Geneviève, histoire d’une servante/Préface
PRÉFACE
Avant d’ouvrir par l’histoire de Geneviève cette série de récits et de dialogues à l’usage du peuple des villes et des campagnes, nous devons dire dans quel esprit ils ont été conçus, à quelle occasion ils ont été composés, et pourquoi nous dédions ce premier récit à mademoiselle Reine Garde, couturière et servante à Aix en Provence. Le voici :
J’étais allé passer une partie de l’été de 1846 dans cette Smyrne de la France qu’on appelle Marseille, ville digne par son activité commerciale de servir d’échelle principale à la navigation marchande et de rendez-vous aux caravanes de feu de l’Occident, nos chemins de fer ; ville digne, par son goût attique pour toutes les cultures de l’esprit, de s’honorer, comme la Smyrne d’Asie, des souvenirs des grands poëtes. J’étais logé hors de la ville, trop bruyante pour des malades, dans une de ces villas, autrefois bastides, sorties de terre dans toute la circonférence de son sol pour donner, avec le loisir du dimanche, la vue de ses voiles et les brises de sa mer à cette population avide de plaisirs naturels, et qui boit la poésie de son beau climat par tous les sens.
Le jardin de la petite villa que j’habitais ouvrait par une petite porte sur la grève sablonneuse de la mer, à l’extrémité d’une longue avenue de platanes, derrière la montagne de Notre-Dame-de-la Garde, et tout près de la petite rivière voilée de lentisques qui sert de ceinture au beau parc et à la villa toscane ou génoise de la famille Borelli. On entendait de nos fenêtres les moindres mouvements de la vague sur les bords de son lit et sur son oreiller de sable, et, quand on ouvrait la porte du jardin, on voyait les franges d’écume s’avancer presque jusqu’au mur, et se retirer alternativement comme pour tenter et pour tromper dans un jeu éternel la main qui aurait voulu se tremper dans l’onde. Je passais des heures et des heures assis sur une grosse pierre, sous un figuier, à côté de cette porte, à contempler cette lumière et ce mouvement qu’on appelle la mer. De temps en temps, une voile de pêcheur, ou la fumée rabattue comme un panache sur la cheminée d’un bateau à vapeur, glissait sur la corde de l’arc que formait le golfe, et interrompait la monotonie de l’horizon.
Les jours ouvriers cette grève était à peu près déserte ; mais les dimanches elle s’animait de groupes de marins, de portefaix riches et oisifs et de familles des négociants de la ville qui venaient se baigner ou s’asseoir entre l’ombre du rivage et le flot. Un murmure d’hommes, de femmes et d’enfants, heureux du soleil et du repos, se mêlait aux babillages des vagues légères et minces comme des lames d’acier poli sur le sable. De nombreux petits bateaux doublaient à la voile ou à la rame la pointe du cap de Notre-Dame-de-la-Garde, ombragée de pins maritimes. Ils traversaient le golfe en rasant la terre, pour aller aborder sur la côte opposée. On entendait les palpitations de la voile, la cadence des huit rames, les conversations, les chants, les rires des belles bouquetières et des marchandes d’oranges de Marseille, filles de Phocée, amoureuses des golfes, et qui aiment à jouer avec les écumes de leur élément natal.
À l’exception de la famille patriarcale des Rostand, ces grands armateurs qui unissent Smyrne, Athènes, la Syrie, l’Égypte à la France par leurs entreprises, et à qui j’avais dû tous les agréments de mon premier voyage en Orient ; à l’exception de M. Miége, agent général de toute notre diplomatie maritime sur la Méditerranée ; à l’exception de Joseph Autran, ce poëte oriental qui ne veut pas quitter son horizon parce qu’il préfère son soleil à la gloire, je connaissais peu de monde à Marseille. Je ne cherchais pas à connaître, je cherchais l’isolement pour le loisir et le loisir pour l’étude ; j’écrivais l’histoire d’une révolution sans me douter qu’une autre révolution regardait déjà par-dessus mon épaule pour m’arracher les pages à peine terminées, et pour me remettre un autre drame de la France, non sous la plume, mais dans la main.
Mais Marseille est hospitalière comme sa mer, son port et son climat. Les belles natures ouvrent les cœurs. Là où sourit le ciel, l’homme est tenté de sourire aussi. À peine étais-je installé dans ce faubourg, que les hommes lettrés, les hommes politiques, les négociants à grandes vues, les jeunes gens qui avaient un écho de mes anciennes poésies dans l’oreille, les ouvriers même, dont un grand nombre lit, écrit, étudie, chante, versifie et travaille à la fois des mains, affluèrent dans ma retraite, mais avec cette réserve délicate qui est la pudeur et la grâce de l’hospitalité. J’avais les plaisirs sans les gênes de cet empressement et de cet accueil ; mes matinées à l’étude, mes journées à la solitude et à la mer, mes soirées à un petit nombre d’amis inconnus, venus de la ville pour s’entretenir de voyages, de littérature ou de commerce.
Ces questions de commerce, Marseille ne les rétrécit pas en questions de petit trafic, de mesquine épargne et de parcimonie de capital ; Marseille les voit en grand comme une dilatation et une expansion du travail français, et des matières premières de ce travail importées ou exportées de l’Europe à l’Asie. Le commerce, pour les Marseillais, est une diplomatie lucrative, locale et nationale à la fois. Il y a du patriotisme dans leurs entreprises, de l’honneur sur leurs pavillons, de la politique dans leurs cargaisons. Leur commerce est une bataille éternelle qu’ils livrent à leurs risques et périls sur les flots, pour disputer l’Afrique et l’Asie aux rivaux de la France, et étendre la patrie et le nom français sur les continents opposés de la Méditerranée.
Une rencontre inattendue donnait en ce moment une fermentation morale de plus à ces entretiens sur le commerce à Marseille. Un grand économiste, dont le nom venait de surgir nouvellement en France, et qui promettait ce qu’il tient aujourd’hui, bon sens, courage et conscience, M. Frédéric Bastiat, était à Marseille. Il y avait été appelé pour y traiter, dans des réunions publiques, la question du libre échange, cette révolution du commerce, cette insurrection pacifique de l’intérêt général contre les monopoles partiels, cette liberté des dix doigts de la main contre l’arbitraire du travail. M. Bastiat, que je connaissais de nom et d’œuvre, vint me voir. Il m’engagea à assister à ces réunions. Je connaissais ces questions. Je partageais en grande partie ses opinions sur le libre échange ; je ne différais que sur l’application plus ou moins rapide et plus ou moins révolutionnaire de ses théories. Je les voulais lentes, graduées et transformatrices, pour donner au travail protégé lui-même le temps de se transformer sans périr. J’assistai à de magnifiques séances où M. Bastiat, M. Reybaud, les députés, les académiciens, les grands négociants de Marseille, luttèrent de bon sens et d’éloquence. Je fus amené à y prendre la parole. On me traita en hôte du pays ; Marseille me nationalisa par son accueil. Cette belle ville devint une patrie de reconnaissance pour moi, comme elle était déjà une patrie de mes yeux. Ces séances accomplies, je repris ma solitude et mon travail dans mon faubourg.
Un dimanche, au retour d’une longue course en mer avec madame de Lamartine, on nous dit qu’une femme, d’un extérieur modeste et embarrassé, était arrivée par la diligence d’Aix à Marseille, et qu’elle nous attendait depuis quatre ou cinq heures dans une petite serre d’orangers qui faisait suite au salon de la villa sur le jardin. Je laissai madame de Lamartine entrer dans la maison, et j’entrai dans l’orangerie pour recevoir cette pauvre étrangère. Je ne connaissais personne à Aix, et j’ignorais complétement le motif qui pouvait avoir amené cette voyageuse d’une patience si obstinée à nous attendre toute une demi-journée.
En entrant sous l’orangerie, je vis une femme, jeune encore, d’environ trente-six ou quarante ans. Elle était vêtue en journalière de peu d’aisance ou de peu de luxe ; une robe d’indienne rayée, déteinte et fanée ; un fichu de coton blanc sur le cou ; ses cheveux noirs proprement lissés, mais un peu poudrés, comme ses souliers, de la poussière de la route en été. Ses traits étaient beaux, gracieux, de cette molle et suave configuration asiatique qui exclut toute tension des muscles du visage, qui n’exprime que candeur et qui n’inspire qu’attrait ; de grands yeux d’un bleu noirâtre, une bouche un peu affaissée aux coins par la langueur ; un front pur de tout pli comme celui d’un enfant ; les joues pleines vers le menton et se joignant par des ondulations toutes féminines à un cou large et un peu renflé au milieu comme le cou des statues grecques ; un regard de clair de lune réfléchi dans une vague plutôt que du soleil de son pays, une expression de timidité mêlée de confiance dans l’indulgence d’autrui, émanant de l’abandon de sa propre nature : en tout l’image de la bonté qui la porte dans son attitude comme dans son cœur, et qui espère la trouver dans les autres. On voyait que cette femme, encore agréable, avait dû être très-attrayante dans sa jeunesse. Elle avait encore ce que le peuple, qui définit tout sans phrase, appelle le grain de beauté, ce prestige, ce rayon, cette étoile, cet aimant, ce je ne sais quoi qui fait qu’on attire, qu’on charme et qu’on retient. Son embarras et sa rougeur devant moi me donnèrent le temps de la bien regarder et de me sentir moi-même à l’aise, en paix et en bien-être avec cette inconnue. Je la priai de s’asseoir sur une des caisses d’orangers recouvertes d’une natte d’Égypte, et pour l’y encourager, je m’assis moi-même sur une caisse en face. Elle rougissait de plus en plus, elle balbutiait, elle passait sa belle main potelée et un peu massive sur ses yeux. Elle ne savait évidemment quelle attitude prendre ni par où commencer. Je la rassurai, et je l’aidai par quelques questions pour lui ouvrir la voie de l’entretien qu’elle paraissait à la fois désirer et craindre.
— « Madame… » lui dis-je.
Elle rougit davantage encore.
« Je ne suis pas mariée, Monsieur, me dit-elle ; je suis fille.
« — Eh bien, Mademoiselle, voulez-vous me dire pourquoi vous êtes venue de si loin, et pourquoi vous avez attendu si longtemps notre retour pour m’entretenir ? Est-ce que je puis vous être utile à quelque chose ? Est-ce que vous avez une lettre à me remettre de la part de quelqu’un de votre pays ?
« — Oh ! mon Dieu non, Monsieur, je n’ai rien à vous demander, et je me serais bien gardée de me procurer une lettre des messieurs de mon pays pour vous, ou de laisser connaître seulement que je venais à Marseille pour vous voir. On m’aurait prise pour une vaniteuse qui voulait se rendre plus grande qu’elle n’est en allant s’approcher des hommes qui font du bruit. Oh ! ce n’est pas cela.
« — Eh bien alors, que venez-vous me dire ?
« — Mais rien, Monsieur !
« — Comment, rien ? Mais rien, cela ne vaut pas la peine de perdre deux jours pour venir d’Aix à Marseille, de m’attendre ici jusqu’au coucher du soleil, et de retourner demain d’où vous venez ?
« — C’est pourtant vrai, Monsieur ; vous devez me trouver bien simple. Eh bien, je n’ai rien à vous dire, et je ne voudrais pas pour un trésor que l’on sût à Aix que je suis venue ici !
« — Mais enfin, quelque chose vous a poussée à venir ; vous n’êtes pas comme ces vagues que vous voyez, qui vont et viennent sans savoir pourquoi. Vous avez une pensée ; vous paraissez spirituelle et vive ; voyons, cherchez bien, quelle a été votre idée en prenant une place dans la diligence d’Aix, et en vous faisant conduire à ma porte ici ?
« — Eh bien, Monsieur, dit-elle en passant ses deux mains sur ses joues comme pour en faire disparaître la rougeur et l’embarras, et en rejetant ses belles boucles de cheveux noirs, humides de sueur, derrière son cou, c’est vrai, j’avais une idée, une idée qui ne me laissait pas dormir depuis huit jours. Je me suis dit : « Reine ! il faut te contenter ! tu ne diras rien à personne, tu fermeras ta boutique le samedi soir de bonne heure, tu prendras la diligence de nuit, tu passeras le dimanche à Marseille, tu iras voir ce monsieur, tu repartiras pour Aix le dimanche soir, tu seras le lundi matin à ton ouvrage, et tout sera fini ; tu te seras contentée une fois dans ta vie, sans que les voisins ou voisines se doutent seulement que tu es sortie de la rue ou du Cours. »
« — Mais pourquoi teniez-vous tant à me voir, et comment saviez-vous seulement que j’étais ici ?
« — Oh ! Monsieur, répondit-elle, voilà : Il y a un monsieur à Aix qui est bien bon pour moi, parce que je suis couturière de ses filles et que j’ai été autrefois servante à la campagne dans la maison de sa mère. La famille a toujours conservé de l’amitié et des égards pour moi, parce qu’en Provence les nobles et le pauvre peuple, ça ne se méprise pas, au contraire, les uns en haut, les autres en bas, mais tous de bon cœur sur le même pavé. Donc, ce monsieur et ses demoiselles qui savent mon inclination pour la lecture, et que je n’ai pas les moyens de me procurer des livres et les papiers, me prêtent quelquefois la gazette quand il y a quelque chose qu’ils pensent pouvoir m’intéresser, comme des gravures de modes, des modèles de chapeaux de femmes, des romans bien intéressants ou des vers comme ceux de Reboul, le boulanger de Nîmes, ou de Jasmin, le coiffeur d’Agen, ou des vôtres, monsieur ; car ils savent que c’est tout mon plaisir de lire des vers, surtout des vers qui chantent bien dans l’oreille ou pleurent bien dans les yeux !
« — Ah ! j’y suis, dis-je en souriant ; vous êtes poëte comme vos brises qui chantent dans vos oliviers, ou comme vos rosées qui pleurent dans vos figues ?
« — Non, Monsieur, je suis couturière ; une pauvre couturière de la rue ***, à Aix, et même je ne rougis pas de vous le dire ; je ne me fais pas plus dame que ma mère ne m’a fait ; j’ai commencé par être domestique, et j’ai été dix-huit ans servante et bonne d’enfants chez M. de ***. Ah ! les braves gens ! Demandez-leur. Ils me regardent toujours comme étant de la famille, et moi de même. Ce n’est que ma santé qui m’a obligée d’en sortir et de prendre l’état de couturière en gros, seule dans ma chambre avec mon chardonneret. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous me demandiez pourquoi j’étais venue, et comment j’avais su que vous étiez ici.
« Il y a huit jours que je lus dans le journal de Marseille des vers superbes de M. Joseph Autran adressés à M. de Lamartine. Ces vers m’inspirèrent le désir passionné de voir la personne qui avait inspiré de si belles choses au poëte de notre province. Je demandai s’il était bien vrai que vous fussiez en ce moment à Marseille ; on me dit que vous y étiez en effet. Je n’eus plus de cesse ni de repos que je n’eusse accompli mon désir. Je suis venue sans penser seulement que je n’avais ni une robe neuve, ni une coiffure décente, ni rien du costume qu’il m’aurait fallu pour me présenter chez des personnes d’une condition au-dessus de la mienne ; et maintenant que me voilà, je ne sais plus que dire, et je reste là devant vous comme une aventurière qui vient pour duper d’honnêtes gens. Je ne suis pas cela, cependant, Monsieur, soyez-en bien sûr, et la preuve, c’est qu’à présent que je vous ai vu et que vous m’avez reçue avec tant de politesse et de prévenance, je m’en vais contente sans rien vouloir de plus de vous que votre réception.
« — Oh ! soyez bien tranquille, Mademoiselle, lui dis-je, je ne vous ai pas prise une seule minute pour ce que vous n’êtes pas ; votre physionomie est la meilleure des recommandations. Les oreilles se laissent duper quelquefois, c’est vrai, mais les yeux ne trompent jamais ; votre visage est trop transparent de candeur et de bonté pour servir de masque à une intrigante. La nature ne fait pas de si gros mensonges sur les traits. Je me sens aussi confiant avec vous, que si je vous connaissais depuis votre berceau. Mais je ne permettrai pas que vous vous en alliez ainsi sans avoir causé un peu plus amicalement avec vous, et même sans vous avoir donné un petit moment d’hospitalité à notre table de campagne. Ma femme, qui s’habille pour dîner, sera aussi enchantée que moi de vous accueillir. Restez la soirée avec nous, et en attendant l’heure du dîner, racontez-moi un peu comment est né en vous ce goût pour la lecture, ce sentiment de la poésie et cette passion de connaître les hommes dont vous avez parcouru les ouvrages.
« — Je le veux bien, Monsieur, dit-elle, mais ça ne sera pas long. Ma vie se compose de deux mots : travailler et sentir.
« Je m’appelle Reine Garde ; je suis née dans un village des environs d’Aix en Provence. Je suis entrée toute jeune en condition chez Madame de ***, qui avait des jeunes demoiselles. J’ai été bonne d’enfants dans le château ; j’ai grandi avec les jeunes personnes et je les ai vues grandir. Elles me traitaient plutôt comme leur sœur que comme leur servante ; le père et la mère me traitaient presque aussi, à cause d’elles, comme un de leurs enfants. Je n’ai jamais voulu me marier pour ne pas quitter la famille. Pendant que les demoiselles faisaient leur éducation, en allant et venant dans la salle, j’attrapais un bout de leurs leçons. Je lisais dans leurs livres, enfin j’étais comme la muraille qui entend tout et qui ne dit rien. Cela fit que j’appris de moi-même à lire, à écrire, à compter, à coudre, à broder, à blanchir, à couper des robes, enfin tout ce qu’une fille apprend dans un cher apprentissage. Je leur taillais moi-même leurs habits, je les coiffais, à Aix, pour les soirées ou pour les bals ; elles ne trouvaient rien de bien fait que ce que j’avais fait, et, en récompense, quand elles sortaient bien belles et bien parées pour le bal, et que j’étais obligée de les attendre souvent jusqu’à des deux ou trois heures du matin dans leurs chambres pour les déshabiller à leur retour, elles me disaient : « Reine, tiens, voilà un de nos livres qui t’amusera pendant que nous danserons. » Je le prenais, je m’asseyais toute seule au coin de leur feu et je lisais le livre toute la nuit, et puis quand j’avais fini, je le relisais encore jusqu’à ce que je l’eusse bien compris ; et quand je n’avais pas bien compris tout, à cause de ma simplicité et de mon état, je leur demandais de m’expliquer la chose, et elles se faisaient un plaisir de me satisfaire. C’est comme cela, Monsieur, que j’ai lu l’histoire de la pauvre Laurence dans votre poëme de Jocelyn. M’a-t-il fait pleurer, une nuit que ces demoiselles l’avaient laissé tout ouvert sur leur table ! Ah ! je disais en moi-même : Je voudrais bien connaître celui qui l’a écrit ! Vous savez, Monsieur, comme dit la complainte :
Qui est-ce qui a fait cette chanson ?
Un marin sous sa toile,
Pendant qu’il carguait la voile
En revoyant sa maison, etc., etc.
« — Oui, lui dis-je, je connais cette complainte du matelot qui signe en action sa poésie, et qui met son nom dans son dernier vers, comme Phidias l’écrivait sous la plante du pied de sa statue, ou comme Van Dyck l’écrit au pinceau sur le collier du chien de tous ses tableaux, afin que le nom de l’artiste vive autant que l’œuvre, n’est-ce pas ? Mais, continuez ; comment êtes-vous sortie de cette bonne maison et que faites-vous maintenant ? »
Elle reprit :
« Quand les demoiselles se marièrent et que leur mère vint à mourir, il fallut bien me déplacer faute de place. Je ne voulus pas rentrer en condition ; j’avais été trop heureuse dans celle-là, toutes les autres m’auraient paru dures : mon cœur n’y était plus. Le monsieur me fit une petite pension de cinquante écus en mémoire de sa femme ; les jeunes dames me dirent : « Sois tranquille, nous ne te laisserons pas mendier ton pain. » J’avais du courage, j’étais connue et je puis bien dire estimée dans toutes les bonnes maisons d’Aix ; je louai une chambre avec une petite boutique au-dessous dans une petite rue écartée où les loyers ne sont pas chers, et je me fis couturière. Je gagne ma vie avec mon aiguille ; on m’aime bien dans l’endroit ; on me donne autant d’ouvrage que j’en peux faire ; je n’ai pas d’ambition ; je vis petitement ; je ne demande que ma nourriture et à épargner quelque petite chose pour le temps où mes yeux s’affaibliront et où je ne pourrai plus coudre aussi vite. Je vends aussi quelque petite mercerie à bon compte aux gens du quartier. J’ai mon oiseau qui me tient compagnie, ou plutôt, reprit-elle, je l’avais, car il est mort ; mais on m’en a donné un autre que j’aimerai peut-être aussi, pas tant que l’autre pourtant. Le dimanche et les jours de fête, je lis ; enfin, monsieur, le temps ne me dure pas. Et puis on est très-bon pour moi à Aix. Croiriez-vous que des messieurs comme vous, des messieurs du quartier d’en haut, des hommes instruits, des personnes de l’Académie même, qui savent que j’aime la lecture et que j’ai même écrit dans l’occasion quelques bêtises, quelques vers pour des fêtes, pour celle-ci ou celui-là, croiriez-vous qu’ils ne rougissent pas de s’arrêter quelquefois en passant devant ma porte, d’entrer dans ma boutique, de m’apporter tantôt un livre qu’ils me prêtent, tantôt un journal, et de causer familièrement avec moi comme si j’étais quelqu’un ? Ah ! c’est un bon pays pour le monde que notre pays d’Aix ! Je ne crois pas qu’il y en ait deux comme celui-là.
« — Ah ! vous écrivez des vers, mademoiselle Reine ? lui dis-je en souriant ; je m’en serais douté rien qu’à vos beaux yeux rêveurs. Il n’y a jamais de ciel sans nuages ; les rêves et les vers sont les nuages colorés de ces beaux yeux. Eh bien, voyons ; je n’en écris plus, moi, mais je les aime toujours, les vers ; c’est le bon temps de la pensée ; on aime toujours à y revenir. Vous souviendriez-vous par hasard de quelques-uns de ceux que vous avez composés, et seriez-vous assez complaisante pour me les réciter en attendant le dîner ? Voyez, la place est belle pour cela : le soleil qui se couche, la mer qui résonne dans l’oreille en roulant et en remportant à chaque vague ses coquillages bruissant comme une jeune fille qui chante en s’accompagnant de ses castagnettes, ces orangers qui laissent tomber sous la brise leurs gouttes de fleurs blanches sur vos cheveux noirs, et un étranger qui fut autrefois poëte, seul avec vous et assis devant vous pour vous écouter, et qui aime d’avance votre voix ; cela ne vaut-il pas tout un auditoire d’académie à Aix ou à Marseille, ou même à Paris ?
« — Je n’oserai jamais, dit Reine en levant le globe de ses yeux vers les feuilles sombres de l’oranger, comme si elle eût cherché un oiseau dans les branches. Ah ! non, jamais je n’oserai ! Mais tenez, Monsieur, j’en ai là quelques-uns que j’ai écrits dans différents temps à mon loisir pour les montrer à M. Autran, s’il m’en demande. J’aime mieux que vous les lisiez vous-même que si je les lisais de vive voix ; cela me fera moins honte. »
Et elle tira de sa poche trois ou quatre petites pièces de vers alignés sur du gros papier et froissés par son étui, son dé et ses ciseaux dans le voyage. Pendant que je les lisais tout bas, elle s’essuyait le front avec son tablier et détournait la tête en regardant le fond de l’orangerie, de crainte de lire quelque impression défavorable sur ma figure.
J’étais étonné et touché de ce que je lisais. C’était naïf, c’était gracieux, c’était senti, c’était la palpitation tranquille du cœur devenue harmonie dans l’oreille ; cela ressemblait à son visage modeste, pieux, tendre et doux ; vraie poésie de femme, dont l’âme cherche à tâtons, sur les cordes les plus suaves d’un instrument qu’elle ignore, l’expression de ses sentiments. Cela n’était ni déchirant, ni métallique, comme les vers de Reboul ; ni épique et étincelant tour à tour de paillettes et de larmes comme Jasmin ; ni mignardé comme les strophes de quelques jeunes filles, prodiges gâtés en germe par l’imitation. C’était elle, c’était l’air monotone et plaintif qu’une pauvre ouvrière se chante à demi-voix à elle-même, en travaillant des doigts auprès de sa fenêtre, pour s’encourager à l’aiguille et au fil. Il y avait des notes qui pinçaient le cœur et d’autres qui ne disaient que des airs vagues et inarticulés. L’haleine s’arrêtait à la moitié de l’aspiration, mais l’aspiration était forte, juste et pénétrante jusque dans l’âme et jusqu’au ciel. On était plus ému encore qu’étonné. C’était la poésie à l’état de premier instinct, la poésie populaire telle qu’elle est partout où elle commence dans le peuple, même quand on ne lui prête pas encore la voix de l’art. Une monotonie triste, une romance à trois notes, sept ou huit images pour exprimer l’infini.
Je remis les papiers à Reine en lui disant la simple vérité pour toute flatterie ; c’est-à-dire qu’il y avait des choses charmantes dans ses vers, et qu’elle avait reçu véritablement de Dieu deux dons excellents : le don de sentir juste et d’exprimer gracieusement, et puis le don des dons, le don des larmes dans la voix ; mais que j’étais bien loin de lui conseiller d’imprimer encore un recueil de ses poésies, qui n’étaient, comme certaines eaux, bonnes à boire qu’à la source.
« Ah ! Monsieur, s’écria-t-elle, que me dites-vous là ? Je n’y ai jamais pensé. Moi, faire des livres ! Mon bon ange lui-même se moquerait de moi. Je n’ai écrit cela que le dimanche pour me désennuyer, au lieu d’aller à la promenade. Ces messieurs d’Aix ne le savent seulement pas. Quand on vit toute seule comme moi dans sa chambre, on a quelquefois besoin de se parler tout haut pour se convaincre qu’on vit. Eh bien ! Monsieur, ces vers, c’est mon parler tout haut à moi seule. Lorsque je suis trop triste, je me reconsole un moment ainsi.
« — Vous êtes donc quelquefois triste ? lui demandai-je avec un véritable intérêt.
« — Pas souvent, monsieur ; grâce à Dieu, je suis de bonne humeur ; mais, enfin, tout le monde a ses peines, surtout quand on n’a ni parents, ni famille, ni mari, ni enfants, ni nièce autour de soi, et qu’on remonte le soir toute seule dans sa chambre pour se réveiller toute seule le matin, et n’entendre que les pattes de son oiseau sur les bâtons de sa cage ! Encore s’ils ne mouraient pas, monsieur ! s’ils étaient comme les perruches et les perroquets qu’on voit sur le quai du port, à Marseille, et qui vivent, à ce qu’on dit, cent et un ans, on serait sûr de ne pas manquer de compagnie jusqu’à la fin de ses jours ! Mais vous vous y attachez, et puis cela meurt ; un beau matin vous vous réveillez et vous n’entendez plus chanter votre ami près de la fenêtre ; vous l’appelez des lèvres, il ne répond pas ; vous sortez du lit, vous courez pieds nus vers la cage, et qu’est-ce que vous voyez ? Une pauvre petite bête, la tête couchée sur le plancher, le bec ouvert, les yeux fermés, les pattes roides et les ailes étendues dans sa pauvre prison ! Adieu ! tout est fini ! Plus de joie, plus de chanson, plus d’amitié dans la chambre ; plus personne qui vous fête quand vous rentrez ! Ah ! c’est bien triste, monsieur, croyez-moi ! »
Et elle refoula deux larmes qui se formaient sous sa paupière.
« Vous pensez à votre chardonneret, mademoiselle Reine ? lui dis-je.
« — Hélas ! oui, monsieur, dit-elle avec honte, j’y pense toujours depuis que je l’ai perdu comme cela. Quand on n’a pas beaucoup d’amis, voyez-vous, on tient au peu que le bon Dieu nous en laisse ! Celui-là m’aimait tant ! Nous nous parlions tant, nous nous fêtions tant tous les deux ! Ah ! on dit que les bêtes n’ont pas d’âme ! Je ne veux pas offenser le bon Dieu ; mais si mon pauvre oiseau n’avait pas d’âme, avec quoi donc m’aurait-il tant aimée ? Avec les plumes ou avec les pattes peut-être ? Bah ! bah ! laissons dire les savants ; j’espère bien qu’il y aura des arbres et des oiseaux en paradis, et je ne crois pas faire mal pour cela encore. Est-ce que le bon Dieu est un trompeur ? Est-ce qu’il nous ferait aimer ce qui ne serait que mort et illusion ?
« — Est-ce que vous n’avez rien écrit, Reine, sur ce chagrin qui paraît vous serrer le cœur ?
« — Si, monsieur, pas plus tard que dimanche dernier, en regardant sa cage vide et le mouron séché qui y pendait encore, et en me sentant pleurer, je me suis mise à lui écrire des vers, à mon pauvre chardonneret, comme s’il avait été là pour les entendre. Mais je n’ai pas pu les finir, cela me faisait trop de mal.
« — Dites-moi ces vers, ou du moins ceux dont vous vous souvenez, ici, là, peu importe, c’est le sentiment que j’en veux, ce ne sont pas les rimes. »
Elle chercha un moment dans sa mémoire, puis elle dit d’une voix émue et caressante, comme si elle avait parlé à l’oiseau lui-même :
Toi dont mon seul regard faisait frissonner l’aile,
Qui m’égayais par ton babil,
Hélas ! te voilà sourd à ma voix qui t’appelle,
Cher oiseau ! la saison cruelle
De ta vie a tranché le fil !
Ne crains pas que l’oubli chez les morts t’accompagne,
Ô toi le plus doux des oiseaux !
Tu fus pendant six ans ma fidèle compagne,
Oubliant pour moi la campagne,
Ta mère et ton nid de roseaux !
Moi je fus avec toi si vite accoutumée !
Nos jeux étaient mon seul loisir ;
Lorsque tu me voyais dans ma chambre enfermée,
Tu chantais. À ta voix aimée,
Mon ennui devenait plaisir !
Dans ta captivité je semblais te suffire,
Tu comprenais mes pas, ma voix,
Mon nom même, en ton chant tu savais me le dire ;
Dès que tu me voyais sourire,
Tu le gazouillais mille fois !
Oh ! notre vie à deux ! qu’elle était douce et pure !
Oh ! qu’ensemble nous étions bien !
Le peu qu’il nous fallait pour notre nourriture,
Je le gagnais à la couture ;
Je pensais : « Mon pain est le sien ! »
Je variais tes grains ; puis en forme de gerbe
Cueillie aux bords des champs d’été,
Tu me voyais suspendre à ta cage superbe
Un cœur de laitue, un brin d’herbe
Entre les barreaux becqueté !
Que ne peux-tu savoir combien je te regrette !
Hélas ! ce fut à pareil jour
Que tu vins par ton vol égayer ma chambrette,
Où maintenant je te regrette
Seule sous cette ombre d’amour !
Et cela finissait par deux ou trois strophes plus tristes encore, et par un espoir de revoir au ciel son oiseau enseveli pieusement par elle, dans une caisse de rosier, sur sa fenêtre, fleur qui inspirait tous les ans au chardonneret ses plus joyeuses et ses plus amoureuses chansons. Je regrette de les avoir égarées en quittant Marseille.
Je remerciai Reine de la complaisance qu’elle avait eue de m’ouvrir ainsi ce cœur, où l’amour d’un oiseau tenait une si grande place. Madame de Lamartine entra, l’accueillit avec cette cordialité tendre qui enlève toute timidité à une étrangère, et la mena dîner avec nous sous un lentisque où le vent de mer rafraîchissait et chantait des airs aussi doux que l’ombre du chardonneret de Reine dans son oreille de poëte. Accoutumée à vivre avec les paysannes de Saint-Point et de Milly, ma femme n’avait qu’à changer de paysage pour se croire encore avec ses compagnes habituelles de sa vie des champs. Reine l’aima du premier coup d’œil, s’y attacha par la conformité des bons cœurs, et n’a pas cessé de lui écrire depuis, une ou deux fois chaque année, pour lui envoyer des vœux et des souvenirs renfermés dans de petits ouvrages à l’aiguille de sa main.
Après le dîner, nous allâmes nous asseoir tous les trois sur les bancs d’une barque vide échouée au bord de la mer. Nous reprîmes notre conversation de vieille connaissance avec Reine Garde, tout en jouant avec l’écume qui venait mourir contre la quille ensablée du bateau.
« Vous aimez donc beaucoup à lire, et il faut que vous ayez beaucoup lu pour avoir appris ainsi toute seule à si bien parler votre langue et à exprimer en vers si harmonieux vos impressions ?
« — Oh ! oui, madame, dit Reine ; lire est mon plus grand plaisir après celui de prier Dieu et de travailler pour obéir à la loi de la Providence. Quand on s’est levé avec le jour et qu’on a cousu jusqu’à ce que l’ombre ne vous laisse plus distinguer un fil noir d’un fil blanc, on a bien besoin de reposer un peu ses doigts et d’occuper un peu son entendement. Nous n’avons pas de sociétés, nous autres ; nous n’avons que quelques bonjours et bonsoirs sur le pas de la porte avec les voisins et les voisines, et puis tout le monde rentre, les uns pour préparer le souper, les autres pour coucher ou allaiter les enfants ; ceux-ci pour se délasser en famille, ceux-là pour s’endormir et se préparer au travail du lendemain. Il y en a aussi qui s’en vont dans les lieux où l’on perd son temps et sa jeunesse, les guinguettes, les cabarets, les cafés. Que voulez-vous que les pauvres filles honnêtes comme nous fassent alors du reste de la soirée, surtout en hiver, quand les jours sont courts ? Il faut bien lire ou devenir pierre à regarder blanchir ses quatre murs ou fumer ses deux tisons dans le foyer.
« — Mais que pouvez-vous lire ? demanda ma femme.
« — Ah ! voilà le mal, madame, répondit Reine ; il faut lire, et on n’a rien à lire. Les livres ont été faits pour d’autres. Excepté les Évangélistes et celui qui a écrit l’Imitation de Jésus-Christ, les auteurs n’ont pas pensé à nous en les écrivant. C’est bien naturel, madame, chacun pense à ceux de sa condition. Les auteurs, les écrivains, les poëtes, ceux, en un mot qui ont fait des poëmes, des tragédies, des comédies, des romans, étaient tous des hommes d’une condition supérieure à la nôtre, ou du moins qui étaient sortis de notre condition obscure et laborieuse pour s’élever à la société des rois, des reines, des princesses, des cours, des salons, des puissants, des riches, des heureux, des classes de loisir et de luxe, dans leur temps et dans leur pays.
« — Ils devaient en avoir les idées, en rechercher l’élévation de science et de goût, en parler la langue, en peindre les mœurs. Or, cette intelligence, cette science, ce goût perfectionné, délicat et capricieux des hautes classes ; cette langue, ces mœurs, ne pouvaient être les vôtres, à vous, pauvres gens, surtout au commencement et avant que l’éducation donnée au peuple vous eût apprivoisés aux belles choses. Les anciens avaient bien des esclaves, Epictète, Ésope ou Térence, qui devenaient littérateurs, philosophes et poëtes ; mais ils n’avaient pas une littérature des esclaves. Ils avaient Socrate, mais qui avait besoin d’être expliqué au peuple par Platon ; Platon, qui avait besoin d’être débrouillé par des disciples encore bien savants ; Cicéron, qui n’écrivait que d’après Platon et pour les Scipion, les Atticus, les lettrés les plus consommés et les plus fins de Rome ; Virgile qui récitait ses pastorales aux princesses de la cour d’Auguste, mais que les vrais bergers et les vraies bergères n’auraient pas comprises ; Horace, qui ne chantait que le vin, le loisir, l’amour licencieux, pendant que le peuple de son Tibur buvait ses propres sueurs avec l’eau de ses cascades. Il en buvait le murmure, lui, par ses oreilles ; mais les laboureurs, les ouvriers, les tailleurs de pierre romains, n’en buvaient que l’eau claire. Ses vers étaient si contournés, si remplis de doubles sens et de figures empruntées à la Grèce et à l’histoire, que le peuple de son temps ne pouvait ni le chanter ni le comprendre. Il en a été de même depuis presque partout.
« — C’est vrai, dit Reine, excepté Robinson et la Vie des Saints, qu’est-ce donc qui a été écrit pour nous autres ?… Ah ! il y a encore Télémaque et Paul et Virginie, ajouta-t-elle ; c’est vrai, c’est bien amusant et bien touchant, surtout Paul et Virginie. Mais, cependant, Télémaque traite de la manière dont il faut s’y prendre pour gouverner un peuple, et cela ne nous regarde guère ; et ce livre a été écrit pour l’éducation du petit-fils d’un roi ; ce n’est pas notre état, à nous, n’est-ce pas, madame ? Quant à l’autre, il touche bien le cœur de tout le monde ; il dit bien comment on s’aime, comment on ne peut pas vivre l’un sans l’autre, comment on désire se marier ensemble pour être heureux, et comment on est séparé par des parents ambitieux qui veulent plus de biens que de bonheur pour leurs enfants. Mais enfin, mademoiselle Virginie est la fille d’un général ; elle a une tante qui en veut faire une femme de qualité ; on la met au couvent pour cela ; toutes ces aventures, bien belles cependant, ne sont pas les nôtres. Ce sont des tableaux de choses que nous n’avons pas vues et que nous ne verrons jamais chez nous, dans nos familles, dans nos ménages, dans nos états. C’est plus haut que notre main, madame, nous n’y pouvons pas atteindre. Qui est-ce donc qui fait des livres ou des poëmes pour nous ? Personne ! excepté ceux qui font des almanachs, mais encore qui les remplissent de niaiseries et de bons mots balayés de l’année dernière dans l’année nouvelle ; ceux qui font des romans que les filles sont obligées de cacher aux mères de familles honnêtes, et ceux qui font des chansons que les lèvres chastes se refusent à chanter. Je ne parle pas de M. Béranger, qui en a bien, dit-on, quelques-unes sur la conscience, mais qui met maintenant la sagesse et la bonté de son âme en couplets qui sont trop beaux pour être chantés ! Ah ! quand viendra donc une bibliothèque des pauvres gens ? Qui est-ce qui nous fera la charité d’un livre ? »
Elle dit cela avec un bon sens supérieur à son éducation et avec un accent si pénétré de l’indigence intellectuelle des classes auxquelles elle appartenait, que cela me fit réfléchir un moment à la vérité et à la gravité de son observation.
« J’y avais déjà pensé quelquefois, dis-je en m’adressant à ma femme et à Reine, mais jamais tant qu’en écoutant ce que vous venez de dire. C’est vrai pourtant ! le peuple qui veut s’instruire, se distraire, s’intéresser par l’imagination, s’attendrir par le sentiment, s’élever par la pensée, va mourir d’inanition ou s’enivrer de corruptions, si on n’y prend garde. Il faut que la société s’en occupe, ou il faut que Dieu suscite un génie populaire, un Homère ouvrier, un Milton laboureur, un Tasse soldat, un Dante industriel, un Fénelon de la chaumière, un Racine, un Corneille, un Buffon de l’atelier, pour faire à lui seul ce que la société égoïste ou paresseuse ne veut pas faire, un commencement de littérature, une poésie, une sensibilité du peuple !
« Je passe en revue par la pensée en ce moment tous les rayons d’une bibliothèque bien composée. Je mets en idée la main sur tous les principaux noms qui la meublent, et je cherche à y grouper une collection de volumes qui puisse alimenter la vie intérieure d’une honnête famille de laboureurs, de serviteurs, d’ouvriers, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, vieillards ; livres à laisser sur la table et avec lesquels chacun puisse causer en silence, le dimanche ou le soir, sans avoir besoin qu’on les traduise ou qu’on les explique pour les entendre. Voyons, qu’est-ce que je trouve sous la main ?
« Voilà la Bible. C’est un beau livre, plein de récits populaires comme l’enfance du genre humain ; mais plein de mystères, de scandales de mœurs, de crimes et de férocités qui dépraveraient l’esprit, le cœur et les mœurs, si on la jetait non commentée et non châtiée dans les mains des enfants et dans l’inintelligence historique des masses. Voilà Homère, Platon, Sophocle, Eschyle ! Voilà Virgile, Horace, Cicéron, Juvénal, Tacite ! Mais ce sont d’autres époques, d’autres mœurs, d’autres langues ; c’est du grec et du latin, et les traductions sont insuffisantes. Rien ! Voilà Milton, Shakspeare, Pope, Dryden, lord Byron, Crabbe surtout, les poëtes anglais ! Voilà le Tasse, le Dante, Pétrarque, les poëtes italiens ! Voilà Schiller, Gœthe, Wieland, Gessner, les poëtes allemands. Il y a en eux de belles pages pour le peuple : la poésie de l’Allemagne descend au niveau du peuple, parce que le peuple monte à elle ; mais il faut être Allemand pour la comprendre ! Rien ! Voilà Lopez de Véga, Calderon, Cervantès ! Mais ce sont des parodies du génie chevaleresque dont ce temps-ci n’a pas à se corriger ; d’ailleurs c’est en espagnol. Rien ! Voilà les grandes et sublimes poésies orientales, indiennes, persanes, arabes. Il y a des trésors enfouis d’imagination et de sagesse humaine dont on pourrait monnayer les lingots pour l’humanité à venir ! Mais c’est en persan, en arabe, en sanscrit ; il faut des mineurs et des monnayeurs de ces poëmes ; ils ne sont pas venus encore. Rien !
« Voilà nos vieux poëtes français ; ce ne sont que romans de chevalerie, aventures cyniques, rimes galantes et fades à des Amaryllis de fantaisie ou à des beautés de cour. Rien ! Voilà Pascal : des polémiques scolastiques sur des raffinements de dogmes inintelligibles au simple bon sens, ou quelques pensées sublimes d’expression, mais sublimes comme l’abîme est sublime d’inconnu, de profondeur, de désespoir ! Ce livre ferait des fous s’il ne faisait pas des anachorètes ! Rien ! Voilà Bossuet : langue prophétique, éloquence biblique, histoire systématique, faisant rouler les mondes autour d’une peuplade de désert, orateur tonnant sur la tête des rois, mais faisant luire avec une complaisance à la fois sévère et habile ses éclairs sur les cours, et ne foudroyant que le peuple qu’il livre corps et âme au moderne Cyrus ; un choix des fragments, des échantillons du génie de la langue et du discours. Rien autre ! Voilà Fénelon : beaucoup à prendre dans Télémaque et dans les Correspondances : l’âme religieuse, la philosophie humaine, la grâce, l’onction, l’odeur de vertu ; mais des pages, et pas de livre pour le peuple ! Voilà Corneille : mais c’est un génie politique et résumeur, qui éclate trop haut pour le cœur humain. Quelques scènes, quelques maximes, quelques explosions en vers ! Rien de plus. Le peuple vit de détails de sentiments et non de résumés. Le génie, pour lui, est dans l’âme ; celui de Corneille est comme celui de Tacite, dans le mot ! Voilà Racine : celui-là était né pour devenir le poëte du peuple ; malheureusement, il n’y avait pas de peuple de son temps. Les cours l’ont pris, elles le gardent. On ne peut extraire de lui pour les masses que ses deux tragédies bibliques, Athalie et Esther, parce que là sa poésie s’est faite populaire en se faisant religieuse. Le reste est aux salons.
« Voilà Voltaire : esprit encyclopédique, mais toujours esprit, bon sens, lumière, critique, satire, finesse, raillerie, enjouement, quelquefois cynisme ! Jamais âme, tendresse amour, pitié et piété, ces dons du génie à ceux qui souffrent. Philosophe des heureux, aristocrate des intelligents, poëte de demi-jour, peu à prendre pour les simples de cœur, lustre des bibliothèques s’éteignant dans le champ en plein soleil, ou déplacé dans la mansarde de l’indigent !
« Voilà tous nos historiens. Pas un pour le peuple depuis nos chroniqueurs ! Montesquieu, trop haut ; Rollin, excellent, mais trop servile traducteur de l’antiquité et trop long pour des lecteurs qui comptent le temps !
« Voilà nos romanciers. Tous prenant leurs personnages dans les rangs élevés de la société, et donnant au sentiment le jargon du salon, au lieu de la langue de la nature illettrée ! Rien, ou presque rien !
« Voilà nos philosophes ! Descartes, Malebranche, Condillac, et tous les modernes ; vous pouvez les réimprimer tant que vous voudrez, je vous défie de les faire lire au peuple, parce que la philosophie du peuple ne raisonne pas, elle sent. Sa dialectique, c’est un instinct ; sa logique, c’est une impression ; sa conclusion, c’est une larme ! Il n’y en a point là pour lui. Il ne connaît de J.-J. Rousseau que les cent premières pages du Vicaire savoyard et quelques chapitres des Confessions, où il voit un horloger de génie aux prises avec ses misères et des sentiments qu’il reconnaît en lui-même. De Chateaubriand il ne lit que René et Atala, où la philosophie est délayée de larmes, et où la piété est fondue dans l’amour. Rien !
« Voilà nos théâtres : ils ont été écrits pour les cours ou pour les classes exclusivement lettrées. La preuve que le peuple ne les sent pas assez faits pour lui, c’est qu’il les laisse aux scènes académiques et qu’il a inventé pour lui les mélodrames, parce que son vrai drame n’a pas encore été inventé pour lui. Rien !
« Voilà nos savants ! Ils sont écrits en algèbre et voilés d’une terminologie gallo-grecque qui laisse les sciences naturelles à l’état de mystères pour tout ce qui n’est pas initié. Celui qui mettra la science usuelle en langue vulgaire et sensible aux ignorants n’est pas encore venu. Je me trompe, il commence à poindre en Angleterre dans le fils d’Herschel. Rien encore ici !
« Ainsi, de tout ce qui compose une bibliothèque complète pour un homme du monde ou pour une académie, à peine pourrait-on extraire cinq ou six volumes français à l’usage et à l’intelligence des familles peu lettrées, à la ville ou à la campagne, et cet extrait même n’est pas fait dans le sens qui conviendrait aux mœurs de cette partie négligée de la population. On lui apprend à lire cependant, mais sans lui donner ensuite la possibilité de lire autre chose que les livres faits pour d’autres lecteurs, ou les feuilles rougies de vices et de cynisme qu’on lui jette en pâture, comme si l’on donnait à un enfant des armes pour se blesser. »
Ces réflexions m’attristèrent profondément en regardant la figure noble et souffrante de la pauvre Reine, âme altérée cherchant en vain les sources où elle pût étancher cette soif naturelle à tous de connaître et d’aimer. Je lui dis :
« Mais, selon vous, Reine, quelle serait la bibliothèque qu’il faudrait composer pour les familles de votre condition ? Voilà un catalogue : voyons, essayez de la choisir vous-même. »
Nous essayâmes ensemble et nous ne pûmes jamais arriver qu’aux cinq ou six ouvrages que j’ai déjà cités.
« Il faudrait les inventer, Monsieur, car décidément ils n’existent pas dans la langue. Il y a des centaines, des milliers de livres pour vous ; pour nous autres, il n’y a que des pages.
« — Peut-être bien, lui répondis-je, que le moment de les écrire est venu en effet, car voilà que tout le monde sait lire ; voilà que tout le monde, par une moralité évidemment croissante dans les masses, va donner au loisir intellectuel le temps enlevé aux vices et aux débauches d’autrefois ; voilà que l’aisance générale augmente aussi par l’augmentation du travail et des industries ; voilà que le gouvernement va être contraint de s’élargir et d’appeler chacun à exercer une petite part de droit, de choix, de volonté, d’intelligence appliquée au service du pays ; tout cela suppose et nécessite aussi une part de temps infiniment plus importante consacrée à la lecture, cet enseignement solitaire dans l’intérieur de chaque famille. La pensée et l’âme vont travailler double dans toutes les classes de la société. Les livres sont les outils de ce travail moral. Il vous faut des outils adaptés à votre main.
« — C’est encore vrai, dit-elle.
« — Or, pendant que le besoin de lire s’accroît par tant de motifs chez le peuple, le besoin et la faculté d’écrire s’accroissent aussi dans une égale proportion dans les classes lettrées. Pour un écrivain qu’il y avait autrefois, on en compte cent ou même mille aujourd’hui.
« — Pourquoi donc ? me demanda-t-elle avec un air d’étonnement.
« — Par la raison qui vous a fait écrire vous-même vos vers au chardonneret et vos autres petites compositions ; parce qu’il y a plus de pensée, plus de sentiment, plus d’inspiratnion, plus d’instruction, plus de loisir, plus de nécessité de produire dans la masse lettrée du pays, qu’il n’y en avait il y a un siècle. La révolution a défriché plus de parties incultes du sol de l’humanité. Ce qui ne végétait pas végète ; ce qui ne produisait pas produit. On a semé des idées, il a poussé des intelligences.
« Et puis, comme l’éducation classique s’est immensément multipliée, il est sorti d’année en année des études une élite de jeunes hommes de talent, de pensée, de style, qui ne savent que faire de tous ces dons, à moins d’en faire de la réputation, de la fortune, de la gloire. L’Église, qui les absorbait en grande quantité dans l’ancien régime, qui les enrichissait par ses bénéfices et ses fonctions lucratives de toute espèce, ne les absorbe plus ; l’empire, qui les dévorait dans ses armées, ne les fauche plus en coupes réglées. Ils n’ont que deux carrières : les fonctions publiques ou la littérature. Ils font des journaux, des articles, des romans, des poésies, des livres. La grande multitude de ces écrivains qui se pressent ainsi aux portes de la renommée empêche de remarquer combien il y a de talents de toute espèce noyés dans cette foule, et combien ce siècle, qu’on accuse de stérilité, comme on a accusé ainsi tous les siècles, est plein de séve nouvelle, de vigueur, de variété, d’originalité et de génie. Il se dépense chaque matin aujourd’hui en France et en Europe plus de travail et plus de talent littéraire dans les fragments qui jonchent, le soir, le pavé d’un café ou d’un cabinet littéraire, qu’il n’en faudrait pour faire un excellent livre et pour fonder la renommée d’un grand écrivain. Moi qui vous parle, je reçois par semaine plus de poésie, plus de politique ou plus de philosophie confidentielles par la poste, qu’un gros volume n’en contiendrait dans ses pages. La tête et le cœur de l’homme sont deux ateliers dont l’activité est plus grande de nos jours peut-être qu’à aucune autre époque. Eh bien, tout ce travail intellectuel cherche naturellement son emploi. Il ne l’a pas trouvé encore, et voilà pourquoi souvent il remue, il inquiète, il menace d’explosion le pays ; mais il le trouvera, car il y a une providence des esprits comme il y a une providence des saisons, ne l’oubliez pas : Dieu ne fait pas naître plus de bouches qu’il n’y a d’épis, ni plus d’épis qu’il n’y a de bouches. Tout se correspond dans la nature physique. Quand vous voyez apparaître un grand besoin, soyez certaine que vous allez voir apparaître une grande force pour le satisfaire ; et, quand vous voyez naître une grande force sans emploi, soyez sûre aussi que vous allez voir naître un grand besoin pour l’employer.
« Les livres pour le peuple, aussitôt qu’on aura compris que le peuple a besoin de lire, vont être, sous toutes les formes, l’emploi utile, honorable et sain de cette multitude de talents qui ont besoin d’écrire. De même que les droits politiques prendront leur niveau par les institutions libérales, électorales, constitutionnelles, républicaines, de même les intelligences prendront aussi leur niveau par l’éducation, l’instruction, la littérature populaires.
« — Tiens ! c’est juste, dit Reine, je n’y avais jamais pensé. Pourquoi donc, en effet, à présent que nous savons tous lire, n’écrirait-on que pour les salons et les académies ? Est-ce que le peuple des villes et des campagnes n’est pas un plus grand public que l’autre, puisqu’on dit que nous sommes tant de millions de laboureurs, d’artisans, d’ouvriers, de domestiques, de femmes et d’enfants dans le pays ?
« — Oui, Reine, n’en doutez pas, repris-je, l’ère de la littérature populaire approche ; et quand je dis populaire, vous m’entendez bien, je veux dire la plus saine et la plus épurée des littératures, car j’entends par peuple ce que Dieu, l’Évangile, la philosophie, et non pas les démagogues, entendent par ce mot : la partie la plus nombreuse et la plus importante, par conséquent, de l’humanité. Avant dix ans, si les institutions nouvelles n’ont pas d’éclipse qui les stérilise et qui les change en tyrannie momentanée, vous aurez une librairie du peuple, une science du peuple, un journalisme du peuple, une philosophie, une poésie, une histoire, des romans du peuple, une bibliothèque appropriée aux esprits, aux cœurs, aux loisirs, aux fortunes du peuple à tous ses degrés !
« — Mais qui est-ce qui nous fera cela ? dit-elle avec une expression mêlée de joie et d’incrédulité.
« — Qui est-ce qui vous fera cela ? répondis-je ; les plus grands parmi ceux qui savent, qui pensent, qui chantent, qui écrivent. De même que c’était un honneur, il y a quelques siècles, d’instruire les cours, de parler aux rois, de plaire aux sommités seules alors éclairées du monde, de même ce sera un honneur, et une vertu bientôt, d’instruire les petits, de parler aux masses, de plaire au peuple honnête, où le goût du bon et du beau se propagera avec l’instruction et par la lecture. La gloire se retournera avec l’auditoire, voilà tout. Elle était en haut, elle sera en bas. Le génie se tourne aussi toujours par sa nature du côté où est la gloire. La gloire, ce sera alors le nom d’un écrivain sur les lèvres de vos femmes, de vos enfants, de vos vieillards, dans vos chaumières, dans vos mansardes, dans vos métiers ! Pourquoi veut-on être lu ? C’est pour être admiré quelquefois ; mais plus souvent c’est pour être compris, senti et aimé de ceux qui nous lisent. Eh bien, ne sera-t-il pas plus doux pour un poëte d’avoir ses vers dans la mémoire de trente à quarante millions d’hommes que dans les rayons de luxe de cinq ou six mille bibliothèques ? Ne sera-t-il pas plus doux pour un écrivain d’être de la famille de ces quarante millions d’hommes, sur leur table, sur leur métier, sur leur charrue, à leur foyer, que d’avoir un siége dans une Académie de quarante écrivains comme lui, et une pension d’une cour, ou sur le budget d’un ministre ? Qu’en pensez-vous pour vous-même ? Voyons, interrogez-vous ! Qu’aimeriez-vous mieux, de savoir vos vers dans la bouche d’un million de petits enfants récitant vos strophes à la fin de leurs prières ou devant les genoux de leurs mères, ou de les savoir imprimés sur beau papier et reliés de beau maroquin sur les rayons de quelques amateurs de poésie ?
« — Oh ! j’aime mieux la mémoire des enfants et des pauvres gens ! s’écria-t-elle ; c’est une édition vivante !
« — Ajoutez : et aimante ! repris-je.
« — Oui, au bout du compte, il n’y a que cela, madame, n’est-ce pas ? répondit-elle en se tournant vers ma femme. Toute gloire qui ne se convertit pas en amitié, c’est du grain qui ne germe pas, c’est de la lumière qui ne chauffe pas ; monsieur a raison. »
Je voulus aller plus loin, et tâter le vrai goût et le vrai sentiment littéraires dans le peuple, dans le cœur même de cette excellente femme, née parmi les domestiques et vivant parmi les artisans.
« Comment, lui demandai-je, mademoiselle Reine, concevriez-vous la nature d’ouvrages qui conviennent aux mœurs, aux sentiments, à l’esprit des personnes de votre condition ? Quels seraient les premiers et les meilleurs livres qu’il faudrait, si on en avait le talent, composer en commençant, pour les paysans, les domestiques, les artisans, les ouvriers, leurs femmes, leurs enfants, enfin pour tous ceux qui ont peu à lire et qui ont peu lu jusqu’à présent ?
« — Ah ! Monsieur, je ne sais pas trop ; c’est bien difficile à dire. On n’a pas de goût quand on ne l’a pas encore exercé.
« — Mais enfin, jugez par vous-même et répondez-moi : quel est l’ouvrage qui enlèverait, qui attacherait, qui impressionnerait vivement et puissamment votre âme telle qu’elle est ou telle qu’elle était avant d’avoir lu ce qu’on vous a prêté ?
« Serait-ce une belle philosophie, à la fois religieuse et rationnelle, établissant en maximes courtes, sublimes, claires comme des rayons de soleil, les grands principes de la sagesse humaine et de la vertu perfectionnée de siècle en siècle dans l’intelligence et dans la conscience du genre humain ; une espèce de catéchisme de la pensée des hommes ?
« — Oui, dit-elle sans enthousiasme, cela ne ferait pas de mal. Mais les maximes… c’est un peu froid, monsieur, pour nous ; ce sont des morceaux de pensées qu’on tourne et qu’on retourne bien un moment dans ses mains pour les voir briller, mais ce ne sont pas des personnes. Nous autres, nous ne nous attachons qu’aux personnes, parce qu’on peut les aimer ou les haïr ; mais des pensées… ça n’aime ni ça ne hait ; c’est mort ! Nous aimerions mieux autre chose.
« — Une belle histoire universelle, lui dis-je, bien claire, bien déduite, bien racontée, ramifiée comme les branches de ce platane devant vous, où les racines sortiraient de terre, le tronc des racines, les branches du tronc, les rameaux des branches, et qui vous ferait suivre de l’œil toutes les grandes familles de l’espèce humaine, depuis les temps primitifs jusqu’aujourd’hui, avec les progrès, les décadences, les morts et les renaissances des races d’hommes, des idées, des religions, des institutions, des arts, des métiers ? Cela vous irait-il ?
« — Pas à tous, monsieur ; ça ferait bien tout de même pour les jeunes gens un peu instruits et pour les vieillards curieux du temps passé ; mais la masse, les femmes, les filles, les enfants, ne liraient pas beaucoup ce livre. C’est trop loin de nous, cela ne nous regarde pas, cela passe devant l’œil comme un torrent qui éblouit et qui noie notre esprit ; nous aimerions mieux une pleine main d’eau puisée dans une petite source à notre portée. Ce qui est grand est grand, mais c’est comme le ciel, c’est confus ; et, comme on dit, on n’y voit que des étoiles.
« — Un abrégé de toutes les sciences et de tous les arts, expliqués simplement et nettement, de manière à vous faire connaître tout ce que l’homme a découvert, inventé, imaginé, perfectionné en tout genre d’art et d’industrie, cela serait bon. Cela vous donnerait une idée de vous-mêmes, un respect pour vos facultés, une espérance et un désir d’arriver toujours à mieux, une émulation de siècle à siècle ; et puis cela détruirait beaucoup d’idées fausses que vous avez sur quantité de phénomènes naturels ou artificiels que vous prenez pour sortiléges ?
« — Oui, encore ; mais cela ne plairait qu’aux studieux parmi nous, et nous n’avons guère le temps d’étudier pour étudier. Et puis, quand nous aurions lu cela, que nous resterait-il dans l’âme ? Un nuage de mots, de lignes, de choses, de faits et de machines qui s’embrouilleraient dans l’esprit. Nous avons assez de notre métier, nous n’avons pas besoin de savoir les métiers de chacun.
« — De beaux poëmes comme ceux de Virgile, d’Homère, du Tasse, qui racontent en vers les batailles des héros, les assauts, les incendies de villes, les destructions d’armées, les conquêtes des peuples ?
« — Nous ne lirions pas cela du tout, monsieur. C’était bon du temps des Grecs et des Romains, où les nations ne pensaient qu’à se battre, et où les peuples croyaient à toutes sortes de fables, de dieux, de déesses, de gens descendus du ciel pour se battre avec ceux-ci contre ceux-là. Maintenant le peuple ne croit pas à ces imaginations de poëtes ; il veut que ses poëtes lui chantent du vrai et du bon, ou bien il n’écoute pas.
« — Et de beaux romans où l’on voit des messieurs et des dames qui s’aiment, qui se parlent, qui s’écrivent des lettres d’amour, qui se trompent, qui se brouillent, qui se raccommodent, et qui finissent, après quatre volumes de malentendus et d’aventures, par se marier et par vivre riches et heureux dans un magnifique hôtel à Paris ou à Londres ?
« — C’est comme si on nous parlait la langue de la Chine ou du Japon, monsieur ; nous n’y comprenons absolument rien. Les romans de femmes de chambre ou de couturières, oui, nous les lirions bien avec plaisir, ceux-là. Il y a bien des écrivains qui nous en font plus que nous n’en voulons, de ceux-là ; mais plût à Dieu qu’ils ne nous en fissent pas ou qu’ils en fissent d’autres ! car c’est là, monsieur, la peste des pauvres mères de famille honnêtes ; elles sont toujours à chercher dans les poches de leurs fils ou de leurs filles pour y surprendre ces vilains petits livres et pour les jeter au feu. Est-il possible qu’il y ait des écrivains d’esprit qui s’amusent à jeter comme ça du poison dans des jeunes cœurs, comme on sèmerait de l’arsenic dans les boutons d’un bouquet pour faire respirer la mort en croyant s’embaumer ? Oh non ! Justement voilà le malheur, c’est qu’on nous fait bien des livres, mais ce sont des livres contre nous ! et puis ces messieurs parlent de pauvres gens qui vendent leurs enfants ! mais la monnaie avec laquelle on les achète, qui est-ce donc qui l’a faite, si ce n’est pas eux, avec leurs romans à deux sous ?
« — Mais de simples histoires vraies et pourtant intéressantes, prises dans les foyers, dans les mœurs, dans les habitudes, dans les professions, dans les familles, dans les misères, dans les bonheurs et presque dans la langue du peuple lui-même ; espèce de miroir sans bordure de sa propre existence, où il se verrait lui-même dans toute sa naïveté et dans toute sa candeur ; mais qui, au lieu de réfléchir ses grossièretés et ses vices, réfléchirait de préférence ses bons sentiments, ses travaux, ses dévouements et ses vertus, pour lui donner davantage l’estime de lui-même et l’aspiration à son perfectionnement moral et littéraire ; qu’en pensez-vous ?
« — Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, je pense que ce sont véritablement là les livres qui attacheraient les artisans, surtout les femmes et les filles des artisans. Et comme vous savez bien que c’est la femme qui est le sentiment de toute la famille, par conséquent, lorsque la femme ou la jeune fille de la maison lit un livre, c’est comme si son père et ses frères l’avaient lu. Nous sommes le cœur des logis, monsieur : ce que nous aimons, les murailles l’aiment. L’instituteur de l’esprit est à l’école, mais l’instituteur de l’âme est au foyer. C’est la mère, la femme, la fille ou la sœur de l’ouvrier honnête qui sont ses véritables muses, comme on appelle ces inspirations intérieures à l’Académie de Marseille. Ce qu’elles soufflent est respiré par tous les parents et par tous les amis par-dessus tout. Ce sont elles, comme je l’ai vu tant de fois dans les soirées de famille d’ouvriers, ce sont elles qui choisissent le livre, qui allument la lampe le dimanche, et qui disent : « Je vais vous lire une histoire ; écoutez-moi bien ! »
« — Il faudrait, n’est-ce pas, que ces histoires fussent prises dans la condition même de ceux qui les lisent ?
« — Oui, monsieur, sans cela pas d’attention ; on dit : « Cela est plus haut que nous, n’y regardons pas ! »
« — Il faudrait qu’elles fussent vraies ?
« — Oui, monsieur. Nous n’aimons pas beaucoup les imaginations, parce que nous n’en avons pas beaucoup nous-mêmes. Nous ne nous intéressons qu’au vrai, parce que nous vivons dans les réalités, et que la vérité, c’est notre poésie à nous.
« — Il faudrait qu’elles fussent très-simples et très-naturelles, ces histoires ; qu’il n’y eût quasi point d’événements ni d’aventures, pour ressembler au courant ordinaire des choses ?
« — Oui, monsieur, parce qu’il n’y a quasi pas d’événements ni d’aventures dans notre vie, et que tout consiste en deux ou trois sentiments qui forment toute notre existence.
« — Il faudrait qu’elles fussent en prose, n’est-ce pas, encore ?
« — Oui, monsieur, c’est plus simple pour nous ; nous aimons qu’on nous parle comme nous parlons. Les auteurs devraient garder les vers pour les cantiques, pour les prières, ou bien comme je fais, moi, pour pleurer les morts, pour regretter les absents, pour rappeler les vieux souvenirs, pour gémir sur les séparations éternelles ; parce que les vers, voyez-vous, ça ne parle pas, ça ne raconte pas bien, mais ça pleure, et ça chante, et ça prie en nous comme une voix qui ne sort pas tous les jours du cœur, mais qui n’en sort que quand il est extraordinairement frappé ou ému.
« — Il faudrait que ces livres ne coûtassent presque rien à acheter, n’est-ce pas, encore, afin qu’une semaine de lecture ne coûtât pas à l’artisan ou au laboureur autant qu’une soirée au cabaret ?
« — Oh ! oui, surtout, dit Reine, en approuvant d’un geste de tête, il faudrait qu’un livre comme ceux dont nous parlons ne fût pas plus cher qu’une bouteille de vin, un jeu de cartes, une tasse de café ou une pipe à fumer. Alors le père ou le frère dirait : « Voilà une bouteille que je vais boire ou une pipe que je vais fumer tout seul, et il ne restera rien dans le verre ou dans la terre cuite quand ça sera fini ; et voilà à côté, pour le même prix, un volume à lire qui fera passer le temps à ma femme, à mes enfants, à moi, et qui restera à la maison après, avec du plaisir dans la mémoire, de douces larmes dans les yeux, de bons sentiments dans le cœur. Voyons, lequel faut-il acheter ? » Et il achètera le volume, monsieur, à moins qu’il ne soit un égoïste, un homme dur ou un débauché. Et puis encore, il fera un calcul tout simple, s’il calcule bien. Il dira : « Si je vais passer ma soirée hors de chez moi, dans les lieux publics, il m’en coûtera peut-être une journée ou deux de mon salaire, et si je la passe à la maison avec mes enfants et mes voisins à écouter lire un bon livre, il ne m’en coûtera rien que la chandelle, et j’aurai économisé sur mon pécule en enrichissant mon intelligence et en polissant mes mœurs. » N’est-ce pas vrai, cela ?
« — Parfaitement vrai, et cette réflexion ne pouvait venir que de vous, qui savez le prix du temps de l’ouvrier. Aussi il faudrait que ses livres fussent courts, n’est-ce pas ?
« — Oui, monsieur, longs comme la durée d’une chandelle, à peu près, pas davantage ; parce que les hommes de travail n’ont guère d’autre temps à consacrer aux livres que le dimanche, et que si l’histoire n’était pas finie avant qu’on se couche, la semaine, en passant dessus, la ferait oublier. On ne saurait plus où on en est, on ne se rappellerait plus, le dimanche suivant, les noms et les choses. Il n’y a que les gens de loisir qui peuvent lire des livres en beaucoup de volumes ; ils prennent leur plaisir en gros comme leurs provisions chez l’épicier. Pour nous, nous ne pouvons les prendre qu’en détail : une once de sel, une page de sentiment, une goutte de larmes ! Sou par sou, voilà le peuple : il faut le prendre comme Dieu l’a fait ! »
Cette conversation me fit venir la pensée d’essayer de remplir bien imparfaitement le programme de cette intéressante fille, par quelques récits en prose et par quelques chants populaires en vers, pour les dimanches du peuple affamé de lecture et qui n’a pas encore d’écrivains à lui. J’ai beaucoup vécu avec les paysans, avec les matelots, avec les ouvriers, avec les bons et fidèles domestiques qui font partie de nos familles ; j’ai passé bien des heures dans les chaumières, dans les casernes, sur le pont des bâtiments, sur les bords des routes, sur les montagnes avec les bergers, derrière la charrue avec le laboureur, dans les sentiers de la vigne avec les vignerons, le long des fossés des grandes routes, à causer intimement avec toutes ces intelligences naïves, simples et bonnes, dont la langue, les mœurs, les sentiments, me sont plus familiers que ceux des salons. J’ai été témoin ou confident de sept ou huit vies obscures, mais pleines d’intérêt, de douleurs ou de bonheurs cachés, qui, si on les écrivait comme ils ont été sentis, seraient de véritables petits poëmes vrais du cœur humain. J’en connais les sites, les événements, les acteurs. Je vais tenter de les écrire aussi simplement qu’ils m’ont été racontés. Je les publierai un à un, en volumes détachés, à bas prix, sans luxe de papier ni d’impression, pour les rendre accessibles aux plus pauvres familles d’artisan. Je n’y mettrai ni prétention de style, ni effort de talent, ni esprit de système ; la nature, la nature, et encore la nature : voilà tout le génie pour ces sortes de productions. Le peuple s’en inspire de plus près encore que nous. S’il la retrouve dans ces tableaux sans art, il s’y plaira et en désirera d’autres. Des mains plus libres et plus fraîches les lui prodigueront. La littérature populaire sera ébauchée ; elle ne peut commencer et finir que par des ouvrages de sentiment, car les classes lettrées de la population sont intelligence ; mais les classes illettrées sont surtout cœur ! C’est donc par le cœur qu’il faut élever le peuple au goût et à la culture des lettres. L’évangile du sentiment est comme l’évangile de la sainteté : il doit être prêché d’abord aux simples et dans un langage aussi simple que le cœur d’un enfant !
Ces idées, que je pensais tout haut devant la couturière d’Aix, me rappelèrent quelques pages que j’avais écrites quelques années avant, comme par pressentiment, sur la manière de concevoir et d’écrire l’histoire pour le peuple. Je cherchai ces pages dans mon portefeuille, et je les lui lus, Les voici :
Jusqu’à présent on a beaucoup flatté le peuple. C’était montrer qu’on ne l’estimait pas encore assez, car on ne flatte que ceux qu’on veut séduire. Pourquoi l’a-t-on flatté ? C’est qu’on faisait du peuple un instrument et non un but. On disait : La force est là ; nous en avons besoin pour soulever des gouvernements qui nous gênent, ou pour absorber des nationalités que nous convoitons ; appelons le peuple à nous, enivrons-le de lui-même ; disons-lui que le droit est dans le nombre ; que sa volonté tient lieu de justice ; que Dieu est avec les gros bataillons ; que la gloire est l’amnistie de l’histoire ; que tous les moyens sont bons pour faire triompher les causes populaires, et que les crimes mêmes s’effacent devant la grandeur et la sainteté des résultats ; il nous croira, il nous suivra, il nous prêtera sa force matérielle ; et quand, à l’aide de ses bras, de son sang, et même de ses crimes, nous aurons déplacé la tyrannie et bouleversé l’Europe, nous licencierons le peuple et nous lui dirons à notre tour : « Tais-toi, travaille et obéis !… » Voilà comment jusqu’à présent on lui a parlé ; voilà comment on a transporté dans la rue les vices des cours, et donné au peuple un tel goût d’adulation et un tel besoin de complaisance et de caresses, qu’à l’exemple de certaines souverains du Bas-Empire, il n’a plus voulu qu’on lui parlât qu’à genoux. Ce n’est pas cela ; il faut lui parler debout, il faut lui parler de niveau, il faut lui parler en face. Il ne vaut ni plus ni moins que les autres éléments de la nation. Le nombre n’y fait rien. Prenez un à un chacun des individus qui composent une foule, que trouvez-vous ? mêmes ignorances, mêmes erreurs, mêmes passions, souvent les mêmes vices qu’ailleurs. Y a-t-il de quoi s’agenouiller ? Non. Multipliez tant que vous voudrez toutes ces ignorances, tous ces vices, toutes ces misères par millions d’hommes, vous n’aurez pas changé leur nature ; vous n’aurez jamais qu’une multitude, laissons donc le nombre et ne respectons que la vérité.
C’est devant la vérité seule qu’il faut vous placer en écrivant l’histoire à l’usage du peuple ; et ne croyez pas que vous serez moins lu, moins écouté, et moins populaire pour cela. Le peuple a deux goûts dépravés : l’adulation et le mensonge ; mais il a deux goûts naturels : la vérité et le courage. Il respecte ceux qui osent le braver ; ceux qui le craignent, il les méprise. Il y a des animaux féroces qui ne dévorent que ceux qui fuient ou qui tombent devant eux. Le peuple est comme le lion, qu’il ne faut pas aborder de côté, mais en face, les yeux dans ses yeux, la main dans sa crinière, avec cette familiarité ferme et confiante qui prouve qu’on se livre, mais qu’on s’estime, et qui dit aux multitudes : « Comptez-vous tant que vous voudrez ; moi je me sens ».
Cela dit, quel point de vue choisirez-vous pour écrire cette histoire populaire ? Il y en a trois principaux auxquels vous pouvez vous placer : le point de vue de la gloire, le point de vue du patriotisme, le point de vue de la civilisation ou de la moralité des actes que vous allez raconter. Si vous écrivez au point de vue de la gloire, vous plairez beaucoup à une nation guerrière, qui a été éblouie bien avant d’être éclairée, et que cet éblouissement a aveuglée si souvent sur la valeur des hommes et des choses qui brillaient dans son horizon. Si vous vous placez au point de vue exclusif de son patriotisme, vous passionnerez beaucoup un peuple qui a pour son sublime égoïsme l’excuse même de son salut et de sa grandeur, et qui, en se sentant si grand et si fort, a pu croire qu’il était seul et que l’Europe se résumait en lui. Mais ni l’un ni l’autre de ces points de vue ne vous donneront la vérité vraie, c’est-à-dire la vérité générale ; ils ne vous donneront que la vérité française ; or la vérité française n’est qu’à Paris ; passez la frontière, c’est un mensonge. Ce n’est pas à cette vérité bornée par les limites d’une nation que vous voulez consacrer votre enseignement ni réduire l’intelligence du peuple. Que vous reste-t-il donc à choisir ? Le point de vue universel et permanent, c’est-à-dire le point de vue de la moralité des actes individuels ou nationaux que vous avez à décrire. Tous les autres sont éclairés par un jour conventionnel ; celui-là seul est éclairé par un jour complet et divin ; celui-là seul peut guider l’incertitude des jugements humains à travers le dédale des préjugés, des opinions, des passions, des égoïsmes personnels et nationaux, et faire dire au peuple : « Ceci est bien, ceci est mal, ceci est beau. » En un mot, si vous voulez former le jugement des masses, les arracher à l’immorale théorie du succès, faites quelque chose qui n’a pas encore été fait jusqu’ici : donnez une conscience à l’histoire. Voilà le mot du temps, voilà l’œuvre digne du peuple et l’entreprise digne de vous ! Avec un tel procédé historique, vous plairez moins immédiatement peut-être à l’imagination passionnée des masses ; mais vous servirez mille fois plus leur cause, leurs intérêts et leur raison. Vous trouverez partout ces trois aspects : l’aspect purement individuel, la gloire ; l’aspect exclusivement national, le patriotisme ; enfin l’aspect moral, la civilisation. Et, en pressant le sens de chacun des événements dans la main d’une logique rigoureuse, vous arriverez partout et toujours à ce résultat, que la gloire et le patriotisme même, séparés de la moralité générale de l’acte, sont stériles pour la nation et pour le progrès réel du genre humain, et qu’en un mot il n’y a point de gloire contre l’honnêteté, point de patriotisme contre l’humanité, point de succès contre la justice.
Quel beau commentaire de la Providence qu’une histoire ainsi écrite à l’usage des masses ! et j’ajoute : quel bienfait pour le peuple, et quel gage de sa future puissance mis ainsi dans sa main avec un pareil livre ! Apprendre au peuple, par les faits, par les dévouements, par le sens caché de ces grands drames historiques, où les hommes ne voient que les décorations et les acteurs, mais dont une main invisible combine le plan ; lui apprendre, dis-je, à se connaître, à se juger, à se modérer lui-même ; le rendre capable de discerner ceux qui le servent de ceux qui l’égarent, ceux qui l’éblouissent de ceux qui l’éclairent ; lui mettre la main sur chaque homme, sur chaque grand événement de sa propre histoire, et lui dire : « Pèse-toi toi-même, non pas au faux poids de tes passions du jour, de tes préjugés, de tes colères, de ta vanité nationale, de ton étroit patriotisme, mais au poids juste et vrai de la conscience universelle du genre humain et de l’utilité de l’acte pour la civilisation » ; le convaincre que l’histoire n’est point un hasard, une mêlée confuse d’hommes et de choses, mais une marche en avant à travers les siècles, où chaque nationalité a son poste, son rôle, son action divine assignée, où chaque classe sociale elle-même a son importance aux yeux de Dieu ; enseigner par là au peuple à se respecter lui-même pour ainsi dire religieusement ; avec conscience de ce qu’il fait, à l’accomplissement progressif des grands desseins providentiels ; en un mot, lui créer un sens moral et exercer ce sens moral sur tous ces règnes, sur tous ces grands hommes et sur lui-même, j’ose dire que c’est là donner au peuple bien plus que l’empire, bien plus que le pouvoir, bien plus que le gouvernement ; c’est lui donner la conscience, le jugement et la souveraineté de lui-même ; c’est le mettre au-dessus de tous les gouvernements. Le jour où il sera en effet digne de régner, il régnera. Les gouvernements ne sont que le moule où se jette la statue d’un peuple, et où elle prend la forme que comporte sa nature plus ou moins perfectionnée. Tel peuple, tel gouvernement, soyez-en sûr ; et, quand un peuple se plaint du sien, c’est qu’il n’est pas digne d’en avoir un autre. Voilà l’arrêt que Tacite portait déjà de son temps, il est encore vrai de nos jours.
Mais une tentative pour populariser l’histoire a réveillé en moi une pensée qui dort depuis dix ans dans mon âme, pensée que j’ai présentée à réaliser tour à tour aux grands partis et au gouvernement de mon pays, et qu’ils ont laissée tomber à terre avec indifférence, parce que ce n’était pas une arme de guerre pour se combattre, mais un instrument d’amélioration et de paix pour façonner la nation. Cette pensée la voici :
Je me suis dit : Notre liberté de la presse, notre gouvernement de discussion et de publicité, notre mouvement industriel, notre enseignement primaire surtout, institué dans nos quarante mille communes, répandent, avec une profusion croissante, l’enseignement élémentaire dans les régions inférieures de la population, c’est-à-dire que tout cela donne la faculté, l’habitude et le besoin de lire à des masses considérables du peuple ; mais, après leur avoir créé ce besoin, que leur donne-t-on pour le satisfaire ? qu’écrit-on pour elles ? Rien. Notre éducation à nous, fils du riche, privilégiés du loisir, se continue sans lacune toute notre jeunesse et même toute notre vie. Après l’enseignement élémentaire que nous suçons sur les genoux de notre mère, les colléges nous reçoivent ; nous passons de là aux grands cours des universités ; nous entendons les maîtres célèbres que l’État salarie pour nous dans les capitales ; science, philosophie, lettres humaines, politique, tout nous est versé à pleines coupes ; et, si ce n’est pas assez, des bibliothèques intarissables s’ouvrent pour nous ; des revues, des journaux sans nombre, auxquels notre aisance nous permet de nous abonner, travaillent pour nous, toute la semaine ou toute la nuit, pour venir nourrir notre intelligence chaque matin de la fleur de toutes les connaissances humaines, et provoquer notre esprit à un travail insensible et à une perpétuelle réflexion. À un pareil régime il ne meurt que ce qui ne peut vivre : l’incapable ou l’indifférent. La vie est une étude jusqu’à la mort. Pour les enfants du peuple, au contraire, rien de tout cela. Cependant ils ont leur part de loisir aussi. Les jours de fête et de repos, les veillées d’hiver, les temps de maladie, les heures perdues, il n’y a pas de professions où une part quelconque de la journée ou de la vie ne puisse être consacrée et la lecture. Combien d’heures oisives pour vos cinq cent mille soldats dans leurs garnisons, pour vos soixante mille marins sur le pont de leurs navires, quand la mer est belle, le vent régulier ! combien pour vos innombrables ouvriers qui se reposent ou se fatiguent d’oisiveté habituellement quarante-huit heures par semaine ! combien pour les femmes, les vieillards, les enfants à la maison, les gardiens des troupeaux dans les champs ! Et où est la nourriture intellectuelle de toute cette foule ? Où est ce pain moral et quotidien des masses ? Nulle part. Un catéchisme ou des chansons, voilà leur régime. Quelques crimes sinistres racontés en vers atroces, représentés en traits hideux et affichés avec un clou sur les murs de la chaumière ou de la mansarde, voilà leur bibliothèque, leur art, leur musée à eux ! Et, pour les plus éclairés, quelques journaux exclusivement politiques qui se glissent de temps en temps dans l’atelier ou dans le cabaret du village, et qui leur portent le contre-coup de nos combats parlementaires ; quelques noms d’hommes à haïr et quelques popularités à dépecer, comme on jette aux chiens des lambeaux à déchirer, voilà leur éducation civique ! Quel peuple voulez-vous qu’il sorte de là ?
Eh bien, j’avais pensé à combler cette immense lacune dans la vie morale et intellectuelle des masses, non pas seulement par des livres qu’on prend, qu’on lit une fois et qu’on ne relit plus, mais par le seul livre qui ne finit jamais, qui recommence tous les jours, qu’on lit malgré soi, pour ainsi dire, et par cet instinct insatiable de curiosité et de nouveauté, qui est un des appétits naturels de l’homme, c’est-à-dire par le livre quotidien, par le journalisme populaire ; car le journalisme, ce n’est pas un caprice, c’est la succession même du temps marquée, heure par heure, sur le cadran de l’esprit humain.
Créer un journal des masses, quotidien, à grand format, à un prix d’abonnement qui ne dépasse pas cinq journées de travail ; convier tous les hommes qui, en France ou en Europe, marchent à la tête de la pensée, de la philosophie, de la science, de la littérature, des arts et même des métiers ; demander à chacun d’eux un certain nombre d’articles sur chacune des hautes spécialités où ils règnent : à celui-ci, la philosophie morale ; et celui-là, l’histoire ; à l’un, la science ; à l’autre, la poésie ; à un autre, la politique, mais la politique générale seulement et dans ses principes les plus unanimes, sans aucune polémique vive et actuelle contre les hommes et les gouvernements ; les engager à faire descendre toutes ces hautes pensées de l’intelligence jusqu’à la portée des esprits les moins abstraits, en termes clairs, précis, substantiels ; à se traduire, à se monnayer pour ainsi dire eux-mêmes de la langue savante dans la langue vulgaire ; associer à cet enseignement élémentaire, successif et varié, le récit des principaux faits nationaux ou européens, le procès-verbal complet de la journée dans l’univers entier ; faire pénétrer ainsi la clarté générale par toutes les portes, par toutes les fenêtres, par toutes les fissures des toits du peuple, et faire participer ces masses d’hommes, dans leur proportion et sans frais, à l’activité de la vie religieuse, philosophique, scientifique, littéraire et politique, comme elles participent à la vie physique par des aliments moins chers, mais aussi nourrissants : voilà cette pensée. Je n’ai pas le temps de vous la développer ici ; mais qu’il vous suffise de savoir que, pour la réaliser, il ne faudrait qu’un million par an. Oui, il suffirait qu’un million de citoyens bien intentionnés souscrivissent et ce subside des masses pour un franc par an seulement, pour une de ces petites pièces de monnaie qui glissent entre les doigts sans qu’on les retienne, ou que la distraction jette mille fois par an à la moindre fantaisie du jour ; et cette pensée se réaliserait, et la civilisation descendrait comme le nuage sur les lieux inférieurs pour verser partout sa pluie et sa rosée. Quelle révolution morale n’opérerait pas en dix ans sur l’intelligence, sur les idées, sur les mœurs, sur le bien-être des masses, cette infiltration quotidienne et universelle de la lumière dans les ténèbres de la pensée, dans leur assoupissement !
Elles sont à l’ombre, et vous les mettriez au soleil ; tout cimenterait, tout germerait, tout fructifierait. Je ne crains pas d’affirmer qu’en peu d’années votre peuple politique serait changé. Mais, me direz-vous, pourquoi ne l’exécutez-vous pas ? Parce que je n’ai pas le million à moi tout seul, parce qu’il n’y a pas, en ce temps-ci, en France, une idée qui pèse contre un écu. Que les bons citoyens trouvent un million, moi je me charge de trouver les hommes.
Ces hommes seraient, au fond, le véritable pouvoir moral de la nation, les administrateurs de la pensée publique, le concile permanent de la civilisation moderne : n’y a-t-il pas là de quoi tenter les nobles et ambitieux dévouements ? Oui, il y a aujourd’hui partout deux espèces de gouvernements : celui qui administre et celui qui règne. Celui qui règne, c’est celui qui pense : il est au-dessus du premier ; mais ce gouvernement de la pensée publique a besoin, comme l’autre, d’unité d’action et d’organes. Le journal populaire, ainsi conçu, serait le code de ce gouvernement par la pensée ; l’association en serait le budget et l’armée ; les premiers écrivains du siècle en seraient les ministres. Réfléchissez-y ; il y a en ce temps-ci quelque chose de plus beau que d’être ministre de la chambre ou de la couronne, c’est d’être ministre de l’opinion.
« Eh bien ! dis-je à Reine, voilà les idées que je me faisais de la littérature, histoire, poésie, philosophie, science, théâtre pour le peuple, bien avant l’époque où je vous parle. Il faut en arriver là. Rien n’est trop haut, rien n’est trop beau pour les masses. Ce sont les écrivains qui manquent au peuple ; ce ne sont pas les lecteurs qui manquent aux écrivains. Ah ! si j’avais le talent de tels ou tels écrivains de nos jours, et leur jeunesse, et leurs loisirs, et leur plume, que ne ferais-je pas dans cet ordre d’idées ! Il y a un nouveau monde à découvrir, sans aller, comme Christophe Colomb, traverser l’Atlantique. Ce monde nouveau, c’est la sensibilité et la raison des classes laborieuses. La géographie de l’univers moral ne sera complète que quand ce continent populaire sera découvert, conquis et peuplé d’idées par les navigateurs de la pensée. On l’entrevoit déjà ; il ne reste qu’à l’aborder.
« — C’est bien poétique, savez-vous, pourtant ce que vous me dites-là, monsieur ! repartit en soupirant la couturière, et cependant je le comprends.
« — Pardonnez-moi, lui dis-je ; je n’aurais pas parlé ainsi devant une autre femme de votre état ; mais vous êtes poëte aussi : vos vers m’ont fait oublier vos ciseaux ! D’ailleurs, il n’y a pas besoin d’être toujours plat pour être populaire ; le peuple est un grand poëte aussi, car il est l’enfant pas encore sevré de la nature, et la nature ne parle qu’en images comme Dieu ! »
Cependant la brise de mer tombait insensiblement sur les flots pour faire place à la brise de terre qui commençait à respirer à travers les pins maritimes de la côte ; les vagues devenaient roses à leur sommet comme les neiges quand le dernier rayon du soleil les effleure en se retirant. La nuit tombait sans que nous nous en fussions aperçus, tant nous nous trouvions à notre aise avec cette simple fille de village. La diligence d’Aix allait partir ; ma femme embrassa Reine comme une ancienne connaissance. Elle nous remercia de notre accueil sans façon, et partit contente de sa journée, en nous assurant bien qu’elle n’en dirait rien à ses voisines le lendemain, de peur qu’on ne la crût une intrigante. Hélas ! il suffisait de voir sa timide et candide physionomie pour qu’il fût impossible de voir en elle autre chose que ce qu’elle était : une jeune fille simple, douée d’une imagination sensible sur un immense fonds de bonté.
Au moment où elle passait le seuil de la porte du jardin pour monter dans la diligence, je la rappelai et je lui dis : « Reine ! si jamais j’écris un ou deux de ces récits populaires dont vous m’avez donné l’idée, vous me permettrez de vous dédier le premier, n’est-pas ? Votre nom lui portera bonheur. »