Geneviève de Brabant (Jaime fils, Tréfeu)
SIFROID | MM. | Léonce. | |||
GOLO | Désiré. | ||||
CHARLES-MARTEL | Guyot. | ||||
ALMANZOR |
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Duvernoy. | |||
Caillat. | |||||
LE JEUNE ARTHUR | Bonnet. | ||||
LE POËTE NARCISSE | Desmonts. | ||||
PREMIER SAVANT | Jean-Paul. | ||||
DEUXIÈME SAVANT | Tautin. | ||||
MATHIEU LANSBERG |
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Tautin. | |||
GRACIOSO | |||||
LE CHEVALIER NOIR | |||||
ISOLINE | |||||
LA BOHÉMIENNE | |||||
GENEVIÈVE | Maréchal. | ||||
ÉGLANTINE |
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Chabert. | |||
UGOLIN | |||||
LAHIRE |
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Cico. | |||
EDWIGE | |||||
BLONDETTE | Rose-Deschamps | ||||
IRMA | Naldy. | ||||
SILVIA | Lasserre. | ||||
EMMA | Taffanel. | ||||
PREMIER PAGE | Kid. | ||||
DEUXIÈME PAGE | Jeanne. | ||||
GILDA | Fassio. | ||||
MARTHE | Lécuyer. |
ACTE PREMIER
Un cabinet du palais de Sifroid : portes latérales de chaque côté, au deuxième plan ; au milieu et sur le devant de la scène, un fourneau et dessus un alambic et ses accessoires. – Côté gauche, un guéridon avec tapis et sonnette. – Dans le fond, un peu à gauche, un grand fauteuil.
Scène PREMIÈRE.
(Ils ont tous des longues-vues.)
- Savants de tous pays,
- Réunis,
- Pour donner notre avis,
- Voyons ; notre devoir
- Est de voir…
- Ce que nous allons voir.
Scène II.
Mathieu Lansberg. (Il remet la cassette au premier Savant, qui la dépose sur le guéridon placé derrière lui. À l’arrivée de Mathieu Lansberg, tous les Savants se prosternent respectueusement.)
- Salut, noble assemblée !
- Je viens, et j’apporte un philtre divin,
- Fait pour une tête couronnée ;
- Il ne peut être que souverain.
- Seulement, attendez
- Et regardez !
- Attendons et regardons.
Mathieu Lansberg verse quelques gouttes de l’alambic dans un flacon, et chante) :
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- S’il faut en croire Aristote,
- Vous savez, nobles savants,
- Que la Vénus hottentote
- N’eut jamais, jamais d’enfants.
- Son cerveau, par les migraines,
- S’était, dit-on, raplati,
- S’était, dit-on, tout raplati.
- Or, notre prince a les siennes,
- Qui l’ont de même abruti,
- Qui l’ont aussi fort abruti.
- Le cas, messieurs, est fort grave,
- C’est à nous d’y remédier ;
- Songeons que notre Margrave
- N’a pas encore d’héritier.
- Messieurs de mon, etc.
- Ce philtre est donc une essence,
- Un alcali volatil,
- Dont l’odeur et la puissance
- Lui rendront l’esprit subtil.
- C’est un élixir, en somme,
- Qui, d’un effet immédiat,
- Régénère encor mieux l’homme
- Que le gymnase Triat.
- Si, par amour de la science,
- En attendant, vous voulez,
- Sur vous faire une expérience,
- Voici mon philtre ; parlez.
- Soit en boisson, soit en compresse,
- À deux fins il peut servir.
- En loch, messieurs, il engraisse ;
- Mais en poudre il fait maigrir.
- Messieurs, de mon spécifique, etc.
- Gloire au savantissime
- Mathieu Lansberg !
- Au maître illustrissime
- Du grand Albert !
- Il n’y a pas son pareil
- Sous le soleil.
Et maintenant, doctes savants, vous, venus des quatre coins du monde pour m’aider de vos admirables conseils, écoutez-moi ! Vous le savez, nous vivons sous un margrave, ennemi de la fraude : Sifroid, le Magnanime ! Sifroid, puis qu’il faut l’appeler par son nom, grandissimo principo, notre seigneur bien aimé. — Seigneurus bien aimatus est menacé du plus grand chagrin qui puisse affliger son cœur de père ; il a constamment des migraines et n’a pas d’enfants, et pourtant, doctibus savantibus, voilà deux ans qu’il est marié à la bonne et belle Geneviève, dite de Brabant, à cause de la couleur de ses cheveux… Bonnus, bonna, bonnum ; bellus, bella, bellum ! Laisserons-nous Sifroid devenir tout à fait imbécile, et la principauté de Rosenkrac passer dans des mains moins intelligentes ? Non… Confreribus illustribus !
Jamais !
Voilà pourquoi, sur l’ordre de monseigneur, j’ai composé un élixir qui doit avant peu raffermir ses facultés mentales. Cet élixir névralgifuge est ma propriété, c’est le fruit de mes veilles ; et pour vous prouver l’influence qu’il peut exercer sur l’humanité, je n’hésiterais pas à en faire l’application sur tous les animaux !… En voulez-vous… vous ?
Vive Mathieu Lansberg !
Scène III.
Son Altesse le margrave !
- Le voilà ! le voilà !
- Le plus beau, le plus grand des seigneurs !
- Le voilà ! le voilà !
- Celui qui règne sur nos cœurs !
Assez ! c’est bien assez !… Vos chants me fatiguent le tympan !
Le voilà, etc.
Et puis, c’est toujours la même chose ! Où donc est mon poëte ?… qu’on fasse venir mon poëte !… Golo, dit-on poëte, ou poîte ?
On dit poîte, monseigneur.
Le poëte de monseigneur !
Monseigneur me demande, ou plutôt il m’appelle…
C’est un bonheur pour moi ; cette journée est belle !…
Et… si…
Assez !… je vous fais demander afin de changer les paroles que les courtisans m’adressent tous les matins, pour mon chœur d’entrée, toujours les mêmes louanges, ça devient assommant !
Demain, j’irai chercher aux célestes hauteurs,
Où la gloire a placé tant d’illustres auteurs,
Ce recueil d’expressions que les cieux seuls procurent,
Les hommes l’auront bien, puisque les anges l’eurent !
Ouf !… je n’en puis plus ! qu’on m’asseye. (On prend le fauteuil du fond, les pages l’apportent au milieu du théâtre ; on l’assied.) Golo, mon fidèle Golo !… parle pour moi, et demande à tous ces abrutis ce qu’ils font dans mon palais ?
Monseigneur, vous voyez devant vous le Corps des savants.
Comme ils sont laids ! (Montrant Mathieu Lansberg.) le petit vieux surtout. Et que me veulent-ils ?
Monseigneur, justement émus de voir qu’au bout de deux ans de mariage, vos migraines continuelles donnaient de vives inquiétudes à votre illustre famille.
Ah ! oui ! je sais !… Qu’est-ce qui me pèse donc comme ça sur la tête ?
Monseigneur, c’est votre toque antique.
C’est juste… porte-moi ça, Golo ! (Golo s’incline pour recevoir la couronne, que Sifroid lui met sur la tête.)
Ô mon Dieu !… ô mon rêve !
Eh bien ?
Eh bien, grand prince, grâce à mes veilles… grâce à mes savantes recherches, j’oserais dire grâce à mon génie, si… tout le génie n’était pas votre partage, j’ai composé un élixir qui doit chasser vos sombres humeurs, rajeunir votre sang, en un mot, vous rendre la force et la santé.
Golo !
Monseigneur…
Qu’est-ce qu’il dit donc cette vieille bête-là ?
Ah !
Mais, à l’entendre, j’ai donc un sang vieux, je suis donc caduc, débile ? Enfin, je suis donc un propre à rien ?
Jour de Dieu !… il fait bien chaud, Golo !… (Il ôte son manteau et le jette sur les épaules de Golo.)
Ô mon Dieu ! ô mon rêve !
Mais vous êtes un faquin, monsieur Mathieu Lansberg !
Haut et puissant margrave, j’obéis aux lois qui régissent le pays ! Il est dit qu’au bout de deux années de règne, si le margrave a fait preuve d’idiotisme et n’a pas d’enfants, l’antique toque de Rosenkrac passera dans d’autres mains ! Voici la deuxième année… et vous n’avez pas d’enfants.
J’espère bien qu’il n’en aura pas. (Il se débarrasse de la toque et du manteau.)
C’est vrai !… quelle bête de coutume, Golo…
Monseigneur, c’est la loi… Dura lex, sed lex !
Rassurez-vous ! votre nom ne périra pas ! grâce à mon spécifique, que j’ai essayé sur deux animaux, il est impossible qu’il soit sans effet sur vous… Resterait donc madame Geneviève.
On lui en fera prendre aussi !
C’est que, monseigneur, j’ai un scrupule…
Lequel ?
L’un des animaux a mangé l’autre. Et si madame Geneviève allait imiter l’autre… vous comprenez.
Comprends-tu, Golo ?
Seigneur… (À part.) Ah ! s’il prend cette médecine je suis perdu !
Enfin ! n’importe, donnez-moi la drogue.
Voilà, seigneur. (Il donne un flacon à Sifroid.)
Vive Mathieu Lansberg !
Suivez-moi ! (Fausse sortie, revenant.) Ah ! une petite observation ! je vous déclare que si ça ne me fait pas d’effet, je vous fais pendre tous… Suivez-moi, et que personne ne sorte. (Sortie générale.)
- Le voilà, etc.
(Tous suivent Sifroid par la porte de gauche, Golo reste seul. Mathieu Lansberg, avant de sortir par la porte de droite, menace du doigt Golo.)
Scène IV.
Et moi, cachons bien l’ambition qui me dévore, recouvrons d’un masque hypocrite la bassesse de mes sentiments ; que personne ne puisse soupçonner que je suis capable de tous les crimes et de toutes les infamies. — Va, margrave ridicule et caduc, si je t’embrasse, c’est pour mieux t’étouffer… Mais ce monologue, qui doit être long, serait insupportable ; appelons mon confident. (Il va au guéridon, prend la sonnette et sonne ; un page parait à la porte de droite, entre, salue respectueusement Golo, puis sort pour exécuter l’ordre qu’il lui donne.) Qu’on amène Almanzor ! L’Almanzor que vous allez voir, c’est celui qui reçoit tous mes secrets, qui connaît toute la noirceur de mon âme. Mais, me direz-vous, pourquoi un confident ! un traître n’a jamais un confident, que pour être trahi par lui… Moi, je suis sûr de celui-ci… j’ai pris un confident sourd et muet… (Almanzor entre par la porte de droite, il est semblable à un automate.) Le voici. (Golo le va prendre par le bras.) Approche, toi pour lequel je n’ai point de secrets ! viens entendre toutes les machinations infernales que j’élabore… Almanzor, écoute, tout va mal… aurais-je perdu en un seul jour le fruit de tant de crimes ? car je sue le crime, tu le sais ; je suis le plus grand gredin qui existe… tu n’en doutes pas… Pour empêcher ce misérable margrave de gouverner son royaume, je l’abrutis… Ne bouge donc pas, animal !… Apprends qu’il m’a déjà mis la toque antique sur la tête… Cette toque, elle est à moi, si je réussis… Déjà, grâce à mes soins, le peuple se soulève, et, bientôt, va crier : À bas Sifroid ! vive Golo !… Tout est prêt… Eh bien ! mort et damnation ! enfer et malédiction !… voilà que le corps des savants a inventé une limonade qui va renverser tous mes plans… (Pendant le monologue de Golo, Almanzor, qui est censé ne rien entendre, l’a quitté, est allé au guéridon, où l’on a déposé la cassette, et s’amuse à regarder les différentes boites renfermées dedans. Il prend une boite, l’examine, la flaire et éternue.) Il faut donc trouver un moyen adroit… (À Almanzor.) Qu’est-ce que tu regardes donc là ?… Ah ! cette boîte à la malice !… Mathieu Lansberg a oublié sa pharmacie… C’est de là-dedans qu’il a tiré sa drogue stupide… (Il s’avance, et prend différentes fioles, l’une après l’autre. Almanzor est toujours très-occupé à examiner la boite qu’il tient en main. Lisant les étiquettes des fioles.) Recette contre l’embonpoint… (Il l’empoche.) Baume oriental, qui procure des songes dorés… Ça me va… (Il l’empoche.) Eau pour teindre les cheveux… (Il l’empoche. Almanzor a ramassé la boîte dans la cassette. Il s’avise de l’ouvrir, et éternue aussitôt.) Qu’est-ce que c’est que ça ?… Il prend la boite des mains d’Almanzor, et lit.) Poudre à l’usage des farceurs qui veulent s’amuser en société : sternutatoire… (Almanzor éternue plus fort.) Oh ! quelle idée !… Silence, muet, silence… Voici Sifroid !… Va-t’-en. (Il pousse Almanzor qui sort à droite. Il met la boite dans sa poche.)
Scène V.
- Bénissons à jamais
- La chimie et ses secrets !
- Tout le monde
- À la ronde
- En éprouve les bienfaits !
- Bénissons à jamais
- La chimie et ses secrets !
- Ce spécifique, est-ce possible ?
- Rendrait à l’esprit son ardeur ?
- Voulez-vous savoir s’il est sûr, infaillible ?
- Regardez venir monseigneur.
Scène VII.
- Une poule, sur un mur,
- Qui picotait du pain dur,
- Appelait, en cocottant,
- Son coq absent pour l’instant.
- On était au mois de mai,
- Et déjà l’air enflammé
- Émoustillait jusqu’aux os
- Les chats, les chiens, les oiseaux.
- Cocorico !
- Que ce chant de basse-cour
- Cocorico !
- Renferme d’amour !
- Est-ce une nouvelle vie
- Ou l’effet du printemps
- Qui me gratte… gratifie
- D’une ardeur comme à vingt ans ?
- Cocorico !
- Je voudrais bien, par un troc,
- De la poule être le coq.
- La poulette, que l’amour
- Tracassait depuis un jour,
- Frétillait d’un air coquet,
- Gentille et tendre à croquer :
- Aussi son coquin de coq,
- Perché non loin sur un soc,
- La voyant si frétiller,
- Rentra vite au poulailler.
- Cocorico !
- Que ce chant de basse-cour
- Renferme d’amour !
- Est-ce une nouvelle vie
- Ou l’effet du printemps
- Qui me gratte… gratifie
- D’une ardeur comme à vingt ans ?
- Cocorico !
- Je voudrais bien pour un troc
- Cocorico !
- De la poule être le coq.
(Les Pages donnent un fauteuil à Sifroid. Ensuite on lui passe sa perruque, son habit, de la poudre, du rouge.)
- (bis), voici ma tête, Holà ! mes gens
- Que l’on me coiffe avec talent !
- Qu’on me parfume et me revête
- De mon habit le plus galant !
- Qu’on me donne un miroir
- Je veux me voir.
- Vite un miroir !
- Il veut se voir.
(Un page apporte un miroir.)
- (Bis). Pas mal, un peu plus de rouge à la peau
- Très-bien ! me voilà beau.
- Ah ! qu’il est bien ! ah ! qu’il est beau !
- Est-ce une nouvelle vie
- Ou l’effet du printemps
- Qui me gratte… gratifie
- D’une ardeur comme à vingt ans ?
- Aujourd’hui, jour de folies,
Prenons nos joyeux ébats On prend ses
- Auprès de femmes jolies
- Que l’amour guide nos pas.
- Auprès de femmes jolies
- Si l’amour guide nos pas,
- Il payera cher ses folies.
- Allons, ne le quittons pas.
Un ravissant jardin plein de fleurs et de lumières. À partir du deuxième plan, un petit lac entouré de roseaux et de plantes aquatiques. À droite, grands platanes jetant sur le tout une ombre mystérieuse. À gauche, en deçà du lac, un banc de gazon.
Scène VI.
- À l’ombre des charmilles,
- Dans ce lac argenté,
- Livrons-nous, jeunes filles,
- Au plaisir de l’été.
- À l’eau, viens avec nous
- Sous nos pieds nus le sable est doux.
- Viens avec nous.
Geneviève et Églantine viennent en scène. Geneviève s’assied sur le banc de gazon. Églantine est debout à son côté.)
- Astre charmant, de tes étoiles
- Conduis les jeux et la gaîté ;
- Laisse à tes pieds tomber ces voiles,
- Et montre-toi dans ta beauté.
(Les jeunes filles viennent sur la scène et entourent Geneviève.)
- À l’ombre des charmilles, etc.
Mon Dieu !… que je m’ennuie !
Mais, enfin, le seigneur Sifroid, ton époux ?
Lui !… Depuis deux ans que nous sommes mariés, il vit de son côté, moi du miens. La chasse est tout ce qu’il aime… (Baillant.) Mon Dieu ! que je m’ennuie !
Ah ! si je voulais ramener le sourire sur tes lèvres, je n’aurais qu’un mot à dire…
Dis-le !
Reynold ?
Reynold.
Eh quoi !… encore plus triste ?… Et les beaux jours d’autrefois passés à la cour de ton père !
Passés !
Ma foi ! je ne sais plus que lui dire… (À ses compagnes.) À votre tour, tâchez de chasser sa tristesse.
Veux-tu que je te raconte l’histoire d’un vieillard amoureux ?
Veux-tu danser ?
Je jouerai du hautbois,
Jouons à Colin-Maillard.
À la main chaude.
Au cheval fondu.
À petit bonhomme vit encore.
Oui, à petit bonhomme vit encore.
Veux-tu que je te lise le journal du soir ?
Tiens, Églantine, Irma, Edvige et moi !… Nous avons appris des vers… Prends ton luth, Ida, et accompagne nos paroles. (Ida accorde son luth.)
- « Où vont les étoiles qui filent
- Dans les profondeurs de l’azur ?
- Les lucioles qui scintillent,
- Diamants, dans le bois obscur ?
- Où vont les chants pleins de mystère
- Que redit l’oiseau solitaire ?
- Ils vont où s’arrête leur route,
- Peut-être au ciel, que j’entrevois ;
- Ils parlent, et, la nuit, j’écoute
- Le doux murmure de leurs voix.
- Ils disent ce que dit l’abeille,
- L’insecte d’or, la nompareille :
- Aimez ! l’amour remplit la terre ;
- C’est le feu céleste apporté
- Pour perpétuer le mystère
- De la grâce et de la beauté !
- Aimez du printemps à l’automne,
- Du soir au matin qui rayonne,
- Et du temps à l’éternité !… »
Bravo ! bravo !
Je crois que nous avons réussi… Elle pense à l’amour… et l’amour chasse la tristesse en lui jetant des rires au visage !
Écoutez… elle va parler.
Mon Dieu ! que je m’embête !
Oh ! c’est trop fort !… elle n’aime pas la poésie… alors faisons de la musique… Chantons.
- Rose, la fille à Mathurin,
- Dansait au son du tambourin !
- Dans son carrosse un roi passait,
- Il descendit la voir danser.
- C’était au temps de nos grand’s-mères,
- Où se mariaient rois et bergères.
- Ah ! ah ! ah !
- Rose, la fille aux jolis yeux,
- Devant le roi fit de son mieux !
- Quel conte en l’air ! quel conte bleu !
- Il est charmant, retenons-le.
- Le roi charmé lui prit la main,
- Ainsi qu’un brin de son jasmin ;
- Puis à la danse au gai tambour
- Avec Rosette il fit un tour.
- C’était au temps de nos grand’s-mères,
- Où se mariaient rois et bergères.
- Ah ! ah ! ah !
- Rose, la fille aux jolis yeux,
- Devant le roi fit de son mieux !
- Quel conte, etc.
- Le roi, ravi, trouva plaisant
- De l’emmener tout en dansant.
- Ils arrivèrent à la cour
- Au son du fifre et du tambour !
- C’était au temps de nos grand’s-mères,
- Où se mariaient rois et bergères,
- Ah ! ah ! ah !
- Rose, la fille, au roi plut tant
- Qu’il l’épousa tambour battant !
- Quel conte, etc.
Ah ! tous vos chants ne valent pas la ballade de Reynold.
Qu’il chantait sous tes fenêtres ?
Te la rappelles-tu ?
Mon Dieu ! non.
Quel dommage !
Attends donc.
En passant sous la fenêtre, Où, pour mon malheur…
Écoute… Quels sont ces accents ?
C’est cette ballade bien-aimée.
Qui peut chanter ainsi ?
Je ne vois qu’un page troubadour qui s’en vient sous la feuillée.
Si c’était…
Faut-il l’appeler ?
Mais tu vois bien que j’en meurs d’envie.
Holà, beau page… Oui… vous… Oh ! madame, comme il est gentil !… Il vient… le voici.
Scène IX.
Ah ! je me sens mourir de joie… (Le voyant entrer.) Ah ! ce n’est pas lui.
C’est vous qui m’appelez ?
Oui… Incline-toi… Tu es devant…
Est-il besoin de me l’apprendre… en voyant ces traits… en admirant ces yeux, ne vois-je pas bien que je suis devant la reine de la beauté ?
Pas mal… Quelle ballade chantais-tu tout à l’heure ?
Celle de mon maître.
Ton maître ?
Reynold de Flandre.
Reynold !…
Voulez-vous que je vous la chante ?
Oui.
Écoutez, alors.
- En pasant sous la fenêtre,
- Ou, pour mon malheur,
- Je vous ai vue apparaître,
- J’ai perdu mon cœur !
- Ohé ! de la fenêtre, ohé !
- C’est vous, la belle,
- Que j’appelle !
- Ohé ! de la fenêtre, ohé !
- C’est vous que j’appelle.
- (bis) Mon cœur était tendre et fidèle,
- Et, cette nuit, j’ai rêvé
- Que vous l’aviez trouvé.
- Ohé !
- Vous m’avez pris au passage
- Mon unique bien !
- Si j’en crois votre visage,
- Vous n’en faites rien.
- Ohé ! de la fenêtre, ohé !
- C’est vous, la belle,
- Que j’appelle.
- Ohé ! de la fenêtre, ohé !
- C’est vous que j’appelle.
- (bis.) Rendez-le-moi, mon cœur, cruelle,
- Ou du vôtre, par pitié,
- Donnez-moi la moitié.
- Ohé !
Bravo !
La voilà, cette ballade… Est-ce que vous ne vous en souveniez plus ?
Oh ! si… car j’ai beau faire… à cette ballade je pense nuit et jour… Celui qui la chantait, malgré tous ses serments, n’était qu’un infidèle.
Lui !… Je parierais que mon !
Tu perdrais… Depuis mon mariage, depuis deux ans, il n’a pas reparu… et, pour ma part, je n’y veux plus songer ; car on m’a dit que c’était un gros péché, quand on était mariée, de penser à un autre qu’à son époux.
Qui est-ce qui a dit ça ?
Je n’en sais rien.
Ça doit être un mari trompé… Eh bien ! vous avez tort, madame… car il m’envoie vers vous… pour vous dire… qu’il ne vous a point oubliée… et qu’il veille.
Comment ?
Vous êtes entourée de pièges… et de périls… Méfiez-vous.
De qui ?
De l’infâme Golo… (On entend dehors résonner les trompettes. Remontant la scène, regardant à gauche.) Votre époux !… adieu… Méfiez-vous. (Il s’éloigne par la gauche.)
Qu’est-ce que c’est que ça, Golo ? (Pendant la ritournelle.) Ah ! mon Dieu ! c’est mon époux !… Églantine, ne me quitte pas… Mes amies, restez là.
Scène X.
Le voilà, etc,
Halte !… assez… Où donc est mon poëte ?
Seigneur, à votre voix j’accours avec bonheur, Votre voix me maintient dans celle de l’honneur !…
Ça m’est égal, pour peu que ça ne vous empêche pas de me changer ces chœurs d’entrée et de sortie… C’est toujours la même rengaine.
Voulez-vous qu’un choral gracieux, à votre image, Pour quitter le dessert tantôt vous offre hommage ?
Au fromage, j’y consens… Et maintenant, au plaisir, à l’amour ! (Chantant.)
Au plaisir, à l’amour Ne soyons point rebelles ; Si l’amour a des ailes, Le plaisir n’a qu’un jour !
C’est de mon poëte !… Cré coquin ! qu’est-ce qu’ils m’ont donc donné ?… (Il saute.) On dirait que j’ai mâché de la poésie et avalé le flambeau de Cupidon !… J’éprouve d’étranges hallucinations… mon sang prend dans les veines le galop de Pégase… je vois des horizons pleins de clartés, tandis que Vénus effeuille sur ma tête les roses de l’amour !… (Il saute.) Où est Geneviève ? où est ma femme ?
Seigneur, me voici.
C’est elle ! c’est elle ! (Il frétille.) Une mandoline ! une guitare !… qu’on m’habille en troubadour !… C’est ainsi qu’un amant, le plus tendre des amants !… le plus ardent des amants, le plus amant des ardents !… le plus… mon poëte !… où est mon poëte ?… qu’il invente des mots qui dépeignent ma flamme, ou je lui fais couper la tête… et je la dépose à tes pieds comme témoignage de ma passion !… Geneviève !
Seigneur !
Approche !… sens ma perruque, elle est pleine de parfums ! Les parfums t’incommodent-ils ? non ! mais ils te gênent, ça me suffit… veux-tu que je l’ôte ! Pour toi je sacrifierais toutes les perruques du monde. (Mouvement de frayeur de la part du corps des Savants.) Messieurs, rassurez-vous, je ne dis pas ça pour vous ! (À Geneviève.) Touche mes habits, ils sont en soie !… ces habits te déplaisent ? (Il va pour ôter son habit, puis tout à coup il se retourne vers la cour, et s’écrie :) Est-ce que vous n’allez pas bientôt me laisser en repos ? vous voyez bien que j’ai à causer avec ma femme…
- Éloignons-nous, mais sur ces lieux
- De loin ayons toujours les yeux.
- Éloignons-nous… est-ce ennuyeux !
- Nous étions si bien en ces lieux !
- Éloignons-nous, fermons les yeux,
- Et laissons-les seuls en ces lieux.
(Tout le monde sort de droite et de gauche.)
Scène XI.
- Ô toi, reste mon ange ! oui, demeure ma biche !
- Mais le qu’en dira-t-on ?
- Ah ! pour ça, je m’en fiche !
- À l’ombre d’un épais feuillage,
- Au milieu de ces bois discrets,
- L’amour nous guette et nous engage
- À nous confier nos petits secrets !
- Sur ce gazon dont l’herbe est douce,
- Ne crains pas de poser l’orteil.
- Viens, nous glisserons sur la mousse,
- À l’abri des coups de soleil.
- Il m’aime !… Je n’ose y croire !
- Ah ! cré coquin ! qu’est-ce qu’ils m’ont fait boire !
- Ton œillade assassine
- Me cuit, une roussit, me calcine !
- Ma charmante !…
Scène XII.
- (bis.) Ô amour !
- Fais que je leur joue un bon tour.
- Est-ce une nouvelle vie
- Ou l’effet du printemps,
- Qui me gratte… gratifie
- D’une ardeur comme à vingt ans !
- C’est l’amour qui l’inspire,
- Ô surprise ! ô bonheur !
- Il cède à son empire
- Et m’offre enfin son cœur !
- Je me rêve et n’aspire
- Qu’à troubler leur bonheur !
- Que l’amour qui m’inspire
- Reste au fond de mon cœur.
Viens, Geneviève !
- De la part de Charles Martel.
- Charles Martel !…
(Il descend la scène avec gravité.)
- Oui, c’est son écriture !
En avant le sternutatoire. (Il tire la boite à poudre de sa poche et poudre par derrière la perruque de Sifroid.)
- Charmant puissant de la nature !
- Son cœur s’ouvre à l’amour,
- Et le mien soupire à son tour.
- Il arrive !… C’est bon, merci !
- File à présent, va-t’en d’ici.
- Mais, seigneur !…
- Es-tu bête !
- Charles Martel !
- Si tu me mets martel en tête,
- Je ne réponds pas de moi !
- Va, je t’en prie, éloigne-toi ;
- Laisse-nous seuls ; oui, laisse-moi !
Ma vengeance n’est pas loin.
Scène XIII.
- Il est parti !… Viens profiter, ma belle,
- De l’abri qu’o…
(Il éternue.)
- Qu’offre ce frais bosquet,
- Et suis ton é…
(Il éternue.)
- Ton époux qui t’appelle ;
- Vois quel homme ar…
(Il éternue.)
- Quel homme ardent il fait
- Allons, voilà du nouveau,
- Je suis enrhumé du cerveau.
- Ça n’y fait rien, soyons galant quand même !
- Ange !
(Il éternue.)
- M’aimes-tu ?
(Il se frappe la tête, un nuage de poussière sort de sa perruque.)
- Oui !
(Elle éternue.)
- Je t’aime !
- Tiens, je m’enrhume à mon tour,
(Ils éternuent ensemble.)
- Sapristi !… mais ça continue ;
- Je n’aime pas qu’une femme éternue
- Quand on lui parle d’amour.
- Vous êtes un Sau… un sau… un sauvage.
(Elle éternue.)
- Encore !
- Comme vous.
- C’en est trop. Holà ! venez tous !
- J’étouffe, je bous,
- Craignez mon courroux !
- Malheur à qui m’a
- Enrhumé comme ça !
- Seigneur, calmez-vous !
- Faut-il, cher époux !
- Crier comme ça
- Pour un coryza ?
(Entre toute la cour.)
Scène XIV.
- Vous voyez cette femme !
- Sachez que madame
- Manque de respect à son souverain !
- Aussi… je… je… je… hein !…
- Il faut que ça finisse.
(Il éternue, et, de colère, donne un coup de poing sur sa perruque. Le nuage de poudre qui en sort fait éternuer tout le monde.)
- Monseigneur, Dieu vous bénisse !
- Je ne puis vous empêcher
- De me manquer de la sorte ;
- Eh bien !… je vais me coucher.
- Que le diable vous emporte !…
- Bonne nuit, au revoir !
- Que le ciel vous soit propice.
- Bonne nuit !… oui, bonsoir !
- Dormez bien… Dieu vous bénisse !
- N’ayez pas, ce soir,
- Seigneur, la jaunisse
- D’entendre et de voir
- Nos nez au supplice.
- Bonne nuit, etc.
(Sifroid sort en éternuant ; tous le suivent.- Sortie générale par la gauche.)
Au fond un lit. — Portes latérales. — À côté du lit, une fenêtre.
Scène PREMIÈRE.
(Au lever du rideau, Sifroid est couché ; il a un bonnet de coton et dort profondément. Sur la table de nuit, une veilleuse. On frappe à la porte cochère du palais, Sifroid ne bouge pas ; on frappe plus fort, Sifroid ronfle ; on frappe à coups redoublés, Sifroid ouvre un œil.)
Qu’est-ce que fait donc la sentinelle ? je n’entends plus rien !… C’est quelqu’un qui se trompe, qui aura pris mon palais pour la boutique du boulanger à côté. Allons ! allons ! redormons. (On frappe sans discontinuer. Oh ! c’est trop fort. (Il saute en bas de son lit, il est en caleçon et passe un pet-en-l’air.) Oser me réveiller, moi, Sifroid ! Attends !… (Il prend son pot à l’eau, ouvre la fenêtre.) Je l’aperçois, v’lan !… (Il arrose le perturbateur.)
Sang et tonnerre ! Par tous les diables !
Ne faites pas attention ! c’est de l’eau.
Mais ne sais-tu pas qui je suis ?
Non, j’avoue franchement que je l’ignore ; je ne vous connais pas encore assez pour ça.
Eh bien ! qui que tu sois, tremble, et reconnais Charles Martel !
Hein ? quoi ? monseigneur !
Ouvriras-tu, mille démons !
Ah ! mon Dieu ! lui, le maître… et moi qui l’ai arrosé… eh bien, me voilà propre. (Il se pend aux sonnettes.) Holà ! mes gens ! mes valets ! mes hérauts d’armes ! Mais aussi est-ce qu’on arrive comme ça surprendre…
Oui, grand prince ! à l’instant ! je passe un cuissard pour vous faire honneur !… mon poëte. (Appelant.) Holà ! le corps des Savants ! mon armée ! Tas de feignants !… mais réveillez-vous donc !… Ah ! mon cor… le cor de détresse !… (Il embouche un cor dont il tire des sons discordants tout en se pendant aux sonnettes. Entre toute la cour, en caleçons et en jupons, chacun portant sa lumière.)
Scène II.
Qu’y a-t il ? qu’est-il arrivé ?
Ce qu’il y a ?… ils le demandent, mais Charles Martel… qui est en bas… lui-même !…sur la tête duquel… j’ai flanqué un pot d’eau !
Grand Dieu !… Charles Martel !
Vite, qu’on s’habille ! Revêtissez vos armures…. Allons ! chaud, chaud ! le voilà !… (Charles Martel arrive, tout le monde s’incline.)
- J’arrive armé de pied en cap,
- On dit qu’les infidèles
- Ont franchi les Alpes par Gap
- Et pris trois citadelles ;
- Qu’en traversant la Suisse en long,
- Dans leur itinérair,
- Pour être invulnérabl’s… ils ont
- Bu tout le vulnéraire.
- Ah ! que je les plains,
- Ces pauvres Sarrasins !
- Cette armure, dont la bonté
- Garantit mes épaules,
- César la mit… au Mont-d’Piété
- Quand il quitta les Gaules ;
- Ces gantelets ornèr’nt les mains
- D’un guerrier de Carthage,
- Au temps où craignant les Romains,
- On s’couvrit davantage.
- Ah ! que je les plains, etc.
- Ces, dans ce casque en cuir épais
- Que le vieux Bélisaire
- Reçût l’aumône des Français,
- À Grenoble, en misère.
- C’est avec ce fer que je tiens,
- Que le grand Alexandre
- En deux coupa les neuf gardiens
- Qui gardaient Lille en Flandre.
- Ah ! que je les plains, etc.
- Dans la plaine de Saint-Denis,
- Dans cette vaste enceinte,
- À mes soldats, tous réunis,
- Demain j’offre l’absinthe.
- Après, je disperse les rangs
- Des hordes ennemies,
- À la tête de vingt mill’ Francs,
- Fruit d’mes économies,
- Ah ! que je les plains,
- Ces pauvres Sarrasins !
Sang et torture : Mille diables ! Tonnerre et foudre ! Sac à papier ! Quel est le polisson qui m’a versé un pot sur la tête ?
Seigneur !
Qu’il se nomme, ou je mets le feu aux quatre coins du Brabant !
Seigneur ! le polisson, c’est moi ! (Il tombe à ses genoux.)
Toi ? (Il tire son sabre.)
Arrêtez, prince, c’était de l’eau filtrée.
Cette excuse te sauve… d’autant plus que je ne suis pas venu pour ça. — Vassaux et serviteurs ! valets, drôles, gens de corvée et autres canailles ! Enfin, tas de vilains qui m’écoutez… oyez mes paroles, et qu’elles restent gravées dans vos cœurs ! Pour servir des projets qu’il est inutile que vous connaissiez, apprenez que je vous ai tous choisis… pour périr avec moi. (Consternation générale.) C’est à une mort plus que certaine, à une mort pleine de tortures et de douleurs ! Enfin, je vous fais filer tous en Palestine.
En Palestine ?
Avez-vous assez de chance ? et nous partons à l’instant !
Pardon, grand prince, nous sommes à peine vêtus et pour aller en Palestine.
C’est suffisant pour le climat !… aurais-tu peur ?
Peur ? moi !… Sifroid… dans les combats !… (Chantant.)
- Ah ! que je les plains,
- Ces pauvres Sarrazins…
Ah ! prince ! moi, mes vingt-sept hommes d’armes, mes deux pièces de vingt, le corps des savants et mon poëte, nous sommes prêts.
C’est bien !… en route.
Une minute !… Golo ?
Seigneur !…
Voici les insignes de ma force… l’antique toque… mon manteau et la clef de mon armoire à glace.
Ô mon Dieu !… Ô mon rêve !…
En attendant mon retour, tu commanderas ici.
Oui, seigneur, je ferai ramoner les cheminées.
Si on vient pour toucher le billet, tu trouveras les 25 francs dans l’armoire.
Allons ! est-ce que ce n’est pas bientôt fini ?
Pardon ! mon colonel ! Héros colossal !… Encore deux secondes… rien que deux ! quelques ordres à donner, quelque chose à faire.
Qu’est-ce donc ?
Oh ! une bagatelle, rends-moi la clef… le temps seulement de répudier ma femme, que j’ai fait prévenir ! (Entre un Page annonçant Geneviève et ses Dames d’honneur.)
Scène IV.
- Ciel ! qu’ai-je appris ? que vient-on de me dire ?
- Pour des pays lointains, des climats éloignés,
- Vous, et tous ces preux alignés,
- Vous partez, mon doux sire.
- Ceux qui vous ont dit ça
- Ont dit vrai, ce me semble.
- Je pars… tu pars… il part… nous partons tous ensemble.
- Et moi… vous me plantez donc là ?
- Pour des raisons que je n’ai pas le temps
- De vous expliquer, chère dame,
- Mais attendu qu’on ne peut plus longtemps
- Compter sur une femme
- Qui, comme vous, madame,
- Éternue à tous les instants,
- Que l’amour lui réclame ;
- En face du soleil… devant lui, devant tous,
- Ainsi que ça se fait dans toute tragédie,
- Moi, Sifroid, votre époux,
- Toc… toc… toc… je vous répudie.
(Geneviève s’évanouit dans les bras de ses femmes ; Sifroid tombe dans ceux de Golo.)
- Si pourtant quelque cavalier
- Se présentait, en brave chevalier,
- Pour combattre, la lance au poing,
- Sifroid ne reculerait point.
- J’engage ici ma foi,
- Que Golo… se battrait là pour moi.
- Mais… mais… vous en parlez bien à votre aise
- De me faire tuer dans ce steaple-chaise.
- Personne ne dit mot ! nous n’allons donc pas voir
- Qui ramasse ce gant ?…
(Il jette son gant. Coup de tam-tam.)
- Moi !
- Le chevalier noir !
(Ils expriment par des gestes ce qu’ils font semblant de chanter.)
- . . . . . . . .
- . . . . . . . .
- . . . . . . . .
- . . . . . . . psitt !
(Ils étendent les bras comme des cantonniers de chemin de fer. Golo, Narcisse, les Savants, Charles Martel font la même chose après.)
- Oui, devant tous, je relève ce gant,
- Et bravant ta vaine menace,
- Pour te punir, ennemi plein d’audace,
- Je vais te percer le flanc !
(Combat réglé entre Golo et le Chevalier Noir. Le Chevalier effleure la peau de Golo et se démasque.)
Elle !… Ah ! grand Dieu ! quel effroi.
Tu m’as reconnu… Je me vengerai !
(Elle sort. Golo se précipite sur ses pas, il est arrêté par le Muet, qui se trouve planté devant lui.)
- Très-bien… c’est rigolo !…
- D’une femme répudiée
- Tu sais ce que l’on fait, Golo ?
- Elle sera promptement expédiée,
- Étranglée ou jetée à l’eau.
- Allons, partons… preux chevaliers,
- En avant’… arche !… grenadiers !
- SIFROID.
Au nom du ciel ! je vous adjure de m’écouter.
- Non… non, ma foi.
- Ô mon Sifroid ! je t’en conjure,
- Écoute-moi !
- Non, lâchez-moi.
- As-tu donc oublié déjà
- Le joli couplet que voilà :
- Écoute encore… écoute ça :
- Une poule sur un mur,
- Qui picotait du pain dur…
Ah ! Quelle scie !…
GENEVIÈVE.
- Une poule sur un mur,
- Qui picotait du pain dur…
- Ça ne peut pas durer ainsi
- Qu’on l’emmène hors d’ici.
Ah !
- Et nous partons… emboîtons le pas !
- Le chemin de fer du Nord n’attend pas !…
(Changement à vue.)
Des wagons pleins de guerriers, des oriflammes, des banderolles et l’étendard de Sifroid animent le tableau.
- Le clairon qui sonne
- Enflamme nos cœurs,
- Nous serons vainqueurs !
- C’est l’instant, seigneurs,
- D’en chanter des chœurs !
- Écoutez le clairon qui sonne
- La brabançonne,
- Marche saxonne.
- Écoutez, c’est la Brabançonne
- Que le clairon sonne.
- Partons en Palestine,
- Partons, vaillants guerriers ;
- Dans ces lieux chauds, Mars nous destine
- Sa bière et ses lauriers.
- Le clairon qui sonne, etc.
- Nobles époux
- Embrassez vos femmes,
- Et vous, belles dames,
- Embrassez-nous.
(Chaque femme saute au cou de son époux.)
- Il faut donc, ô mon Dieu !
- Se dire adieu !
- Ô grand Martel, grand Charles-Martel !
- Préservez-les, là-bas, du coup mortel,
- Rendez-les à notre amour,
- Qu’ils soient plus galants au retour !
- Le clairon qui sonne, etc.
(Défile. — La toile tombe.)
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE.
- Partons en chasse,
- Devançons le soleil !
- Ta, ta ! à ta, ta, à ta, ta !
- Le gibier est sur place,
- Il lui faut donner l’éveil.
- Ta, ta, à ta, ta, à ta, ta !
- Entendez-vous le cor qui sonne,
- Entendez-vous dans les grands bois
- Le cor qui sonne et qui résonne,
- Et nos fins limiers donner de la voix ?
Et moi… Je te le dis que je l’ai vue… parfaitement vue… une biche ravissante, je la tenais au bout de mon fusil… et elle a disparu au milieu de ces rochers…
Eh bien, reprenons notre course et en chasse !
Scène II.
Oh !… les méchants !… les barbares… pauvre biche !… n’aie pas peur… Ils l’auraient tuée sans moi… chère biche, depuis trois mois qu’ils m’ont enfermée ici… voilà toute ma société… et nous nous comprenons… je lui raconte mes chagrins… elle me répond ouah ! ouah ! et nous pleurons ensemble… comme deux biches… c’est monotone… mais… c’est bien ennuyeux ! (Elle met son chien à l’écart, il disparait.)
Scène III.
Ô mon Dieu !… qui donc viendra m’arracher d’ici ?
Moi ! (Un côté de rocher s’ouvre à gauche de l’acteur et laisse passer la tête d’Isoline.)
Qui, toi ?
Une femme qui n’a pas cessé un seul instant de veiller sur ton sort.
Mais je ne te connais pas.
Ne te souvient-il plus du page qui t’a chanté la romance de Reynold… du chevalier qui a pris ta défense ?
C’était…
Moi-même ! Et aujourd’hui que j’ai retrouvé ta trace… Je viens te dire : Courage… plus de chagrins…
Mais qui es-tu ?
Qui je suis ?… regarde-moi.
Tu es jolie !…
Je suis… la femme légitime de l’infâme Golo.
Sa femme…
Isoline de Hainaut. — Écoute. Il y avait une fois à la cour du roi ton père une jeune fille pure, innocente, vertueuse ; c’était moi.
Toi ?
Ça t’étonne ?…
Non… continue.
Je passais toutes mes journées à chanter, à travailler, à arroser mes fleurs, sur le bord de ma fenêtre ! Un matin, en face de ma mansarde, j’aperçus la tête d’un jeune homme blond. J’étais en train de planter des cobaeas, le jeune homme blond se mit à planter des tulipes, et depuis ce moment je le rencontrai par tout…. Enfin… que te dirais-je ?… de cobaeas en tulipes de tulipes en gobéas !… c’est moi qui le fut Gobée ! ah !… jour fatal ! Il m’offrit sa main et j’acceptai… Il me semblait pourtant qu’il me cachait son véritable nom… sa position sociale… et un jour, en farfouillant dans sa malle, j’y trouvai, un casque à plumes, un manteau d’hermine et un gilet de flanelle. Plus de doute, c’était un gentilhomme !… je compris que j’étais perdue !… le lendemain il avait disparu !…Cet homme ! c’était Golo l’infâme !… je voulus faire valoir mes droits sacrés d’épouse à la cour de Sifroid, mon mariage était nul… alors j’écrivis les lettres les plus tendres, pas de réponses ! le monstre ! Cependant, d’après, le conseil d’une de mes amies intimes, j’écrivis une dernière lettre à Golo, en lui avouant que j’étais mère.
Toi !
Moi ! ça mordit. Poste pour poste, je reçus une lettre dans laquelle il m’enjoignait de venir le rejoindre moi et son fils bien aimé. Il voulait assurer notre bonheur : Mon embarras fut cruel ! pour être mère, il ne me manquait qu’un enfant !
Comment fis-tu ?
Ma foi ! j’en louai un !
Ah bah !
Oui, ça se fait ! et nous vînmes nous précipiter dans ses bras !… Mais une fois en sa puissance, le traître !… il nous fit jeter dans cette caverne voisine, et depuis dix-huit mois, le gueux, oubliant les devoirs sacrés d’un père, éternise son infamie en nous tenant prisonniers : Tu vas voir si cet homme a des entrailles ! (Elle appelle au fond). Arthur ! ici, Arthur !
Scène IV.
Tiens, le voilà cet enfant chéri… et j’avais poussé la délicatesse jusqu’à chercher un enfant qui lui ressemblât ! n’est-ce pas que c’est tout son portrait !
Je n’ai pas pu en trouver de plus petit ! Cher amour, dis bonjour à la dame !
J’veux pas.
Pourquoi ça, monsieur ?
J’ai mal au ventre.
- Ô ma, ma, maman,
- J’ai bobo, j’ai de la peine !
- Ô ma, ma, maman,
- C’est l’pain d’épic’ qui me gêne,
- J’ai mangé, j’ai croqué
- Mon bonhomme tout entier !
- Ça l’aura contrarié,
- (bis). Le méchant
- Ô ma, ma, maman !
- A fait du, du mal à l’enfant.
- Oui, oui, oui !
- (bis). J’ai bobo !
- Ô ma, ma, maman,
- Un’ aut’ fois j’aime mieux des pommes,
- Ô ma, ma, maman.
- N’en mange pas, toi, des bonhommes !
- L’mien m’a fait du bobo
- De s’êtr’ vu, lui si beau,
- Croqué jusqu’au chapeau !
- (bis). Je l’aimais,
- Ô ma, ma, maman,
- J’en veux plus manger jamais,
- Non, non, non,
- (bis). J’ai bobo !
C’est le régime qu’il nous fait subir, le tigre ; depuis dix-huit mois nous ne mangeons que des pruneaux et du pain d’épice… le lâche.
Ô pauvre enfant !
Je veux m’en aller…
À une condition, monsieur, c’est que vous direz votre fable à la dame.
Je veux un sou !
Tu l’auras.
- « La raison du plus fort est toujours la meilleure.
- Nous l’allons montrer tout à l’heure.
- Maître Renard, sur un arbre perché,
- Tenait dans son bec un fromage.
- Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage,
- Dit cet animal plein de rage,
- Tu seras châtié de ta témérité.
- Sire, répond l’agneau,
- Si votre plumage
- Ressemble à votre fromage,
- Vous êtes le félix des autres de ces bois.
- Vous chantiez, dansez, maintenant.
(Il tire la langue à Geneviève. Isoline le bat.)
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Assez ! (À Geneviève.) Le jour de la vengeance approche… Golo ignore que ces rochers sont machinés… il a cru nous ensevelir à tout jamais moi… mon… son… notre enfant !… mais grâce à tous les déguisements que j’ai pris, je me suis fais des partisans, des amis, et ces amis sont les tiens… regarde ! (Elle pousse un ressort. Le rocher du fond s’ouvre entièrement ; autour d’une table, richement servie on voit les seigneurs de Rosenkrack, les femmes de Géneviève, Isoline, son fils et le poëte Narcisse.)
Vive Geneviève !
Scène V.
- C’est Geneviève ; amusons-nous,
- Soyons plus gais, soyons plus fous !
- Pour honorer sa présence,
- Chers amis, dépouillons-nous ;
- Éclairons son innocence,
- Et contentons ses goûts.
- Prends ces bonbons ! si, comme moi,
- Tu les aimes ! ils sont à toi !
- Bois ce verre ! autant que l’amour,
- Le champagne enivre à son tour.
- Prends ce cigare ! et fume un peu ;
- Imite-moi, voici du feu !
- Il est sage
- De saisir
- Au passage
- Le plaisir !
- N’avez-vous pas fini ?
- Assez de fleurs, de bonbons, de cigares !
- Le seul présent à faire ici
- Pour chasser l’ennui…
- Ce sont des cartes !
- ISOLINE. Ce sont des cartes !
- À l’heure où la nuit profonde
- Endort les simples mortels,
- Le jeu chez nous fait sa ronde ;
- Nous lui dressons des autels !…
- Autour d’une table immense
- Nous voilà tous, l’œil ouvert,
- Et le lansquenet commence
- Les émois du tapis vert.
- Vingt francs !… Je tiens !… Va ! nous y sommes !
- Mon tout !… Banco !… Oui, l’or a relui !…
- Fi des amours, mes gentilshommes !
- Nos yeux, nos cœurs ici sont tout à lui !
- Bientôt, la foule imposante,
- De tous côtés du bazar,
- Dans une anxiété croissante,
- Sacrifie au dieu Hasard !
- Là, la bouillotte ramasse
- Ses enjeux, faibles ou grands.
- C’est à vous ! — Je vois ! — Je passe !
- – Je fais mille francs !
- Les voyez-vous ! la face pâle,
- Les yeux fixes, le cou tendu !…
- Un cri rauque, un cri comme un râle,
- S’échappe enfin : Ils ont perdu !…
|
Bis. |
- Mais rien ne vaut, à mes yeux,
- Un petit bésigue à deux !
- Oh ! non, rien ne vaut à mes yeux,
- Un tout petit bésigue à deux.
- Là l’écarté qui s’anime,
- Allèche ses spectateurs,
- Et le plus pusillanime
- Est bientôt dans les parieurs !
- Par ici c’est la roulette :
- Quel bruit étrange et confus !
- Ceux-ci froissent leur toilette ;
- Ceux-là raflent leurs écus.
- Là, chacun, comme à la foire,
- Se pousse des mains, des pieds.
- À moi la rouge ! — À moi la noire !
- Et tout l’or vole aux croupiers.
- Ah ! c’est charmant, etc., etc,
- Là, deux vieilles chrysalides,
- Jadis galants papillons,
- Au piquet, jeu d’invalides,
- Cherchent des émotions.
- Là, plus loin, quatre momies
- Font le whist sans sourciller :
- Autant d’ombres endormies
- Jusqu’au jugement dernier.
- La nuit devient plus épaisse
- Par le punch et le tabac ;
- C’est l’heure où la lampe baisse,
- Taillons vite un léger bac.
- Place au jeu ! Qui fait la banque ?—
- Moi ! Cent francs ! deux cents ! vingt louis !
- Enjeux fous, inouïs,
- Rien n’y manque !
- Bref, pendant qu’ils font feu et flammes,
- On arrive au chemin de fer,
- Pas à celui du Nord, mesdames ;
- Mais au grand jeu, ce jeu d’enfer !
- — Qui veut de moi, corps et âme ?
- — De mon oncle l’armateur ?
- — Moi, je veux jouer ma femme !
- — Et moi, messieurs, je mets mon cœur !
- Bravo ! le blond ! très-bien ! la brune !
- Perds ton bonnet, perds ta fraîcheur !
- Perds ta raison, perds ta fortune ;
- Tout est perdu ! même l’honneur !
- Ah ! c’est charmant ! c’est délirant !
- Mais rien ne vaut, à mes yeux,
- Un petit bézigue à deux !
Vive le jeu !
Silence ! on vient !… c’est Golo.
Qu’il ne nous voie pas ou tout serait perdu ! (Reprise du refrain des jeux, à voix basse ; ils rentrent tous derrière le rocher, qui se referme.)
J’ai bobo !…
Va-t-en donc, et pas un mot. (Ils sortent par la droite.)
Oh ! cachons-lui bien mon émotion ! feignons de dormir. (Elle s’étend sur sa natte.)
Scène VI.
Elle est encore plus belle quand elle dort ! Oh ! il manquait à tous mes forfaits ce nouveau crime, d’aimer la femme de mon Seigneur ! Almanzor, n’est-ce pas, que si tu pouvais parler, tu me dirais que je suis un grand coquin ! Eh bien ! que veux-tu ? je l’aime, cette femme, je l’aime ! Veille au grain ! (Éveillant Geneviève) Holà ! debout, la belle !
Hein ! qui m’appelle ?
Moi, ton maître ! non ton esclave.
Je dis que depuis huit jours je n’ai pu résister aux charmes de tes yeux, je dis que pour te plaire, je me suis fait maigrir ; j’ai renouvelé ma garde-robe, j’ai trouvé des fournisseurs qui ont eu confiance dans ma bonne foi et ma signature ; je dis que j’en tiens pour toi.
Ah ! vous me faites horreur !
Oh ! redis-moi encore ce mot ! je te fais horreur, n’est-ce pas ? Tu me méprises ? Tu me hais ?
Je vous abhorre.
Ah ! Dieu, tu ne peux pas te figurer quel plaisir tu me fais ? Mais soit tranquille, bientôt ton exécration pour moi n’aura plus de bornes : — Connais-moi tout entier. — C’est moi qui a poussé ton stupide époux à te répudier ; c’est moi qui l’ai fait quitter son royaume pour aller s’amuser là-bas… et qui viens de lui envoyer comme souvenir une petite tisane, qu’il déguste en ce moment, et dont probablement il ne me donnera jamais de nouvelles, jamais ! jamais ! C’est moi qui au lieu de te renvoyer à la cour de ton père avec de la musique nouvelle, comme je le devais, t’ai enfermée dans cette horrible caverne.
Vous ! !
Oui, moi ! n’est-ce pas que je suis un grand scélérat ? — Eh bien, dis un mot, à nous deux le pouvoir, la richesse, les plaisirs ! — Viens avec moi, californie d’amour, viens en Suisse, je te donnerai un châlet avec des oies, des poules, des dindons, des canards. Aimes-tu le canard ?… Il y en aura partout, avec des navets !…
Je n’aime pas la campagne.
Quoi ! tu ne t’es jamais trouvée dans une campagne émaillée de fleurs famées à demi, pendant une soirée d’automne ?… Tu n’as jamais examiné la feuille veloutée de l’arbre de Jupiter, lorsque jaunie par le souffle impétueux du zéphir septentrional, elle tombe inclinée par son poids dans les vagues écumeuses du ruisseau paisible de la vallée solitaire, entraînée au sein du vaste Océan où elle rencontre son tombeau ?… Ah ! si tu savais comme alors, à l’aspect caressant de la nature en deuil et prête à revêtir la robe glacée des frimas, l’âme s’épanouit aux impressions tardives d’un amour prématuré, et se balance avec délices dans le vague de la mélancolie d’un cœur qui ne brûle que pour toi et dont tes yeux sont les baisers ardents qui le dessèche nuit et jour. (Il prend sa mandoline.) — Sérénade en sol !…
- Si tu m’aimais comme je t’aime,
- Tu ne sais pas comment je t’aimerais !
- Je t’aimerais plus que moi-même ;
- Je t’aimerais comme on n’aima jamais
- Comme l’avare aime Barême,
- Comme le tigre aime le mouton frais,
- Comme le chat aime la crème ;
- Voilà comment je t’aimerais !
Oui je t’aime d’amour, ô ma belle Geneviève, oui, je t’aime d’amour avec tes longs cheveux, avec ton cœur de pierre, avec ton teint de neige, oui, je t’aime d’amour, ô ma belle Geneviève ! (Il gratte de la mandoline pendant cette tirade).
Va-t-en, monstre, va-t-en !
Oh ! mais si tu ne veux pas, je t’y forcerai ! (Almanzor grattant à son tour la mandoline) Silence ! muet ! hypocrite avec les forts, je suis féroce avec les faibles.
Oh ! je le sais ! Isoline et son fils en sont la preuve !
Par la croix de ma mère ! ah ! tu connais le secret ? Tu vas mourir (appelant) Almanzor ! V’là de la besogne, mon petit, tiens, tu vois bien cette femme ! Eh bien ! eh bien ! prends sa tête (à Geneviève) ; tiens, tu vois cet homme, c’est mon complice, et je le charge de te tuer.
Lui ! et son honneur ?
Il est sourd et muet.
Et sa conscience ?
Il a du coton dans les oreilles.
Ah ! malheureuse ! je suis perdue !
Je le crois ! Almanzor, as-tu ton sabre ? Tu l’as ? puisque tu l’as,… tue-la ! Almanzor, je t’ordonne de l’occire, entends-tu ? (Almanzor reste immobile.) Ah ! j’oublie toujours qu’il est sourd et muet. Attends. (Il déchire une feuille de son carnet et tout en parlant, à Geneviève.)
Geneviève, il en est temps encore, acceptes-tu ? Des meubles et mon amour, en acajou, en palissandre, en bois de rose, en boule ; Geneviève, en boule !… Non ! Eh bien, c’en est fait.
(Tout en disant ces quelques phrases, il a écrit l’ordre qu’il donne à Almanzor ; celui-ci comprend et fait signe qu’il va faire mettre Geneviève à genoux et lui trancher la tête.) C’est ça, que ça soit fait à mon retour. Enfin je puis dire comme Titus : je n’ai pas perdu ma journée !
Il te faudra jeter à la mer ce cadavre, Flanque-le dans la Seine, il ira par le Hâvre !
(Il sort.)
Scène VII.
(Almanzor tire son sabre, et, planté comme un automate, reste les yeux tournés du côté par lequel est sorti Golo.)
- Que vois-je ! ô ciel ! ce valet de carreau
- A tiré son grand sabre du fourreau !
- C’est donc pour me couper le cou !
(Almanzor, sans bouger et sans quitter les yeux du point qu’il fixait, lui répond par des signes de tête.)
- Ah ! ça va me gêner beaucoup !
(Elle ferme les yeux et tombe à genoux.)
- Oui, c’en est fait de moi !
- Frappe ! dépêche-toi !
(Almanzor la saisit par ses longs cheveux tout en continuant à fixer le côté de la caverne par où Golo est sorti, puis, quand il est sûr que l’infâme Golo s’est éloigné, il retourne la tête et chante.)
- Rose, la fille à Mathurin.
- Que veut dire ceci ?
- Qui chante ainsi ?
- Dansait au son du tambourin.
(Il relève Geneviève.)
- Quoi ! Reynold en ces lieux !
- Oui, Reynold en ces lieux !
- Dois-je en croire mes yeux ?
- Oui, n’en crois que tes yeux !
- Ah ! comme il bat mon cœur,
- En cet instant suprême !
- Ah ! comme il bat mon cœur,
- D’une violence extrême !
- D’espoir et de bonheur,
- Il bat, il bat mon cœur !
Mais comment se fait-il ?…
Que je sois ici ? C’est pour mieux te venger ! Depuis le jour où tu fus forcée par ton père d’épouser Sifroid, je ne t’ai pas quittée. Pour démasquer cet infâme Golo, je me suis fait son complice ; cet ordre de mort écrit de sa main, le confond et le perd à jamais ! Grâce à mes soins, aidé d’Isoline, j’ai déjà soulevé les principaux chefs. Le peuple sera pour nous et bientôt tu reprendras ta place ! Viens, suis-moi !…
Où donc ?
Démasquer le traître ! au palais ! !…
(Il l’entraine.)
Palais magnifique, — où se pressent les seigneurs et les dames de la Cour, en costumes superbes et tous masqués.
Scène VIII.
- Que l’on se presse
- C’est jour d’allégresse,
- C’est grande fête, festival !
- Chantons tous un chœur triomphal
(Tous les masques se promènent.)
Eh bien !… madame Geneviève ?…
Chut !… elle est ici…incognito !… Et Sifroid, en a-t-on des nouvelles ?…
Il doit revenir cette nuit… à l’heure qu’il est, il arrive peut-être…
Silence !… voici Golo !…
Scène IX.
Bravo ! très-bien !… buvez ! chantez ! que l’on s’amuse !… je veux que mon bal n’ait point son pareil !… Ah ! ça, mais tu m’avais promis des folies incomparables…
Monseigneur, je les aperçois !…
Scène X.
- Oui, nous sommes des folies,
- Arrivant d’Espagne ici.
- Allons, beautés si jolies,
- Soyez donc folles aussi !…
- Ralliez-vous aux tins tins
- De nos grelots argentins.
- En attendant, la bohémienne
- Soyez à notre merci !
- La Bohémienne ! la Bohémienne !
- Qu’elle vienne !…
- La voici !…
- Je viens, de bien loin d’ici.
- Je viens de Bohême !
- Voyez, je suis reine aussi,
- Au pays des sorciers,
- Pays des folies,
- On en fait par milliers.
- Toutes sont jolies !
- La ! la ! la ! la !
- En ces lieux, vit-on jamais,
- Pareille allégresse ?
- Comme elle est pleine d’attraits,
- Cett’ enchanteresse !
(Elles dansent.)
- Courant par monts et par monts
- Après la fortune
- Je fais des traits aux démons,
- Des trous à la lune !
- Au pays des sorciers,
- Pays, etc, etc.
- Fille d’enfer, dissipe nos alarmes,
- Je viens à toi, captivé par tes charmes,
- Enfant de Mars, ah ! je te rends les armes.
- Je cède au pouvoir,
- De ton grand savoir
- De ton infernal savoir !
(Danse générale, danse réglée.)
(Pendant la danse.)
- Amis, faisons vibrer sous ces dômes brillants
- Nos chœurs les plus bruyants ;
- Que nos voix en délire excitent nos transports,
- Ayons le diable au corps !
- Au pays des sorciers, etc.
(La danse est interrompue par un bruit de fanfares annonçant l’arrivée de Sifroid. Stupéfaction de Golo.)
Scène XI.
(Il arrive vêtu en Turc, portant un sac de soldat et un rouleau de fer blanc au côté.)
Ciel ! lui ! Sifroid !
- (Bis.) Je viens de la Tur
- Je viens de la Turquie,
- (Bis.) Rapportant le sac
- Avec la buffleterie !
- Ayant rossé les plus fameux guerriers,
- Couverts de laur… oui de lauriers.
- (Bis.) Je rentre en mon do…
- Je rentre en mon domaine,
- C’est le dieu d’amour, qui vers vous me ramène.
- Courbez le front à mon superbe aspect,
- Rendez la toque avec votre respect !
Ah ! ça mais le portier ne m’avait donc pas trompé ! on fait la noce ici ! tout le monde danse jusqu’à l’anse du panier, pendant que je guerroye contre les infidèles, et que je me couvre de lauriers et de turbans !… Jour de Dieu ! vous ne m’attendiez pas ! Golo ! amour de Chérubin !… Golo !… ah ! te voici. (Il tombe dans ses bras)
Seigneur !…
Qu’as-tu fait de la toque antique et de la clé de mon armoire à glace ?
Votre toque, je l’ai donnée à rétamer ; quant à la clé de votre armoire à glace, elle avait un rat, elle est chez le serrurier.
Chez le serrurier ? Et mon billet de 25 francs, l’as-tu payé ?
Mais…
Tu mens ! voilà le protêt !
Gueux d’huissier !
Et ma femme Geneviève !… Qu’as-tu fait de ma femme répudiée.
Muet, approche et réponds.
Ah ! ah !
Oui, réponds. (À part.) Comme j’ai bien fait de prendre un confident sourd et muet !
Golo ! l’infâme m’a ordonné de les occire tous !
Grands dieux !… (Stupéfaction de Golo.)
Mais qui donc es-tu ?
- Je suis une femme
- Qui sais le passé,
- Qui lis dans toute âme,
- Dans tout cœur glacé ;
- Toi, Golo l’infâme,
- Dont j’ai le malheur
- D’être encor la femme,
- Sois maudit !… horreur !…
- Toi, Sifroid, regarde :
(La foule s’écarte et laisse voir, au fond, Geneviève, le diadème sur le front, et le pied sur le trône,)
- Ton épouse est là !
- Ton palais, ta garde,
- Ton trône, les voilà !
- Pour toi plus de trêve,
- Vil usurpateur,
- Laisse à Geneviève,
- Sa gloire et son honneur !
- Chantons, pour Geneviève,
- Nos chants les plus joyeux,
- De son triomphe enfin se lève,
- Le jour trois fois heureux !
(Isoline va prendre Geneviève par la main et la présente à toute la cour, comme la nouvelle souveraine. Le rideau baisse.)