George Sand, dix conférences sur sa vie et son œuvre/3

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GEORGE SAND par Delacroix (Collection de M. Rocheblave.)
GEORGE SAND par Delacroix (Collection de M. Rocheblave.)




III

UNE FÉMINISTE EN 1832


LES PREMIERS ROMANS ET LA QUESTION DU MARIAGE


Quand la baronne Dudevant débarqua à Paris, en 1831, son parti était pris de gagner sa vie avec sa plume ; car elle n’a jamais compté sérieusement sur les revenus d’un talent qu’elle avait pour peindre des fleurs sur les tabatières et orner d’aquarelles les étuis à cigares. Elle arrivait de sa province pour être écrivain. Comme tout débutant, elle s’essaya d’abord dans le journalisme. Elle écrit, le 4 mars, au fidèle Boucoiran : « En attendant, il faut vivre. Pour cela je fais le dernier des métiers, je fais des articles pour le Figaro. Si vous saviez ce que c’est ! Mais on est payé sept francs la colonne. » Cela valait la peine, évidemment. Le Figaro, un tout petit journal, était dirigé à cette époque par Henri de Latouche, Berrichon, écrivain lui-même, fort médiocre, et poète, si l’on ose s’exprimer ainsi, qui n’avait guère de talent pour son compte personnel, mais qui eut le mérite de comprendre ou de deviner celui de quelques autres. On lui doit la première édition d’André Chénier et il fut le parrain de George Sand : ce sont des titres. Donc il asseyait l’apprentie à l’une des petites tables où se confectionnait le journal. Mais elle n’avait pas la vocation. Vous savez quel est le grand principe en matière d’articles de journaux : les plus courts sont les meilleurs. Aurore était déjà au bout de son papier, qu’elle n’avait pas encore commencé. Le mieux était de ne pas s’obstiner. Elle renonça au dernier des métiers, si lucratif qu’il pût être.

Mais elle ne pouvait ignorer qu’elle eût le don. Elle le tenait de ses ascendants. C’est ici la meilleure part de son atavisme. Si haut qu’on remonte et dans quelque branche que ce soit de son arbre généalogique, on y constate une hérédité artistique. Maurice de Saxe a écrit les Rêveries, qui seraient encore un beau livre pour un militaire, quand même ce militaire n’aurait pas si généreusement battu les Anglais. Mlle  Verrières avait été actrice et Dupin de Francueil était dilettante. La grand’mère, Marie-Aurore, très musicienne et qui chantait des airs d’opéra, faisait des extraits des philosophes. Maurice Dupin raffolait de musique et de théâtre. Il n’était pas jusqu’à Sophie-Victoire qui n’eût un sentiment inné, un instinct de la beauté. Non seulement elle pleurait au mélodrame, comme Margot, mais elle remarquait le rose d’un nuage, le mauve d’une fleur ; et, ce qui nous importe davantage, elle les faisait remarquer à la petite Aurore. En sorte qu’elle aussi, cette mère illettrée, est pour quelque chose dans la littérature de sa fille.

Ce n’est pas assez de dire que George Sand était née écrivain : elle était née romancière, et d’une catégorie déterminée de romancières. Elle avait été créée par un décret nominatif de la Providence pour écrire ses romans et non point d’autres. C’est cela qui rend intéressante l’histoire des plus lointaines origines de sa vocation littéraire ; et il est singulièrement curieux de voir s’annoncer chez elle, dès l’enfance, les facultés qui plus tard deviendront l’essence même de son talent. Elle n’avait pas quatre ans ; sa mère, pour la tenir tranquille, avait imaginé de l’emprisonner entre quatre chaises : que faisait la fillette pour égayer sa captivité ? « Je composais à haute voix d’interminables contes que ma mère appelait mes romans… Elle les déclarait souverainement ennuyeux, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions… Il y avait peu de méchants êtres et jamais de grands malheurs. Tout s’arrangeait, sous l’influence d’une pensée riante et optimiste… » Déjà ! Ces romans de la cinquième année annoncent déjà les romans de l’âge mûr, optimistes avec des longueurs et des digressions. On cite un trait analogue de Walter Scott, et c’est donc qu’il y a, chez ceux qui sont nés pour être conteurs, un instinct primordial qui les pousse précisément à inventer de belles histoires, afin que cela les amuse.

Un peu plus tard il se produit chez Aurore un phénomène qui n’est guère moins curieux. Vous vous êtes sans doute demandé parfois comment procèdent les descriptifs, pour tracer ces tableaux dont tous les traits atteignent à un relief si intense et s’imposent à nous aussi impérieusement que ceux de la réalité. George Sand se souvient qu’à Nohant, quand on lui lisait du Berquin, elle écoutait assise devant le feu dont elle était protégée par un vieil écran de taffetas vert. Peu à peu elle perdait le sens des phrases. Des images se dessinaient devant elle et venaient se fixer sur l’écran vert. « C’étaient des bois, des prairies, des rivières, des villes d’une architecture bizarre et gigantesque… Un jour ces apparitions devinrent si complètes que j’en fus comme effrayée et que je demandai à ma mère si elle ne les voyait pas. » Voilà cette hallucination qui fait l’écrivain pittoresque, qui lui met sous les yeux, fût-ce entre quatre murs, un paysage complet, organisé, dont il n’a plus qu’à suivre les lignes, à reproduire les couleurs, en sorte que peignant des paysages imaginaires, il les peint encore d’après nature, d’après ce modèle surgi devant lui comme par enchantement, et où il peut compter les feuilles des arbres et entendre le bruit de l’herbe qui pousse.

Plus tard encore, à ce monde de fictions qu’Aurore ne cessait de porter dans sa tête, voici que se mêlent de vagues conceptions religieuses ou philosophiques. Sa vie poétique se double d’une vie morale. À ce roman, toujours en train et auquel elle ne cessait d’ajouter un chapitre nouveau, comme autant d’anneaux d’une chaîne sans fin, elle donna un héros dont elle savait très bien le nom. Il s’appelait Corambé. Corambé était son idéal dont elle avait fait un dieu. Seulement, tandis qu’on faisait couler le sang sur les autels des dieux barbares, sur l’autel de Corambé elle avait imaginé de rendre la vie et la liberté à tout un peuple de bestioles prisonnières : une hirondelle, un rouge-gorge, un moineau franc. Et c’était déjà cette tendance qu’elle aura plus tard à mêler aux récits romanesques des Page:Doumic - George Sand Dix Conferences sur sa vie et son oeuvre 1922.djvu/99 monde intérieur, émané de sa fantaisie, reflet de son imagination, écho de son cœur, et qui est encore elle-même. — Telle est exactement la différence du roman impersonnel qui sera celui de Balzac et du roman personnel qui sera celui de George Sand, la différence de l’art réaliste qui se soumet à l’objet et de l’art idéaliste qui le transforme à son gré.

Jusqu’ici, il ne s’agit encore que de rêves qui n’ont pas été mis sur le papier. Que ce soit Corambé ou les romans entre quatre chaises, tout cela s’est passé dans la tête de l’enfant. Mais Aurore ne tarda pas à écrire. Au couvent, elle avait confectionné deux romans, un roman dévot et un roman pastoral, qu’elle eut le bon esprit de déchirer. Au sortir du couvent, autre roman, écrit pour René de Villeneuve, et qui eut le même sort que ses aînés. En 1827, le Voyage en Auvergne. En 1829, encore un roman, dont George Sand dit dans V Histoire de ma vie : « L’ayant lu, je me convainquis qu’il ne valait rien, mais que j’en pouvais faire de moins mauvais... Je reconnus que j’écrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue, que mes idées engourdies dans mon cerveau s’éveillaient et s’enchaînaient par la déduction, au courant de la plume ; que, dans ma vie de recueillement, j’avais beaucoup observé et assez bien compris les caractères que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par conséquent, je connaissais assez la nature humaine pour la dépeindre. » Voilà donc maintenant cette facilité à écrire, cette abondance et cette nonchalance qui seront aussi bien caractéristiques de sa manière.

On le voit, lorsque George Sand va commencer à publier, elle avait déjà beaucoup écrit. Sa formation littéraire était complète. C’est la même constatation à laquelle on est amené chaque fois qu’on étudie les débuts d’un écrivain. Il arrive que le génie se révèle à nous par un jaillissement soudain ; mais depuis longtemps il cheminait sous terre, et ce que nous prenons pour une éclosion spontanée n’est que le dernier effort d’une sève lentement accrue et désormais toute-puissante.


Toutefois George Sand devait encore payer son tribut à l’inévitable période des tâtonnements. Il nous plaît que le premier livre qu’elle ait publié ne soit pas d’elle seule, et que la responsabilité de ce roman exécrable ne retombe pas tout entière sur elle.

Le 9 mars 1831, George Sand écrivait à Boucoiran : « Les monstres sont à la mode. Faisons des monstres ! J’en enfante un fort agréable dans ce moment-ci. » Le monstre, c’est ce roman écrit en collaboration avec Sandeau et paru sous la signature collective de Jules Sand, à la fin de 1831 : Rose et Blanche ou la Comédienne et la Religieuse.

Comme beaucoup d’entre vous ne l’ont probablement pas lu, je vous en indique en quelques mots le sujet. Cela commence par une scène de diligence, à la manière de certains romans de Balzac, mais agrémentée de détails d’une trivialité du plus mauvais aloi. — Deux jeunes filles font route ensemble, l’une, Rose, qui est une petite comédienne, l’autre, sœur Blanche, qui va entrer en religion. Elles se séparent à Tarbes. — L’histoire se déroule dans la région pyrénéenne : Tarbes, Auch, Nérac, les Landes, jusqu’au retour à Paris. — Rose doit, au sortir d’une orgie, être livrée par sa mère à un jeune libertin. Le jeune libertin a honte de lui-même, et, au lieu de mener Rose au diable, il la mène à Dieu, je veux dire qu’il la fait entrer au couvent des Augustines où elle retrouve sœur Blanche. Sœur Blanche n’a pas encore prononcé ses vœux. La preuve en est qu’elle épouse le jeune Horace. Mais quelles noces ! Il faut que vous sachiez que sœur Blanche, avant de s’appeler Blanche, s’appelait Denise. Sous le nom de Denise, elle était la fille d’un marinier bordelais, très belle et idiote. L’idiote a été déshonorée par le jeune libertin que maintenant on lui donne pour mari. Ce sont tous ces souvenirs qui, revenant à l’esprit de Blanche, et lui faisant reprendre conscience de Denise, lui occasionnent une fièvre chaude. On en aurait à moins. — Rose qui, dans l’intervalle, est devenue une grande cantatrice, arrive à temps pour recueillir le dernier soupir de son amie, et rentre au couvent où elle reprend la place laissée vide par sœur Blanche. Tout cela est absurde et souvent bien déplaisant.

Il est aisé de voir quelle part revient à chacun des collaborateurs, et que, du reste, George Sand a fait à peu près tout l’ouvrage. Les paysages, Tarbes, Auch, Nérac, les Landes, autant de souvenirs du fameux voyage aux Pyrénées et du séjour à Guillery chez les Dudevant. Le couvent des Augustines à Paris, avec ses religieuses anglaises et ses pensionnaires appartenant aux plus grandes familles, c’est le couvent où Aurore a passé trois années : nous reconnaissons le cloître, le jardin planté de marronniers, la cellule d’où la vue s’étendait sur la ville et d’où le rêve rejoignait le ciel, ce ciel de Paris vaporeux et riche, comme il est dit dans Rose et Blanche, « le ciel le plus changeant et le plus joli, sinon le plus beau de la terre ». — Mais à ce roman de la vie religieuse est cousu un roman libertin avec orgies, pavillon galant, sofa, historiettes grivoises et saugrenues. C’est la part du collaborateur. Les polissonneries sont de Sandeau. Telle est cette composition hybride. C’était bien le « monstre » annoncé.

Il eut quelque succès. — Celle qui se montra le plus sévère, ce fut la mère de George Sand. Sophie-Victoire avait, en littérature, le goût fort prude… Ah ! celle-là, elle est complète, et chaque fois qu’on la rencontre, c’est une joie… Sa fille dut s’excuser, et précisément en alléguant que l’ouvrage n’était pas d’elle seule : « Il y a beaucoup de farces que je désapprouve : je ne les ai tolérées que pour satisfaire mon éditeur qui voulait quelque chose d’un peu égrillard… Je n’aime pas les polissonneries. »

Elle ajoute : « Pas une seule ne se trouve dans le livre que j’écris maintenant et pour lequel je ne m’adjoindrai de mes collaborateurs que le nom[1]. »

En effet, Jules Sand a vécu. Le livre dont il est ici question sera signé George Sand. C’est Indiana.

La correspondance inédite avec Émile Regnault, à laquelle j’ai déjà fait des emprunts dans ma dernière leçon, contient une lettre des plus intéressantes, relative à la composition d’Indiana. Elle est du 28 février 1832. George Sand insiste d’abord sur la sévérité du sujet et sur sa ressemblance à la vie : « Il est aussi simple, aussi naturel, aussi positif, que vous le désiriez. Il n’est ni romantique, ni mosaïque, ni frénétique ; c’est de la vie ordinaire, c’est de là vraisemblance bourgeoise, mais malheureusement c’est beaucoup plus difficile que la littérature boursouflée… Pas le plus petit mot pour rire, pas une description, pas de poésie pour deux liards, pas de situations imprévues, extraordinaires, transcendantes : ce sont quatre volumes sur quatre caractères. Peut-on faire avec cela seulement, avec des sentiments intimes, des réflexions de tous les jours, de l’amitié, de l’amour, de l’égoïsme, du dévouement, de l’amour-propre, de l’obstination, de la mélancolie, des chagrins, des ingratitudes, des déceptions et des espérances, peut-on bien avec ce gâchis de l’esprit humain faire quatre volumes qui n’ennuient jamais ? J’ai peur d’ennuyer souvent, d’ennuyer comme la vie ennuie. Et pourtant quoi de plus intéressant que l’histoire du cœur quand elle est vraie ? Il s’agit de la faire vraie, voilà le difficile… »

Ces déclarations ne semblent-elles pas un peu surprenantes à qui les lit aujourd’hui ? Et le naturel de 1832 paraît-il encore naturel en 1909 ? Ce n’est pas la question. L’important est de noter que George Sand ne songe plus à fabriquer des monstres. Elle cherche à faire vrai. Elle veut surtout présenter un caractère de femme qui sera le type de la femme moderne.

« Noémi (ce nom laissé à Sandeau qui l’a mis dans Marianna se changera en celui d’Indiana), c’est la femme typique, faible et forte, fatiguée du poids de l’air et capable de porter le ciel ; timide dans le courant de la vie, audacieuse les jours de bataille ; fine, adroite et pénétrante pour saisir les fils déliés de la vie commune, niaise et stupide pour distinguer les vrais intérêts de son bonheur, se moquant du monde entier, se laissant duper par un seul homme, n’ayant pas d’amour-propre pour elle-même, en étant remplie pour l’objet de son choix ; dédaignant les vanités du siècle pour son compte, et se laissant séduire par l’homme qui les réunit toutes. Voilà, je crois, la femme en général : un incroyable mélange de faiblesse et d’énergie, de grandeur et de petitesse, un être toujours composé de deux natures opposées, tantôt sublime, tantôt misérable, habile à tromper, facile à l’être. »

Ce roman, destiné à nous présenter le type de la femme moderne, mériterait déjà d’être qualifié de féministe. Mais il l’est encore à d’autres points de vue. Je voudrais justement, en joignant à Indiana qui paraît en mai 1832, Valentine qui est de 1833 et Jacques de 1834, vous montrer déjà tout armé, dans cette première manière de George Sand, notre féminisme actuel.


Indiana est l’histoire d’une femme mal mariée.

Elle a épousé, à dix-neuf ans, M. Delmare, qui est colonel — on était beaucoup colonel en ce temps-là — et qui est par conséquent bien plus âgé qu’elle. M. Delmare est un honnête homme, au sens pharisien du mot. Entendez par là qu’il n’a ni volé ni tué. D’ailleurs, sans délicatesse et sans agrément, et féru de son autorité, c’est un tyran domestique. Indiana vit très malheureuse entre ce mari exécré et un cousin à elle, le bon Ralph, l’excellent Ralph, deux fois anglais parce qu’il s’appelle Brown et qu’il est flegmatique. C’est pourquoi elle ne saurait être insensible aux séductions du jeune Raymon de Ramières, si élégant, si distingué, un bourreau des cœurs !

Je n’ai pas le temps d’entrer avec vous dans la série des épisodes et j’arrive tout de suite à la crise. M. Delmare est ruiné, ses affaires l’appellent à l’île Bourbon. Il se propose d’y emmener Indiana. Celle-ci se refuse à l’accompagner. Elle sait quelqu’un qui l’empêchera bien de partir : c’est Raymon. Donc elle va le trouver et lui offre ingénument qu’il la prenne, et la garde pour toujours. — Ai-je besoin de vous dire l’accueil que fait Raymon à cette proposition enivrante, et quelle douche reçoit la pauvre Indiana par une froide nuit d’hiver ?

Elle part pour l’île Bourbon. Quelque temps après, au reçu d’une lettre de Raymon, où elle a cru deviner qu’il était malheureux, elle accourt — et elle est reçue par la jeune femme que vient d’épouser Raymon. C’est un fort beau mariage : Raymon ne pouvait espérer mieux. Et Indiana ? La Seine coule tout auprès : elle s’y jette. Elle peut s’y jeter sans danger : Ralph est là pour la repêcher. Ralph est toujours là pour repêcher sa cousine. C’est son sauveteur attitré. C’est le terre-neuve. À la campagne ou à la ville, sur la terre ferme ou sur le bateau qui emmène Indiana vers l’île Bourbon, vous pouvez être assurés de voir surgir Ralph, toujours flegmatique. Nous avons deviné depuis longtemps que Ralph est amoureux d’Indiana. Son flegme n’est qu’une apparence volontairement trompeuse : c’est l’enveloppe de neige sous laquelle brûle un volcan. Cet extérieur disgracieux et gauche cache une âme exquise. Ralph apporte une bonne nouvelle : M. Delmare est mort. Indiana est libre. Que va-t-elle faire de sa liberté ? Après en avoir délibéré, Ralph et Indiana concluent à se donner la mort ensemble. Il n’est plus que de chercher le genre de suicide. « C’est une affaire de quelque importance, » opine Ralph, sentencieux. Pour sa part, il n’aimerait guère se tuer à Paris : il y a trop de monde, on est gêné, distrait. Mais parlez-lui de l’île Bourbon ! Voilà un endroit agréable pour suicides : un horizon magnifique, un précipice, avec cascade… Cet homme est sinistre avec ses idées riantes… Donc ils repartent pour l’île Bourbon, à l’effet d’y trouver la cascade propice. Aussi bien une traversée est, paraît-il, en pareil cas, la meilleure des préparations. Arrivés là-bas ils mettent à exécution leur projet, et Ralph, au dernier moment, ne refuse pas à sa bien-aimée d’utiles conseils. Qu’elle ne saute pas de ce côté ! C’est mauvais. « Mais en ayant soin de vous jeter dans cette ligne blanche que décrit la chute d’eau, vous arriverez dans le lac avec elle et la cascade elle-même prendra soin de vous y plonger. » Cela donne envie.

Ce suicide fut tenu, à l’époque, pour infiniment poétique ; et nul ne refusa de s’apitoyer sur l’infortune d’Indiana . Il est curieux de relire, à distance et de sang-froid, ces livres qui reflètent si exactement la sensibilité d’un temps, et de constater comme le point de vue a changé, comme les êtres et les choses nous y apparaissent au rebours de ce que l’auteur et les contemporains se sont imaginé.

Car il n’y a vraiment dans tout cela qu’un personnage intéressant : c’est M. Delmare. En tout cas, il est le seul dont Indiana n’ait pas eu à se plaindre. Il l’aime, il n’aime qu’elle, et vous êtes témoins que la réciproque n’est pas vraie. Il est d’une longanimité, d’une patience que peu de maris imiteraient, et il laisse à sa femme une liberté extraordinaire. Tantôt on trouve un jeune homme dans la chambre d’Indiana ; tantôt c’est elle qu’on trouve dans la chambre d’un jeune homme. M. Delmare reçoit amicalement Raymon, et tolère au foyer la présence du sempiternel Ralph. Un mari qui permet à sa femme un ami et un cousin, que peut-on lui demander de plus ? À vrai dire, Indiana prétend que M. Delmare l’a frappée et qu’il lui a, de son talon, meurtri le front. Mais elle exagère. Nous savons très bien comment la scène s’est passée. Nous étions là. C’était au Plessis-Picard ; Indiana-Aurore a reçu de Delmare-Dudevant un soufflet. C’est trop. C’est beaucoup trop. Mais enfin le sang n’a pas coulé. — Que valent les autres ? Raymon est un affreux petit gredin qui a commencé par être l’amant de la femme de chambre d’Indiana, qui continue en courtisant la maîtresse de la pauvre Noun et qui finit par l’abandonner pour se marier richement. Ralph précipite Indiana au fond d’un ravin : qu’est-ce qu’on peut faire de pis à la femme qu’on aime ? — Reste Indiana. De bonne foi George Sand a cru qu’elle la parait de toutes les séductions. Le fait est qu’elle l’a rendue séduisante pour les lecteurs d’alors, puisque de ce modèle procède l’un des types préférés de la littérature pendant vingt ans : celui de la femme incomprise.

La femme incomprise… elle est pâle, elle est frêle, elle est sujette à s’évanouir. À la page 99, j’ai compté le troisième évanouissement d’Indiana : je n’ai pas compté plus loin. Ne croyez pas que ce soit l’effet d’une mauvaise santé ! Mais c’est la mode. Le temps est revenu des vapeurs et des airs penchés. Celles dont les grand’mères marchaient si droit à l’échafaud, celles dont les mères frémissaient si hardiment au bruit du canon de l’Empire, maintenant affaissées, éplorées, ressemblent à de plaintives élégies. Affaire de snobisme ! La femme incomprise se prétend malheureuse en ménage ; mais une autre union ne l’aurait pas mieux satisfaite. Ce qu’Indiana reproche à M. Delmare, ce n’est pas d’être le mari qu’il est, mais c’est d’être le mari. « Elle n’aima pas son mari, par la seule raison peut-être qu’on lui faisait un devoir de l’aimer, et que résister mentalement à toute espèce de contrainte morale était devenu chez elle une seconde nature, un principe de conduite, une loi de conscience. » Son parti était pris d’avance, et il n’y avait rien à faire. Elle affecte d’ailleurs une douceur irritante, une soumission exaspérante. Quand elle prend ses airs supérieurs et résignés, c’est à faire sortir un ange de ses gonds ! Au surplus, de quoi se plaint-elle et pourquoi ne s’accommode-t-elle pas de conditions d’existence dont tant d’autres s’arrangeraient ? Mais allez-vous la comparer aux autres ? Elle s’en distingue au contraire. Elle est éminemment une femme distinguée. Elle demande, sans sourciller : « Savez-vous ce que c’est que d’aimer une femme comme moi ? » Apparemment, dans ses longs silences et ses mélancolies obstinées, elle rêve de cet amour qui peut seul convenir à une femme comme elle. C’est une princesse en exil ; et les temps sont durs pour les princesses : c’est pourquoi celle-ci s’enferme en des tristesses nostalgiques… Voilà ce que les gens s’obstinent à ne pas comprendre. Faute de s’élever à ces sublimités ou de se perdre dans ces brouillards, ils jugent sur les faits. Et venant à rencontrer une jeune femme encline à préférer à un mari grisonnant un beau brun, ils en concluent : « En vérité, est-ce que cela ne s’était pas encore vu ? Fallait-il faire tant d’affaires pour une petite peste qui grille de se mal conduire ?… »

Il serait d’ailleurs bien injuste de méconnaître, et je n’en ai nulle envie, qu’Indiana est un roman des plus remarquables. Voyez plutôt le relief de ces caractères, M. Delmare, Raymon, Ralph, Indiana ! Et demandez aux maris qui ont pris femme dans la lignée de femmes incomprises sortie de la vogue d’Indiana !


Valentine est encore l’histoire d’une femme mal mariée.

Cette fois le principal rôle sera donné, non pas à la femme, mais à l’amant, — et nous y verrons se dessiner, au lieu du type de la femme incomprise, celui de l’amoureux tel que l’a créé le romantisme et qui est l’amoureux frénétique. Louise-Valentine de Raimbault est à la veille d’épouser Norbert-Evariste de Lansac, lorsque cette jeune personne, qui a fort l’habitude de courir les champs et les fêtes de village, s’éprend du neveu de son fermier : Bénédict. Ce Bénédict est un paysan qui a des lettres. J’imagine que sa mentalité doit être à peu près celle d’un instituteur primaire. Valentine n y résiste pas. Car on a soin de nous dire que Bénédict n’est pas un très beau gars. C’est son âme que Valentine aime en lui. Bénédict sait très bien qu’il ne peut épouser Valentine, mais il peut lui faire beaucoup d’ennuis, par lesquels il lui prouvera sa passion. La nuit de ses noces, il est dans la chambre nuptiale, d’où l’auteur a eu soin d’éloigner le mari ; il veille sur le sommeil de celle qu’il aime, et lui laisse une épître où il lui déclare qu’ayant hésité pour savoir s’il tuerait son mari, elle, ou lui-même, ou tous les trois, ou deux au choix, et tour à tour adopté chacune de ces combinaisons, il s’est résolu à ne tuer que lui seul. On le retrouve en effet, la tête fracassée, dans un fossé. Mais ne vous hâtez pas de vous réjouir ! Bénédict a encore beaucoup de mal à faire : il n’est pas mort. Nous le retrouverons plusieurs fois encore, toujours caché derrière les tentures d’où il entend tout ce qu’on dit, voit tout ce qu’on fait, et sort au bon moment, ses pistolets en mains. Le mari, pendant ce temps-là, est au loin. On ne s’occupe pas de lui. C’est un mauvais mari ; c’est un mari : Bénédict n’a rien à craindre de lui… Mais il arrive qu’un paysan, à qui la figure de Bénédict ne revient pas, lui envoie un coup de fourche et met un terme à cette précieuse existence.

Vous vous demandez de quel droit Bénédict est venu troubler la destinée paisible de Valentine. Mais du droit de sa passion ! Il a cinq cents livres de rentes : ce n’est pas avec cela qu’on fait vivre un ménage. Qu’offre-t-il à celle dont il détruit l’intérieur et ruine la situation ? Il s’offre lui-même. N’est-ce pas assez ? Au surplus, raisonne-t-on avec les individus de ce tempérament ? Regardez-le. Voyez sa pâleur maladive et l’éclat inquiétant de ses yeux. Écoutez le son de sa voix et l’exaltation de ses discours. Il passe de la déclamation forcenée à la froide ironie et au sarcasme. L’idée de la mort revient sans cesse dans ses propos. Quand c’est sur lui qu’il tire, il se manque. Mais rappelez-vous ce qu’il a fait l’an dernier lorsqu’il s’appelait Antony. Adèle d’Hervey lui résistait : il l’a assassinée. — C’est un fou dangereux.

La femme incomprise, l’amoureux frénétique, voilà deux personnages nouveaux qui s’emparent du roman. Est-ce qu’on ne pourrait pas les marier ensemble, histoire de s’en débarrasser ?

Notez encore que, dans Valentine, si le roman de passion est à coup sûr contestable, il y a en outre un roman champêtre qui est de premier ordre. Le cadre est délicieux. George Sand a placé la scène dans cette Vallée noire qu’elle connaît si bien, qu’elle a tant aimée ! C’est le premier en date des romans où elle célèbre son pays natal. Promenades à travers les traînes, rêveries nocturnes, noces villageoises, toute cette poésie et tout ce pittoresque de la campagne transforment et embellissent le récit.


Et Jacques est l’histoire d’un homme mal marié — ce qui revient, par une réciprocité inévitable, à être l’histoire d’une femme mal mariée.

Jacques épouse, à trente-cinq ans passés, et après une existence orageuse où les années ont compté double, une femme beaucoup plus jeune que lui, Fernande. Après quelques mois d’intimité heureuse, il voit poindre les premiers nuages. Il appelle à lui, pour partager leur vie d’intérieur, une sœur qu’il a, Silvia, et qui est comme lui un être d’exception, orgueilleuse, hautaine, sauvage. Vous pensez si la présence de cette pythonisse va rendre à la vie quotidienne la bonne confiance perdue. Un petit amoureux qui rôde par là, Octave, venu d’abord pour Silvia, ne tarde pas à se sentir beaucoup plus près de Fernande, qui n’est pas une romanesque, une ironique, une sarcastique : il songe qu’on serait très heureux avec cette douce personne. Jacques découvre que Fernande et Octave s’aiment. Que va-t-il faire ? Écarter son rival ? Ou le tuer ? Ou pardonner ? Mais ce sont les voies ordinaires, et Jacques ne peut se résigner à rien qui soit ordinaire. Donc, il s’enquiert auprès de l’amant de sa femme s’il l’aime vraiment, s’il est un amant convaincu, d’un attachement durable et offrant des garanties. Puis, content de cet examen, il laisse Fernande à Octave. Pour lui, il disparaît : il se tue, mais en ayant soin qu’on ne puisse croire à un suicide, afin de ne pas attrister la félicité d’Octave et de Fernande. Il n’a pas pu garder l’amour de sa femme : il ne veut pas être le geôlier de cette femme qui ne l’aime plus. Fernande a droit au bonheur. Ce bonheur qu’il n’a pas su lui donner, il faut qu’un autre le lui assure. C’est le suicide par devoir : il y a des cas où un mari doit savoir se supprimer…

Jacques est un « stoïcien ». George Sand admire fort ces sortes de caractères, dont Ralph était une première esquisse. Jacques nous est présenté comme un être sublime.

Vous dirai-je que je le tiens pour un simple serin, et, comme on dit, je crois, dans les drames de Wagner, pour un « pur niais » ?

Il a tout fait pour gâter son propre ménage. Cette jeune femme était confiante et gaie et naïve. Avec ses croisements de bras sur la poitrine et ses airs absorbés, méditatifs et sombres, il lui a fait peur. Un jour que, chagrine de lui avoir déplu, elle s’était jetée à ses genoux, sanglotant, au lieu de la relever tendrement, il s’est dégagé de ces caresses de femme, en s’écriant d’un ton furieux : « Levez-vous ! Et ne vous mettez jamais ainsi devant moi ! » Et il a installé entre eux « la femme de bronze » ! Et il a invité Octave à vivre avec eux ! Après quoi, quand il a ainsi gâché la tendresse d’une femme qui ne demandait qu’à l’aimer, il s’en va, il lâche la partie ! Allons donc ! c’est trop commode… Vous savez ce mot d’une héroïne de Meilhac à un homme qui jurait de se jeter à l’eau pour elle. « Vous, parbleu, vous seriez bien tranquille ! Vous seriez au fond de l’eau ! Mais, moi… » Jacques est bien tranquille, il est dans son précipice ; Fernande reste dans la vie, où l’on n’est pas tranquille du tout. Ce mari ne s’élève pas à cette conception pourtant toute simple : c’est que, quand on a fait d’une femme sa compagne, on ne l’abandonne pas en route.

Mais plutôt que de s’en prendre à lui, Jacques aime mieux incriminer l’institution du mariage. Car ici la critique de l’institution elle-même est bien nette. Ce qui n’était encore qu’aspiration plus ou moins confuse dans les romans précédents, se précise et se formule en théorie. Jacques est d’avis que le mariage est une institution barbare. « Je n’ai pas changé d’avis, je ne me suis pas réconcilié avec la société, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu’elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu’il ne soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfants qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l’un et de l’autre. Mais les hommes sont trop grossiers, et les femmes trop lâches, pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les régit : à des êtres sans conscience et sans vertu, il faut de lourdes chaînes. »

Si vous voulez savoir par quoi on remplacera le mariage aboli, écoutez le rêve que fait Silvia, et le projet qu’elle expose à son frère. « Nous adopterons, si tu veux, quelque orphelin ; nous nous imaginerons que c’est notre enfant, et nous l’élèverons dans nos principes. Nous en élèverons deux de sexe différent, et nous les marierons un jour ensemble à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans autre prêtre que l’amour. Nous aurons formé leurs âmes à la vérité et à la justice, et il y aura peut-être alors, grâce à nous, un couple heureux et pur sur la face de la terre. » Donc suppression du mariage, et, dans un avenir plus ou moins éloigné, son remplacement par l’union libre — voilà !

Ce qui est intéressant, c’est de rechercher par quelle série de déductions procède George Sand et de quels principes elle part. Vous verrez que, les principes une fois admis, la conclusion qu’elle en tire est parfaitement logique.

Quelle est l’objection essentielle qu’elle adresse au mariage ? C’est que le mariage enchaîne la liberté de deux êtres. « La société va vous dicter une formule de serment. Vous allez jurer de m’être fidèle et de m’être soumise, c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi et de m’obéir en tout. L’un de ces serments est une absurdité, l’autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes. » Vienne en effet l’amour pour un autre homme. On avait considéré jusqu’ici que cet amour était une faiblesse, et qu’il pouvait devenir une faute. Mais quoi ! Ne sait-on pas que la passion est chose fatale et irrésistible ? « Nulle créature humaine ne peut commander à l’amour et nul n’est coupable pour le ressentir et pour le perdre. Ce qui avilit la femme, c’est le mensonge… » Et encore : « Ils ne sont pas coupables, ils s’aiment. Il n’y a pas de crime là où il y a de l’amour sincère. » L’union de l’homme et de la femme, d’après cette théorie, ne repose que sur l’amour ; l’amour disparaissant, l’union ne saurait subsister. Le mariage est d’institution humaine ; mais la passion est d’essence divine. Dans le conflit, c’est le mariage qui a tort.

Le mariage ayant pour but unique l’attrait, celui du sentiment ou celui des sens, pour seul objet l’échange de deux fantaisies, et le serment de fidélité étant une sottise ou une bassesse, imagine-t-on un plus complet renversement du bon sens, une pire méconnaissance de ce qu’il y a de noble et de grand dans cet effort que fait l’homme pour lutter contre toutes les chances de destruction qui l’entourent et pour affirmer en face de tout ce qui change sa volonté de durer ? Vous connaissez la plainte désolée de Diderot : « Le premier serment que se sont fait deux êtres de chair, c’est au pied d’un rocher qui tombait en poussière. Ils ont attesté de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même. Tout changeait en eux et autour d’eux, et ils croyaient leur cœur affranchi de vicissitudes. Ô enfants ! Toujours enfants ! » Non pas enfants, mais hommes bien plutôt ! Ces vicissitudes de nos cœurs, nous les connaissons. Et c’est parce que notre fragilité nous inquiète que nous appelons à notre aide la protection de lois, auxquelles la soumission n’est pas un esclavage, puisque c’est une soumission volontaire. La nature ignore ces lois, car c’est par elles que nous nous distinguons de la nature et que nous nous élevons au-dessus d’elle. Le rocher que nous foulons sous nos pieds tombe en poussière, et le ciel au-dessus de nos têtes n’est pas un instant le même ; mais il y a, au fond de nos cœurs, la loi morale — et elle ne change pas !

Au surplus, pour répondre à ces paradoxes, à qui demanderons-nous des arguments ? À George Sand elle-même, et à elle seule. Quelques années plus tard, en effet, en relations alors avec Lamennais, elle écrivit pour le Monde les fameuses Lettres à Marcie. Elle s’y adresse à une correspondante imaginaire, à une femme qu’elle suppose atteinte de cette inquiétude et de cette impatience qu’elle a elle-même connues. « Vous êtes triste, vous souffrez, l’ennui vous dévore. » Écoutons quelques-uns des conseils qu’elle lui donne. Elle ne croit plus qu’il appartienne à la dignité humaine de conserver la liberté de changer. « Ce que l’homme rêve, ce qui seul le grandit, c’est la permanence dans l’état moral… Tout ce qui tend à fixer les désirs, à raffermir les volontés et les affections humaines, tend à ramener sur la terre le règne de Dieu, qui ne signifie autre chose que l’amour et la pratique de la vérité. » Voici à l’adresse des vaines rêveries : « Aurions-nous le loisir de songer à l’impossible, si nous faisions seulement le nécessaire ? Serions-nous désespérés, si nous rendions l’espérance à ceux qui n’ont pas d’autre ressource ? » Et voici à rencontre des revendications féministes : « Les femmes crient à l’esclavage : qu’elles attendent que l’homme soit libre !… En attendant, faudra-t-il compromettre l’avenir par l’impatience du présent ?… Il est à craindre que les vaines tentatives de ce genre et les prétentions mal fondées ne fassent beaucoup de tort à ce qu’on appelle aujourd’hui la cause des femmes. Les femmes ont des droits, n’en doutons pas, car elles subissent des injustices. Elles doivent prétendre à un meilleur avenir, à une sage indépendance, à une plus grande participation aux lumières, à plus de respect, d’estime et d’intérêt de la part des hommes. Mais cet avenir est entre leurs mains. » C’est la sagesse même. On ne saurait mieux dire — et mieux avertir les femmes que le plus grand danger pour leur cause, ce serait le triomphe de ce qu’on appelle d’un terme ironique : le féminisme.

Seulement ces rétractations ont toujours peu d’effet. Il est piquant de mettre un auteur en contradiction avec lui-même et de le montrer en train de réfuter ses propres paradoxes. Mais ce sont les paradoxes qui ont porté et dont on se souvient. Ce que j’ai voulu vous montrer, c’est, dans ces premiers romans de George Sand, à peu près tout le programme des féministes d’aujourd’hui. Droit au bonheur, nécessité de réformer le mariage, avènement dans un avenir plus ou moins éloigné de l’union libre — tout y est. Nos féministes d’aujourd’hui, nos romancières françaises, anglaises, norvégiennes, les théoriciennes à la manière d’Ellen Key dans son livre De l’Amour et du mariage, toutes ces rebelles n’ont rien inventé. Elles n’ont fait que reprendre et exposer — à vrai dire avec moins de lyrisme, mais aussi avec plus de cynisme — les théories de la grande féministe de 1832.

George Sand s’est défendue maintes fois d’avoir voulu attaquer les institutions dans ses romans féministes. Elle a eu bien tort, puisque c’est cela qui donne à ces romans leur valeur et leur signification. C’est ce qui les replace à leur date et qui explique l’énorme puissance d’expansion qu’ils ont eue. On était au lendemain de la révolution de Juillet, et il faut sûrement en voir ici le contre-coup. On avait renversé un trône ; on se donnait le passe-temps de piller des églises et de saccager un archevêché : la littérature, elle aussi, s’offrait le divertissement d’une insurrection. Depuis longtemps elle nourrissait un ferment révolutionnaire, celui que le romantisme avait déposé en elle. Le romantisme avait réclamé l’affranchissement de l’individu. Et les romantiques c’était Chateaubriand, c’était Hugo, c’était Dumas. Donc ils réclamaient pour René, pour Hernani, pour Antony, qui sont des hommes. L’exemple était donné : la femme allait en profiter. C’est la femme maintenant qui fait sa Révolution.

Sous toutes ces influences, dans cette atmosphère très spéciale, la mésaventure matrimoniale de la baronne Dudevant acquiert, aux yeux de celle-ci, une importance considérable, s’exalte et se magnifie : elle prend une valeur sociale. Partant de cette mésaventure personnelle, elle est amenée à mettre dans chacune de ses héroïnes un peu d’elle-même : cela explique le ton passionné du récit. Et cette passion ne peut manquer d’être contagieuse pour les lectrices qui, dans la cause de la romancière reconnaissent leur cause, la cause de toutes les femmes.

Telle est en effet la nouveauté dans la façon dont George Sand présente les revendications féministes. Elle ne les a pas inventées, ces revendications : elles étaient déjà dans les livres de Mme de Staël, et je ne l’oublie pas. Mais Delphine, mais Corinne étaient des femmes de génie, et présentées comme telles. Pour être plainte par M""* de Staël, il faut être une femme de génie. Pour être défendue par George Sand, il suffit de ne pas aimer son mari. C’est beaucoup plus répandu.

George Sand a mis le féminisme à la portée de toutes les femmes. Cela même fait le caractère de ces romans, dont l’éloquence est d’ailleurs indiscutable. Ce sont les romans de vulgarisation de la théorie féministe.

  1. Correspondance : à sa mère, 22 février 1832.