoir inviter mes lecteurs à comparer le pont des Saints-Pères au pont des Arts, plus ancien d’une trentaine d’années. Ils verront du premier coup d’œil l’immense progrès qu’on a fait dans l’application du fer à ce genre de construction. Le pont des Saints-Pères est l’œuvre de M. Polonceau, élève de la promotion de 1796.

Je commettrais un oubli impardonnable si après avoir parlé de ponts en fer, j’oubliais de citer, et pour les difficultés vaincues et pour la grandeur de l’entreprise, le fameux pont suspendu de Cubsac, sous lequel les bâtiments d’un assez fort tonnage passent à pleines voiles en remontant la Dordogne jusqu’à Libourne. Ce pont a été construit par M. Vergès (1811).

MM. Lamé (1814) et Clapeyron (1816) ont donné des règles très-précieuses, que les praticiens se sont empressés d’adopter, sur la stabilité des voûtes, sur la construction des ponts biais, sur celles des combles des gares, etc., etc.

Nous devons dire, sur tous ces sujets délicats, que les connaissances théoriques de l’ordre le plus élevé, que ces deux habiles ingénieurs avaient puisées à l’École polytechnique, ne les ont pas empêchés d’entrer avec le plus grand succès dans la voie des applications, mais encore que les procédés dont ils ont doté l’art des constructions ont été la conséquence des théories mathématiques qui leur sont si familières.

Les ingénieurs, les architectes, lorsqu’ils se décidèrent à substituer le fer forgé au bois dans les constructions de toute nature, eurent besoin dès l’origine de connaître la résistance du fer. Or, la personne à qui l’on dut les premières données expérimentales à ce sujet, données sans lesquelles les constructions en fer couraient le risque de n’offrir aucune garantie de solidité, est M. Duleau (1807), le camarade et l’ami d’Augustin Fresnel.

Lorsqu’on projeta le canal de Saint-Quentin, on sentit la nécessité de conduire les eaux le long d’un souterrain de près de 6,000 mètres. Tout le monde peut concevoir combien de difficultés surgirent dans l’exécution matérielle d’un pareil travail. Brisson, de la promotion de 1794, quoique grand théoricien, les surmonta toutes, et amena à bon port cette entreprise, la plus considérable du même genre que les ingénieurs modernes aient osé entreprendre.

Je visitais un jour la digue ou brise-lames de Cherbourg avec un étranger illustre, mon ami, M. de Humboldt : « Ah ! me dit-il, on ne se fait une juste idée de cette construction gigantesque qu’après l’avoir parcourue et examinée de près. » Cette réflexion est d’une grande justesse.

Ce qu’on doit admirer surtout, c’est le grand mur de près de 4,000 mètres de longueur, qui surmonte l’enrochement artificiel, auquel l’ingénieur Duparc (1795) et ses successeurs, tous anciens élèves de l’École sont parvenus à donner une solidité qui défie les efforts des tempêtes les plus furieuses de la Manche.

Pour peu qu’on soit initié aux difficultés que présente inévitablement l’exécution des chemins de fer, surtout lorsque ces chemins, d’une très-grande étendue, traversent des pays montueux, tels que la Bourgogne, on doit se faire une idée des connaissances pratiques dont ont dû faire preuve ceux qui ont réussi dans de semblables entreprises. M. Jullien (1821), ingénieur en chef du chemin de fer de Paris à Lyon, ne s’est-il pas montré toujours très-digne de la confiance du gouvernement et de celle des compagnies, bien que, pendant son séjour à l’École polytechnique, il fût, au point de vue de la théorie, un des élèves les plus distingués de sa promotion ?

Le port d’Anvers, les trois routes du Simplon, du Mont-Cenis et de la Corniche, qui m’auraient amené à consigner ici les noms des ingénieurs Coïc (1778), Baduel (1797), Polonceau (1796) ; divers travaux exécutés en Égypte par MM. Mougel (1828) et Cerisy (1807) ; le canal qui réunit les parties inférieure et supérieure de la Néva, de M. Bazaine (1803), me fourniraient des preuves authentiques et nombreuses de l’habileté pratique des élèves de l’ancienne École polytechnique ; mais je dois, pour le moment, ne puiser mes exemples que dans les limites de la France actuelle. Le même motif m’empêchera, à mon très-grand regret, de citer en détail les travaux remarquables exécutés en Suisse, surtout dans le canton de Genève, sous la direction de notre ancien camarade le général Dufour (1807), si célèbre par sa campagne contre le Sonderbund.


TRAVAUX DES INGÉNIEURS DES MINES.


Lorsque les besoins de l’industrie, bien plus encore que ceux de la science, firent ressortir la nécessité d’une carte géologique de la France, où eût-on trouvé, pour satisfaire à ce vœu, des ingénieurs plus zélés, plus savants, plus expérimentés, plus capables de conduire une si grande opération à son terme, que ne l’ont été, aux applaudissements de l’Europe entière, MM. Élie de Beaumont (1817) et Dufrénoy (1811).

Les mines de mercure d’Idria avaient été données en dotation à la Légion d’honneur. Les comptes pécuniaires de cet ordre fourniraient au besoin la preuve de l’habileté pratique avec laquelle M. Gallois, de la promotion de 1794, dirigea l’exploitation.

La fabrication du fer est la première de toutes les industries chez les nations qui veulent conserver leur indépendance et occuper un rang élevé dans la politique. Cette fabrication n’était exécutée dans nos usines qu’à l’aide de procédés très-coûteux, lorsque déjà nos voisins d’outre-Manche étaient parvenus à substituer aux anciennes méthodes un mode de fabrication à l’aide duquel la houille remplaçait le bois. L’introduction de ces nouveaux procédés chez nous, peut donc être considérée comme un service de premier ordre rendu au pays. Cette introduction de la fabrication du fer à la houille en France (on ne lui contestera pas, je l’espère, le caractère d’un fait pratique) est due à ce même M. Gallois que nous avons déjà cité. Remarquons cependant que M. de Bonnard (1797) avait déjà, en 1804, signalé ce nouveau genre de fabrication à l’attention publique.

Tous les industriels savent à quel point M. Dufaud de Fourchambault (4794), et ensuite M. Cabrol de Decazeville (1810), contribuèrent à développer en France le nouveau mode de fabrication.

Nous étions jadis tributaires de l’étranger pour presque tout l’acier dont la France avait besoin ; il faut remonter à une date assez ancienne, et principalement aux recherches de Monge, de Berthollet, de Clouet, pour trouver l’origine de notre affranchissement dans un genre de fabrication si essentielle. Notre infériorité, à ce sujet, ne serait plus dans l’avenir qu’une preuve d’incurie, et c’est aux préceptes formulés par M. Leplay (1825) à la suite d’un examen intelligent des procédés suivis dans toutes les parties de l’Europe, qu’on en sera principalement redevable.

Les hauts-fourneaux à l’aide desquels on transforme les minerais de fer en de volumineuses masses de fonte, existent de temps immémorial ; mais quelles modifications chimiques éprouvaient les couches successives de minerai et de charbon pendant leur mouvement descendant le long de colossales cheminées ? On l’ignorait. Il n’était donc possible de suggérer aucun perfectionnement dans cette grande opération chimique qui s’effectuait derrière d’épais murs de brique, où les regards de la science eux-mêmes n’avaient pas pénétré. M. Ebelmen (1831) a complètement dévoilé ce qui, jusqu’ici, était resté obscur ; une industrie capitale n’opérera plus en aveugle.

Au nombre des titres de M. Ebelmen, très-digne de la reconnaissance de nos industriels, nous devons ranger les recherches de cet habile ingénieur sur la carbonisation des bois en meules et sur la transformation de tous les combustibles, même les moins bons, en gaz pouvant servir à presque tous les usages minéralurgiques.

Il n’est peut-être pas d’opération métallurgique que les nombreux travaux de M. Berthier (1798) n’aient contribué à expliquer et à perfectionner. Son Traité des Essais par la voie sèche est le guide journalier pratique de tous les maîtres d’usine.

La plupart des produits de nos manufactures s’obtiennent à l’aide de la chaleur. La chaleur a pour origine le charbon ordinaire ou la houille ; dans l’un et dans l’autre cas, on peut dire qu’elle a, en argent, une valeur élevée, et qu’il est très-utile, dans l’intérêt des consommateurs, d’empêcher qu’elle ne se perde. Le premier qui ait systématiquement porté ses pensées vers cet objet, et qui ait indiqué divers moyens pratiques d’arriver au but, est M. Berthier. C’est à cet ingénieur qu’il faut faire remonter l’origine des méthodes à l’aide desquelles on tire aujourd’hui un parti si avantageux des gaz combustibles qui s’échappaient par le gueulard des hauts-fourneaux. En indiquant avec exactitude les causes de la chaleur obtenue, l’illustre ingénieur des mines a ouvert la voie à toutes les applications que l’on a faites des moyens de chauffage signalés par lui.

On exploitait jadis nos bassins houillère en y traçant des galeries parallèles communiquant entre elles par des passages transversaux. La surface du sol était donc soutenue par des sortes de piliers inégalement espacés, semblables à ceux qui séparent les nefs de nos cathédrales. Ce mode d’exploitation avait de nombreux inconvénients, parmi lesquels je n’en citerai qu’un : celui de laisser en place et sans utilité des masses considérables de houille. On commence maintenant à tout exploiter sans exception, seulement on remblaie les cavités, à mesure qu’elles se produisent, avec des matières sans valeur, tirées de la surface. Ce procédé s’est répandu en France par les conseils et sous la direction de nos ingénieurs des mines, tous anciens élèves de l’École polytechnique.

La topographie intérieure du bassin de Saint-Étienne n’était pas moins nécessaire à ceux qui voulaient tirer le meilleur parti possible des mines de charbon de terre anciennement exploitées, qu’aux capitalistes qui désiraient se lancer dans les entreprises nouvelles. Ce travail, dont personne n’osera nier le mérite pratique, puisqu’il tend à prévenir le gaspillage de la houille dans un des gîtes malheureusement peu nombreux que notre pays renferme, a été admirablement exécuté par de jeunes ingénieurs des mines, anciens élèves de l’École. Je pourrais citer ici des travaux analogues exécutés avec la même perfection dans les bassins houillers de Vouvant, d’Épinal, de Graissessac dans l’Hérault, etc., etc.

L’introduction en France de machines d’épuisement très-puissantes, analogues à celles du Cornwall, est due à M. Combes (1818). À l’époque où cette introduction eut lieu, les machines en question n’étaient pas décrites même en Angleterre. C’est M. Combes qui mit en complète évidence l’économie de combustible qu’elles procurent

L’indicateur portatif servant à relever la courbe des tensions de la vapeur correspondantes à toutes les positions du piston, dans le cylindre des machines à vapeur dont on faisait usage chez nos voisins, a été importé en France et notablement perfectionné par M. Combes ; il est actuellement employé dans la marine et les ateliers de construction.

Tout ce que nous savons sur l’aérage des mines, question capitale, dont la solution intéresse la santé et même la vie des ouvriers mineurs, est dû presque entièrement à M. Combes. Dans cette étude, cet habile ingénieur a fait usage d’un anémomètre dont il a expérimentalement étudié les propriétés, et il a substitué, avec beaucoup d’avantage, comme aspirateur, un ventilateur à ailes courbes au ventilateur à force centrifuge à ailes droites dont on faisait précédemment usage, et qui aujourd’hui est totalement abandonné.

Ce que nous savons de plus exact sur la découverte et l’exploitation du sel gemme dans le département de la Meurthe, est dû à M. Levallois (1816). Cet ingénieur habile a dirigé avec beaucoup de distinction l’exploitation des mines de sel et les salines de Dieuze, pour le compte de la compagnie des salines de l’Est.

Le voyage métallurgique exécuté en Angleterre, en 1823, par MM. Élie de Beaumont et Dufrénoy, renferme sur le gisement, l’exploitation et le traitement des minerais de fer, d’étain, de plomb, de cuivre et de zinc, une multitude d’indications précieuses qui servent aujourd’hui de guide aux industriels.

L’ouvrage sur la Richesse minérale, publié en 1803 par Héron de Villefosse (1794), a initié nos compatriotes à tous les procédés d’exploitation qui étaient suivis sur la rive droite du Rhin par nos voisins, alors beaucoup plus avancés que nous ne l’étions dans ce genre d’industrie. Les ingénieurs trouvent encore aujourd’hui dans la Richesse minérale un guide très-précieux.

Les Mémoires dans lesquels M. Guenyveau (1800) a expliqué le traitement du cuivre pyriteux en usage aux mines de Chessy et Sainbel, et la désulfuration des métaux, sont restés classiques, quoique leur publication remonte à 1806.

Le Traité de l’exploitation des mines de M. Combes est un ouvrage de pratique pure, où l’auteur invoque toujours à l’appui des préceptes et des règles empruntés à la théorie, des faits tirés d’expériences précises qui les appuient et les contrôlent.

Le gouvernement français ne possédant pas de mines en propre, un bon nombre d’ingénieurs ont quitté et quittent encore journellement le service de l’État pour diriger des entreprises particulières. C’est en cette qualité qu’ils ont surtout fait connaître leur mérite pratique ; car les capitalistes appartenant à toutes les classes de la société n’auraient pas regardé des formules différentielles ou intégrales comme l’équivalent d’un dividende sonnant.

Ici les exemples se présentent en foule à ma mémoire, mais je n’en citerai cependant qu’un petit nombre :

M. Coste (1823) qui, d’abord comme ingénieur des usines du Creusot, et, plus tard, comme directeur du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, a donné des preuves de capacité qui ont été appréciées de tous les intéressés et ont fait ranger la mort prématurée de cet homme d’élite parmi les tristes événements dont un pays tout entier doit conserver douloureusement le souvenir ; M. Coste avait pour associé, dans ses travaux du Creuset et dans ceux de Decazeville, un jeune ingénieur, devenu depuis un physicien illustre, M. de Senarmont (1826) ;

M. Sauvage (1831) à qui l’on doit les conduites d’eau et les fontaines publiques de Charleville, actuellement ingénieur en chef du matériel du chemin de fer de Paris à Strasbourg ;

M. Audlbert (1837), ingénieur en chef du matériel du chemin de fer de Lyon à la Méditerranée ;

M. Philips (1840), chargé des mêmes fonctions au chemin de fer de l’Ouest ;

Et MM. Declerck (1831), Houpeurt (1840), Renouf (1838), etc., attachés à l’exploitation des houillères et fonderies de Decazeville, des mines de houille de la Loire, de celles de la Sarthe et de la Mayenne.


TRAVAUX DES INGÉNIEURS MILITAIRES.


Lorsque pour ajouter à la force de nos places de guerre, on eut reconnu la nécessité de soustraire aux coups de l’artillerie des assiégeants les flèches massives à l’aide desquelles on soulevait les ponts-levis ; lorsqu’on voulut rendre la manœuvre de ces ponts tellement facile, qu’un seul homme pût l’opérer, n’a-t-on pas vu les Bergère (1802), les Poncelet (1807), etc., etc., pourvoir à ce besoin avec une simplicité et une élégance dont l’arme du génie et l’École qui l’alimentait pourront toujours se glorifier ?

On peut être divisé sur le mérite stratégique des fortifications de Paris, particulièrement en ce qui concerne les forts détachés ; mais personne ne niera que ce travail colossal n’ait été exécuté avec une économie, une promptitude et une habileté vraiment remarquables.

À qui faut-il attribuer ce mérite ? Chacun a répondu aux Vaillant (1807) actuellement maréchal de France, aux Dupau (1802), aux Noizet (1808), aux Daigremont (1809), aux Charon (1811), aux Allard (1815), aux Chabaud-Latour (1820), qui, à leur début, étaient élèves de notre École nationale.


TRAVAUX DE L’ARTILLERIE.


Notre matériel a reçu depuis une trentaine d’années les modifications les plus importantes. Les pièces de campagne, montées sur les avant-trains, se plient comme des serpents aux ondulations des terrains les plus accidentés, et les pièces tout attelées peuvent aller se mettre en batterie dans des stations où jadis elles ne seraient parvenues qu’avec beaucoup de lenteur et après des efforts inouïs. L’artillerie de montagne, de siège, de place et de côte a reçu des perfectionnements au moins aussi grands, par suite de l’adoption de dispositions nouvelles dues à M. Piobert (1813). Le public admire la perfection de ce matériel. Son étonnement ne fera qu’augmenter lorsque je lui apprendrai que cet immense travail a été exécuté dans les meilleures conditions de résistance, chose si importante en pareille matière, par d’anciens élèves de notre École polytechnique, et, il faut le dire, à l’aide des moyens souvent imparfaits qu’offraient nos arsenaux.

Malgré les sérieuses études faites par l’immortel Vauban, la démolition des remparts d’une ville par l’assiégeant avait exigé jusqu’ici un nombre prodigieux de coups de canon. Le général de division Piobert, que nous venons de citer, conçut théoriquement la pensée qu’on pourrait beaucoup réduire le nombre de coups nécessaire pour atteindre le but, et même pour rendre la brèche praticable, en dirigeant les projectiles, non plus au hasard comme on le faisait jadis, mais en suivant les côtés de parallélogrammes de dimensions déterminées. Des expériences, exécutées à Bapaume, ont montré la complète efficacité de l’idée de l’ancien élève de l’École polytechnique.

Le tir des armes à balles forcées a acquis, de nos jours, une justesse inespérée. Un célèbre général d’artillerie, devenu maréchal de France, me disait à son retour d’Alger :

« Le rôle de l’artillerie dans les batailles me paraît fini, si l’on ne parvient pas à perfectionner le tir du canon, comme on a fait de celui de la carabine ; avant que les canonniers soient arrivés à la distance où ils peuvent se mettre utilement en batterie, ils seront tous atteints par les coups de la carabine meurtrière. »

Le perfectionnement que le maréchal Valée regardait presque comme impossible est sur le point d’être réalisé, grâce à l’ingénieux procédé mis en pratique par M. Tamisier (1828). Le boulet ira désormais frapper aussi juste et d’aussi loin que les balles allongées cylindro-coniques.


TRAVAUX DES INGÉNIEURS-CONSTRUCTEURS DE VAISSEAUX.


La parfaite identité de forme est la première condition à laquelle doivent satisfaire les pièces mobiles qui entrent dans le gréement des navires. Pour cela, il est nécessaire que les pièces en question ne soient pas le produit d’un travail manuel. On lira avec plaisir, dans un ancien Rapport de M. Charles Dupin sur les mérites de son collègue, M. Hubert (1797), la description des machines variées inventées par cet ingénieur, et qui déjà alors fonctionnaient avec succès dans l’arsenal de Rochefort.

M. Reech (1823) et d’autres ingénieurs-constructeurs de vaisseaux sont entrés dans la même voie et y ont également réussi.


INGÉNIEURS-HYDROGRAPHES.


L’exploration de nos côtes maritimes a fixé longtemps, et avec raison, l’attention publique ; l’atlas qui en est résulté est an des plus grands services rendus à la navigation et à l’humanité. Quels ont été les collaborateurs de M. Bautemps-Beaupré dans l’exécution de ce magnifique travail, si ce ne sont les Bégat (1818), les Duperré (1818), les Tessant (1822), les Chazallon (1822) et les Darondeau (1824) ?

Les nombreuses cartes nautiques exécutées pendant des voyages de circumnavigation par les Tessant, les Darondeau, les Vincendon-Dumoulin (1831), etc., montreront aux plus prévenus que l’Instruction théorique reçue à l’École polytechnique a eu pour résultat, dans ces circonstances, le perfectionnement des méthodes dont on faisait anciennement usage.

TRAVAUX DES INGÉNIEURS-GÉOGRAPHES.

Les travaux relatifs à la carte géographique de la France sont rangés à bon droit parmi ceux qui feront le plus d’honneur à notre pays et à notre époque. Eh bien, examinez attentivement à qui sont dues les grandes triangulations reliant entre eux les points principaux et circonscrivant les erreurs possibles entre des limites très restreintes.

Vous trouverez à la tête de ces opérations les Corabœuf (1794), les Largeteau (1811), les Peytier (1811), les Hossard (1817), les Rozet (1818), etc., etc.

TRAVAUX DE MÉCANIQUE PRATIQUE.

Le jaugeage exact des eaux courantes, lorsqu’elles passent par des orifices de grandes dimensions diversement conformés, est un des plus grands besoins de l’hydraulique pratique. C’est par une appréciation rigoureuse du débit liquide qu’on peut évaluer sans équivoque la puissance des moteurs employés dans une multitude d’usines. Les expériences commencées par MM. Poncelet (1807) et Lesbros (1808), et terminées par ce dernier, fourniront désormais aux ingénieurs les données dont ils avaient manqué jusqu’ici.

Les industriels ne seront plus exposés à des procès ruineux et interminables, et c’est à l’ancienne École polytechnique qu’ils en seront redevables.

Les usines, les arsenaux de l’État ont été presque tous placés sur des cours d’eau. L’eau est devenue ainsi la force motrice principale des grands établissements industriels de la Guerre et de la Marine ; on a senti, il y a quelques années, la nécessité de donner à cette force toute l’intensité que les circonstances comportaient. Le premier qui soit entré dans cette route est le même M. Poncelet (1807), dont le nom a déjà deux fois figuré dans cet inventaire. Personne n’ignore le parti qu’on a tiré de la machine hydraulique que la reconnaissance des industriels a appelée la roue Poncelet.

Les machines à vapeur étalent tous les jours leur puissance aux yeux d’un public enthousiaste. Elles ont, il faut l’avouer, l’inconvénient d’être sujettes à des explosions dont les conséquences sont aussi effrayantes que déplorables. Lorsque le gouvernement, dans sa sage prévoyance, a voulu prescrire aux constructeurs des moyens de sûreté, quels ont été les expérimentateurs qui lui ont fourni les données nécessaires ? D’abord M. Dulong[5] (1801), ensuite M. Regnault (1830). Ajoutons que, dans leurs essais, ces deux savants illustres s’exposaient à se faire sauter, dans la vue d’épargner un pareil malheur à leurs concitoyens.

Les praticiens savent quelles économies de combustible résultent, dans l’emploi des machines à vapeur des locomotives, de ce qu’on appelle l’avance de la soupape. Les règles pratiques d’après lesquelles les constructeurs se dirigent aujourd’hui sont dues, en grande partie, aux travaux de M. Clapeyron.

Une de nos principales mines métalliques, la mine de Huelgoat, dans le département du Finistère, était naguère menacée d’un abandon complet. Le niveau des eaux s’y élevait d’année en année ; il fallait sans retard opposer un remède efficace à ce progrès. La machine d’épuisement, construite par les soins de M. Juncker (1809), a atteint parfaitement le but. C’est un modèle de conception et d’exécution. Il ne lui manque, pour occuper la place distinguée qu’elle mérite dans l’admiration du monde, que d’être dans une localité plus fréquemment visitée par les hommes compétents.

Les machines dont on se sert pour draguer la vase qui est déposée incessamment dans les avant-ports en communication avec des rivières limoneuses, furent, à l’époque où on les imagina, une invention remarquable de M. Hubert (1797).

Celui de nos établissements industriels que les praticiens voient avec le plus de satisfaction, est le vaste atelier situé à Paris, rue Stanislas, consacré à la fabrication des voitures de nos diligences publiques, et, plus tard, à celle des wagons des chemins de fer. Là, toutes les ressources de la mécanique pratique sont mises en œuvre de la manière la plus intelligente ; là, grâce aux moyens nouveaux qu’on y trouve réunis, tout marche avec une régularité et une exactitude qui ont toujours fait l’admiration des connaisseurs. Le créateur de ce vaste établissement est M. Arnoux, de la promotion de 1811.

M. Arnoux, dont nous venons d’écrire le nom, sera toujours honorablement cité dans l’histoire des chemins de fer pour l’invention de ses trains articulés. À l’aide de cette invention très-ingénieuse, les locomotives et les wagons peuvent se prêter à la circulation dans les routes les plus sinueuses, comme on le voit dans le chemin de fer de Paris à Sceaux. Peut-être l’habitude prise et la routine ont-elles seules empêché jusqu’ici ce système de se généraliser ; en tout cas, il restera comme un témoignage vivant du génie inventif de son auteur.

S’il est une manufacture de machines qui puisse entrer sans désavantage en parallèle avec les plus grands établissements du même genre dont s’enorgueillissent nos voisins d’Outre-Manche, c’est sans contredit l’usine d’Indret, située dans une île de la Loire, à quelque distance de Nantes. À Indret, le visiteur admire également et la puissance des moyens de travail, et la beauté des résultats obtenus, et la disposition intelligente qu’on a donnée à toutes les parties de ce vaste ensemble pour les faire concourir au même but. Eh bien, l’usine d’Indret a toujours vu à sa tête des élèves de l’École polytechnique choisis parmi ceux qui s’étaient montrés les plus forts en théorie.

Pour peu qu’on ait jeté un coup d’œil sur le matériel roulant d’un chemin de fer, on a dû remarquer quel rôle essentiel y jouent les ressorts simples ou multiples. Cette partie importante de l’art n’avait pas, jusqu’à ces derniers temps, appelé autant qu’elle le mérite l’attention des constructeurs. Les règles posées par M. Phillips (1840), à la suite d’un travail savant et minutieux, sont actuellement suivies dans tous les ateliers des usines consacrées aux nombreux objets que consomme l’industrie si développée des chemins de fer.

M. Lechatellier (1834), chargé de la direction du matériel roulant de plusieurs chemins de fer, a signalé le premier la cause des perturbations qui résultent dans la mouvement de la masse des parties mobiles, et il a indiqué les moyens de les détruire ou du moins de les atténuer beaucoup. L’ouvrage que cet ingénieur a publié en collaboration avec trois de ses amis, intitulé Guide du Mécanicien constructeur et conducteur de locomotives, est le manuel le plus parfait que puissent aujourd’hui consulter les praticiens.

Les personnes qui vont en Allemagne ou qui en viennent, feront bien de s’arrêter à Strasbourg pour y visiter la Manufacture des tabacs établie par les soins de M. Rolland (1832). La vue de tant d’ingénieuses mécaniques leur prouvera que la pratique peut s’allier parfaitement aux connaissances théoriques les plus élevées.

Il y aurait, dans ce tableau des services pratiques de tous genres rendus au pays par d’anciens élèves de l’École polytechnique, une lacune impardonnable, si je négligeais de mentionner l’atelier d’instruments de précision dirigé par M. Froment (1835). Là, le visiteur voit avec admiration les principes les plus subtils de la science transformés en procédés industriels d’une précision extrême, soit lorsqu’il s’agit d’exécuter des instruments d’astronomie, de marine, de géodésie de toutes dimensions, soit lorsqu’il faut produire des appareils qu’on ne saurait tirer des fabriques où l’on exécute la grande mécanique.


ARTS CHIMIQUES.


Je ne fais pas aux lecteurs l’injure de supposer qu’ils ignorent le rôle important que joue l’acide sulfurique dans les travaux d’un grand nombre de manufactures ; mais peut-être ne savent-ils pas aussi bien que les procédés employés anciennement pour la fabrication de cet acide ont été perfectionnés d’une manière remarquable, par les soins du chimiste théoricien Gay-Lussac (1797). Ce savant illustre est parvenu à absorber les vapeurs malfaisantes qui se dégageaient jadis des appareils, et il a rendu ainsi la fabrication de l’acide beaucoup plus économique et possible en tout lieu.

Pour analyser les alliages d’argent et de cuivre, on se servait anciennement du procédé long et coûteux connu sous le nom de coupellation. Ce procédé est maintenant remplacé avec avantage, dans tous les pays, par une méthode d’analyse infiniment plus exacte, plus rapide, moins dispendieuse, de l’invention de Gay-Lussac.

Les connaissances théoriques de cet illustre chimiste ne l’empêchèrent pas de donner à l’administration publique les moyens les plus précis que l’on connaisse de déterminer la quantité d’alcool absolu contenue dans les liquides soumis aux droits d’octroi à l’entrée des grandes villes, comme aussi d’inventer les procédés pratiques et élégants si utiles et si bien appréciés des industriels, qui constituent aujourd’hui l’alcalimétrie et la chlorométrie.

M. Becquerel (1806) a substitué dans la fabrication du carbonate de soude, le sel gemme à celui qui est obtenu par l’évaporation de l’eau de mer. Son procédé est mis en usage, depuis sept ans, dans l’usine de Dieuze, avec un succès complet auquel des chimistes manufacturiers très-habiles avaient refusé de croire. Déjà antérieurement, M. Becquerel avait fait connaître une méthode électrochimique pour le traitement des minerais d’argent, de cuivre et de plomb. Ce traitement, qui n’exige pas l’emploi du mercure, n’est point devenu usuel au Mexique, seulement à cause du prix élevé du sel dans l’intérieur de cette république.

Tout fait espérer que l’industrie tirera un jour un parti avantageux de l’application de la malachite artificielle obtenue à l’aide des moyens décrits par le même physicien célèbre.

L’acide sulfurique particulier et fort employé dans la teinture, qu’on appelle l’acide sulfurique fumant ou de Nordhausen, n’était fabriqué qu’en Saxe. Grâce aux recherches de M. Bussy (1815), la composition de cet acide étant aujourd’hui parfaitement connue, nos manufacturiers n’ont plus besoin de le faire venir de l’étranger ; ils peuvent se le procurer même dans la banlieue de Paris, à Montrouge par exemple, où il est fabriqué de toute pièce.

Les propriétés décolorantes du charbon animal jouent un rôle important dans le raffinage du sucre ordinaire et du sucre de betterave. Le mode d’action de ce charbon spécial a pour la première fois été analysé, en 1822, par M. Bussy, et il en a déduit ce résultat pratique d’une importance capitale, que le même charbon, à l’aide de préparations convenables, peut servir indéfiniment. Le travail de M. Bussy peut être considéré comme le point de départ de toutes les améliorations qui ont été introduites dans l’emploi du noir animal pour la préparation des substances saccharines.

A-t-on pu transporter aux portes de Paris la fabrication de la céruse ? On le doit à M. Roard (1794).

Les teinturiers et les peintres sont-ils maintenant en possession d’un outremer qu’ils achetaient jadis au poids de l’or, et dont le prix est aujourd’hui très-modéré ? C’est à M. Guimet (1813) qu’ils en sont redevables.

La production artificielle des pierres fines était naguère placée parmi les pures utopies. Les résultats obtenus récemment par M. Ebelmen montrent qu’on aurait tort de s’abandonner à ces idées décourageantes. Des rubis ont été produits artificiellement sur d’assez grandes dimensions, et sont doués des mêmes propriétés que celles de ces pierres fines que la nature avait engendrées, à l’aide de forces mystérieuses et du temps qui ne lui coûte rien.

Parmi les savants de notre époque, celui qui s’est occupé avec le plus de suite, de persévérance, de succès, de la partie spéculative des sciences mathématiques et physiques, est, sans contredit, l’illustre doyen de notre Académie, M. Biot, de la promotion de 1794. N’est-ce pas lui, cependant, qui a fait surgir de ses belles expériences sur la polarisation rotatoire la premièree idée du saccharimètre et même les moyens pratiques de déterminer d’un coup d’œil, jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, les résultats des traitements auxquels on soumet les personnes affectées de diabète ?


MÉDECINE.


Tous les ans, par des motifs de santé ou des arrangements de famille, un certain nombre d’élèves quittent l’École polytechnique pour passer dans des carrières particulières, au lieu des services publics auxquels ils s’étaient primitivement destinés. Eh bien, j’ose affirmer que les connaissances théoriques acquises aux leçons des maîtres de la science, ont toujours fourni aux déserteurs des carrières gouvernementales les moyens de se distinguer et de faire marcher d’un pas égal leurs propres intérêts et ceux de la société. La ville de Lyon, entre autres, nous offrira un exemple remarquable de ces vérités. M. Pravaz (1813) sort de l’École polytechnique pour se vouer à la médecine. Qu’on aille maintenant examiner son établissement et l’on verra si les études spéculatives auxquelles il s’était d’abord livré l’ont empêché d’enrichir l’art de guérir des procédés pratiques les plus ingénieux, les plus rationnels et les plus utiles.

Tout ce qui tend à assurer le succès des ordonnances des médecins est d’une extrême importance ; l’humanité commande donc de poursuivre à outrance les falsifications que la cupidité fait subir aux drogues naturelles ou artificielles. Aussi nous n’hésiterons pas à ranger au nombre des services pratiques qui doivent figurer dans ce tableau, la réunion en un corps d’ouvrage dû à M. Bussy et à un de ses amis, de tous les procédés à l’aide desquels on peut reconnaître la moindre falsification, lors même que les faussaires, pour arriver à leurs fins, ont fait preuve d’une habileté consommée.


AGRICULTURE.


Pour prouver que les études théoriques sont une préparation féconde, quelle que soit la carrière que l’on doive définitivement adopter, je dirai que la première de toutes nos industries, l’industrie agricole, a dû chez nous quelques-uns de ses progrès les plus incontestés, à l’intervention des élèves de notre École nationale, qui avaient renoncé aux services publics.

Y a-t-il, par exemple, en France, et même en Europe, une personne qui ait plus contribué que M. Antoine Puvis (1797) à l’extension des marnages et des chaulages à l’aide desquels on double souvent la valeur foncière des sols argileux ou siliceux ? Ne doit-on pas au même agronome plusieurs méthodes pour la taille des arbres fruitiers, que suivent aujourd’hui nos plus habiles horticulteurs ?

Lorsque la question des engrais préoccupa naguère si vivement le public agricole, M. Barral, de la promotion de 1838, fut la personne qui discuta la question avec le plus de précision et de clarté. L’administration lui a publiquement rendu ce témoignage. Le même M. Barral a également fait voir comment le sel ingéré par le bétail favorisait la conservation des engrais, et il a donné des règles pratiques pour la consommation de ce condiment sur l’action duquel on était loin d’être d’accord.

Parmi les agronomes qui ont le plus fait pour tirer nos diverses races de bestiaux, et particulièrement la race bovine, de l’abâtardissement dans lequel la routine les avait laissées tomber, nous devons citer M. Touret( 1814). Personne ne nous démentira, lorsque nous ajouterons que les progrès qu’a faits l’agriculture dans le centre de la France, jadis si arriéré, sont dus en grande partie à cet ancien ministre dont le passage aux affaires a été marqué par les vues pratiques les plus utiles.

S’il m’était permis de m’étendre davantage sur cet article, j’aurais à citer parmi nos agronomes M. Odart (1796) à qui l’on doit la publication d’un guide sûr pour le choix des meilleurs cépages ; M. du Moncel (1802) qui, depuis longtemps, charme ses loisirs en faisant adopter par tous ses voisins les procédés de culture les plus perfectionnés, et particulièrement le drainage, etc., etc.


INFLUENCE MORALE DES ÉTUDES POLYTECHNIQUES.


On m’a parlé d’un reproche que l’on a quelquefois adressé à l’instruction polytechnique, et suivant lequel les études mathématiques, celles du calcul différentiel et du calcul intégral par exemple, auraient pour résultat de transformer ceux qui s’y livrent en socialistes de la plus mauvaise espèce. J’avoue que j’attendrai que cette imputation extraordinaire se soit fait jour par la voie de la presse pour la traiter ainsi qu’elle le mérite. Comment le promoteur d’un tel reproche n’a-t-il pas vu qu’il ne tendrait rien moins qu’à ranger les Huygens, les Newton, les Leibnitz, les Euler, les Lagrange, les Laplace parmi les socialistes démagogues les plus fougueux ? On est vraiment honteux d’être amené à faire de tels rapprochements.

Pour ne pas sortir du cadre que j’ai dû me tracer, je ne rappellerai pas ici les services éminents et désintéressés que d’anciens élèves de l’École polytechnique ont rendus à la classe ouvrière, en vulgarisant libéralement les notions pratiques des sciences qui pouvaient concourir à améliorer sa position. Mais je ne saurais passer sous silence l’école dite de Lamartinière, qui, dirigée par M. Tabareau (1808), a répandue parmi les ouvriers lyonnais une instruction pratique dont personne ne saurait contester la haute utilité pour l’industrie de la seconde cité française.

L’École polytechnique, considérée comme une institution préparatoire aux Écoles militaires, serait l’objet de reproches fondés, s’il était vrai que les études auxquelles les élèves sont astreints énervassent leurs qualités militaires innées. Un tel reproche, quoique souvent reproduit, n’a certes aucune espèce de fondement ; il faut cependant, en présence de la calomnie, se condamner à la combattre. Pour établir ma thèse d’une manière péremptoire, je ne citerai pas les services spéciaux et de l’ordre le plus élevé que rendent au pays les officiers d’artillerie et du génie, puisque ces services ne sont pas ordinairement appréciés du public à leur juste valeur ; mais je prierai le lecteur de porter ses pensées sur les officiers qui, ayant abandonné les armes spéciales pour passer dans l’infanterie, se sont le plus distingués dans nos guerres d’Afrique. Il y trouvera des noms comme ceux-ci : Lamoriciète (1824), Cavaignac (1820) Marey-Monge (1814), Duvivier (1812), et, puisque je ne puis citer tout le monde, le général Bouscaren (1823), qui, il y a quelques jours, payait de sa vie la prise de Laghouat.

Puisqu’on a été jusqu’à prétendre que les études mathématiques faussaient l’esprit de ceux qui les cultivent avec trop de détail, et qu’elles en faisaient des partisans d’utopies qu’il est bien facile aujourd’hui de blâmer dans leur ridicule exagération ; puisque personne de raisonnable ne les défend, je remarquerai, moi, que ces études n’ont pas empêché la brillante jeunesse de notre École d’imaginer, pour venir au secours des élèves peu favorisés de la fortune, des moyens dont la délicatesse sera appréciée de toutes les personnes ayant un cœur droit et bien placé.

La famille d’un élève ne peut-elle payer les quartiers de pension, elle le fait savoir à un seul de ces jeunes gens : une souscription est aussitôt ouverte pour y pourvoir. Afin que l’élève en faveur duquel tous ses camarades se sont cotisés n’en éprouve aucune gêne dans ses relations habituelles avec eux, on ne le met pas dans le secret, et il souscrit lui-même. Le mystère n’est jamais dévoilé pendant le séjour à l’École de cet élève, boursier d’une nouvelle espèce.

Des circonstances particulières m’ont fait connaître les noms de quelques-uns des jeunes gens qui ont été ainsi entretenus à l’École aux frais de leurs camarades. Si l’on me force à les faire connaître, on sera certainement surpris de voir figurer dans le nombre certain personnage qui présente aujourd’hui l’ancienne École polytechnique sous le jour le plus défavorable.



  1. Œuvre posthume.
  2. On voit que je regarde comme un devoir de conserver dans cette Biographie les noms de toutes les personnes qui ont eu des rapports avec notre ami pendant sa jeunesse.
  3. Gay-Lussac ne réussit à observer l’aiguille d’inclinaison qu’à la hauteur de 4,000 mètres. Il trouva là en nombre rond 30°. Ce résultat, en le supposant exactement rapporté, différerait énormément de l’inclinaison qui devait avoir lieu à terre.
  4. M. Arago.
  5. M. Arago a été le collaborateur assidu de son confrère M. Dulong dans les recherches entreprises, par ordre de l’Académie des sciences, pour déterminer les forces élastiques de la vapeur d’eau à de hautes températures, dont il est ici question.