George Sand, sa vie et ses œuvres/4/9

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CHAPITRE IX

GEORGE SAND ET NAPOLÉON III


Le prisonnier de Ham. — Lettre sur l’élection de Louis-Napoléon à la présidence de la République. — Le coup d’État de 1851. — Les démarches de George Sand pour les victimes. — Les relations de George Sand avec les malheureux et leurs familles. — Les républicains intransigeants. — L’impératrice Eugénie et Napoléon III jugés par George Sand. — Le prince Napoléon. — Mme Arnould-Plessy. — Malgrétout. — Impressions et Souvenirs et article sur l’Histoire de Jules César. — Une lettre vaudevillesque. — La consolatrice des malheureux.


Croyez que le plus beau titre que vous puissiez me donner est le titre d’ami, car il indique une intimité que je serai fier de voir régner entre nous…

Que les hommes soient injustes à mon égard, impitoyables même malgré ma position, il n’y a rien là qui m’étonne. Mais vous, madame, qui avez les qualités de l’homme sans en avoir les défauts, vous ne pouvez pas être injuste à mon égard…

Je tiens beaucoup à l’estime des hommes, mais je tiens particulièrement à la vôtre. Je veux enfin ne pas perdre la petite part de sympathie que vous m’avez donnée. J’y tiens, comme le prêtre tient à la lampe qui brûle devant l’autel, comme on tient à un talisman qui porte bonheur…

Ce n’est pas un poète amoureux, ni un ami républicain, ni quelque adorateur berrichon de George Sand qui lui écrit ainsi. C’est ce jeune prisonnier du fort de Ham, qui, quoi qu’on en ait dit, ne songeait pas exclusivement à sa gloire et à son pouvoir personnel, mais très certainement rêvait aussi au triomphe en France d’un pouvoir soucieux du bonheur de la majorité. Ce n’était pas ce mesquin et piètre vaniteux que nous peignent des pamphlets, tels que Napoléon le Petit ou l’Histoire d’un crime, c’est non seulement un personnage mal deviné et mal défini dans l’histoire, un être complexe et plein de contradictions, mais encore, si l’on fait la part des vices et des défauts de son entourage et de ses propres faiblesses ou inconséquences, il nous apparaît vraiment comme un rêveur incompris et désillusionné, succombant sous le poids des circonstances par lui créées, comme un utopiste naïf et inconscient. Dans son esprit, dans sa nature, il y avait des traits sympathiques attrayants pour la romanesque optimiste et la parfaite et incorrigible idéaliste que George Sand n’avait cessé d’être. Et c’est justement cet idéalisme qui captivait celui qu’on avait avec raison surnommé le « rêveur éveillé ». M. de Pontmartin assurait même qu’il y avait dans ces deux natures des traits de parenté[1]. L’assertion nous semble exagérée, mais nous comprenons assez ce qui l’avait causée. Il y avait dans ces deux natures une certaine analogie de rêverie utopiste ou d’utopie rêveuse et nébuleuse.

Il semble que George Sand et Napoléon firent connaissance plus de dix ans avant la chute de la monarchie de Juillet, dans le salon de la comtesse Merlin, cette intéressante créole aux Souvenirs de laquelle George Sand avait, dès 1836, consacré un article très sympathique[2]. Ce salon était très fréquenté par les écrivains, les diplomates, les artistes. Il était surtout plein de mécontents, de frondeurs conspirant ou déclamant contre la poire[3]. Le jeune prince Louis-Napoléon Bonaparte alla bientôt expier au fort de Ham la part active qu’il prit à une conspiration contre cette même « poire ». On sait qu’il y resta six ans, jusqu’au jour où il s’échappa déguisé en « Badinguet ». Le prince consacra ses loisirs forcés à des lectures sérieuses, aux études sociales, et écrivit quelques brochures politico-historiques. Les Idées napoléoniennes parurent en 1839. En 1844 son étude Sur l’extinction du paupérisme fit beaucoup de bruit en France.

Louis Blanc qui venait de fonder la Réforme et de faire la connaissance de George Sand, consacra dans son Histoire de dix ans quelques pages au jeune prince, qu’il alla visiter dans sa prison, car la personne et les idées de cet héritier du souverain des peuples, rêvant à détruire le paupérisme ne pouvaient manquer d’intéresser celui qui proclamait « l’organisation du travail ». George Sand, qui prônait alors les idées de Louis Blanc dans ses articles et que passionnaient les grandes utopies sociales promettant le bonheur « à la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », lut avec d’autant plus d’intérêt ces pages sur le prince prisonnier, et les fit réimprimer par son journal berrichon l’Éclaireur de l’Indre[4]. Et puis cet intéressant prisonnier venait de lui envoyer sa brochure par l’intermédiaire d’un ami commun, Frédéric Degeorges[5]. Celui-ci transmit les remerciements de George Sand au prince, mais un accusé de réception indirect ne suffisait probablement pas à l’amour-propre de l’auteur, car voici ce qu’il écrivit à M. Degeorges le 24 novembre 1844 :


Mon cher monsieur Degeorges,

Je vous prie d’exprimer à Mme George Sand combien je suis touché de ce qu’elle vous dit d’aimable sur moi ; je suis fier de mériter son approbation. Jugez d’après le plaisir que me fait éprouver un souvenir combien une lettre d’elle me serait précieuse ; combien je serais heureux de la voir. Tâchez pendant votre séjour à Paris d’obtenir par des députés l’autorisation de venir à Ham, et si Mme George Sand daignait vous accompagner, ce serait pour moi, véritable excommunié, un jour de fête. Je ne recherche pas des éloges, je veux les mériter ; on me fera toujours plaisir en me donnant des conseils, vous devriez bien m’envoyer la lettre de Mme G. Sand.

Je suis fâché de vous avoir écrit la lettre que vous avez dû recevoir dernièrement, mais je suis loin d’être parfait et j’ai souvent des mouvements d’humeur contre les hommes, contre l’injustice du sort.

Le plaisir des malheureux est de se plaindre. J’ai écrit à M. Abb. [6] à Orléans pour l’engager à venir me voir d’après ce que vous m’aviez dit, mais il parait qu’il a fait la sourde oreille. Je vous remercie non comme Bonaparte, mais comme citoyen, de la fusion que vous voulez opérer, car là seulement est le salut. Nous sommes tous enfants de la Révolution, et par nos dissensions entre frères nous risquons de tuer notre mère commune.

Adieu, mon cher monsieur Degeorges, recevez de nouveau l’assurance de ma sincère amitié.

N. L.

George Sand fit ce que le prince désirait et le remercia dans une lettre datée du 26 novembre 18-44, et depuis lors maintes fois réimprimée, mais peu connue toutefois du public, d’autant plus qu’elle fut la plupart du temps insérée dans les éditions soit spéciales, soit oubliées, et que dans la Correspondance elle est tronquée et corrigée[7].

Nous mettons entre crochets les phrases omises et nous indiquons en notes les mots changés.


Prince,

Je dois vous remercier des souvenirs flatteurs dont vous m’avez honorée[8] en m’adressant, [avec un mot de votre main qui m’est précieux] le [noble et] remarquable travail sur l’extinction du paupérisme. C’est de grand cœur que je vous exprime l’intérêt sérieux avec lequel j’ai étudié votre projet. [J’ai été surtout frappée de la juste appréciation de nos malheurs et du généreux désir d’en chercher le remède. Quant à bien apprécier les moyens de réalisation] je ne suis pas de force à le faire[9], et d’ailleurs ce sont là des controverses dont, je suis sûre, vous feriez au besoin bon marché. En fait d’application, il faut peut-être avoir la main à l’œuvre pour s’assurer qu’on ne s’est pas trompé, et le rôle[10] d’une vaste intelligence[11] est de perfectionner ses plans en les exécutant. [Mais l’exécution. Prince, à quelle main l’avenir la confiera-t-il[12] ? Il y a peut-être inconvenance et manque de respect à soulever cette question en vous parlant. Peut-être aussi de rives, sympathies donnent-elles ce droit][13]. Je ne sais pas si votre infortune a des flatteurs, je sais qu’elle a mérité d’avoir des amis. Croyez qu’il faut plus d’audace[14] aux esprits courageux[15] pour vous dire la vérité aujourd’hui[16] qu’il ne leur eût fallu si vous eussiez triomphé. C’est notre habitude à nous [démocrates] de braver les puissants, et cela ne nous coûte guère, quel qu’en soit le danger, mais devant un héros captif et un guerrier enchaîné[17] nous ne sommes pas braves. Sachez-nous donc quelque gré, vous qui comprenez ces choses, de ce que nous voulons nous défendre des séductions que votre caractère, votre intelligence et votre situation exercent sur nous et de ce que nous osons vous dire [la vérité, c’est] que jamais nous n’eussions reconnu[18] d’autre souverain que le peuple et que [la souveraineté de tous nous paraîtra toujours incompatible][19] avec celle d’un homme. Aucun miracle, aucune personnification du génie populaire dans un seul[20]. Mais vous savez cela : vous le saviez peut-être quand vous marchiez vers nous [et nous, s’il eût fallu que nous fussions conquis, nous eussions préféré, à toute autre, une conquête, qui eût ressemblé à une délivrance ; mais] ce que vous ne saviez pas, [c’est que les hommes longtemps trompés et opprimés ne s’éveillent pas dans un jour de confiance][21]. La pureté de vos intentions eût été fatalement méconnue et vous ne vous seriez pas assis au milieu de nous sans avoir à nous combattre et à nous réduire.

Telle est [l’inflexibilité des lois qui entraînent la France vers][22] son but que vous n’avez pas mission, vous homme d’élite, de nous arracher à la tyrannie[23]. Hélas ! vous devez souffrir de cette pensée, autant qu’on souffre de l’envisager et de la dire ; car vous méritiez de naître en des jours où vos rares qualités eussent pu faire votre gloire et notre bonheur. Mais il est une autre gloire que celle de l’épée, un autre ascendant que celui des faits[24]. Vous le savez[25] maintenant que le calme du malheur vous a rendu toute [votre sagesse, toute] votre grandeur naturelle, et vous aspirez, dit-on, à n’être qu’un citoyen français ; c’est un assez beau[26] rôle pour qui sait le comprendre ; vos préoccupations et vos écrits prouvent que nous am-ions en vous un grand citoyen, si les ressentiments de la lutte pouvaient s’éteindre et si le règne de la liberté revient[27] un jour guérir les ombrageuses défiances des hommes. Vous voyez comme les lois de la guerre sont encore farouches et implacables, vous qui les avez courageusement affrontées et qui les subissez plus courageusement encore. Elles paraissent odieuses[28] quand on voit[29] un homme tel que vous en être la victime. [Eh bien ! là est votre gloire nouvelle, là sera votre grandeur véritable.] Le nom terrible et magnifique que vous portez n’eût pas suffi pour nous vaincre[30]. Nous avons à la fois diminué et grandi depuis les jours d’ivresse sublime qu’il nous a donnés. Son règne illustre n’est plus de ce monde, et l’héritier de son nom [penché sur des livres, médite, attendri,] sur le sort des prolétaires. Oui, c’est là votre gloire[31], là est un aliment sain qui ne corrompra point la [sainte] jeunesse et la [haute] droiture de votre âme[32] comme l’eût fait, peut-être, l’exercice du pouvoir malgré vous[33]. Là serait le lien [de cœur] entre vous et les âmes républicaines que la France compte par millions [aujourd’hui]. Quant à moi[34] je ne connais pas le soupçon, et s’il dépendait de moi, après vous avoir lu, j’aurais foi en vos promesses et j’ouvrirais la prison pour vous faire sortir, la main pour vous recevoir. Mais hélas ! ne vous faites pas d’illusions ! Ils sont tous inquiets et sombres autour de moi, ceux qui aspirent à des jours meilleurs[35] ; vous ne les vaincrez que par les idées[36], par la vertu, par le sentiment démocratique, par la doctrine de l’égalité. Vous avez de tristes loisirs : mais vous savez en tirer parti. Parlez-nous donc [souvent de délivrance et d’affranchissement][37], noble captif ! Le peuple est comme vous dans les fers ; le Napoléon d’aujourd’hui est celui qui personnifie les douleurs du peuple, comme l’autre personnifiait [hier] sa gloire. Acceptez, prince, l’expression de mon sentiment respectueux.

George Sand.


Napoléon répondit à cette lettre par une lettre tout aussi sincère datée du 14 décembre, et une correspondance amicale s’ensuivit entre la recluse de Nohant et le prisonnier de Ham, une correspondance roulant surtout sur les questions de principes et sur celle qui était à l’ordre du jour, avant tout, la politique, comme on peut en juger par les trois lettres suivantes se rapportant à 1845 et parues dans le Figaro de 1897 ; nous les avons vérifiées sur les originaux.

Fort de Ham, 24 janvier 1845.
Madame,

Croyez que le plus beau titre que vous puissiez me donner est le titre d’ami, car il indique une intimité que je serai fier de voir régner entre nous. Si aux yeux du public je tiens à mon titre de prince, c’est que ce titre m’a toujours été disputé par les hommes et les gouvernements qui regardent la révolution française comme un accident et tout ce que le peuple a établi de 89 à 1815 illégitime. Tant que la France aura des princes, je ne déchirerai pas mon extrait de baptême ; mais je passerai avec plaisir l’éponge sur mon passé le jour où elle ne reconnaîtra que des citoyens.

Un mot de votre lettre, madame, me fait craindre que vous ayez mal compris le sentiment qui m’a inspiré en vous écrivant. Vous vous violentez doucement, dites-vous. Si je vous ai écrit avec entraînement, avec chaleur, ce n’était pas par calcul pour vous attirer à moi, mais par enthousiasme. J’ai exprimé sans réserve et sans arrière-pensée ma vive sympathie à la femme illustre par son génie et la noblesse de son cœur. Si je n’avais vu en elle qu’un chef de parti, je lui aurais écrit froidement, avec le style glacé de la politique. Si j’étais assez heureux pour pouvoir vous voir, je vous dirais tout ce que je pense, tout ce que je sens, et si vous n’approuviez pas toutes mes convictions, vous rendriez du moins justice à ma franchise. Je désire la liberté, le pouvoir même, mais je préférerais mourir en prison que de devoir mon élévation à un mensonge. Je ne suis pas républicain, parce que je crois la république impossible aujourd’hui en présence de l’Europe monarchique et de la division des partis. Mais je désire de tout mon cœur l’avènement d’un gouvernement quelconque qui s’efforce d’amener en France les institutions démocratiques, qui s’occupe du bien-être du plus grand nombre et qui fasse triompher la liberté, la vertu, la justice, Mais aussi tous les jours je perds un peu de mes espérances, car tous les jours la tête de la France s’aplatit, son ventre s’augmente et son cœur se resserre. Vous me permettrez de vous appeler toujours madame. Ce titre, en français, est tout à fait convenable, car il est tendre et respectueux à la fois. Il est très démocratique, puisqu’on le donne à tout le monde, et il est commun sans être vulgaire. C’est donc celui qu’il me convient le mieux d’employer en vous écrivant. Recevez, madame, la nouvelle assurance de ma respectueuse sympathie.


Fort de Ham, 2 avril 1840.
Madame,

Votre dernière lettre semblait me dire : « Je vous ai donné tout ce que je pouvais vous donner : ne me demandez plus rien, car j’ai mes pauvres. » Cependant je viens encore vous demander la charité, car je sais que vous possédez dans votre cœur des richesses inépuisables, capables de soulager toutes les misères. Que les hommes soient injustes à mou égard, impitoyables malgré ma position, il n’y a rien là qui m’étonne. Les hommes sont nés pour faire la guerre, et généralement la guerre n’est ni juste ni tendre. Mais vous, madame, qui avez les qualités de l’homme sans en avoir les défauts, vous ne pouvez pas être injuste à mon égard, me prêter des vices que je n’ai pas, lire mes écrits avec le sentiment d’un procureur général qui cherche à établir un procès de tendance. En un mot, vous ne pouvez pas me condamner, parce que vous avez vous-même inventé le délit et prononcé la peine. Depuis que vous avez lu mes écrits, vous ne croyez plus, dites-vous, à mon amour pour l’égalité. Je ne puis croire que sérieusement vous ayez pu découvrir dans ce que j’ai dit quelque chose qui soit opposé au principe général d’égalité. Que je n’entende pas sous ce nom la même chose que vous, c’est possible, car il n’y a pas deux personnes qui donnent la même signification à un principe, et ce qui fait même que ces grands mots d’égalité et de liberté réunissent tout le monde sous leur bannière, c’est que chacun les interprète à sa façon ; s’ils n’avaient qu’une signification étroite, ils ne rallieraient personne. Mais, différer dans l’interprétation, ce n’est pas méconnaître la sainteté de ce dogme. Au contraire. Si vous daignez être franche avec moi vous conviendrez que vous avez été enchantée de prendre ce prétexte pour me congédier. Quand vous étiez en province, seule avec vos pensées et vos propres impressions, ma parole vous a touchée ; vous avez jugé avec ce sentiment qui ne trompe jamais, que mes paroles respiraient l’amour du bien et partaient d’une conviction profonde ; alors, vous m’avez écrit, et cette preuve de sympathie de votre part restera éternellement gravée dans mon cœur. Mais vous êtes venue à Paris, et là vous avez trouvé des hommes qui se sont appliqués à retenir cette main que vous tendiez vers moi. Ils vous ont dit : « Nous sommes épars, divisés, nous sommes menacés par toutes les forces du pouvoir, par tout le froid des vieilles idées et des vieux intérêts, par la haine et la jalousie de toute l’Europe. Eh bien, le danger, l’ennemi n’est pas aux Tuileries, mais à Ham. Ce n’est pas contre un pouvoir allié des rois oppresseurs des peuples et disposant de toutes les ressources d’un grand empire que nous devons nous liguer, mais contre un de nos frères qui, prisonnier et abandonné de tous, n’a que son nom pour égide, sa conscience pour soutien. Et vous, malgré votre bon cœur, votre haute intelligence, vous avez suivi le torrent, et quoique entourée d’ennemis bien réels vous vous attaquez à un fantôme : et ce fantôme c’est moi ! Voilà ce qui m’afflige comme homme, ce que je regrette comme citoyen, car, croyez-le bien, l’union de tous les bleus sera à peine suffisante pour repousser le blanc-blanc et le blanc sale qui nous entourent. Mais cependant ce n’est pas de la politique que je viens faire avec vous aujourd’hui ; je veux absolument me justifier en vous accu gant de partialité. Je tiens beaucoup à l’estime des hommes ; mais je tiens particulièrement à la vôtre. Je veux que vous me jugiez tel que je suis et non tel qu’on me fait à vos yeux. Je veux enfin ne pas perdre la petite part de sympathie que vous m’avez donnée. J’y tiens, comme le prêtre tient à la lampe qui brûle devant l’autel, comme on tient à un talisman qui porte bonheur.

Recevez, madame, mes doléances avec bonté et croyez à mes sentiments respectueux.

20 juin 1845.
Madame,

Je me sers d’une occasion et d’un prétexte pour vous écrire. L’occasion c’est le retour à Paris de M. et Mme Cornu[38], deux de mes plus anciens amis qui veulent bien se charger de cette lettre pour vous ; le prétexte, c’est l’envoi d’un avant-propos, éclairer d’un ouvrage qui malheureusement n’est point destiné à exciter votre intérêt. Vous avez été si bonne pour moi qu’il était inutile d’avoir recours à un prétexte pour vous écrire. Cependant cela me met plus à mon aise et je crains moins d’être importun. Il y avait dans votre dernière lettre une phrase qui méritait de ma part tout un volume de remerciements, c’est celle où vous manifestez le regret de ne pouvoir venir me voir. J’ai été bien sensible à ce regret, car il indique un désir dont je suis fier. Mais puisque enfin je ne puis me rapprocher de vous, je suis très heureux que Mme Hortense Cornu veuille bien se charger de mes hommages pour vous ; car c’est la personne qui me connaît le mieux et qui, par conséquent, vous fera connaître le mieux mes défauts et mes qualités. Cependant je lui recommanderai bien de ne point trop appuyer sur les défauts. Les hommes comme les tableaux doivent être exposés sous leur bon et propre jour. Vous trouverez peut-être que ces paroles révèlent une certaine suffisance. N’y voyez, je vous prie, que le désir d’être apprécié par vous et de mériter votre approbation et les sympathies que vous m’offrez avec tant de grâce. Vous m’engagez à parler philosophie. Je ne suis pas fort sur cette théorie, peut-être par cela même que j’en fais tous les jours en action. Cependant il y a dans votre dernière lettre une expression si juste que je désire la relever pour l’expliquer dans un sens différent du vôtre. « J’invoque, dites-vous, la science des limites »… C’est que c’est, en effet, la véritable science pratique. Il est clair que je n’entends pas par ces paroles la science des bornes, cette science-là est si bien pratiquée aujourd’hui qu’on ne saurait faire mieux ; mais j’entends par science des limites cet art qui consiste à se frayer un chemin au milieu de l’espace, à définir ce qui jusqu’ici était indéfini, à marquer ce passage étroit qui sépare le sublime du ridicule, à donner, en un mot, un corps, une âme, à qui était sans force et sans vie. Enfin j’appelle science des limites non cette science du dieu Terme qui, dans un esprit mesquin de défense, nous apprend à s’entourer de fossés ; mais cette science du berger qui protège, nourrit son troupeau, fertilise la terre qu’il habite, puis ensuite, dès que sa mission est remplie en un lieu, va plus loin, poussant sans cesse la limite devant lui, et donne cet intéressant exemple de l’ordre dans la mobilité, de la stabilité dans le progrès, de la méthode et de l’utilité dans la conquête. Et dans le monde moral comme dans le monde politique, savoir le point où finit la liberté et où commence la licence, où finit le pouvoir et où commence l’arbitraire ; ou bien apprendre où le courage se change en témérité, la tendresse en faiblesse et l’amour du bien en folie, c’est sans aucun doute faire le cours le plus complet de philosophie. La science des limites est donc la véritable science du genre humain. Et à ce propos je m’aperçois que mon papier comme votre patience ont une limite que je ne veux outrepasser. Je me borne donc à vous renouveler, madame, l’assurance de mes sentiments de respectueuse sympathie.

Napoléon.

Il est difficile de décider aujourd’hui si les amis de George Sand, à l’influence hostile desquels Napoléon faisait allusion, avaient vraiment raison de se défier de lui, ou si c’est elle qui avait raison de prendre pour de l’or pur ses protestations d’amour pour le peuple et ses rêves de bonheur « pour la majorité ». D’un côté le coup d’État et le « régime napoléonien » qui en fut la suite semblent être une négation catégorique de la sincérité des doctrines philantropiques et populaires du prisonnier de Ham. De l’autre, si l’on jugeait la sincérité, les bonnes intentions de tous les héritiers présomptifs d’après les événements et les tendances ultérieures de leurs règnes, il faudrait alors nier, presque sans exception, toute tendance idéale, toute bonne aspiration chez les hommes qui appartiennent à l’histoire. Ce serait pourtant commettre une erreur de jugement historique que de juger le commencement du règne de Catherine II ou d’Alexandre Ier surtout leurs vraies aspirations, d’après les événements et les favoris de la dernière heure. Il serait tout aussi injuste de soupçonner la sincérité des doctrines tant soit peu utopiques, mais vraiment humanitaires et démocratiques de l’auteur de l’Extinction du paupérisme, en tirant des « attendu que » des actes de MM. de Persigny, de Morny, Rouher et compagnie. Les amis républicains de George Sand commirent cette injustice-là. George Sand, dès le début, disait la vérité sans ambages à son correspondant titré, elle critiquait ses théories, mais elle ne soupçonna point sa franchise, et crut qu’il partageait les convictions de ses amis républicains, c’est-à-dire le bonheur des masses, la promulgation du principe oublié de la grande Révolution : la volonté du peuple exprimée par le suffrage universel.

Nous avons vu que George Sand se détacha des hommes de 1848 lorsqu’elle s’aperçut que la forme l’emportait chez eux sur le fond, l’amour du régime parlementaire sur l’amour du peuple, et que les soucis des intérêts de parti ou même de ceux d’un petit groupe prévalaient sur le vrai souci du bien, du bonheur et des droits des masses populaires. En politique elle poursuivait avant toute chose ce qu’elle considérait comme le vrai régime démocratique : le droit de chaque citoyen de dire son opinion, de choisir ses représentants — c’est-à-dire ce même suffrage universel que nous venons de nommer.

Et voici que le jour où les citoyens français, pour la première fois, firent usage de ce droit — il se trouva que la vox populi prononça le nom de celui avec qui George Sand discutait amicalement tant, qu’il était le prisonnier de Louis-Philippe, et qui apparaissait à la grande masse du peuple français comme un sauveur au milieu de la guerre des partis qui déchiraient la France. Les amis républicains de George Sand en furent exaspérés. Elle leur répondit par les lignes suivantes dans un article intitulé Sur le général Cavaignac, paru dans la Réforme du 22 août 1848. Nous avons reconnu que cet article était le même que celui qui fut imprimé en une plaquette intitulée le Peuple et le président et ensuite sous le titre de À propos de l’élection de Louis-Napoléon à la président de la République dans le volume des Questions politiques et sociales.

Qu’est-ce que prouve cette énorme majorité de suffrages en faveur de celui de tous les partis qui représente le moins la République ? Au premier abord, la réponse semble devoir être celle-ci : la majorité des Français n’est pas républicaine ; et sans aucun doute le parti de la réaction va se prévaloir de cette considération. Eh bien, la réaction se trompera quant au fond de la question : le peuple est républicain quand même ; et il ne sera pas si facile qu’on le pense de lui enlever sa souveraineté. Le peuple n’est pas politique, voilà ce qu’il faut reconnaître, et ce dont il ne faut point s’étonner…

Le peuple tend au socialisme, dont le point de départ est le sentiment de son droit et de ses besoins. Il y a longtemps que nous sommes d’accord sur le point que le socialisme ne peut se passer de la politique et que la politique ne peut se passer du socialisme. Penser autrement, c’est vouloir séparer le corps et l’âme, la volonté et l’action. Pour avoir été politique et non socialiste, la République modérée est arrivée à mécontenter le peuple. Pour être socialiste et non politique, le peuple arrive à compromettre par un choix imprudent le principe même de sa souveraineté. Mais un peu de patience. Dans peu de temps, le peuple sera socialiste et politique, et il faudra bien que la République soit à son tour l’un et l’autre. Je m’inquiète peu du personnel des gouvernements, ou du moins je m’en inquiète beaucoup moins que du grand symptôme de l’opinion populaire. Les hommes montent au pouvoir et tombent aussitôt… Ce sont là des vicissitudes secondaires dans l’histoire d’une démocratie. L’histoire désormais changera de caractère. Ce ne sera plus seulement le récit des faits et gestes de certains hommes ; ce sera principalement l’étude des aspirations, des impressions et des manifestations des masses. Ce qui vient de se passer est un grand fait, un grand enseignement…

George Sand croit que le général Cavaignac — un honnête homme et qui ne fut qu’une arme dont s’était servie « l’Assemblée sans cœur » et la bourgeoisie — eut à expier cette faute involontaire, et que le peuple élut Louis-Napoléon « en haine de Cavaignac », comme les prolétaires-socialistes le déclarèrent à Ledru-Rollin dans les grands centres.

Dans les campagnes, la grande masse des prolétaires agricoles a fait de même sans bien s’en rendre compte. Elle s’est vengée d’une république bourgeoise qui l’a leurrée de belles promesses, et qui n’a trouvé pour planche de salut que l’impôt sur le pauvre…

En repoussant le favori de l’Assemblée, le peuple protestait non contre la République dont il a besoin, mais contre celle que l’Assemblée lui a faite. Croyez bien que c’est là le grand ascendant de Louis Bonaparte, c’est de n’avoir encore rien fait sous la république bourgeoise. Le prestige du nom est quelque chose ; mais le paysan est toujours positif, même lorsqu’il est romanesque. Que l’élu de son choix le frappe d’un nouvel impôt, vous verrez à quoi lui servira son nom. Quant à nous, il nous faut examiner sérieusement cet acte imprévu de souveraineté populaire, et ne pas nous laisser surprendre par le dégoût et le découragement… Nous avons maintenant peu de politique à faire, puisque le souverain veut agir tout seul. Mais nous lui devons la propagande des idées, afin qu’il sache peu à peu les moyens de réaliser ce qu’il veut. Quant à moi, je ne sens aucun dépit contre le peuple, lors même qu’en apparence il apporte à cette révolution une solution passagère, tout opposée à mes vœux. De tous les hommes de tous les partis politiques que j’ai vus passer depuis quarante ans, je n’ai pu m’attacher exclusivement à aucun, je le confesse. Il y avait toujours en dehors de tous ces hommes et de tous ces partis un être abstrait et collectif, le peuple, à qui seul je pouvais me dévouer sans réserve. Eh bien, que celui-là fasse des sottises ; je ferai pour lui dans mon cœur ce que les hommes politiques font dans leurs actes pour leur parti : j’endosserai les sottises et j’accepterai les fautes…

Les événements de 1848-51 et le triste rôle qu’y joua « l’élu du peuple » sont trop connus pour que nous y revenions ici. Nous ne nous arrêterons donc que sur l’impression et l’influence active qu’ils eurent sur George Sand. Désillusionnée de la République et ne croyant plus à l’avènement de l’âge d’or, au triomphe du droit qui cédait la place à la force, morne, abattue, désenchantée de ses amis des dernières années, George Sand voulut oublier la « brutale réalité » en s’abandonnant à l’art, en s’y plongeant. Mais nous savons que ce ne fut nullement en écrivant les romans champêtres. Non, ce fut vers une autre muse, ce fut vers Melpomène qu’elle se tourna en ce moment, et celle-ci la couronne de nouveaux lauriers, pour sa comédie tirée de François le Champi (représenté à l’Odéon le 2 novembre 1849). Le succès de cette pièce encouragea donc George Sand à se tourner, une fois encore, vers cette branche de l’art qu’elle avait à peu près abandonnée — (le Roi attend, prologue d’occasion ne compte pas !) — depuis le jour où son premier drame, Cosima, fut presque sifflé en 1840. Nous voyons, en 1851, successivement apparaître aux théâtres de la Porte Saint-Martin, de la Gaieté et du Gymnase les pièces : Claudie, Molière et le Mariage de Victorine. C’est justement pour assister aux répétitions de cette dernière — elle fut jouée le 26 novembre 1851 — que Mme Sand arriva à Paris au mois de novembre de cette année, et elle fut si préoccupée par la mise en scène, la distribution des rôles et les répétitions que le coup d’État fut un coup de foudre pour elle.

Il est resté parmi les papiers de George Sand une mince enveloppe contenant quelques petites feuilles et portant les mots : Journal de 1851[39]. George Sand y avait noté ses impressions du 26 novembre au 13 décembre. On peut d’après certains indices conclure que tout ce qui se trouve écrit sous les dates de « mercredi, 26 novembre », « jeudi 27 », « vendredi 28 », jusqu’à la « nuit du 3 au 4 décembre », fut écrit après coup, justement dans cette nuit du 3 au 4 décembre, c’est-à-dire que tout ce que George Sand écrit sur les derniers jours avant l’événement, elle l’écrivit au lendemain. Il est donc certain que le 2 décembre projeta une certaine lueur sur les jours déjà écoulés et que certains détails y sont annotés et comme soulignés, qui n’auraient pas été remarqués, si le journal avait réellement été écrit au jour le jour.

Certaines données, aussi, font présumer que c’est avec intention que George Sand nota sa maladie et les noms des personnes qu’elle avait fréquentées peu avant le 2 décembre, et dont plusieurs — comme Mme Clotilde Villetard, Mme Rozanne de Curton[40] et le comte d’Orsay — l’aidèrent bientôt de leurs relations, ou grâce auxquelles (c’est le cas de Mme Curton) elle avait déjà depuis longtemps fait la connaissance d’un personnage aussi omnipotent que l’était à ce moment M. de Persigny. Par des lignes de ce genre — qui ont tout l’air d’être insignifiantes — George Sand semble dire aux uns : « Voilà mes relations ; donc je fus toujours en bons rapports avec les personnes appartenant à l’Élysée ! » et aux autres : « Si je me suis adressée plus tard pour mes amis républicains à ces personnes, c’est que déjà avant le triomphe de leur parti elles avaient simplement été mes bons amis… » Ces considérations, et plusieurs autres indices, nous font croire à une certaine préméditation. Mais, quoi qu’il en soit, ce journal est extrêmement intéressant, car on y voit reflétés fidèlement tous les états d’âme de George Sand pendant ces vingt jours : d’abord insouciance complète, puis stupéfaction, puis vague inquiétude, puis chagrin, désespoir, et enfin morne abattement.

Les lecteurs de la Revue de Paris ont lu les pages qui se rapportent au Ier décembre et aux jours suivants[41] ; les lecteurs du volume des Souvenirs et idées, où ce journal fut réimprimé, ont pu lire, aussi, les extraits des pages se rapportant aux jours précédents ; mais comme ce journal y est publié avec des lacunes et force inexactitudes, nous nous permettons de donner ici la reproduction exacte de ses premières pages, telles que nous les avons publiées, peu avant le centenaire de George Sand, dans la revue russe Messager de l’Europe, lors de l’impression dans cette revue d’une partie du présent chapitre. Les lecteurs français nous en sauront quelque gré tout en relisant ce qu’ils connaissent déjà, car ils y trouveront aussi de l’inédit, et il est très important pour nous de souligner et d’annoter quelques noms et détails complaisamment offerts par George Sand elle-même à l’attention de ses biographes à venir.

Journal de 1851
Novembre 1851.
Mercredi 26.

Première représentation de Victorine. Succès. J’ai été fort calme et indifférente sans me rendre bien compte du pourquoi. J’ai vu la pièce, de la petite loge de l’acteur-régisseur Monvel, sur le théâtre, derrière le manteau d’Arlequin. Je me suis bien rendu compte de mon impression. J’ai persisté à préférer le premier et le troisième acte au second. Le public a, dit-on, préféré le deuxième aux deux autres. N’importe. Après la pièce, j’ai été dans la loge de Rose Chéri[42] ; sa mère, sa sœur, son mari y sont venus. Anna pleurait et s’est mise à genoux pour m’embrasser. C’est une fille laide, fort agréable, qu’on dit très bonne et qui parait adorer Rose. Elle est très expansive et ne manque pas de talent dans les travestis. Puis sont venus dans la même loge ma fille[43], Clésinger, le comte d’Orsay[44], Bourdet et sa femme, Mlle Fernand[45] avec sa tante, Mme Albert[46] et son mari Bignon, Mme Allan et plusieurs autres acteurs et actrices que je ne connais pas et qui m’ont fait grand’fête. J’ai vu aussi Geoffroy des Français, qui m’a dit beaucoup d’amitiés.

Je suis revenue souper avec ma fille, son mari, M. d’Orsay et Manceau[47] chez Pinson. J’ai pris du café, j’ai mal dormi.

Jeudi 27, — J’ai fait des emplettes, j’ai été voir Nini. J’ai vu la seconde représentation de Victorine dans une baignoire de face avec Solange. J’ai bien vu et entendu le premier acte, mais pas les deux autres, j’avais trop mal au foie. J’ai un peu sommeillé. Ponsard est venu me voir avec Hetzel ; j’étais si malade dans ce moment-là que je ne sais ce qu’ils m’ont dit.

Vendredi 28. — Après une très mauvaise nuit, je me suis sentie bien. J’ai été voir Solange et ensuite le comte d’Orsay avec qui j’ai parlé d’elle et de son mari. Le soir, dîné chez Pauline. De là j’ai été au Gymnase. La recette était belle et le succès complet.

Samedi 29. — Je ne me souviens plus de ce que j’ai fait dans la journée. Le soir j’ai été voir Mignon aux Variétés, et Hortense de Cerny au Vaudeille.

Dimanche 30[48]. — J’ai été voir Clotilde[49], Mme Bourgoing et je ne sais plus qui. Le soir, j’ai joué aux dominos, au coin de mon feu, avec Manceau.

Lundi Ier décembre. — J’ai fait des emplettes avec Manceau[50]. J’ai été voir M. Sheppard. Cet excellent homme meurt simplement et gravement dans son fauteuil…

(Nous ne citons pas plus loin ce passage sur la sérénité du moribond et nous reprenons la citation au moment où Mme Sand continue le récit de sa journée.)

Je ne sais plus ce que j’ai fait, ce que j’ai vu. J’ai déjeuné avec Bignat[51] qui m’a dit : « Si le président ne fait pas bien-vite un coup d’État, il n’entend pas sou affaire, car pour le moment rien ne serait si facile. » J’ai été voir Delacroix. Le soir j’ai été au cirque voir les Quatre parties du monde, avec Solange et Manceau. Je n’ai jamais rien vu de plus long, de plus bête, de plus ennuyeux[52]… J’ai reconduit ma fille chez elle, rue Verte, 26. En passant devant le palais de l’Élysée, elle me dit : « Tiens, c’est singulier, il ne reçoit donc pas ce soir ? Je croyais qu’il avait grand bal, car en passant à cinq heures pour aller dîner avec toi, j’ai vu dans la cour qu’on étendait des tapis sur les marches extérieures du perron. Est-ce que c’est cette semaine qu’on le proclame empereur ? »

Nous avons regardé la porte de la cour qui était fermée. Un seul factionnaire la gardait. Rien ne paraissait éclairé. Pas une voiture dans la rue. Un profond silence, la clarté terne des réverbères sur le pavé gras et glissant. Il était une heure du matin ; nous sommes revenus, Manceau et moi, par l’avenue Marbœuf, et nous avons passé derrière le jardin de l’Élysée. Même silence, même obscurité, même solitude. « Ce n’est pas encore pour demain », lui ai-je dit en riant, et comme j’étais fatiguée, j’ai dormi profondément toute la nuit.

Mardi 2 décembre. — À mon réveil, à dix heures, Manceau me dit : « Cavaignac et Lamoricière sont à Vincennes, l’Assemblée est dissoute, le suffrage universel est rétabli. » Cela ne me fit aucune impression, je n’y comprenais rien. Cela ressemblait à la suite des rêves baroques qu’on fait le matin et dont un vague souvenir vous reste au réveil. Je n’ai compris qu’en lisant la proclamation. J’ai vu Ab…, le papa d’Eugène à déjeuner. Il était fort agité, il pleurait. Et puis Rochery qui ne comprenait pas encore beaucoup plus que moi.

Après déjeuner j’ai été voir Lovely[53]. Elle était inquiète. Mme Carnot est venue lui dire de la part de son mari qu’elle eût à se rendre chez son beau-père avec sa fille.

On dit dans la journée que le général Bedeau avait été arrêté et presque tué par les sergents de ville…, etc., etc.[54].

…J’ai été prendre quelques effets chez ma couturière, et suis revenue chez moi. Puis j’ai été dîner à six heures chez Thomas. Après j’ai été au Gymnase. Il y avait du monde sur les boulevards ; partout ailleurs pas la moindre apparence d’agitation. Pas un cri, pas un rassemblement. On dit que le président s’est promené et le peuple aussi, qu’on a crié : « Vive la république » et que la troupe n’a rien crié. Il sera difficile d’écrire l’histoire de ce jour, puisque aucun fait n’a pu être soumis au contrôle des divers journaux et qu’aucun n’a été libre de dire ce qui se sait et ce qu’on en pense.

Au Gymnase, j’ai trouvé trois cents personnes dans la salle ; Rose consternée et pleurant le succès de la pièce qui est déjà fini et oublié dans la bagarre. Je suis restée avec elle pendant qu’elle s’habillait pour jouer Victorine devant les banquettes. J’ai ensuite causé avec son mari, pendant presque tout le premier acte, dans sa loge…

Nous renvoyons le lecteur au volume des Souvenirs et idées pour lire, dans les pages qui suivent, le résumé de la causerie entre Mme Sand et Montigny, car on y verra quel chemin avait fait Mme Sand depuis les jours où elle « prêchait la république » à qui voulait ou ne voulait point l’entendre, jusqu’à ce soir où elle déclare « ne plus discuter, s’étant interdit la discussion et commandé l’attention et l’examen », car, dit-elle :

Il ne s’agit plus d’enseigner sans prévoir. Il faut connaître, il faut comprendre. Il faut voir le fait, étudier les hommes réels, et ne pas les gêner par la contradiction systématique. Autrement on les juge de travers et on parle à des abstractions. Je suis si maîtresse de moi, à présent, que rien ne m’indigne plus. Je regarde l’esprit de réaction comme l’aveugle fatalité qu’il faut vaincre par le temps et la patience. Ô hommes ! vous briserez mais vous ne convertirez pas, tant que la passion parlera sans écouter…

Un seul mot la frappe dans la bouche de Montigny, qui prédit le triomphe final de la rouge et adresse, en la personne, de Mme Sand, la supplique que voici aux républicains : Soyez cléments.

Puis Mme Sand continue à noter les impressions de cette soirée :

… La foule était assez compacte, quand j’ai remonté dans ma petite voiture de louage pour traverser le boulevard. Hors de là, rien. Paris un peu plus triste que de coutume, voilà tout.

J’ai passé le reste de la soirée au coin de mon feu et lu jusqu’à deux heures du matin l’Histoire d’Italie par Quinet. C’est beau. Mais qu’on Ut mal quand on a toujours l’oreille tendue aux bruits étrangers et sinistres de la nuit ; rien ! un silence de mort, d’imbécilité ou de terreur. Tu ne bouges pas, vieux Jacques, tu as bien raison, ton heure n’est pas venue. Te voilà bien bas, aussi bas que possible, c’est le moment de songer à ton avenir, qui se résume dans cette parole : Sois clément.

Mercredi 3 décembre. — M’y voilà comme hier, à la même heure, dans la nuit du 3 au 4, seule au coin de mon feu, dans une chambre bien modeste, mais bien propre et assez chaude. Ah ! bien-être, que tu es nécessaire à l’homme et qu’il est amer de penser que la plupart des hommes mourront privés de tout ! En quoi ai-je mérité d’être tranquille dans ce coin avec les pieds chauds ? Est-ce parce que j’ai beaucoup travaillé ? Et tous ceux qui travaillent dans le froid, dans la misère, dans les larmes, en quoi ont-ils mérité leurs souffrances ?

Quelle interminable journée ! J’ai été déjeuner comme à l’ordinaire chez Thomas…

Nous ne suivons pas plus loin Mme Sand dans le récit des journées de décembre. Notre but a été de faire voir comment et quand ce journal fut écrit et de noter certains faits et noms.

L’orage qui grondait en France avait, entre temps, foudroyé la plupart des amis parisiens et berrichons de George Sand. Il ne se passait presque pas de jour qu’elle n’apprît l’arrestation, la violation de domicile, la déportation ou l’internement dans les casemates de tel ou tel de ses amis ou connaissances. Des avocats, des notaires, des médecins et des typographes, d’humbles vignerons et des fermiers, des artisans et des députés, des philosophes et des travailleurs sachant à peine lire, et jusqu’à des curés expiaient d’une manière ou d’une autre leur adhésion au parti vaincu. La panique et l’abattement régnaient presque dans toutes les familles amies de George Sand. Le curé Liotard, Fleury et Patureau-Francœur se cachaient ; Lebert, Luc Desages et Pauline Roland étaient condamnés à être internés en Afrique ou à Cayenne ; Aucante, Ernest Périgois, Fulbert Martin, Alexandre Lambert et Lumet étaient en prison ; Charles Leroux et Greppo étaient menacés de déportation ; Dufraisse, Borie, Hetzel, Pierre Leroux, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Müller étaient ou s’étaient exilés en Angleterre ou en Belgique. Des bruits commencèrent à circuler que George Sand elle-même était menacée de prison, d’exil, voire même de peine de mort, pour sa participation aux événements de 1848 et pour ses relations avec les radicaux. Le 13 et le 14 janvier elle écrivit à ce propos à ses cousins de Villeneuve — qui avaient eu des craintes en 1848 et s’étaient adressés à elle, la croyant alors au faîte du pouvoir, et auxquels elle demandait maintenant si ce n’est protection, — du moins conseil, — Mme Apolline de Villeneuve qui avait tenu sur les font ? de baptême le héros du jour étant à même de lui en donner un bon, — car maintenant c’était George Sand elle-même qui croyait à la possibilité d’un voyage à Lambessa en compagnie de ses émules ; elle voulait donc être fixée sur son sort et priait sa cousine de lui procurer un passeport pour aller à Paris.

…Je puis être emmenée et transportée. Je ne veux pas fuir, pour ne pas éveiller de soupçons injustes. Depuis trois ans, je puis jurer devant Dieu que, sans perdre mon utopie qui, vous le savez, est chrétienne et douce comme mes instincts, je n’ai pas remué un doigt contre la société officielle. J’ai passé tout mon temps à faire de l’art, et à ramener à la raison, à la patience, à la douceur les esprits exaltés que je venais à rencontrer. Ceux que j’ai convertis, on les frappe, on les tue, et moi-même, que bien des gens traitaient de modérée et d’aristocrate, on me menace aussi et on me serre de près. Je ne me plains de rien ; je suis triste, mais non en colère : tout cela est pour moi la volonté de Dieu, et j’accepte toutes les conséquences du courage que j’ai montré…

Elle écrit encore aux mêmes correspondants :

Je n’ai pas eu de relations avec le prince depuis qu’il s’est échappé de Ham. Il n’avait plus besoin de mes lettres pour le distraire et le consoler. Plus il a été riche et puissant personnage, plus je me suis éloignée ; mais je ne l’ai ni attaqué ni diffamé. Sollicitée de publier ses lettres qui auraient prouvé un certain changement de conduite envers les personnes, je les ai brûlées[55]. Je ne veux ni protections, ni places pour les miens, et mon fils, qui n’a rien voulu de la république, ne désire qu’une chose aujourd’hui, c’est qu’on lui laisse sa mère.

J’ai donc écrit au prince pour lui demander une audience dans laquelle je lui exposerai ma conduite et lui demanderai franchement s’il veut m’exiler. Si c’est la transportation, c’est la mort. Je suis dangereusement malade du foie et je ne passerai pas la mer… Si je suis condamnée à mort, moi, l’être le plus inoffensif de la terre, en pensées, paroles et actions, moi, qui n’ai jamais fait la guerre qu’à des idées, moi qui ai rendu tous les services possibles à mes adversaires politiques, je me résignerai et j’enseignerai à mes enfants le courage…

George Sand put bientôt se convaincre qu’elle n’avait rien à craindre pour elle-même, mais elle était entourée de tant de malheurs, elle voyait et elle entendait parler de tant de misères, d’injustices, de poursuites et de cruautés, qu’elle ne pouvait se contenter de sa propre sécurité et rester tranquillement à Nohant. S’étant donc munie d’un permis officiel, elle se rendit elle-même à Paris vers le 22 janvier. Nous soulignons cette date, parce que dans la Correspondance on avait daté de « janvier » et de « Paris » des lettres écrites soit de Nohant au commencement de janvier, soit de Paris en février. Grâce à cette confusion de dates et ces « Paris » mis par erreur en tête des lettres dans la Correspondance, nous lisons tout à coup, après une lettre datée de « Paris » et du « 20 janvier », la lettre à Duvernet datée de « Nohant, 22 janvier », et annonçant à son ami qu’elle « va partir pour Paris » ! C’est effectivement le 22 janvier qu’elle se rendit dans la capitale, comme le prouvent les documents inédits suivants, retrouvés par nous dans les papiers de George Sand, au milieu d’un grand nombre de lettres, de demandes, de réponses officielles, de billets, de petits mémoires se rapportant à 1852 et aux démarches de George Sand en faveur des victimes du coup d’État :


Paris, 15 janvier 52.
Madame,

M. le comte de Morny, ministre de l’Intérieur, m’a chargé de vous faire savoir que rien ne s’oppose à ce que vous veniez à Paris pour y soigner vos affaires d’intérêt.

Je m’empresse de porter cette décision à votre connaissance et je me félicite de l’occasion qui se présente pour vous faire agréer mes hommages empressés.

P. Carlier[56].
ancien préfet de Police.
Mme George Sand.
Cabinet
du

préfet de police

Paris, 21 janvier 1862.
Madame[57],

J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint un permis de circuler destiné à remplacer le passe-port que vous avez demandé et qui ne peut être délivré à cause de certaines formalités que l’absence de Mme Sand ne permet pas de remplir. Veuillez, etc…

le secrétaire particulier,
G. Faujoux.


Cabinet
du

préfet de police

Paris, le 21 janvier 1852.

Laissez circuler librement de La Châtre à Paris Mme Sand.

le préfet de Police,
Al. Maupas.

Il n’est que trop évident que le 21 janvier George Sand n’était pas encore à Paris et les lignes de sa lettre à Duvernet, datée du 22 janvier de Nohant, deviennent parfaitement claires :


Cher ami,

Je vais à Paris après m’être assurée des intentions qu’on pouvait avoir à mon égard. Elles sont rassurantes, on m’a même expédié un laissez-passer signé Maupas. Je ne veux pas écrire le principal but de mon voyage ; je te le dirai si je te vois auparavant ou au retour. Mais tu peux le deviner. Si je ne réussis pas, je n’aurai du moins rien empiré, et j’aurai fait mon devoir à mes risques et périls[58]

La suite de cette lettre est consacrée à des détails relatifs au payement d’une somme de mille francs empruntée par Mme Sand au beau-père de Duvernet[59], et elle explique ce qu’il faut faire pour satisfaire ce dernier au cas où elle serait exilée ou devrait rester trop longtemps à Paris pour ses démarches. Or, il résulte de l’examen des papiers de George Sand que cette somme fut empruntée surtout pour pouvoir venir en aide aux proscrits politiques, et avant tout à Fleury et à sa famille. Et ce voyage, dont Duvernet devait deviner « le but principal », avait pour objectif non seulement le désir d’éclaircir si, pour ses relations avec les radicaux, Mme Sand avait quelque chose à craindre personnellement, comme elle le disait à M. de Villeneuve, mais encore et surtout celui d’essayer de voir son ex-correspondant de Ham et de tâcher, sinon de l’arrêter sur la pente où le poussaient les aventuriers du genre d’« Eugène Rougon », empressés à pêcher en eau trouble et à parvenir, du moins d’arrêter les « vengeances personnelles ».

…Je ne savais trop dans quelles dispositions je trouverais le prince, — écrit-elle encore à M. de Villeneuve le 31 janvier. — J’avais pris le parti de lui écrire tout droit avec franchise. Il m’a répondu de sa main par la petite poste, et hier j’ai été le voir. Il m’a pris les deux mains et a écouté avec beaucoup d’émotion et de sympathie tout ce que je lui ai dit des vengeances personnelles auxquelles la politique servait de prétexte, dans ma province. Il m’a prié de lui demander, pour mes amis, victimes de ces injustices, tout ce que je voudrais, et m’a témoigné la plus grande estime pour mon caractère, bien que je lui aie dit que j’étais aussi républicaine qu’il m’avait connue et que je ne changerai jamais. Je n’ai pas voulu l’importuner de détails ; je lui ai tout bonnement plaidé l’amnistie. Après quoi j’ai été trouver le ministre de l’Intérieur que f avais reçu autrefois chez moi, lorsqu’il conspirait contre le prince. J’ai été accueillie de même, et j’ai obtenu l’élargissement de plusieurs de mes amis en attendant mieux. Vous voyez que je n’étais ni folle, ni coupable de vouloir me préserver pour sauver les autres et qu’il n’est pas nécessaire de commettre la lâcheté de renier ses opinions pour être estimée des gens d’esprit.

Le ministre m’a dit que mon préfet était une bête et un animal d’avoir fait telle et telle chose…

Voici cette réponse de Napoléon, « envoyée par la petite poste », que nous avons eu la chance de retrouver dans les papiers de George Sand, Elle est écrite sur papier simple, à tranche dorée, et porte la date du 22 janvier 1851 {sic.’) ce qui est certainement une erreur de l’auguste correspondant :


À George Sand.
Élysée national, le 22 janvier 1851 (1852).
Madame,

Je serai charmé de vous recevoir tel jour de la semaine prochaine qu’il vous plaira de fixer, vers trois heures.

Recevez, madame, l’assurance de mes sentiments distingués,

Louis-Napoléon B.

En se rendant à cette première entrevue avec le prince, dans la crainte que, faute de temps et empêchée par l’émotion, elle ne pût exprimer de vive voix tout ce qu’elle croyait nécessaire, Mme Sand avait préparé une lettre afin de la remettre au prince, espérant par sa plume faire appel aux bons sentiments de celui qui lui avait paru d’abord être l’élu de la Providence et bientôt ne lui sembla qu’une victime des circonstances, mais non cette espèce de « traître » de mélodrame que les tribuns républicains, ses amis, se plaisaient à décrire. Cette lettre imprimée dans le volume III de la Correspondance y porte la date problématique du 20 janvier[60]. Il nous semble que c’est le 30 qu’on devrait lire, et le lecteur s’en convaincra bientôt lui-même.


Prince,

Je vous ai demandé une audience ; mais, absorbé comme vous l’êtes par de grands travaux et d’immenses intérêts, j’ai peu d’espoir d’être exaucée…

Je ne suis pas Mme de Staël. Je n’ai ni son génie ni l’orgueil qu’elle mit à lutter contre la double face du génie et de la puissance. Mon âme, plus brisée ou plus craintive, vient à vous sans ostentation et sans raideur, sans hostilité secrète ; car, s’il en était ainsi, je m’exilerais moi-même de votre présence et n’irais pas vous conjurer de m’entendre. Je viens pourtant faire auprès de vous une démarche bien hardie de ma part, mais je la fais avec un sentiment d’annihilation si complète, en ce qui me concerne, que, si vous n’en êtes pas touché, vous ne pourrez pas en être offensé. Vous m’avez connue fière de ma propre conscience, je n’ai jamais cru pouvoir l’être d’autre chose ; mais, ici, ma conscience m’ordonne de fléchir…

Prince, ma famille est dispersée et jetée à tous les vents du ciel. Les amis de mon enfance et de ma vieillesse, ceux qui furent mes frères et mes enfants d’adoption sont dans les cachots ou dans l’exil : votre rigueur s’est appesantie sur tous ceux qui prennent, qui acceptent ou qui subissent le titre de républicains socialistes.

Prince, vous connaissez trop mon respect des convenances humaines pour craindre que je me fasse ici, auprès de vous, l’avocat du socialisme tel qu’on l’interprète à certains points de vue. Je n’ai pas mission pour le défendre, et je méconnaîtrais la bienveillance que vous m’accordez, en m’écoutant, si je traitais à fond un sujet si étendu, où vous voyez certainement aussi clair que moi. Je vous ai toujours regardé comme un génie socialiste, et, le 2 décembre, après la stupeur d’un instant, en présence de ce dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds de la conquête, mon premier cri a été : « Barbes, voilà la souveraineté du but ! Je ne l’acceptais pas même dans ta bouche austère ; mais voilà que Dieu te donne raison et qu’il l’impose à la France, comme sa dernière chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idées. Je ne me sens pas la force de m’en faire l’apôtre ; mais, pénétrée d’une confiance religieuse, je croirais faire un crime en jetant dans cette vaste acclamation un cri de reproche contre le ciel, contre la nation, contre l’homme que Dieu suscite et que le peuple accepte. » Eh bien. Prince, ce que je disais dans mon cœur, ce que je disais et écrivais à tous les miens, il vous importe peu de le savoir sans doute…

Au milieu de l’oubli où j’ai cru convenable pour vous de laisser tomber vos souvenirs, peut-être surnage-t-il un débris que je puis invoquer encore : l’estime que vous accordiez à mon caractère et que je me flatte d’avoir justifié depuis par ma réserve et mon silence. Si vous n’acceptez pas en moi ce qu’on appelle mes opinions, du moins, je suis certaine que vous ne regrettez pas d’avoir cru à la droiture, au désintéressement de mon cœur. Eh bien, j’invoque cette confiance qui m’a été douce, qui vous l’a été aussi dans vos heures de rêveries solitaires ; car on est heureux de croire, et peut-être regrettez-vous aujourd’hui votre prison de Ham, où vous n’étiez pas à même de connaître les hommes tels qu’ils sont. J’ose donc vous dire : Croyez-moi, Prince, ôtez-moi votre indulgence si vous voulez, mais croyez-moi, votre main armée, après avoir brisé les résistances ouvertes, frappe en ce moment, par une foule d’arrestations préventives, sur des résistances intérieures inoffensives, qui n’attendaient qu’un jour de calme ou de liberté pour se laisser vaincre moralement. Et croyez, prince, que ceux qui sont assez honnêtes, assez purs pour dire : « Qu’importe que le bien arrive par celui que nous ne voulions pas ? pourvu qu’il arrive, béni soit-il ! » c’est la portion la plus saine et la plus morale des partis vaincus ; c’est peut-être l’appui le plus ferme que vous puissiez vouloir pour votre œuvre future. Combien y a-t-il d’hommes capables d’aimer le bien pour lui-même, et heureux de lui sacrifier leur personnalité si elle fait obstacle apparent ? Eh bien, ce sont ceux-là qu’on inquiète et qu’on emprisonne sous l’accusation flétrissante — ce sont les propres termes des mandats d’arrêt — « d’avoir poussé leurs concitoyens à commettre des crimes ». Les uns furent étourdis, stupéfaits de cette accusation inouïe ; les autres vont se livrer d’eux-mêmes, demandant à être publiquement justifiés. Mais où la rigueur s’arrêtera-t-elle ? Tous les jours, dans les temps d’agitation et de colère, il se commet de fatales méprises ; je ne veux en citer aucune, me plaindre d’aucun fait particulier, encore moins faire des catégories d’innocents et de coupables ; je m’élève plus haut, et, subissant mes douleurs personnelles, je viens mettre à vos pieds toutes les douleurs que je sens vibrer dans mon cœur, et qui sont celles de tous. Et je vous dis : les prisons et l’exil vous rendraient des forces vitales pour la France ; vous le voulez, vous le voudrez bien certainement, mais vous ne le voulez pas tout de suite. Ici, une raison, toute de fait, une raison politique vous arrête : vous jugez que la terreur et le désespoir doivent planer quelque temps sur les vaincus, et vous laissez frapper en vous voilant la face. Prince, je ne me permettrai pas de discuter avec vous une question politique, ce serait ridicule de ma part ; mais, du fond de mon ignorance et de mon impuissance, je crie vers vous, le cœur saignant et les yeux pleins de larmes : « Assez, assez, vainqueur, épargne les forts comme les faibles, épargne les femmes qui pleurent connue les hommes qui ne pleurent pas ; sois doux et humain, puisque tu en as envie. Tant d’êtres innocents ou malheureux en ont besoin ! Ah ! prince, le mot « déportation », cette peine mystérieuse, cet exil éternel sous un ciel inconnu, elle n’est pas de votre invention ; si vous saviez comme elle consterne les plus calmes et les hommes les plus indifférents. La proscription hors du territoire n’amènera-t-elle pas peut-être une fureur contagieuse d’émigration et que vous serez forcé de réprimer ? Et la prison préventive, où l’on jette des malades, des moribonds, où les prisonniers sont entassés maintenant sur la paille, dans un air méphitique, et pourtant glacés de froid ? Et les inquiétudes des mères et des filles qui ne comprennent rien à la raison d’État, et la stupeur des ouvriers paisibles, des paysans, qui disent : « Est-ce qu’on met en prison des gens qui n’ont ni tué ni volé ? Nous irons donc tous ? Et cependant, nous étions bien contents quand nous avons voté pour lui. »

Ah ! prince, mon cher prince d’autrefois, écoutez l’homme qui est en vous, qui est vous et qui ne pourra jamais se réduire, pour gouverner, à l’état d’abstraction. La politique fait de grandes choses sans doute ; mais le cœur seul fait des miracles. Écoutez le vôtre qui saigne déjà…

Vous avez voulu résumer en vous la France, vous avez assumé ses destinées, et vous voilà responsable de son âme bien plus que de son corps devant Dieu. Vous l’avez pu, vous seul le pouvez ; il y a longtemps que je l’ai prévu, que j’en ai la certitude, et que je vous l’ai prédit à vous-même lorsque peu de gens y croyaient en France. Les hommes à qui je le disais alors répondaient :

— Tant pis pour nous ! Nous ne pourrons pas l’y aider, et, s’il fait le bien, nous n’aurons ni le plaisir ni l’honneur d’y contribuer. N’importe ! ajoutaient-ils, que le bien se fasse, et qu’après, l’homme soit glorifié !

Ceux qui me disaient cela, prince, ceux qui sont encore prêts à le dire, il en est qu’en votre nom, on traite aujourd’hui en ennemis et en suspects. Il en est d’autres moins résignés sans doute, moins désintéressés peut-être, il en est probablement d’aigris et d’irrités, qui, s’ils me voyaient en ce moment implorer grâce pour tous, me renieraient un peu durement Qu’importe à vous, qui, par la clémence, pouvez vous élever au-dessus de tout ! Qu’importe à moi qui veux bien, par le dévouement, m’humilier à la place de tous ! Ce serait de ceux-là que vous seriez le plus vengé si vous les forciez d’accepter la vie et la liberté, au lieu de leur permettre de se proclamer martyrs de la cause. Est-ce que ceux qui vont périr à Cayenne ou dans la traversée ne laisseront pas un nom dans l’histoire, à quelque point de vue qu’on les accepte ? Si, rappelés par vous par un acte non de pitié mais de volonté, ils devenaient inquiétants (ces trois ou quatre mille, dit-on) pour l’élu de cinq millions, qui blâmerait alors votre logique de les vouloir réduire à l’impuissance ? Au moins, dans cette heure de répit que vous auriez donnée à la souffrance, vous auriez appris à connaître les hommes qui aiment assez le peuple pour s’annihiler devant l’expression de sa confiance et de sa volonté.

Amnistie ! amnistie bientôt, mon prince ! Si vous ne m’écoutez pas, qu’importe pour moi que j’aie fait un suprême effort avant de mourir ? Mais il me semble que je n’aurai pas déplu à Dieu, que je n’aurai pas avili en moi la liberté humaine, et surtout que je n’aurai pas démérité de votre estime, à laquelle je tiens beaucoup plus qu’à des jours et à une fin tranquilles. Prince, j’aurais pu fuir à l’étranger, lorsqu’un mandat d’amener a été lancé contre moi, on peut toujours fuir ; j’aurais pu imprimer cette lettre en factum pour vous faire des ennemis, au cas où elle ne serait pas même Lue par vous. Mais, quoi qu’il en arrive, je ne le ferai pas. Il y a des choses sacrées pour moi, et, en vous demandant une entrevue, en allant vers vous avec espoir et confiance, j’ai dû, pour être loyale et satisfaite de moi-même, brûler mes vaisseaux derrière moi et me mettre entièrement à la merci de votre volonté.

George Sand.

L’entrevue avec Napoléon avait dû produire une impression favorable sur la grande romancière, elle crut à la sincérité de ses intentions, — à en juger par plusieurs lettres à ses amis dont nous donnons plus loin des fragments considérables, — et à partir de ce jour elle se mit bravement à intercéder en faveur des républicains poursuivis. Après cette première audience obtenue, elle fit une visite à de Persigny, — ce qui eut lieu probablement dans les derniers jours de janvier — le 30 ou le 31. Elle écrivit plusieurs fois soit directement à M. de Persigny, soit au chef de son cabinet, puis elle envoya plusieurs lettres à Napoléon lui demandant encore audience. Nous devons avouer que c’est avec une admiration vraie que nous avons lu et relu les pages de George Sand adressées au ministre, à son chef de cabinet, de nouveau à Napoléon, au prince Jérôme, et enfin celles où elle raconte à des amis ses entrevues et ses conversations avec tout ce monde. Sa manière d’être, ses paroles, ses lettres sont empreintes du désir d’être secourable à ses amis. Elle sait éloquemment toucher, implorer, et cela avec la sincérité et la franchise les plus parfaites, reconnaissant que ni elle ni ses amis ne renient leurs opinions, qu’elle demeure, comme eux, au fond hostile à Napoléon et à sa politique. Elle écrit à Duvernet :


Paris, 30 janvier 1852.

J’agis, je cours. Ça va bien. J’ai été reçue on ne peut mieux, et des poignées de main de cette dame en veux-tu en voilà ! Demain, je tâcherai de faire régler l’affaire. Le Gaulois[61] et autres de là-bas me désavouent, me défendent de les nommer. Sont-ils bêtes de craindre quelque bêtise de ma part ! Mais, fichtre, qu’ils parlent pour eux ! Il y en a bien d’autres qui ne seront pas fâchés de revenir coucher dans leur lit, ne fût-ce que le Vigneron…

Nous avons retrouvé dans les papiers de Mme Sand la très intéressante réponse du secrétaire de M. de Persigny[62], M. Cavet, écrite au nom du ministre.

Cabinet

DU MINISTRE DE l’iNTÉRIEUR.

— Paris, 1er février 1862.

Madame,

M. de Persigny, sensible à l’aimable et bonne lettre que vous voulez bien lui écrire en date du 31 décembre (sic !), me charge de vous remercier et d’avoir l’honneur de vous dire que votre maire sera accueilli comme il le mérite et que, quant aux recommandations que vous aviez faites précédemment en faveur de quelques détenus, les papiers se sont égarés, ce qui arrive quelquefois ici ; ayez donc la bonté d’écrire de nouveau, madame, et pour plus de sûreté, veuillez m’adresser la lettre.

Daignez agréer, madame, l’assurance de mon respect.

Cavet.

Il est très curieux de rapprocher cette lettre de M. Cavet avec une lettre[63], retrouvée dans le même paquet des papiers de George Sand et écrite par ce même « maire » — M. Aulard — auquel la précédente missive fait allusion. C’est à son nom encore (soit dit entre parenthèses) que Mme Sand avait prié la comtesse de Villeneuve de lui répondre au moment où elle lui demandait le laissez-passer pour aller à Paris :

Madame et bien chère bienfaitrice.

Je m’empresse de vous écrire à mon arrivée à Nohant pour vous faire part de mon entrevue avec M. le préfet. M. Cavet a parfaitement rempli son engagement en adressant à M. Berger les instructions concernant nos malheureux compatriotes.

J’ai la douleur de vous annoncer que M. le préfet engagé dans une voie funeste par les suggestions de quelques renégats, au nombre desquels on compte, m’a-t-on dit, M. Delauche-Péjuge ancien fondateur de l’Éclaireur, a cru devoir résister aux prescriptions qui lui ont été transmises et a fait parvenir au ministre de l’Intérieur un rapport rédigé, assure-t-on, dans des termes qui sont de nature à aggraver la position de nos amis, déjà tristes victimes d’un zèle mal entendu et outré.

M. le préfet, dont j’ai cru le cœur sympathique aux inspirations du mien et dont j’honorais les bienveillantes tendances, m’a fait éprouver le plus vif chagrin, en me disant : « M. Fleury s’est échappé, n’en parlons plus ; M. Périgois n’est qu’une canaille ; M. Aucante n’a que de sales antécédents ; etc., etc. C’est sans doute par suite de votre entrevue avec M. Cavet que j’ai reçu une lettre de lui », etc., etc.

La présence de M. Moreau, conseiller de préfecture, et d’une autre personne à moi inconnue, gênait mon franc-parler et je n’ai pu que dire :

— Monsieur le préfet, il n’y a de sales antécédents chez aucun de mes compatriotes en prévention et j’ignore complètement à quoi vous voulez en venir.

— Assez, assez, monsieur le maire, a-t-il répondu, je sais mon monde et je sais à quoi m’en tenir, je connais maintenant la place.

— Mais monsieur…

— Assez, vous dis-je, il n’y a rien à espérer de ces gens-là et vous ne m’en conterez point.

Désespéré et après avoir essuyé quelques lazzi à propos de notre église monumentale qui ne serait point élevée si nous avons eu le bonheur de posséder plus tôt M. Berger, j’ai dû prendre congé et je me suis retiré froid et silencieux.

Je ne crois point l’âme de il. Berger fermée aux émotions de la sensibilité ; je le crois honnête homme et il m’est pénible de le voir ne point résister aux influences d’hommes passionnés qui abusent de sa crédulité.

Il y a toujours de la noblesse à pardonner aux coupables, quand il y en a ; mais à Châteauroux cette noblesse est inconnue et on se plait à salir même l’innocence.

Dieu inspirera le cœur de M. le président, comme il inspire le vôtre, et vos nouvelles, je puis dire, pieuses solicitations, mettront à néant les efforts d’une coterie indigne d’avoir accès auprès du premier magistrat de la république.

Toujours prêt à vous seconder dans les actes de bonté et de justice dont vous savez si bien prendre l’initiative, permettez-moi, madame et chère bienfaitrice, de vous offrir l’hommage de votre vieil ami.

Aulard.

P.-S. — Un million d’amitiés à Manceau, Maurice, Lambert… Le personnel du château se porte à merveille et me charge d’être son interprète auprès de sa bonne maîtresse…

Nous voyons en outre par cette lettre que Maurice et Manceau avaient suivi George Sand à Paris ; et, effectivement, entre janvier et avril, nous n’avons pas une seule lettre de Mme Sand à son fils[64].

Peu après, George Sand adressa la lettre suivante à M. Maupaa, alors préfet de Police[65] :

Paris, le 1er février 1852.

Monsieur,

Ayez l’obligeance de vouloir bien rappeler à M. de Persigny que je lui ai demandé l’élargissement des personnes arrêtées ou poursuivies à La Châtre. Elles sont trois : M. Fleury, ex-représentant, absent ; M. Périgois et M. Émile Aucante, prisonniers. Je demande l’abandon de l’instruction commencée contre elles, et je la demande comme un acte de justice, puisque je puis répondre sur ma tête de ces trois personnes, comme n’ayant en rien justifié les soupçons formulés contre elles.

J’ai nommé aussi M. Lebert, notaire, compromis plus sérieusement et coupable, selon l’acte d’accusation, d’avoir rassemblé les habitants de sa commune avec l’intention de les insurger. Je puis encore répondre des intentions de M. Lebert, homme d’ordre, de science et de haute moralité. Il a eu la résolution d’empêcher des actes de violence et de protéger, par son influence et sa fermeté, la propriété et les personnes que menaçait l’insurrection annoncée des communes voisines. Si j’avais été à sa place, j’en eusse fait autant, et je suis très peu partisan des insurrections de paysans.

Voilà ce que j’ai demandé à M. le ministre, non comme une faveur du gouvernement que mes amis ne m’ont point autorisée à accepter, mais comme un acte de justice dont ma conscience peut attester la nécessité morale. Mais, pour moi, si je dois accepter cet acte de justice politique comme une faveur personnelle de M. de Persigny, oh ! je ne demande pas mieux, et c’est de tout mon cœur que je lui en serai personnellement reconnaissante, ainsi qu’à vous, monsieur, qui voudrez bien joindre votre voix à la mienne, j’en suis certaine.

Heureuse d’obtenir de sa confiance en ma parole l’élargissement de mes plus proches voisins, je n’ai pourtant pas renoncé à plaider auprès de lui la cause de mon département tout entier. C’est dans ce but que je me suis permis de l’importuner de ma parole, toujours très gauche et très embarrassée. Priez-le, monsieur, de se souvenir qu’au milieu de mon gâchis naturel, je lui ai posé une question à laquelle il a répondu en homme de cœur et d’intelligence : Poursuivez-vous la pensée ?Non, certes.

Eh bien, parmi les nombreux prisonniers qui sont détenus à Châteauroux et à Issoudun, plusieurs peut-être ont eu la pensée de prendre les armes pour défendre l’Assemblée. Je ne sais pas si elle en valait beaucoup la peine ; mais enfin c’était une conviction sincère de leur part, et, avant que la France se fût prononcée d’une manière imposante pour l’autorité absolue, le gouvernement pouvait considérer ceci comme une lutte ardente à soutenir, mais non comme un crime à châtier de sang-froid. La lutte a cessé ; le gouvernement, à mesure qu’il s’éclairera sur ce qui s’est passé en France depuis les journées de décembre, aura horreur des vengeances personnelles auxquelles la politique a servi de prétexte, et reconnaîtra qu’il est perdu dans l’opinion s’il ne les réprime. Il reconnaîtra aussi que, là où ces vengeances se sont exercées, elles ont eu un double but, celui de satisfaire de vieilles haines et celui de rendre impossible un gouvernement qu’elles trahissaient en feignant de le servir. Je ne nommerai jamais personne à M. de Persigny ; mais il s’éclairera et verra bien.

En attendant, M. le ministre m’a dit qu’il ne punissait pas la pensée, et je prends acte de cette bonne parole, qui m’a ôté tout le scrupule avec lequel je l’abordais. Je ne sais pas douter d’une bonne parole, et c’est dans cette confiance que je lui dis que personne n’est coupable dans le département de l’Indre. Initiée naturellement, par mes opinions et la confiance que l’on m’accorde, à toutes les démarches des républicains, je sais qu’on s’est réuni, en petit nombre, qu’on s’est consulté, qu’on a attendu les nouvelles de Paris, et qu’à celle de l’abstention volontaire du peuple, chacun s’est retiré chez soi en silence. Je sais que, partie de Paris au milieu du combat, je suis venue dire à mes amis : « Le peuple accepte, nous devons accepter ! »

Je ne m’attendais guère à les voir arrêtés par réflexion quinze jours après, et, parmi eux, ceux de La Châtre, qui n’avaient été à aucune réunion, attendant mon retour, peut-être, pour savoir la vérité.

S’il en était autrement, si ce que je dis là n’était pas vrai, je n’aurais pas quitté ma retraite, où personne ne m’inquiétait, et mon travail littéraire, qui me plaît et m’occupe beaucoup plus que la politique, pour venir faire à M. le président et à son ministre un conte perfide et lâche. Je me serais tenue en silence dans mon coin, me disant que la guerre est la guerre, et que qui va à la bataille doit accepter la mort ou la captivité. Mais, en présence d’injustices si criantes, ma conscience s’est révoltée, je me suis demandé s’il était honnête de se dire : « Tant mieux que la réaction soit odieuse, tant mieux que le gouvernement soit coupable ; on le haïra d’autant plus, on le renversera d’autant mieux ! » Non ! j’ai horreur de ce raisonnement, et s’il est politique, alors je n’entends rien à la politique et je ne suis pas née pour y jamais rien comprendre.

Non, il n’est pas possible de se réjouir de cela et d’y applaudir dans son coin. En souhaitant que nos adversaires politiques soient le moins coupables envers nous, je crois être plus républicaine, plus socialiste que jamais.

M. de Persigny chargé de la noble mission de réparer, de consoler, d’apaiser, et joyeux d’en être chargé, j’en suis certaine, appréciera mon sentiment et ne voudra pas que son nom, celui du prince auquel il a dévoué sa vie, soient le drapeau dont les légitimistes et les orléanistes (sans parler des ambitieux qui appartiennent à tous les pouvoirs) se servent pour effrayer les provinces, par l’insolent triomphe des plus mauvaises passions.

Voilà mon plaidoyer, monsieur ; je suis un avocat si peu exercé, et la crainte d’ennuyer et d’importuner est si grande chez moi, que je n’ose pas l’adresser à M. le ministre. Mais, comme c’est la première fois, la dernière fois, j’espère, que je vous importune, vous, monsieur, je vous demande en grâce de le résumer pour le lui présenter. Il sera plus clair et plus convaincant dans votre bouche.

Qui sait si je ne pourrai pas vous rendre un jour même service de cœur et de conviction.

Les destins et les flots sont changeants. J’ai passé bien des heures en mars et en avril 1848, dans le cabinet où M. de Persigny m’a fait l’honneur de me recevoir. J’y allais faire pour le parti qui nous a renversé ce que je fais aujourd’hui pour celui qui succombe. J’y ai plaidé et prié souvent, non pour faire ouvrir des prisons, elles étaient vides, mais pour conserver des positions acquises, pour modérer des oppositions obstinées mais inutiles, pour protéger des intérêts non menacés, mais effrayés.

J’y ai demandé et obtenu bien des aumônes pour des gens qui m’avaient calomniée et persécutée. Je ne suis pas dégoûtée de mon devoir, qui est, avant tout, je crois, de prier les forts pour les faibles, les vainqueurs pour les vaincus, quels qu’ils soient et dans quelque camp que je me trouve moi-même.

Agréez… etc., etc.


À S. A. le prince Napoléon (Jérôme)[66]. À Paris.
Paris, 2 février 1852.
Cher prince.

Le comte d’Orsay, qui est si bon, et qui cherche toujours ce qu’il peut annoncer d’agréable à ses amis, me dit aujourd’hui que vous avez de la sympathie, presque de l’amitié pour moi.

Rien ne peut me faire plus de bien ; outre que je venais de lui dire que j’avais pour vous, et tout à fait ces sentiments là, je sens en vous un appui sincère et dévoué pour ceux qui souffrent de l’affreuse interprétation donnée, par certains agents, aux intentions du pouvoir. J’espère que vous pourrez obtenir la réparation de bien des erreurs, de bien des injustices, et je sais que vous le voulez. Ah ! mon Dieu, comme il y a peu d’entrailles aujourd’hui ! Vous en avez, vous, et vous en donnerez à ceux qui en manquent.

Vous êtes venu aujourd’hui pendant que j’étais chez M. d’Orsay ; il m’a annoncé votre visite, je suis vite revenue chez moi, il était trop tard. Vous aviez fait espérer que vous reviendriez à six heures, mais vous n’avez pu revenir. J’en suis doublement désolée, et pour moi, et pour mes pauvres prisonniers de l’Indre, que je voudrais tant vous faire sauver. M. d’Orsay m’a dit que vous le pouviez, que vous aviez de l’autorité sur M. de Persigny. Je dois dire que M. de Persigny a été fort bon pour moi, et m’a offert des grâces particulières pour ceux de mes amis que je voudrais lui nommer. M. le président m’avait dit la même chose. Mes amis m’avaient tellement défendu de les nommer, que j’ai dû refuser les bontés de M. le président[67].

M. de Persigny, avec qui je pouvais me mettre plus à l’aise, ayant insisté, et me faisant écrire aujourd’hui pour ce fait, je crois pouvoir, sans compromettre personne, accepter sa bonne volonté comme personnelle à moi. Si cela est humiliant pour quelqu’un, c’est donc pour moi seule, et j’accepte l’humiliation sans faux orgueil, voire avec un sentiment de gratitude sincère, sans lequel il me semble que je serais déloyale. J’ai donc écrit plusieurs noms, et je compte sur l’effet des promesses ; mais mon but eût été d’obtenir pleine amnistie pour tous les détenus et prévenus du département de l’Indre ; c’est d’autant plus facile qu’il n’y a eu aucun fait d’insurrection, que toutes les arrestations sont préventives et qu’aucune condamnation n’a encore été prononcée. Il ne s’agit donc que d’ouvrir les prisons, conformément à la circulaire ministérielle, à tous ceux qui sont peu compromis, et de faire rendre un arrêt de non-lieu, ou suspendre toute poursuite contre ceux qui sont un peu plus soupçonnés. Un mot du ministre au préfet en déciderait.

Les tribunaux, s’ils sont saisis de ces affaires que j’ignore, sont d’aveugles esclaves,

M. de Persigny ne pouvait guère me promettre cela à moi ; mais vous pourriez le demander avec insistance, et vous l’obtiendriez certainement

Je n’ai pas besoin de vous dire que mon cœur en sera pénétré de reconnaissance et d’affection. C’est le vôtre qui plaidera en vous-même beaucoup mieux que moi.

Vous avez dit chez moi que vous partiez pour la campagne ; j’espère que ma lettre vous y parviendra et que vous écrirez au ministre ; vous le verrez aussi, à votre retour, n’est-ce pas, prince.^ et j’apprendrai aux habitants de mon Berry qu’il faut vous aimer, comme je vous aime moi, avec un cœur qui a l’âge maternel, c’est-à-dire celui des meilleures affections.

George Sand.

La lettre au prince Jérôme, insérée dans la Correspondance à la page 260, est inexactement datée du 3 janvier, comme si elle avait été écrite un mois avant celle-ci[68], Or, Solange Clésinger, très liée alors avec le comte d’Orsay, avait prévenu le prince Jérôme — ami du comte d’Orsay, — que sa mère serait heureuse de faire sa connaissance. « Le 28 janvier le prince en remercie Mme Sand, il vint lui faire une visite le 2 février et le 3 février il déjeuna chez elle. » C’est de cette visite du 2 février que George Sand parle en disant : « Vous êtes venu aujourd’hui » et en le priant de revenir encore une fois chez « la pauvre vieille malade ». Le 2 février, il était venu au moment où elle avait été voir d’Orsay, et le 3 février, alors qu’il déjeunait chez elle, d’Orsay envoya à Mme Sand le mot suivant :

Chère Madame Sand[69],

Votre lettre est arrivée à temps, j’ai rencontré hier Napoléon qui doit partir pour Londres aujourd’hui où il ne doit rester que quatre ou cinq jours. Je lui ai écrit ce matin, il a reçu votre lettre au saut du lit, et je suis convaincu qu’il fera ce que je lui ai demandé, c’était d’aller voir Persigny avant son départ.

Vous avez bien raison de m’aimer car je vous aime autant que je vous admire, c’est tout dire.

Votre très sincère,

d’Orsay.
3 février 1852.

Immédiatement après ces deux lettres au prince, George Sand en écrivit une à M. de Persigny.

Monsieur,

Le prince Napoléon Bonaparte me dit de votre part que vous admettrez ma demande pour plusieurs détenus de mon département. J’y comptais bien, puisque vous avez voulu m’entendre vous parler en leur faveur. Sur le conseil du prince, je vous envoie de nouveau les noms de ceux auxquels je m’intéresse particulièrement et dont je vous ai déjà désigné quelques-uns que vous avez acceptés généreusement. Mais le prince veut que ses efforts aient servi aussi à ma satisfaction et qu’en son nom j’obtienne de vous encore quelques élargissements. Il me dit : « Osez, M. de Persigny est bon, il ne voudrait pas me laisser croire que je suis absolument impuissant à seconder les vues généreuses qu’il a émises lui-même. » Je vous ai demandé d’être impartial et juste et de ne pas regarder la pensée comme un attentat. Mais si vous vouliez n’être que bon pour moi, j’accepterais encore avec beaucoup de reconnaissance et de toute la sincérité d’un cœur qui a bonne mémoire du bien.

George Sand.

Paris, 3 février 1852. Rue Racine, 3.

Déjà désignés : Émile Aucante, Alphonse Fleury, Ernest Périgois, Fulbert Martin, Lebert (notaire) de La Châtre.

Patureau-Francour, vigneron à Châteauroux (bonhomme dont quelques fous voulaient faire un président de la république). Alphonse (sic !) Lambert (mourant).

Desmousseaux de Ch[âteauroux], Valette charpentier à Ch[âteauroux] (suspect pour avoir refusé de dresser la guillotine pour un criminel, six mois avant les événements, peu ou point républicain que je sache), Lumet, ngneron à Issoudun.

À cette même date elle envoyait aussi sa seconde lettre[70] au prince président :


Paris, 3 février 1852.
Prince,

Dans une entrevue où l’embarras et l’émotion m’ont rendue plus prolixe que je ne me l’étais imposé, j’ai obtenu de vous des paroles de bonté qu’où n’oublie pas. Vous avez bien voulu me dire : « Demandez-moi telle grâce particulière que vous voudrez. »

J’ai eu l’honneur de vous répondre que je n’étais autorisée par personne à vous implorer. Je n’avais xu personne à Paris, vous étiez ma première visite…

Elle lui dit ensuite que dans sa profanée aucun fait d’insurrection n’a eu lieu et que, si elle, George Sand, a toujours été sans inquiétudes pour le sort de ses compatriotes, croyant impossibles des poursuites contre les pensées, elle est absolument rassurée depuis son entrevue avec le président, puis elle continue :

Mais, si je me flatte dans l’espoir d’obtenir aisément l’absolution pour des hommes qu’aucune décision n’a encore atteints, je ne suis pas sans effroi pour ceux sur le sort desquels il a été statué ailleurs d’une manière rigoureuse. J’en ai vu deux aujourd’hui que je sais complètement innocents, si c’est le fait de conspiration que l’on veut châtier, si ce n’est pas l’opinion… chose impossible, inouïe dans nos mœurs, dans les idées de notre génération, impossible cent fois dans le cœur du prince Louis-Napoléon. Je les ai trouvés résignés à leur sort et croyant, grâce au système excessif que vous venez de réprimer, à cette chose monstrueuse qu’ils étaient frappes pour leurs principes et non pour leurs actes. J’ai repoussé vivement cette supposition, qui m’était douloureuse après ce que je vous ai entendu dire. J’ai répété que j’avais foi en vous, et que la personnalité était inconnue au cœur d’un homme pénétré, comme vous l’êtes, d’une mission supérieure.

J’ai dit que j’irais vous demander leur grâce ou la commutation de leur peine. Ils avaient dit non d’abord ; ils ont dit oui, quand ils ont vu ma conviction. Ils m’ont autorisée à profiter de cette offre généreuse que vous m’avez faite et qu’il m’était si douloureux d’être forcée de refuser.

Maintenant, vous n’estimeriez pas ces deux hommes si je vous disais qu’ils rétracteront leurs principes, qu’ils abandonneront leurs sentiments. Us ont toujours été, ils seront toujours étrangers aux conspirations, aux sociétés secrètes, et la forme absolue de votre gouvernement ne peut plus vous faire redouter l’émission publique de doctrines que vous ne toléreriez pas.

Peut-être n’entrerait-il pas dans vos desseins actuels de laisser savoir que c’est à moi, écrivain socialiste, que vous accordez la commutation de peine de deux socialistes.

S’il en était ainsi, croyez à mon honneur, croyez à mon silence. Je ne confie à personne l’objet de cette lettre, et, satisfaite d’être fière de vos bontés dans le secret de mon cœur, je n’en dirai jamais l’heureux résultat, si telle est votre volonté.

George Sand.

Si vous ne repoussez pas ma prière, daignez me faire savoir le moment que vous m’accorderez pour aÛer vous nommer les deux personnes qui m’intéressent.

Cette audience demandée, Napoléon l’accorda pour le 6 février et pendant cette entrevue George Sand ne se contenta pas de plaider l’amnistie générale, mais encore elle intercéda en faveur de deux républicains intransigeants auxquels elle avait fait allusion dans sa lettre : MM. Greppo et Marc Dufraisse, ainsi qu’en faveur de Luc Desages. La manière dont le président avait accueilli ces demandes éveilla en elle des sentiments de profonde estime et de reconnaissance et lui donna le courage, à partir de ce jour, pour faire des démarches en faveur d’une quantité de personnes et d’assiéger le prince, nombre de fois encore, de ses lettres et de ses demandes. D’autre part, elle put se convaincre que, malgré toutes ses belles qualités, Napoléon n’était pas de force à lutter contre la clique d’intrigants et d’arrivistes qui l’entourait.

George Sand resta à Paris du 22 janvier jusqu’aux premiers jours d’avril et pendant tout ce temps elle ne cessa de faire démarches sur démarches, des courses, des visites, de demander des audiences soit à Napoléon, soit à M. de Persigny, au ministre de la Justice, au ministre de la Police ; de voir MM. Cavet, Théophile de Montaud, le chef du cabinet du ministre de la Police, Thiéblin, le chef du cabinet du ministre de la Justice, Abbatucci[71], l’ex-préfet de police, Carlier, le secrétaire du ministre de la Police, Fortoul, le général Roguet, le général Baraguay, le vicomte Clary et le frère de Pietri, le ministre, — J. Pietri, préfet du Cher[72]. Elle suppliait, elle implorait. Elle agissait aussi par l’intermédiaire du prince Jérôme, du comte d’Orsay, de M. N.-H. Vieillard, du docteur Conneau, et elle ne s’accordait pas un moment de repos tant qu’elle n’avait pas arraché ce qu’elle demandait.

Je n’ai pas fait autre chose que de courir de Carlier à Pietri et du secrétaire du ministre de l’Intérieur à M. Baraguay…

écrit-elle, et ces mots non seulement ne nous semblent pas une hyperbole, mais bien au contraire ils paraissent faibles, si l’on apprécie à sa juste valeur tout ce que George Sand accomplit en ces trois mois, ou si l’on parcourt seulement les tas de lettres que nous avons devant nous et qui témoignent avec quelle ardeur elle s’était mise à ce service de sauvetage, avec quelle confiance connus et inconnus s’adressaient à elle de tous les points du Berry et de la France, avec quelle persévérance son cœur inlassable réclamait les audiences et craignait peu d’ « importuner ». Elle demandait la grâce des condamnés à mort, l’exil volontaire à l’étranger pour les condamnés à la déportation, l’exil temporaire pour les exilés à perpétuité, l’internement en Afrique pour les détenus dans les casemates des forts, la libération pour les prisonniers de Châteauroux et de La Châtre. Elle sauvait les malades — de la mort dans les prisons, les familles ayant perdu leurs chefs — de la misère et de la famine ; elle réconfortait, elle consolait, elle soutenait le courage des détenus, des exilés ; elle leur envoyait de l’argent, des livres, des lettres, des nouvelles rassurantes, des brouillons de demandes et de « déclarations » au gouvernement par lesquelles les prisonniers promettaient de ne plus prendre part à des actions « antigouvernementales », et George Sand savait rédiger ces déclarations de manière à sauvegarder la dignité et les opinions de ceux qui les signaient, faisant des démarches non seulement pour les opprimés qui les lui demandaient et qu’elle connaissait personnellement, mais encore pour des inconnus qui ne se doutaient même pas qu’ils eussent une si puissante, une si courageuse, une si généreuse protectrice ! Bien souvent ils ne l’apprenaient que lorsque les démarches aboutissaient à un bon résultat, inattendu pour eux. Et avec quel attendrissement, avec quel étonnement ils la remerciaient alors !

C’est ce qui arriva à la famille de Marc Dufraisse, à celle d’Alexandre Lambert. Sans attendre une demande, ne sachant même pas si l’on allait profiter de son aide, George Sand intercéda, avant tout, pour Alphonse Fleury qui dut se cacher après le 2 décembre, puis fuir en Belgique et qui, par fierté républicaine, refusait de demander grâce et défendait à George Sand de le nommer. Mais elle parvint quand même à se faire délivrer pour lui un passeport étranger et l’aida à se rendre à Bruxelles en le munissant d’une somme nécessaire ; c’est pour cela qu’elb avait emprunté raille francs au beau-père de Duvernet, comme nous l’avons vu.

Voici à ce propos la lettre autographe de M. de Montaud, retrouvée dans les papiers de Mme Sand ; d’autres lettres du même correspondant ne sont que signées par lui ou bien ne portent que des post-scriptum de sa main.

Cabinet DU MINISTRE DE l’INTÉRIEUR.

Paris, 30 mars.
Madame,

Je m’empresse de vous annoncer que le ministre aura l’honneur de vous recevoir, suivant votre désir, demain matin à dix heures. Veuillez, etc., etc.

Théophile de Montaud.

Le ministre vient de prier son collège des Affaires étrangères de faire délivrer un passeport à M. Fleury pour revenir en France.

Th. DE M.

Puis, George Sand parvint à libérer de la prison Marc Dufraisse et Greppo avec sa femme, et à leur procurer un permis de quitter la France[73]. Puis elle se mit à intercéder en faveur d’Émile Aucante et d’Ernest Périgois, détenus avec plusieurs autres inculpés dans la prison de Châteauroux et menacés de l’ « éloignement temporaire du territoire » (comme le porte la pièce officielle). Elle parvint à leur faire accorder un sursis « avec obligation de ne pas quitter le pays » et « avec autorisation », quant à M. Aucante, de « résider » pendant ce temps… « dans le domaine de Mme Dudevant » (!!!)

Elle apprit que le rédacteur de l’Éclaireur de l’Indre, Alexandre Lambert, prisonnier à Châteauroux, était malade et qu’il était condamné à la déportation ou à une longue détention, et elle se mit à écrire, à implorer, à s’adresser partout, si bien qu’elle réussit à le faire libérer et à le rendre à sa famille qui n’espérait plus le revoir vivant. Pendant qu’il était encore en prison à Châteauroux, puis dans les cales du vaisseau qui l’emmenait aux colonies, et enfin dans un « camp pénitentiaire » en Afrique, elle plaça sa fille dans un pensionnat et, avec l’aide de Mme Duvernet, elle veilla sur son éducation comme elle l’aurait fait pour une jeune parente à elle !

Bocage lui adressa une demande en faveur de son ami, le jeune avoué républicain Fulbert Martin, incarcéré dans les casemates du fort d’Ivry, et il fut libéré, avec injonction de résider… à Nohant, aussi !

Et le même Fulbert Martin priait Mme Sand pour ses codétenus ! Et la femme d’un autre Martin — celui de Strasbourg — appelait l’attention de Mme Sand sur le sort des personnes arrêtées en Alsace et transférées dans les forts de Paris et pour Mme Pauline Roland (amie et collaboratrice de Pierre Leroux), arrêtée et détenue !

Cette même Mme Roland intercédait pour ses co-détenus, et une Mme Mathé pour toute une série de prisonniers, et encore une autre dame — Mme Matron (dont le nom ne se rencontrait jusqu’à ce jour dans aucune des lettres de et à George Sand) — pour d’autres encore ! C’est ainsi que sur la table de George Sand s’amoncelaient des amas de listes de personnes poursuivies pour lesquelles il fallait « prier ». Un grand nombre de ces listes et de ces mémoires porte en tête à l’encre bleue : « Demandé le 23 février », « envoyé », « remis à Persigny », « pour Clary », « envoyé au président le 28 », etc., etc., etc.

Laissons parler Mme Sand elle-même :


À Monsieur Charles Duvernet, à La Châtre.
Paris, 10 février 1852[74].

Mes amis,

Ne soyez pas inquiets du résultat de mes démarches. Autant qu’on peut être sûr des choses humaines, je le suis que nous gagnerons notre procès. Je vous dirai des choses qui vous étonneront bien, mais qu’il est inutile de confier au papier.

J’ai embrassé ce soir, dans la rue, votre ami de Ribérac[75], libre pour vingt-quatre heures sur le pavé de Paris et partant cette nuit pour Bruxelles avec un autre dont vous verrez le nom dans les journaux[76]. La personne que vous savez a été à cet égard d’un chevaleresque accompli, et il y a autour de cela des circonstances qui ébranleront toutes vos idées sur son compte, et qui, pour le mien, m’enchaînent sérieusement par une estime personnelle en dehors de toutes les idées politiques, invariables chez moi, comme vous pensez bien.

Il faut, en effet, beaucoup de prudence et de discrétion en ce qui me concerne. Je ne crains nullement de me compromettre pour mon compte ; mais je peux faire quelque bien à ceux qui souffrent, et il est inutile de susciter des difficultés. Je crois que je les vaincrais toutes, mais cela me retarderait…

Au prince Louis-Napoléon Bonaparte.
Paris, 12 février 1852.
Prince,

Permettez-moi de mettre sous vos yeux une douloureuse supplique : celle de quatre soldats condamnés à mort, qui, dans leur profonde ignorance des choses politiques, ont choisi un proscrit pour leur intermédiaire auprès de vous. La femme du proscrit[77], qui ne demande et n’espère rien pour sa propre infortune et qui ne connaît pas plus que moi les signataires de la pétition, m’écrit, en me l’envoyant, quelques lignes fort belles, qui vous toucheront plus, j’en suis certaine, que ne le ferait un plaidoyer de ma part. La pauvre ouvrière désolée, réduite à la misère avec trois enfants, malade elle-même, mais muette et résignée, est loin de croire que j’oserai vous faii-e lire ses fautes d’orthographe. Moi, je ne voulais plus vous importuner ; mais, quand j’ai vu qu’il s’agissait de la peine de mort, et nullement des malheurs de mon parti vaincu, j’ai senti qu’un moment d’hésitation m’ôterait le peu de sommeil qui me reste.

Je n’ai pas pu refuser non plus de vous présenter la supplique du malheureux Émile Rogat, qui m’a été remise en l’absence et de la part du prince Napoléon-Jérôme.

C’est ce prince qui m’avait dit, au moment où, pour la première fois, j’allais vous aborder en tremblant : « Oh ! pour bon, il l’est. Ayez confiance ! » C’était un encouragement si bien fondé, que je lui en dois de la gratitude. Et, à propos de la triple grâce que vous m’avez accordée, je voudrais vous dire quelque chose qui vous intéressera et vous satisfera, j’en suis bien sûre. J’en ai même plusieurs à vous dire, c’est mon devoir, et, cette fois, je n’aurai pas à vous demander pardon de vous les avoir dites. Quand vous aurez un instant à perdre, comme on dit dans le monde, accordez-le-moi, vous me trouverez toujours prête à en profiter avec une vive reconnaissance.

George Sand.

Noms des condamnés à mort : Duchauffour, Lucas (Jean-César), Mondange, Guillemin, soldats au 3e régiment de chasseurs d’Afrique.

Maison

du président de la république

SERVICE DE l’aide DE CAMP.
Palais de l’Élysée,
le 13 février 1852.
Madame,

J’ai remis au prince président de la Répubhque la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser le 12 février…

Le général de division aide de camp,
Signé : Roguet.
Au prince Louis-Napoléon Bonaparte.
Paris, 20 février 1852.
Prince,

J’étais bien résolue à ne plus vous importuner, mais votre bienveillance m’y contraint, et il faut que je vous remercie du fond du cœur. M. Emile Rogat est en liberté, MM. Dufraisse et Greppo sont à l’étranger, et les quatre malheureux soldats dont je me suis permis de vous envoyer la supplique sont graciés, j’en suis certaine, sans m’en informer. Mais vous m’avez aussi accordé la commutation de peine de M. Luc Desages, gendre de M. Pierre Leroux, condamné à dix ans de déportation ; vous avez permis qu’il fût simplement exilé, et, avec votre autorisation, j’avais annoncé cette bonne nouvelle à sa famille.

Cet ordre de votre part n’a pas eu son exécution, ce doit être ma faute ! Je vous ai donné un renseignement inexact. Il a été condamné par la commission militaire de l’Allier, à Moulins, et non pas à Limoges comme j’avais eu l’honneur de vous le dire.

Prince, daignez réparer d’un mot ma déplorable maladresse, et l’erreur plus déplorable encore d’un jugement inique.

Ah ! prince, mettez donc bientôt le comble à mon dévouement pour votre personne, phrase de cœur qui sous ma plume est une parole sérieuse. Votre politique, je ne peux l’aimer, elle m’épouvante trop pour vous et pour nous. Mais votre caractère personnel, je puis l’aimer, je le dois, je le dis à tous ceux que j’estime. Faites cette conversion plus étendue, dans les limites où vous avez opéré la mienne, cela vous est facile.

Aucune âme de quelque prix ne transformera son idéal d’égalité en une religion de pouvoir absolu.

Mais tout homme de cœur, pour qui vous aurez été juste ou clément en dépit de la raison d’État, s’abstiendra de haïr votre nom et de calomnier vos sentiments. C’est de quoi je peux répondre à l’égard de ceux sur qui j’ai quelque influence. Eh bien, au nom de votre propre popularité, je vous implore encore pour l’amnistie ; ne croyez pas ceux qui ont intérêt à calomnier l’humanité, elle est corrompue, mais elle n’est pas endurcie. Si votre clémence fait quelques ingrats, elle vous fera mille fois plus de partisans sincères. Si elle est blâmée par des cœurs sans pitié, elle sera aimée et comprise par tout ce qui est honnête dans tous les partis.

Et, aujourd’hui, accordez-moi, prince, ce que deux fois vous m’avez fait sérieusement espérer. Ordonnez l’élargissement de tous mes compatriotes de l’Indre. Parmi ceux-là, j’ai plusieurs amis, mais que justice soit faite à tous ; puisque personne ne s’est déclaré contre vous, ce n’est que justice. Qu’on sache que ce que vous m’avez dit est vrai : « Je ne persécute pas la croyance, je ne châtie pas la pensée. »

Que cette parole, remportée dans mon cœur de l’Élysée et qui m’a presque guérie, reste en moi comme une consolation au milieu de moi effroi politique…

Ah, cher prince, on vous calomnie affreusement à toute heure, et ce n’est pas nous qui faisons cela. Pardon, pardon de mon insistance ! qu’elle ne vous lasse pas ; ce n’est plus un cri de détresse seulement, c’est un cri d’affection, vous l’avez voulu. Mais, en attendant cette amnistie que vos véritables amis nous promettent, faites que votre générosité soit connue dans nos provinces ; connaissez ce que dit le peuple qui vous a proclamé : « Il voudrait être bon, mais il a de cruels serviteurs et il n’est pas le maître. Notre volonté est méconnue en lui, nous avons voulu qu’il fût tout-puissant, et il ne l’est pas. »

…Je vois là une véritable guerre à la conscience intime, une révoltante persécution que vous ne savez pas et dont vous ne voulez pas.

On insulte, on tente d’avilir ; on exige des flatteries et des promesses de ceux qu’on élargit… Ah ! ce n’est pas ainsi que vous pardonnez, vous, à vos ennemis personnels, et je sais à présent que vous présenter comme tel un homme qu’on veut sauver, c’est assurer sa grâce. Mais je ne peux pas mentir, même pour cela, et cette fois je vous implore pour des hommes qui n’attendent de vous qu’une mesure d’équité et de haute protection contre vos ennemis et les leurs.

Veuillez agréer, prince, l’expression de mon respectueux attachement, et dites sur mon pauvre Berry une parole qui me permette d’y être écoutée quand j’y parlerai de vous selon mon cœur.

George Sand.

Maison du président de la République

service de l’aide de camp.
23 février 1852.
Madame,

J’ai l’honneur de vous prévenir que je me suis empressé de mettre sous les yeux du prince président de la République la lettre que vous m’avez adressée le 20 février… {{droite|Le général de division aide de camp
Signé : Roguet[78].

Paris, le 21 janvier 1852.

Voici maintenant une lettre que Mme Sand écrivit ce même 20 février à Jules Hetzel ; on a mis dans la Correspondance « M. Jules Hetzel, à Paris », quoique dès les premières lignes on puisse voir déjà qu’à ce moment-là Hetzel n’y était point, étant « là-bas », c’est-à-dire à Bruxelles, avec les autres exilés. Et nous savons que George Sand elle-même était ce jour-là à Paris. Cette lettre est extrêmement importante ; c’est en somme une sorte de résumé de l’historique des relations de Mme Sand avec l’Élysée, en février, en même temps qu’une appréciation de la personne du prince, de sa situation ; appréciation si frappante de précision, de perspicacité et d’observation que ni George Sand elle-même — lorsqu’elle prononça vingt ans plus tard son jugement définitif sur l’empereur, — ni quelque critique tout avisé qu’il fût, n’auraient rien eu à y changer, à y ajouter. Enfin cette lettre nous montre de quelle manière vraiment révoltante les gens de ce même parti pour lequel George Sand n’épargnait aucune démarche la traitaient, elle.


Paris, 20 février 1852.
Mon ami,

J’aime autant vous savoir là-bas qu’ici, malgré les embarras, si peu faits pour mon cerveau et ma santé, où votre absence peut me laisser. Ici rien ne tient à rien. Les grâces ou justices qu’on obtient sont, pour la plupart du temps, non avenues, grâce à la résistance d’une réaction plus forte que le président, et aussi grâce à un désordre dont il n’est plus possible de sortir vite, si jamais on en sort. La moitié de la France dénonce l’autre. Une haine aveugle et le zèle atroce d’une police furieuse se sont assouvis…

En arrivant ici, j’ai cru qu’il fallait subir temporairement, avec le plus de calme et de foi possible en la Providence, une dictature imposée par nos fautes mêmes.

J’ai espéré que, puisqu’il y avait un homme tout-puissant, on pouvait approcher de son oreille pour lui demander la vie et la liberté de plusieurs milliers de victimes (innocentes à ses yeux mêmes, pour la plupart). Cet homme a été accessible et humain en m’écoutant. Il m’a offert toutes les grâces particulières que je voudrais lui demander, en me promettant une amnistie générale pour bientôt. J’ai refusé les grâces particulières, je me suis retirée en espérant pour tous. L’homme ne posait pas, il était sincère, et il semblait qu’il fût de son propre intérêt de l’être. J’y suis retournée une seconde et dernière fois, il y a quinze ou vingt jours, pour sauver un ami personnel de la déportation et du désespoir (car il était au désespoir). J’ai dit en propres termes (et j’avais écrit en propres termes pour demander l’audience) que cet ami ne se repentirait pas de son passé, et ne s’engagerait à rien pour son avenir ; que je restais en France, moi, comme une sorte de bouc émissaire qu’on pourrait frapper quand on voudrait. Pour obtenir la commutation de peine que je réclamais, pour l’obtenir sans compromettre et avilir celui qui en était l’objet, j’osai compter sur un sentiment généreux de la part du président, et je le lui dénonçai comme son ennemi personnel incorrigible. Sur-le-champ, il m’offrit sa grâce entière.

Je dus la refuser au nom de celui qui en était l’objet, et remercier en mon nom. J’ai remercié avec une grande loyauté de cœur, et, de ce jour, je me suis regardée comme engagée à ne pas laisser calomnier complaisamment, devant moi, le côté du caractère de l’homme qui a dicté cette action. Renseignée sur ses mœurs, par des gens qui le voient de près depuis longtemps et qui ne l’aiment pas, je sais qu’il n’est ni débauché, ni voleur, ni sanguinaire.

Il m’a parlé assez longuement et avec assez d’abandon pour que j’aie vu en lui certains bons instincts et des tendances vers un but qui serait le nôtre.

Je lui ai dit : « Puissiez-vous y arriver ! mais je ne crois pas que vous ayez pris le chemin possible. Vous croyez que la fin justifie les moyens ; je crois, je professe la doctrine contraire. Je n’accepterais pas la dictature exercée par mon parti. Il faut bien que je subisse la vôtre, puisque je suis venue désarmée vous demander une grâce ; mais ma conscience ne peut changer ; je suis, je reste ce que vous me connaissez ; si c’est un crime, faites de moi ce que vous voudrez. »

Depuis ce jour-là, le 6 février, je ne l’ai pas revu ; je lui ai écrit deux fois pour lui demander la grâce de quatre soldats condamnés à mort, et le rappel d’un déporté mourant. Je l’ai obtenue. J’avais demandé pour Greppo et pour Luc Desages, gendre de Leroux, en même temps que pour Marc Dufraisse. C’était obtenu. Greppo et sa femme ont été mis en liberté le lendemain. Luc Desages n’a pas été élargi. Cela tient, je crois, à une erreur de désignation que j’ai faite en dictant au président son nom et le lieu du jugement. J’ai réparé cette erreur dans ma lettre, et, en même temps, j’ai plaidé pour la troisième fois la cause des prisonniers de l’Indre. Je dis plaidé, parce que le président, et ensuite son ministre, m’ayant répondu sans hésiter qu’ils n’entendaient pas poursuivre les opinions et la présomption des intentions, les gens incarcérés comme suspects avaient droit à la liberté et allaient l’obtenir.

Deux fois, on a pris la liste ; deux fois, on a donné des ordres sous mes yeux, et dix fois, dans la conversation, le président et le ministre m’ont dit, chacun de son côté, qu’on avait été trop loin, qu’on s’était servi du nom du président pour couvrir des vengeances particulières, que cela était odieux et qu’ils allaient mettre bon ordre à cette fureur atroce et déplorable.

Voilà toutes mes relations avec le pouvoir, résumées dans quelques démarches, lettres et conversations, et, depuis ce moment, je n’ai pas fait autre chose que de courir de Carlier à Piétri, et du secrétaire du ministre de l’Intérieur à M. Baraguay, pour obtenir l’exécution de ce qui m’avait été octroyé ou promis pour le Berry, pour Desages, puis pour Fulbert Martin, acquitté et toujours détenu ici ; pour Mme Roland arrêtée et détenue ; enfin, pour plusieurs autres que je ne connais pas et à qui je n’ai pas cru devoir refuser mon temps et ma peine, c’est-à-dire, dans l’état où j’étais, ma santé et ma vie.

Pour récompense, on me dit et on m’écrit de tous côtés : « Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous vous déshonorez, vous êtes bonapartiste ! Demandez et obtenez pour nous ; mais haïssez l’homme qui accorde, et, si vous ne dites pas qu’il mange des enfants tout crus, nous vous mettons hors la loi. »

Cela ne m’effraye nullement, je comptais si bien là-dessus !

Mais cela m’inspire un profond mépris et un profond dégoût pour l’esprit de parti, et je donne de bien grand cœur, non pas au président qui ne me l’a pas demandée, mais à Dieu, que je connais mieux que bien d’autres, ma démission politique, comme dit ce pauvre Hubert. J’ai droit de la donner, puisque ce n’est pas pour moi une question d’existence.

Je sais que le président a parlé de moi avec beaucoup d’estime et que ceci a fâché des gens de son entourage. Je sais qu’on a trouvé mauvais qu’il m’accordât ce que je lui demandais ; je sais que l’on me tordra le cou de ce côté-là si on lui tord le sien, ce qui est probable. Je sais aussi qu’on répand partout que je ne sors pas de l’Élysée et que les rouges accueillent l’idée de ma bassesse avec une complaisance qui n’appartient qu’à eux ; je sais, enfin, que, d’une main ou de l’autre, je serai égorgée à la première crise. Je vous assure que ça m’est bien égal, tant je suis dégoûtée de tout et presque de tous en ce monde.

Voilà l’historique qui vous servira à redresser des erreurs si elles sont de bonne foi. Si elles sont de mauvaise foi, ne vous en occupez pas, je n’y tiens pas. Quant à ma pensée présente sur les événements, d’après ce que je vois à Paris, la voici :

Le président n’est plus le maître, si tant est qu’il l’ait été vingt-quatre heures. Le premier jour que je l’ai vu, il m’a fait l’effet d’un envoyé de la fatalité. La deuxième fois, j’ai vu l’homme débordé qui pouvait encore lutter. Maintenant, je ne le vois plus ; mais je vois l’opinion et j’aperçois de temps en temps l’entourage : ou je me trompe bien, ou l’homme est perdu, mais non le système, et à lui va succéder une puissance de réaction d’autant plus furieuse que la douceur du tempérament de l’homme sacrifié n’y sera plus un obstacle.

… Que ceux qui croient à des éléments de résistance contre ce qui existe espèrent et désirent la chute de Napoléon ! Moi, ou je suis aveugle ou je vois que le grand coupable, c’est la France, et que, pour le châtiment de ses vices et de ses crimes, elle est condamnée à s’agiter sans solution durant quelques années, au milieu d’effroyables catastrophes.

Le président, j’en reste et resterai convaincue, est un infortuné, victime de l’erreur et de la souveraineté du but. Les circonstances, c’est-à-dire les ambitions de parti, l’ont porté au sein de la tourmente. Il s’est flatté de la dominer ; mais il est déjà submergé à moitié et je doute qu’à l’heure qu’il est, il ait conscience de ses actes.

Adieu, mon ami, voilà tout pour aujourd’hui. Ne me parlez plus de ce qu’on dit et écrit contre moi. Cachez-le-moi ; je suis assez dégoûtée comme cela et je n’ai pas besoin de remuer cette boue. Vous êtes assez renseigné par cette lettre pour me défendre s’il y a lieu, sans me consulter. Mais ceux qui m’attaquent méritent-ils que je me défende ? Si mes amis me soupçonnent, c’est qu’ils n’ont jamais été dignes de l’être, qu’ils ne me connaissent pas, et alors je veux m’empresser de les oublier.

Quant à vous, cher vieux, restez où vous êtes jusqu’à ce que cette situation s’éclaircisse, ou bien, si vous voulez venir quelque temps, dites-le-moi. Baraguay d’Hilliers ou tout autre peut, je crois, demander un sauf-conduit pour que vous veniez donner un coup d’œil à vos affaires. Mais n’essayons rien de définitif avant que le danger d’un nouveau bouleversement soit écarté des imaginations.

George Sand.

Non moins intéressantes que la lettre à Hetzel sont les deux lettres que George Sand adressa quatre jours plus tard à Ernest Périgois, à la prison de Châteauroux, et à Luigi Calamatta à Bruxelles. Nous n’en donnons toutefois que des extraits :

À Monsieur Ernest Périgois, à la prison de Châteauroux.
Paris, le 24 février 1852.

Mon cher ami, je vous remercie de votre bonne lettre. Elle m’a fait grand plaisir. On ne me soupçonne donc pas parmi vous ? À la bonne heure, je vous en sais gré, et je puiserai dans cette justice de mes compatriotes un nouveau courage. Ce n’est pas la même chose ici. Il y a des gens qui ne peuvent croire au courage du cœur et au désintéressement du caractère ; et on m’abîme par correspondance dans les journaux étrangers. Qu’importe, n’est-ce pas ?

Si je vous voyais, je vous donnerais des détails sur mes démarches et sur mes impressions personnelles, qui vous intéresseraient ; mais je peux les résumer en quelques lignes qui vous donneront la mesure des choses.

Le nom dont on s’est servi pour accomplir cette affreuse boucherie de réaction n’est qu’un symbole, un drapeau qu’on mettra dans la poche et sous les pieds le plus tôt qu’on pourra. L’instrument n’est pas disposé à une entière docilité. Humain et juste par nature, mais nourri de cette idée fausse et funeste que la fin justifie les moyens, il s’est persuadé qu’on pouvait laisser faire beaucoup de mal pour arriver au bien, et personnifier la puissance dans un homme pour faire de cet homme la providence d’un peuple.

Vous voyez ce qui adviendra, ce qui advient déjà de cet homme. On lui cache la réalité des fait ? monstrueux qu’on accomplit en son nom, et il est condamné à la méconnaître pour avoir méconnu la vérité dans l’idée. Enfin, il boit un calice d’erreurs présenté à ses lèvres, après avoir bu le calice d’erreurs présenté à son esprit, et, avec la volonté personnelle du bien rêvé, il est condamné à être l’instrument, le complice, le prétexte du mal accompli par tous les partis absolutistes. Il est condamné à être leur dupe et leur victime. Dans peu, j’en ai l’intime et tragique pressentiment, il sera frappé pour faire place à des gens qui ne le vaudront certainement pas, mais qui prennent le soin de le faire passer pour un despote implacable (sous d’hypocrites formules d’admiration), afin de rendre sa mémoire responsable de tous les crimes commis à son insu.

Il me parait essayer maintenant d’une dictature temporaire dont il espère pouvoir se relâcher. Le jour où il l’essayera il sera sacrifié, et, pourtant, s’il ne l’essaye bientôt, la nation lui suscitera une résistance insurmontable…

…Je ne sais, quant à nous, pauvres persécutés du Berry, ce qui sera statué sur notre sort. J’ai plaidé notre cause an point de vue de la liberté de conscience, et je le pouvais en toute conscience, puisque nous n’avons rien fait en Berry contre la personne du président depuis les événements de décembre. Il m’a été répondu qu’on ne poursuivrait pas les pensées, les intentions, les opinions, et cependant on le fait, et cependant je ne vois pas la réalisation des promesses qu’on m’a faites. On me dit ailleurs que c’est fourberie et jésuitisme.

J’ai la certitude que ce n’est pas cela. C’est quelque chose de pis pour nous, peut-être. C’est impuissance. On a donné une hécatombe à la réaction : on ne peut plus la lui arracher. Pourtant j’espère encore pour nous de mon plaidoyer, et j’espère pour tous de la nécessité d’une amnistie prochaine. On la promet ouvertement. On obtient facilement, à titre de grâce, mais comme personne de chez nous ne demande ainsi, je n’ai qu’à faire le rôle d’avocat sincère, et à démentir, autant qu’il m’est possible, les calomnies de nos adversaires.

Adieu, cher ami ; brûlez ma lettre ; je la lirais au président, mais un préfet ne la lui lirait pas, et y trouverait le prétexte à de nouvelles persécutions…


À Monsieur Luigi Calamatta, à Bruxelles.
Paris, le 24 février 1862.
Mon ami,

Ce qu’on t’a dit qu’il m’avait dit est vrai, du moins dans les termes que tu me rapportes ; mais il ne faut pas se flatter. Je n’ai pas le droit, moi, de suspecter la sincérité des intentions de la personne. Il me semble qu’il y aurait une grande déloyauté à invoquer ces sentiments chez elle et à les déclarer perfides, après que je leur dois le salut de quelques-uns[79].

Mais en mettant à part tout ce qu’on peut dire et penser contre ou pour cette personne, il me paraît prouvé maintenant qu’elle est ou sera bientôt réduite à l’impuissance, pour s’être livrée à des conseils perfides, et pour avoir cru qu’on pouvait faire sortir le bon (dans le but) du mal (dans les moyens).

Son procès est perdu aussi bien que le nôtre ; qu’en résultera-t-il ? Des malheurs pour tous ! S’il y avait un maître en France, on pourrait espérer quelque chose ; ce maître-là pouvait être le suffrage universel, quelque dénaturé et dévié qu’il fût de son principe ; quelque aveugle et pressé de travailler à son bonheur matériel que fût le peuple, on pouvait se dire : « Voilà un homme qui résume et représente la résistance populaire à l’idée de liberté ; un homme qui symbolise le besoin d’autorité temporaire que le peuple semble éprouver ; que ces deux volontés soient d’accord et, par le fait, ce sera la dictature du peuple, une dictature sans idéal, mais non pas sans avenir, puisqu’en acquérant le bien-être dont il est privé, le peuple acquerra forcément l’instruction et la réflexion. »

Il m’a semblé, il me semble encore, bien que je n’aie pas revu la personne depuis le 5 février, que les électeurs et l’élu sont assez d’accord sur le fond des choses ; mais tous deux ignorent les moyens, et s’imaginent que le but justifie tout. Ils ne voient pas que le jeu des instruments qu’ils emploient, et la fatalité, se montrent ici plus justes et plus logiques qu’on ne pouvait s’y attendre. Les instruments trahissent, paralysent, corrompent, conspirent et vendent. Voilà ce que je crois, et je m’attends à tout, excepté au triomphe prochain de l’idée fraternelle et chrétienne, sans laquelle nous n’aurons pas de république durable. Nous passerons par d’autres dictatures, Dieu sait lesquelles ! Quand le peuple aura fait de douloureuses expériences, il s’apercevra qu’il ne peut pas se personnifier dans un homme et que Dieu ne veut pas bénir une erreur qui n’est plus de notre siècle. En attendant, c’est nous, républicains, qui serons encore victimes de ces orages. Probablement, nous serions sages si nous attendions, pour rappeler le peuple à ses vrais devoirs, qu’il comprît ses erreurs et qu’il se repentît de lui-même de nous avoir considérés comme une poignée de scélérats qu’il fallait abandonner, livrer, dénoncer aux fureurs de la réaction.

Bonsoir, mon ami ; je t’embrasse et regrette bien que tu sois toujours là-bas quand je suis ici. Ma santé ne se rétablit pas encore, je me suis beaucoup fatiguée pour obtenir jusqu’ici beaucoup moins qu’on ne m’avait promis ; je m’en prends surtout au désordre effrayant qui règne dans cette sinistre branche de l’administration, et à la préoccupation où les élections tiennent le pouvoir. Je crois que l’amnistie viendra ensuite. Si elle ne vient pas, je recommencerai mes démarches pour arracher du moins à la souffrance et à l’agonie le plus de victimes que je pourrai ; on m’en récompense par des calomnies, c’est dans l’ordre, je n’y veux pas faire attention… »

En voyant que l’amnistie générale tardait à venir et qu’en attendant les commissions chargées de la révision des procès, les délégués spéciaux de l’empereur envoyés dans les provinces avaient fait preuve d’insigne négligence dans la manière dont ils s’acquittaient de la révision des procès-verbaux et des actes d’accusation contre des personnes particulières, George Sand reprend la plume pour écrire à Napoléon ; elle lui envoie de nouvelles lettres, elle s’empresse de nouveau de lui faire part des déportations dont des innocents sont menacés, elle le supplie de les faire revenir, si ces personnes sont déjà en route pour là-bas. Voici encore trois de ses lettres au prince-président, dont les deux premières écrites au mois de mai 1852 sont datées de « mars » dans la Correspondance, et la troisième est bien du 27 juin, ce qui est confirmé par une note de George Sand sur le brouillon de la liste des personnes pour lesquelles elle demandait une fois de plus : « Envoyé au président le 28 juin », et par la réponse du général Roguet, datée du 29 juin, lui disait encore qu’il avait remis sa lettre à destination. Pour ce qui concerne les deux premières, nous croyons pouvoir affirmer qu’elles furent écrites au mois de mai, en nous basant sur les faits que voici :

1° Ces lettres de Mme Sand sont la suite nécessaire et le résumé des lettres d’Alexandre Lambert, Lumet, Patureau-Francœur et d’autres personnes, détenues toutes dans la prison de Châteauroux, expédiées de là sous escorte le 2 mai, conduites de brigade en brigade et arrivées au fort de Bicêtre entre le 3 et le 12 mai. Leurs lettres sont datées du 23 et 26 avril, 1er et 2 mai de Châteauroux et du 12 mai de Bicêtre. Elles racontent l’arrivée en Berry du général Canrobert, les agissements des commissions dites « mixtes », les détails des préparatifs du départ pour Paris et le Havre de ceux qui étaient destinés à la déportation en Afrique, le départ tragique de Châteauroux de ces malheureux enchaînés ; tout cela George Sand le répète au président certainement après avoir lu ces lettres.

De plus, Mme Sand parle dans ses deux lettres de treize personnes, sans plus mentionner MM. Aucante et Périgois, car tous les deux, en liberté depuis avril, n’eurent par conséquent pas à partager le sort des autres prisonniers de Châteauroux (et nous voyons par exemple qu’Alexandre Lambert, en disant adieu à George Sand, dans sa lettre écrite le jour même de son départ pour Bicêtre — le 2 mai — prie Mme Sand de « saluer Émile » (Aucante) de la part de tous ses ex-compagnons de détention ; or M. Aucante était au mois de mai auprès de Mme Sand à Nohant, tandis qu’au mois de mars elle était à Paris et Aucante à Châteauroux, en prison).

2° Le « Pylade » de George Sand, son ami François Rollinat, envoie à Mme Sand le 26 avril la demande de tous ces détenus condamnés à la déportation et, quoiqu’il sache, à ce qu’il dit, qu’elle avait déjà fait pour eux « tout ce qui était humainement possible », il lui envoie quand même cette demande collective.

3° Le comte d’Orsay annonce dans une lettre du 3 mai que la lettre de Mme Sand à Louis-Napoléon lui fut immédiatement transmise.

4° Nous voyons par les lettres du vicomte Clary et par les réponses officielles du général Roguet que c’est justement au mois de mai que George Sand avait redemandé une audience au président. Cette audience lui fut accordée le 21 mai à trois heures, mais par suite de l’arrivée tardive de sa lettre pour le général Roguet et aussi parce qu’elle n’avait pas, comme il le fallait, adressé sa lettre directement à ce dernier, elle n’eut pas le temps d’arriver de Nohant, et l’audience fut manquée. George Sand affirma plus tard qu’elle « ne voulut pas » en profiter, mais les documents réfutent cette assertion[80].

Au prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République.
Prince,

Us sont partis pour le fort de Bicêtre, ces malheureux déportés de Châteauroux, partis enchaînés comme des galériens, au milieu des larmes d’une population qui vous aime et qu’on vous peint comme dangereuse et féroce. Personne ne comprend ces rigueurs. On vous dit que cela fait bon effet ; on vous ment, on vous trompe, on vous trahit. Pourquoi, mon Dieu, vous abuse-t-on ainsi ? Tout le monde le devine et le sent, excepté vous. Ah ! si Henri V vous renvoie en exil ou en prison, souvenez-vous de quelqu’un qui vous aime toujours, bien que votre règne ait déchiré ses entrailles, et qui, au lieu de désirer, comme les intérêts de son parti le voudraient peut-être, qu’on vous rende odieux par de telles mesures, s’indigne de voir le faux rôle qu’on veut vous faire dans l’histoire, à vous qui avez le cœur grand autant que la destinée.

À qui plaisent donc ces fureurs, cet oubli de la dignité humaine, cette haine politique qui détruit toutes les notions du juste et du vrai, cette inauguration du règne de la terreur dans les provinces, le proconsulat des préfets qui, en nous frappant, déblayent le chemin pour d’autres que vous ? Ne sommes-nous pas vos amis naturels, que vous avez méconnus pour châtier les emportements de quelques-uns ? Et les gens qui font le mal en votre nom, ne sont-ils pas vos ennemis naturels ? Ce système de barbarie politique plaît à la bourgeoisie, disent les rapports. Ce n’est pas vrai. La bourgeoisie ne se compose pas de quelques gros bonnets de chef-lieu qui ont leurs haines particulières à repaître, leurs futures conspirations à servir. Elle se compose de gens obscurs qui n’osent rien dire parce qu’ils sont opprimés par les plus apparents, mais qui ont des entrailles et qui baissent les yeux avec honte et douleur en voyant passer ces hommes dont on fait des martyrs et qui, ferrés comme des forçats sous l’œil des préfets, tendent avec orgueil leurs mains aux chaînes.

On a destitué à La Châtre un sous-préfet, j’en ignore la raison ; mais le peuple dit et croit que c’est parce qu’il a ordonné qu’on ôtât les chaînes et qu’on donnât des voitures aux prisonniers. Les paysans étonnés venaient regarder de près ces victimes… À Châteauroux on a remis les chaînes. Les gendarmes qui ont reçu ces prisonniers à Paris ont été étonnés de ce traitement.

Le général Canrobert n’a vu personne. On le disait envoyé par vous pour réviser les sentences rendues par l’ire des préfets et la terreur des commissions mixtes, pour s’entretenir avec les victimes et se méfier des fureurs locales. Trois de vos ministres me l’avaient dit à moi[81] ; je le disais à tout le monde, heureuse d’avoir à vous justifier. Comment ces missi dominici, à l’exception d’un seul, ont-ils rempli leur mission ? Ils n’ont vu que les juges, ils n’ont consulté que les passions et, pendant qu’une commission de recours en gi’âce était instituée et recevait les demandes et les réclamations, vos envoyés de paix, vos ministres de clémence et de justice aggravaient ou confirmaient les sentences que cette commission eût peut-être annulées. Pensez à ce que je vous dis, prince, c’est la vérité. Pensez-y cinq minutes seulement ! Un témoignage de vérité, un cri de la conscience qui est en même temps le cri d’un cœur reconnaissant et ami, valent bien cinq minutes de l’attention d’un chef d’État.

Je vous demande la grâce de tous les déportés de l’Indre, je vous la demande à deux genoux, cela ne m’humilie pas. Dieu vous a donné le pouvoir absolu : eh bien, c’est Dieu que je prie, en même temps que l’ami d’autrefois. Je connais tous ces condamnés ; il n’y en a pas un qui ne soit un honnête homme, incapable d’une mauvaise action, incapable de conspirer contre l’homme qui, en dépit des fureurs et des haines de son parti, leur aura rendu justice comme citoyen et leur aura fait grâce comme vainqueur.

Voyons, prince, le salut de quelques hommes obscurs, devenus inoffensifs ; le mécontentement d’un préfet de vingt-deux ans qui fait du zèle de novice et de six gros bourgeois tout au plus… ne sont-ce pas là de grands sacrifices à faire quand il s’agit pour vous d’une action bonne, juste et puissante ?

Prince, prince, écoutez la femme qui a des cheveux blancs et qui vous prie à genoux ; la femme cent fois calomniée, qui est toujours sortie pure, devant Dieu et devant les témoins de sa conduite, de toutes les épreuves de la vie, la femme qui n’abjure aucune de ses croyances et qui ne croit pas se parjurer en croyant en vous. Son opinion laissera peut-être une trace dans l’avenir.

Et vous aussi, vous serez calomnié ! et, que je vous survive ou non, vous aurez une voix, une seule voix peut-être dans le parti socialiste qui laissera sur vous le testament de sa pensée. Eh bien, donnez-moi de quoi me justifier auprès des miens, d’avoir eu espoir et confiance en votre âme. Donnez-moi des faits particuliers, en attendant ces preuves éclatantes que vous m’avez fait pressentir pour l’avenir et que mon cœur, droit et sincère, n’a pas repoussées comme un leurre, comme une banale parole de commisération pour ses larmes.

Prince,

Je vous remercie du fond du cœur des grâces que vous avez daigné accorder à ma requête. Accordez-moi, accordez à vous-même, à votre propre cœur, celle des treize déportés de l’Indre, condamnés par la commission mixte de Châteauroux. Ils ont adressé en vain leur recours à la commission des grâces. Us m’écrivent que le général Canrobert qui n’a voulu voir à Châteauroux que les autorités, contrairement à ce qui m’avait été dit de sa mission par trois de vos ministres, leur est annoncé comme devant les voir au fort de Bicêtre, où ils ont été transférés. Est-ce le moment d’invoquer la soumission, quand ils viennent, ces malheureux, d’être ferrés comme des forçats sous les yeux du préfet et de traverser ainsi la France, eux, hommes honorables et incapables de la pensée d’une mauvaise action ? Cet affreux système qui assimile la présomption de l’opinion publique aux crimes les plus abjects, ne voulez-vous pas qu’il cesse, et qu’on cesse de croire que vous l’avez autorisé, que vous l’avez connu ?

Prince, faites voir que vous avez le sens délicat de l’honneur français. N’exigez pas que vos ennemis — si toutefois ces vaincus sont vos ennemis — deviennent indignes d’avoir été combattus par vous. Rendez-les à leurs familles sans exiger qu’ils se repentent. De quoi ? D’avoir été républicains ? Voilà tout leur crime. Faites qu’ils vous estiment et vous aiment. C’est un gage bien plus certain pour vous que les serments arrachés par la peur.

Croyez-en le seul esprit socialiste qui vous soit resté personnellement attaché, malgré tous ces coups frappés sur son Église. C’est moi le seul à qui l’on n’ait pas songé à faire peur, et qui, n’ayant trouvé

en vous que douceur et sensibilité, n’a aucune répugnance à vous demander à genoux la grâce de mes amis.

Ces deux lettres envoyées, Mme Sand voulut encore une fois revoir le président quoique, comme nous venons de le dire, elle le nia plus tard, affirmation en désaccord avec les documents que nous avons sous les yeux. Voici d’abord une enveloppe contenant : 1° une lettre de faiie part imprimée annonçant que l’audience demandée est accordée, et 2° une réponse du général Roguet :

Madame
Madame George Sand
3, rue Racine.

Maison du président DE LA République SERVICE DES OFFICIERS D’oRDONNANCE,

Palais de l’Élysée, le 20 mai 1862.
Madame,

J’ai l’honneur de vous prévenir que le président de la Képublique vous recevra le vendredi 21 mai 1852 à 3 heures.

L’officier d’ordonnance de service.
Comte Roguet.
Madame George Sand.

Une autre enveloppe portant le même en-tête et adressée comme la précédente au numéro 3 de la rue Racine contient une seconde lettre du comte Roguet, datée du 22 mai, dans laquelle le général lui demande si elle a bien reçu la précédente, car elle n’y a point répondu et n’est point venue la veille, aussi s’informe-t-il de la cause de son silence. Enfin, dans une troisième lettre, datée du 24 mai, adressée « à Nohant par La Châtre, Indre », nous lisons :

Maison du prince
président de la république
service du général de division
aide de camp commandant
DE LA MAISON MILITAIRE.
Palais de l’Élysée, le 24 mai 1852.
Madame,

Je n’ai reçu que le 18 mai la demande d’audience que vous avez adressée au Prince Président de la République.

Si vous aviez bien voulu m’adresser directement, ainsi que le Moniteur et les journaux en (ont) donné avis, votre demande d’audience, vous auriez obtenu immédiatement une réponse. Je regrette vivement, madame, que cette circonstance ne vous ait pas permis de vous rendre à celle qui vous a été accordée et je vous prie d’agréer l’expression de mon respectueux hommage.

Le général de division
aide de camp commandant
la maison militaire.
Comte Roguet.
Madame George Sand.

On voit que l’audience demandée fut manques par simple malentendu, parce que la demande comme les réponses furent mal adressées, et que dans tout cela il n’y a pas un mot de l’attente de l’empereur, comme, aussi, il n’y a aucun doute que cette audience fut accordée parce que Mme Sand avait bien voulu revoir » le prince. Si elle s’était « crue jouée dès les premières entrevues » et n’avait « pas voulu le revoir », elle n’aurait pas demandé encore une fois à être reçue en audience.

Enfin au mois de juin George Sand écrivait encore une fois au prince-président :

Au prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la Répulique.
Nohant, le 27 juin 1862.
Monseigneur,

Vous avez répondu au prince Napoléon qui vous implorait de ma part pour les déportés et les expulsés de l’Indre, que vous m’accorderiez ce que je vous demandais. Je viens remettre sous vos yeux la liste des grâces que vous avez daigné me promettre et que j’attends comme une nouvelle preuve de vos bontés pour moi.

George Sand.

Nous avons retrouvé dans les papiers de George Sand le brouillon de la liste mentionnée dans cette lettre, portant au bas les mots : « Envoyé au président le 28 juin. » Cette liste est ainsi conçue :

Déportés ou internés en Afrique :

Patureau-Francœur, en fuite.

Lambert, Alexandre, en Afrique.

Jamet, d’Issoudun, en Afrique.

Renier du Blanc, idem.

Israël de Fressine, idem.

Laville-au-Roy (La Villeroy ?) d’Argenton, idem.

Moreau, de Neuvy-Pailloux, idem.

Vallette, d’Issoudun, idem.

Rossignol du Blanc, idem.

Exilés temporairement :

Fleury, en Belgique.

Périgois, à La Châtre.

Fromenteau, d’Issoudun, à Londres.

Curé Liotard, à Londres.

Internés :

Fulbert Martin.

Maderolle, de Châteauroux.

Envoyé le 28 juin au Président.

Le 29 juin le général Roguet accusa réception de cette lettre.

On voit par toutes ces lettres et documents que, lorsqu’il s’agissait de demander, George Sand ne le faisait pas une ou deux fois, pour ainsi dire « par acquit de conscience », afin de pouvoir seulement répondre à tel ou tel de ses amis : « Je l’ai fait », et en rester là. Elle s’acharnait à mener à bien chacune de ses demandes, elle ne craignait d’impatienter ni d’importuner. Et que voyons-nous ? Presque tous ceux pour lesquels elle avait fait des démarches furent graciés, libérés, rendus à leurs familles, ou du moins leur châtiment fut adouci.

Déjà le 9 mars 1852 Mme Sand put envoyer au docteur Conneau, ami intime de Louis-Napoléon, le résumé d’une partie de ses demandes et la liste des vingt-neuf personnes pour lesquelles elle s’était adressée au prince. Voici encore quelques documents officiels et quelques lettres écrites par les familles des protégés de George Sand, annonçant à cette dernière les résultats de ses démarches.

(Sans date.)
Madame,

J’ai fait la commission et l’on vient[82] d’écrire au ministre de la Guerre pour savoir ce qui en est de cette grâce qui n’aurait point eu son effet. Croyez bien, madame, etc.

Cavet.

À propos de ce même Desages auquel cette lettre fait allusion, Ferdinand François, le vieil ami de Mme Sand, par la Revue indépendante, lui écrit ainsi qu’il suit, en lui faisant parvenir la copie d’une lettre du général Baraguay d’Hilliers[83] :

Madame,

Je vous envoie ce fragment d’une correspondance entre Mme Roland et le général Baraguay qui pourra vous être utile dans vos démarches en faveur de Desages.

Le Lyonnais, ami d’Erdant (sic)[84] dont je vous ai parlé se nomme Félix Blanc, il est condamné à la déportation par le Conseil de guerre du Rhône et désirerait que sa peine fût commuée en exil. Je vous remercie d’avance pour mon recommandé et vous prie de recevoir l’assurance de mon respectueux dévouement.

Ferd. François.
Dimanche, matin.
À madame Pauline Roland.
16 mars.
Madame,

Quatre fois je suis intervenu en faveur de M. Luc Desages, gendre de M. Pierre Leroux et autant de fois le ministre de la Guerre m’ai promis de faire commuer sa peine en celle de bannissement. Hier je suis allé le voir et quand je lui ai parlé du transfèrement de M. Luc Desages à Brest, il m’a dit alors que cela s’était fait en dehors de son action. Mais comme cette dernière mesure pourrait en faire craindre une plus sévère que j’ai cherché à prévenir, hier soir j’ai vu M. le président de la République qui a pris note et m’a fait espérer qu’il donnerait suite à la promesse qu’il avait faite à Mme Sand…

Le général Baraguay auquel George Sand s’était adressée en outre pour son neveu, Oscar Cazamajou, qui servait dans les spahis, le général, disons-nous, avait déjà écrit à Mme Sand elle-même à propos de ses deux protégés, le 7 février (mars ?) :

Paris, 7 février 1852.
Madame,

Je m’étais empressé de prévenir Mme Pauline Roland que M, Luc Desages, gendre de Pierre Leroux, ne serait pas déporté à Cayenne et que j’intercédais près du ministre de la Guerre pour qu’il fût seulement exilé. Je vais lui faire part de la bonne nouvelle que vous me donnez aujourd’hui. Vous devez gagner toutes les causes que vous plaidez, madame, je voudrais bien qu’il en fût ainsi de toutes celles dont vous me chargerez. Afin de ne pas perdre de temps j’ai écrit hier au colonel du 2^ régiment de spahis pour lui recommander M. Cazamajou, votre neveu, et lui demander de le pourvoir d’un des emplois de maréchal de logis qui seront prochainement vacants dans son régiment

Je suis charmé, madame, de trouver une occasion de vous être agréable et de vous offrir l’expression de mon respectueux hommage.

Général Baraguay d’Hilliers.

Le 21 mars il lui écrit encore, et après quelques lignes consacrées au jeune Cazamajou, il revient à la question Desages :

…J’ai rappelé, il y a huit jours, au président la promesse qu’il vous avait faite, madame, de commuer la peine de la déportation eu celle de l’exil en faveur de M. Luc Desages. Le prince a paru surpris de le savoir encore en prison. J’espère donc que M. Desages recouvrera la liberté…

Sur l’enveloppe : Madame Georges (sic) Sand.
Paris, n° 3, rue Racine.
République française
Ministère de la Justice
Cabinet du garde des sceaux.
Madame,

M. le ministre de la Justice aura l’honneur de vous recevoir mardi 30 à 4 heures de l’après-midi. La commission des grâces n’a pas encore donné d’avis sur les trois personnes dont vous avez bien voulu me parler. Je vous prie d’agréer… etc.

Charles Abbatucci,
Chef du cabinet.
À Mme George Sand.
Cabinet du ministre
de la police générale
Paris, le 30 mars.

J’ai soumis au ministre la demande que vous lui aviez adressée pour que M. Émile Aucante et M. Fulbert Martin soient autorisés à résider dans votre propriété de l’Indre pendant un mois. Prenant en considération les motifs de votre demande[85], le ministre a bien voulu signer les deux autorisations que j’ai l’honneur de vous envoyer.

Le chef de cabinet,
Thiéblin.
Cabinet du ministre
de l’intérieur.
Paris, 1er avril.
Madame,

Je m’empresse d’avoir l’honneur de vous informer qu’un sursis d’un mois vient d’être accordé à M. Émile Aucante. Il est autorisé à résider pendant ce temps dans le domaine que vous habitez (département de l’Indre).

Le chef du cabinet,
Signé : Théophile de Montaud.

Post-scriptum autographe :

Je reçois à l’instant la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 31 mars et je ne puis, comme vous le voyez, y faire une meilleure réponse.

Th. M.
Mme George Sand, à Nohant, près de La Châtre. Indre.

Enfin le 12 avril, Desages père écrivit de La Châtre à Mme Sand qu’il venait de recevoir une lettre de son fils, écrite de Toulon, lui annonçant que, coup sur coup, Luc Desages avait appris par deux télégrammes : 1° qu’on le faisait revenir d’Afrique et 2° qu’on lui fixait pour séjour la Corse avec permission de choisir son lieu de résidence. Le père Desages ajoutait à cela qu’il ne devait cet adoucissement du châtiment de son fils qu’aux « nombreuses démarches de Mme Sand auprès du président » et que ni lui, ni la mère de Luc ne l’oublieraient jamais[86].

Les démarches de Mme Sand pour Patureau ne semblent pas avoir été immédiatement couronnées du même succès malgré la bonne volonté des personnes (entre autres Charles Abbatucci)[87] auxquelles elle s’était adressée, après avoir plaidé la cause de Desages :

C’est probablement à Patureau que se rapporte la lettre de Napoléon que voici, sans date, écrite sur un papier à son chiffre, avec couronne. La lettre, écrite par un autre, est seulement signée de la main de Napoléon.

Madame,

Dès que j’ai reçu votre lettre je me suis empressé de prendre des renseignements les plus précis sur la personne que vous me recommandiez et j’aurais été heureux de pouvoir faire quelque chose qui vous fût agréable. Malheureusement les rapports de l’administration, de la magistrature et de la gendarmerie s’accordent tous sur la nécessité d’interner votre protégé en Afrique. Personne plus que moi ne regrette les rigueurs auxquelles je suis forcé, mais mon but unique, étant de pacifier le pays, de manière à ce qu’il soit capable de supporter une véritable et saine hberté, je dois me montrer sévère envers ceux qui entretiennent toujours dans les masses des idées subversives et des projets d’insurrection.

Recevez, madame, avec l’expression de mes regrets, l’assurance de mes sentiments distingués.

Signé : Napoléon.
Mme George Sand.

Mais s’il arrivait parfois que Mme Sand ne parvenait pas à assurer le succès de ses demandes, ou si elle ne parvenait pas à arracher une libération, un élargissement complet, elle mettait en œuvre toutes ses relations afin d’adoucir au moins le sort des internés en Afrique, ou des exilés en Belgique ou en Angleterre. Elle écrivait des lettres aux généraux commandant les troupes d’Afrique, aux gouverneurs des places fortes ; elle envoyait de l’argent aux expatriés ; elle tâchait de ne pas laisser les pauvres exilés sans nouvelles de leurs familles ; elle soutenait ces dernières, enfin elle faisait, ici encore, preuve de cette infime chanté active, de cet amour actif qui lui était propre dès l’enfance et dura jusqu’à la tombe. Cette pitié divine qui brûlait en elle subjuguait et charmait tous ceux à qui elle s’adressait. De sorte que si une partie des réponses officielles à ses demandes d’audience, à ses mémoires et suppliques, ne témoignent que d’une correction respectueuse et de la bonne éducation de ses correspondants, une foule d’autres lettres nous montrent quelle admiration infinie, quel enthousiasme éveillait Mme Sand chez ceux pour qui elle faisait ces démarches, tout autant que chez ceux auprès de qui et par qui elle les faisait. Il est à noter, incidemment, que plus ses correspondants sont haut placés : le prince, les ministres, les chefs de cabinet ou commandants de maison militaire, et les intimes amis de Napoléon : MM. Abbatucci et de Montaud, le vicomte Clary et M. Vieillard, — intime entre tous — les généraux Roguet et Baraguay d’Hilliers — et plus leurs lettres, toutes personnelles, sont affables, affectueuses même ; ils prient Mme Sand d’agréer l’expression de leur « admiration affectueuse », ou de leur « sincère admiration » ; ils lui parlent « d’un et même sentiment » dans lequel ils « confondent l’auteur et ses ouvrages ». Les hauts fonctionnâmes et les secrétaires privés des ministres sont déjà tant soit peu plus réservés et plus secs ; les préfets et les sous-préfets sont non seulement parfaitement et officiellement raides, mais parfois même d’une impolitesse tout olympienne. C’est ainsi que Napoléon et M. de Persigny, le ministre de la Guerre et le comte Roguet « s’empressent » de lui accuser réception de la lettre qu’elle c leur fît l’honneur de leur adresser », lui déclarant être « charmés de la recevoir tel jour de la semaine qu’il lui plaira de vouloir fixer » et se disent «heureux de pouvoir lui rendre service », — tandis qu’un préfet lui écrit : « Je consens volontiers à vous accorder le quart d’heure d’audience que vous me demandez. Vous pouvez venir à la préfecture mercredi prochain à une heure… etc., etc. (!!!). »

Quant à ceux pour qui George Sand s’adressait à tout ce monde officiel, on ne peut vraiment lire sans en être profondément ému les lettres d’Alexandre Lambert, d’Émile Aucante, Fulbert Martin, Luc Desages, Ernest Périgois, Patureau-Francœur, de Mmes Lumet ou Lise Perdiguier et d’un grand nombre d’autres, soit de la prison de Châteam-oux, des forts d’Ivry et de Bicêtre, soit de la cale des vaisseaux les emmenant en Afrique, de Bruxelles, de Toulon et de Londres, parfois même… de quelque grange ou de quelque coin de la forêt où ils se cachaient. Et quelle reconnaissance enthousiaste respirent les lettres des amis, des parents qui s’empressent d’annoncer à Mme Sand la libération ou le retour au bercail de leur père, frère ou mari, à cette chère et vénérée Mme Sand dont les soins pieux pour leurs proches leur étaient restés inconnus jusqu’à ce jour-là. Il est douteux que quelque autre écrivain, ou quelqu’un d’autre, en général, ait obtenu de tels hymnes d’admiration émue et d’enthousiaste gratitude. « Chère madame et excellente protectrice des martyrs politiques de notre triste époque » l’appelle l’un de ses correspondants. Un autre « croit pouvoir compter sur la bienveillante intervention de Mme George Sand dont le département de la Creuse reconnaît les sympathies en faveur des condamnés politiques ». Marie Lambert ayant appris par Mme Fleury ce que Mme Sand fit pour eux la remercie avec chaleur, et Luc Desages l’appelle « madame et amie » quoiqu’il « ne sache pas s’il a le droit d’employer ce dernier nom ; cependant je ne puis m’en empêcher », sachant ce qu’elle avait fait pour lui, et qui elle avait vu. Il ne veut donc pas remettre jusqu’à sa libération complète l’expression de sa reconnaissance pour lui, d’abord, puis pour sa femme, son enfant, son beau-père, et il lui parle de son admiration et de sa reconnaissance, « sentiments qui depuis mon plus jeune âge n’ont jamais varié »…

Le communiste Arnold, dans sa lettre de recommandation datée de Londres, mercredi 24 août 1852, donnée par lui à une dame qui voulait faire un pèlerinage chez a la mère d’Indiana », l’appelle « la sainte du Berry », et Marc Dufraisse lui écrit de Bruxelles en la nommant « Notre-Dame du Bon-Secours ». Mme Lumet la remercie pour tout ce qu’elle avait « bien voulu faire pour eux, et pour l’humanité, quoique ses démarches n’aient pas abouti » à un élargissement complet, et elle ajoute : « Je ne maudirai jamais mes souffrances, puisqu’elles me procurèrent l’occasion de vous connaître. »

Votre dévouement, mon cher George, — lui écrit à la date du 21 mai Gabriel de Planet qui l’aidait en ce moment à faire une souscription en faveur des exilés, — votre dévouement est sans bornes pour les amis et les malheureux. Que d’autres admirent votre génie, quant à moi je m’agenouille avant tout devant votre grand cœur…

Abel Dufraisse lui écrit de Ribeyrac le 23 novembre 1852 :

… Nous avons ignoré longtemps à quels personnages et à quelles influences était due la commutation de la peine de déportation décrétée par Louis-Napoléon Bonaparte contre Marc, mon frère, en celle de bannissement.

Et il dit que cette ignorance leur avait été très pénible. Aujourd’hui seulement les siens ont appris que « cela était dû à sa bienveillance et à sa puissante intervention ». En la remerciant au nom de toute sa famille qui est heureuse d’être obligée « envers une personne pour laquelle nous avons une grande admiration et une profonde sympathie qui date de loin », et en lui disant que lui et les siens n’avaient « point été étonnés des démarches qu’elle avait faites de son propre mouvement en faveur de leur frère », il termine sa lettre par ces mots :

Ah ! bonne et chère dame, joignez, je vous en supplie vos instances, vos sollicitations à nos prières, peut-être arriveront-elles jusqu’à Dieu si elles ne peuvent faire fléchir les rigueurs du pouvoir. La voix d’une femme est si éloquente, si puissante. Marie priera pour le malheureux exilé, vous, vous voudrez bien intercéder en sa faveur auprès de Bonaparte. Nous bénirons votre nom ; et vos bontés, votre dévouement méconnus sur la terre seront récompensés dans le ciel. Recevez, excellente patronesse (sic) des martyrs, consolatrice des affligés, l’assurance de ma haute considération et de mon profond respect…

Marc Dufraisse lui-même écrivit à Mme Sand la lettre suivante fort curieuse et fort caractéristique, sous maint rapport, et que nous donnons en entier malgré sa longueur, car elle nous paraît, pour des raisons particulières, mériter d’être citée.

Bruxelles, 19 février 1852.
Ma chère dame,

J’ai enfin une chambrette, du feu de charbon de terre, et du papier blanc. Laissez-moi vous écrire, comme écrivent les proscrits, longuement. Ils ont tant de choses à dire ! Ils aiment tant à parler d’eux ! Donc, je vais causer avec vous de moi, d’abord, pour n’y plus penser et n’y revenir plus, puis beaucoup de vous, des exilés et un peu de l’homme qui nous a bannis.

Mon odyssée à moi commence mal. Je suis aux prises avec le gouvernement belge. C’est déjà une histoire. Avez-vous le temps de l’écouter ? Vous la lirez une autre fois, si elle vous ennuie aujourd’hui.

Ces Flamands, bonne dame, ne comprennent qu’à moitié les devoirs de l’hospitalité. Les notions les plus vulgaires du droit d’asile s’effacent ici devant la peur qu’on y a du gouvernement français. Le Brabançon ne veut pas comprendre et il ne sent pas qu’eussent-ils été coupables dans leur pays, les fugitifs qui franchissent sa frontière, son seuil, qui viennent s’asseoir à son foyer, qui lui demandent un refuge, sont des innocents pour lui, des infortunés dignes d’un accueil fraternel, cordial et de tous les égards dus au malheur. Ces Belges nous ont reçus sans nous accueillir. Ces chrétiens-là n’ont de leurs obligations envers les exilés qu’une idée vague et confuse comme les regards de leurs yeux. Les païens en avaient mieux le sentiment.

On ne se doute pas, dans ces Pays-Bas, que, comme le pauvre, le proscrit est une chose sacrée. C’est affligeant à voir, c’est cruel à éprouver. Le droit des gens, cette antique constitution des peuples, ce vieux code de l’humanité, disparaît ici devant la panique universelle, la terreur de l’invasion. Tout périra-t-il donc dans ce siècle d’égoïsme et de couardise ? Vous verrez que la pitié, même pour les plus saintes infortunes, s’en ira comme s’en vont toutes les bonnes choses du passé.

Croiriez-vous, madame, qu’ils ont eu, dit-on, la pensée de m’expulser ? Qu’ils voulaient du moins me reléguer à l’extrémité de leur monarchie, sur la frontière de Prusse, dans les Ardennes belges, contrée de bois, royaume des sangliers, pays perdu ? Est-ce que je pourrai vivre, moi, dans ces lieux sauvages et déserts ?

Quand ils m’ont signifié cette décision, il m’a fallu plaider ma cause en suppliant. Sans la maladie qui m’a couché dès le jour de mon arrivée à Bruxelles et qui m’a tenu au lit trois ou quatre jours, je serais déjà, malgré toute mon éloquence diplomatique, interné à Saint-Hubert.

Comme il est possible que la querelle entre M. Léopold et moi s’envenime et qu’il peut très bien arriver qu’on m’envoie isolément je ne sais où, je veux, pour que vous ne m’accusiez pas d’être une mauvaise tête, vous résumer ce que j’ai dit à l’un des commis de Sa Majesté…

« Quel que soit mon nom, vous devez l’ignorer. Pour vous je ne suis, je ne dois être ni Pierre, ni Paul, ni Marc ; je suis homme anonyme, banni. Quel qu’ait été mon crime en France, fussé-je mille fois convaincu de résistance à l’usurpation, vous ne devez pas faire acception de mes antécédents politiques. Il ne vous appartient de considérer ni mon passé public, ni l’avenir que les événements de la révolution me destinent. Pourvu que je ne me mêle pas de vos affaires, vous ne devez voir en moi que mes infortunes particulières et présentes et mes misères de proscrit. Je suis, dites-vous, l’un des hommes les plus compromis, soit. Mais alors à quoi bon le droit de refuge, si vous le refusez aux criminels politiques pour qui seuls l’humaine coutume l’a fondé ? Que servira le droit d’exil, si vous fermez impitoyablement les portes du lieu à qui seul a besoin qu’elles s’ouvrent devant lui ? Vous craignez l’annexion à la France esclave de votre territoire encore libre ? Vous voulez garder l’indépendance de votre pays, vos lois, vos institutions, vos mœurs ? C’est bien ; mais est-ce donc de l’indépendance que d’obéir ainsi à l’étranger et d’aller peut-être au devant de ses désirs ? Qu’est-ce que la séparation officielle et apparente de deux terres, si vous subissez les ordres de la police de Paris, si vous marchez ainsi, de gaieté de cœur, vers un asservissement moral volontaire, plus honteux cent fois qu’un asservissement par l’invasion et la violence ? Ce n’est point par des complaisances pusillanimes que vous sauverez votre personnalité. Le danger est dans vos condescendances sans exemple et dans vos faiblesses sans nom. C’est à faire ainsi les volontés du fort que vous perdrez votre nationalité et votre honneur. Vous tomberez ainsi sans éclat et sans grandeur. Obéir à des notes venues de France, c’est renoncer à vous-mêmes. On abdique, sachez-le bien, on abdique sans dignité et sans profit, quand on exécute lâchement et cruellement les ultimatum cruels et lâches d’une diplomatie de brigands. En ce qui me concerne, la Belgique serait-elle donc moins humaine envers moi que le gouvernement français ? Considérez-moi un peu, je vous prie. Voyez combien ma constitution est chétive et frêle. Mon tempérament est miné parles maladies, épuisé par la vie de révolution, par les plus patriotiques chagrins. Affaibli par le séjour des prisons, empoisonné par le regret de la patrie absente, ma santé a besoin de soins habiles et constants.

« Il me faut, tout atroce qu’on m’ait fait, le commerce des hommes, leur bienveillance, leurs sympathies, l’assistance morale de leur commisération. Il me faut, tout barbare qu’on me dise, la communication des idées, l’échange des sentiments, la compagnie des livres, l’étude, l’air enfin de la civilisation. Tout tigre que je suis, je ne veux pas aller vivre avec vos loups des Ardennes et vos marcassins de Saint-Hubert. Qu’adviendra-t-il de moi, si vous m’envoyez à l’extrémité de vos terres, dans vos forêts, sur les bords abandonnés de la Meuse belge ? Si vous ajoutez la mélancolie de l’isolement aux amertumes de l’exil, à la nostalgie qui me gagne ? Voyez, je suis souffrant, valétudinaire ; j’ai quitté, pour me rendre à vos ordres, mon lit de fiévreux. Votre climat humide et froid aggrave le triste état de ma poitrine. Que sera-ce donc si vous m’envoyez respirer le mauvais air des étangs et les émanations mortelles des marais de Saint-Hubert ? Votre hospitalité me sera-t-elle donc aussi fatale que l’eût été ma déportation sous le soleil de l’Équateur ? Il eût mieux valu pour moi peut-être d’aller à Cayenne que de venir chez vous. »

Voilà, madame, le résumé fidèle de ma supplique verbale. Je vous demande pardon de vous avoir fatiguée de ce parlage ; mais je veux vous mettre au courant du conflit, afin que vous m’aidiez et, s’il est possible, à me tirer du mauvais parti qu’on veut me faire ici. Je ne veux pas aller en Angleterre, mes ressources ne me suffiraient pas dans ce pays. Je veux rester en Belgique et à Bruxelles. Il me faut de bonnes raisons pour fermer la bouche au gouvernement d’ici. La meilleure serait de pouvoir leur dire, si j’en avais la certitude, que l’autorité française ne demande point mon internement ; que c’est là une persécution toute bénévole et toute gratuite de l’autorité belge. Or, je ne puis pas croire que le gouvernement français s’occupe de moi et qu’il pèse sur la Belgique pour qu’elle me traite avec rigueur. Je crois plutôt à la spontanéité tracassière de la police brabançonne. N’y aurait-il pas moyen de vérifier cette conjecture et de m’édifier sur ce point ? Si, sans vous déranger, il vous était facile, par vos relations, d’être informée là-dessus, je serais bien heureux de pouvoir dire au gouvernement belge : c’est d’office que vous me tourmentez. C’est très sérieusement que je ne veux pas aller à Saint-Hubert. L’assignation de ce lieu de séjour est une plaisanterie de fort mauvais goût ; c’est une avanie à laquelle je ne veux pas me soumettre ; c’est une méchanceté sans esprit que je ne veux pas subir. Nous sommes ici quelques-uns que l’on veut rendre ridicules ; je ne me résignerai jamais à être bafoué. Vous savez la légende du grand saint Hubert, l’histoire des bagues qui préservent de la morsure des chiens enragés et de ces anneaux qui guérissent de la rage. Eh bien, on dit ici, avec une bêtise méchante que le gouvernement envoie à Saint-Hubert les chiens enragés de l’émigration française, que le grand saint nous guérira de nos accès de rage, et que, quand nous reviendrons de là-bas, nous ne scandaliserons plus les honnêtes gens par nos convulsions d’hydrophobie. Tenez, à ce moment, je ris de cette bêtise vraiment belge ; mais je ne veux pas être le jouet des mauvais plaisants qui gouvernent ce pays-ci. Et c’est plus encore une question de santé que d’amour-propre. Le fait est que je suis malade. J’ai l’arrière-gorge travaillée par une inflammation chronique qui menace d’attaquer les bronches et de porter ses ravages plus bas encore. Je me sens de la fièvre. Si la raison d’État m’envoie dans la Sibérie belge, je n’y résisterai pas longtemps. Mon mal n’est pas de ceux que saint Hubert avait reçu le don de guérir. Puis, enfin, il y a là une question de vie matérielle. Si j’étais ici à poste fixe, peut-être trouverais-je à faire quelque besogne honorable dont le salaire m’aiderait à subvenir à mes besoins.

J’ai bien trop longtemps parlé de moi. De vous maintenant et de nos amis les proscrits ! Le sujet est délicat à toucher. Ici l’on vous blâme un peu ; moi, je vous défends beaucoup. Je sais, vous me l’avez dit chez Proud’hon, qu’il n’est jamais entré dans vos projets de déclarer la guerre à Bonaparte. La neutralité de votre part étant irrévocablement arrêtée avec vous-même, je n’ai pu blâmer le parti que vous cherchiez à tirer de vos rapports antérieurs avec Louis-Napoléon. Je ne puis que vous louer, au contraire, de votre intervention, soit pour une amnistie générale, soit pour des mises en liberté particulières. Je ne comprends pas, en vérité, ceux qui vous font un crime de vos démarches toutes pleines d’humanité. Vos actes, en ces jours de proscriptions, marqueront selon moi une des plus belles pages de votre vie. Sans doute, je vous aurais mieux aimée attaquant le parjure, la violation du droit et des lois, et faisant par votre courage de femme rougir les hommes de leur lâcheté. Vous ne voulez pas de cette célébrité, Vous aurez raison peut-être ; peut-être vaut-il mieux être vous, vous intercédant pour la France, pour les victimes, pour vos amis, que de refaire Mme de Staël, même avec supériorité, et d’irriter un caractère vindicatif et rancuneux. Faites donc votre naturel comme disent les artistes. Soyez la Notre-Dame du Bon Secours. Qui donc, en ce naufrage universel, voua ferait raisonnablement un grief de votre sollicitude ? Quel crime, grand Dieu ! que de ramer vers les malheureux que le flot submerge ! Tenez pour certain, madame, que dans les suprêmes désastres, le sauvetage est une œuvre tout à la fois de bien et de hardiesse. Quand pitié peut être taxée de complicité, c’est courage peu vulgaire et vertu peu commune que d’implorer pour les vaincus.

Je vais plus loin encore et je dis que si vous obtenez l’amnistie en masse, vous aurez rendu un immense service à la République. Cela n’est point un paradoxe. Que ferons-nous pour elle dans l’exil ? De quel secours serons-nous pour elle ? Volontaires ou forcés, de quel poids réel des émigrés ont-ils jamais pesé dans les destinées de leur pays ? Loin du milieu natal, chacun de nous perd plus des trois quarts de sa valeur et de sa force, et la totalité de son action. Je nous vois ici, désorientés, ahuris, démoralisés, conscients de notre impuissance, morts, oui morts, car nous ne vivons plus de la vie politique, depuis que nous sommes détachés de l’arbre, arrachés du sol. C’est un de mes tourments, et le plus intolérable peut-être, que le spectacle de cette insouciance des bannis, de cet abandonnement d’eux-mêmes. Je ne leur en veux pourtant pas, leur apathie est forcée, fatale. On n.’a plus d’ardeur pour la lutte, quand il n’y a plus de danger en perspective. Le nerf des hommes dans notre position, c’est le péril. Ici, la sûreté, la bière, l’oisiveté seront mortelles à nos amis. Je dis, moi, qu’il faut rentrer si, pour des motifs que je ne veux pas examiner, on nous ouvre la frontière de France. Je ne considérerai point comme une faiblesse, même Bonaparte régnant, le retour au pays, non pas pour accepter son usurpation ou pour la subir, mais le retour à la lutte, au péril, à l’énergie qu’il donne, aux dévouements qu’il inspire. On dit que nous ne serons pas en sécurité dans une caverne de bandits. Je le sais bien et je dis que c’est précisément à cause de cela qu’il faut rentrer. Notre absence n’enseigne rien au pays. Vingt ans d’exil et de souffrance, vingt ans de misère et de résignation n’avanceront pas d’un seul jour la restauration républicaine. Notre présence au pays sera une protestation vivante contre le crime.

On craint que l’amnistie ne popularise Bonaparte. Cet acte ne lui donnera que la force qu’il a et ne changera rien aux conditions de sa faiblesse. Les niais et les fripons sont à lui quand même. Les hommes de cœur ne cesseront pas de le détester pour son masque de générosité et de clémence, et toute colère qui désarmera devant cette hypocrisie grossière n’est ni vigoureuse ni bien trempée.

Insistez donc pour une rentrée en masse des bannis. Les mères, les femmes, les enfants vous béniront. C’est beaucoup déjà ; mais je vous le jure, moi qui observe, vous aurez servi indirectement, mais efficacement la cause républicaine ; je m’entends et me comprends.

Je ne veux pas clore ce cahier sans vous parler un peu de l’homme dont je suis, selon votre dire, l’ennemi très personnel. Ce n’est pas pour l’invectiver, de vous à moi. Non, je n’aime pas ce journalisme manuscrit et à huis clos. Mais j’ai cru remarquer que vous n’aviez pas une très mauvaise opinion de cet homme-là. Je crois qu’en retour des prétendues grâces qu’il vous accorde, vous ne vous croyiez obligée de penser et de dire du bien de lui. Puisque vous avez pris la résolution de ne point l’attaquer de votre plume, sachez que la magnanimité de votre silence suffit à elle seule pour vous libérer envers lui. Votre neutralité, mais c’est une chose énorme que vous lui donnez. De grâce, madame, ne poussez pas plus loin le sacrifice. Rien ne vous impose le devoir de l’estimer et de l’admirer. Gardez pour de meilleurs que lui vos affections et vos enthousiasmes, trésors si précieux pour qui vous sait. Jugez-le moins par votre imagination, c’est toujours la folle du logis. Vous êtes trop honnête pour être défiante, mais vous verrez qu’il vous trompera, vous, comme il a trompé les hommes et Dieu. Je n’aime pas vous entendre dire qu’il est chevaleresque, je l’aime d’autant moins que vous le pensez. Vous vous laisserez donc toujours capter par l’hypocrisie. Non, sous ce flegme, qui n’est pas français, il n’y a rien d’honnête ni de grand. Que votre soif de réformes et vos aspirations vers le règne de la justice n’altèrent point votre jugement d’habitude sûr et sain. Ne vous laissez donc pas prendre aux promesses monosyllabiques de l’empereur socialiste. Vous saurez me dire un jour ce que c’est que le socialisme pour ce cerveau plat et ce cœur sec. Son socialisme, à lui, ne créera rien, soyez-en d’avance bien certaine. J’en sais assez maintenant pour deviner le reste. Il veut constituer la féodalité des hauts traitements et dominer par les grands vassaux du salaire et la bourgeoisie et le peuple. Il ne veut pas une existence indépendante dans l’État, et pour assujettir tout le monde, il donnerait, s’il le pouvait, solde et paye à tout le monde. L’affaire des costumes n’est pas une fantaisie de maniaque. Il y a tout un système social : il commence par broder les fonctionnâmes sur toutes les coutures, pour arriver de classe en classe à donner une livrée à la nation.

Il en viendra, si le temps et notre pusillanimité le permettent, à réglementer toute chose, à embrigader toute personne. Il fera de la France une caserne. Il tuera toutes les activités, comme il a scellé toutes les bouches. Quiconque n’emboîtera point le pas sera un fort mauvais citoyen. Toutes les servitudes du communisme avec toutes les inégalités sociales du présent, voilà ce qu’il donnera au pays. Avec le bonheur du peuple pour prétexte, il tuera toute vertu comme rebelle et tout génie comme factieux. Il faudra que tout le monde rentre dans le rang. Il nous alignera bien plus pour abaisser les têtes trop hautes que pour niveler les ventres trop nourris. Il respectera tous les intérêts pour avoir le droit de poursuivre toute noblesse de cœur et toute indépendance d’esprit. Il ne lui faudra que des affranchis pour le servir et des esclaves pour le saluer. Il n’aime pas plus le peuple que les Césars n’aimaient la plèbe. Croyez-vous que c’était par dévouement à la multitude que les empereurs égorgeaient les patriciens ? Ce n’est pas l’aristocratie capitaliste qu’il menace et qu’il veut détruire, c’est bien plus à la supériorité de l’intelligence qu’il en veut. Je vois à cette heure et je prends en horreur la souveraineté de son but. Il m’a fallu l’expérience du temps présent pour bien comprendre la fin abominable que poursuivaient les Césars d’autrefois et par les tristes résultats qu’ils obtinrent je touche déjà de l’œil le terme où celui-ci nous mène. Je saisis maintenant la vérité profonde de ces deux mots de Tacite : magna ingenia et virtutes cessere. Tournez la phrase au futur et vous aurez l’avenir que cet homme nous prépare. Je le crois capable de renouveler les plus mauvais jours de l’empire romain et les scènes lugubres et contemporaines de la Galicie. Au besoin, il lancera les paysans contre les prolétaires. Mais il ne sortira rien de cette jacquerie napoléonienne. Tout son socialisme se résumera ainsi. Distribuer le donativum aux légionnaires et le congiarium à la lie des faubourgs. Est-ce là, madame, la société nouvelle que votre intelligence rêve et que votre cœur appelle de ses vœux ? Je vous en supplie, madame, n’ayez pas foi dans ce Messie. N’ayez pas de culte pour cette Providence aventurière. Vous vous souilleriez dans l’idolâtrie.

Pardonnez-moi les longueurs de cette lettre. Faites-moi rester à Bruxelles. Continuez-moi plus que jamais aide et protection. Arrachez l’amnistie à la politique. Tâchez de faire rentrer les proscrits. Ne faites pas de mal à cet homme, mais gardez-vous d’en penser du bien.

À vous de cœur.

Marc Dufraisse.
Rue Saint-Lazare, n° 35, près la porte de Cologne.

George Sand traça de sa bonne grosse écritm-e, à l’encre bleue, au bas de cette lettre : « Non, mon cher ami, je suis plus loyale que vous. — G. S. » Et le lecteur qui n’a pas le temps d’oublier, comme M. Dufraisse sembla l’avoir fait, l’histoire de son élargissement par ce même « homme » que Mme Sand devait « ne pas croire chevaleresque… » après l’avoir vu libérer ce même M. Dufraisse, dès qu’elle le lui eut déclaré comme son ennemi personnel, le lecteur, croyons-nous, trouvera ample matière à réflexion dans cette longue missive si classiquement rouge, et dans cette brève sentence bleue.

Voici maintenant une lettre collective que les détenus de Châteauroux, avant de se disperser, écrivirent à Mme Sand lorsqu’ils apprirent ses démarches pour eux ; il existait — on le voit — des gens capables de condamner George Sand pour cette activité pleine d’abnégation et de sacrifiée. Cette lettre fut envoyée à Nohant au moment où Mme Sand séjournait encore à Paris ; on a écrit (c’est M. Aulard) sur l’enveloppe : « A conserver pour remettre à Mme Sand à son retour. » Émile Aucante lui annonçait déjà dans sa lettre du 15 février, datée de la prison, que tous ses co-détenus voulaient lui écrire use lettre « pour rendre hommage à son courage et à son dévouement », et Ernest Périgois, vers cette même époque, lui faisait savoir que cette lettre par laquelle ses compagnons de prison lui exprimaient « leur collective admiration et respectueuse gratitude » était déjà écrite. « Cette lettre, dit-il, est en lieu sûr et ne sera remise qu’à vous-même et en temps utile, en raison de la liberté actuelle des opinions et des consciences », mais il voulait que IVIme Sand sût d’avance qu’il « suffisait à nos amis de connaître que votre sollicitude généreuse n’était pas restée inactive. Ce n’est jamais dans notre Berry démocratique qu’on parviendra à atténuer par les calomnies la vénération profonde qui s’attache moins à votre talent qu’à La noblesse de cœur qui l’inspire »…

24 février 1852.
Prison de Châteauroux.
Madame,

Les démocrates détenus de l’Indre ont appris dans leur prison les démarches faites par vous pour leur obtenir justice et quel motif pur, spontané, généreux avait dicté ces démarches ! Quel qu’en puisse être le résultat, ils ont voulu, avant de se séparer, vous adresser l’hommage collectif de leur gratitude. Ils ont tenu à vous dire qu’il leur serait doux de devoir à une intervention comme la vôtre la cessation des souffrances imméritées qui pèsent sur leurs familles et sur eux. Ils savent, en effet, qu’ainsi il n’en coûtera rien ni à leur dignité, ni à l’intégrité de la cause pour laquelle ils s’honorent de souffrir, en attendant que son triomphe profite à la sainte patrie qui a toujours droit au dévouement entier et désintéressé de tous ses enfants. Vive la République quand même !

Beucher-Defant, J.-B. Lumet,

Sallé Lucas, E, Périgois, J.-A. Amouroux, Confoulant D.-M., L. Laperrine, Lebert, Mathieu Moreau, Lelièvre, Jamet, Châtelain Froment, Clavelot, C. Fromexteau, J.-B. Defressixe, Caxuet, av. lic, Girault D.-M., Th. Reigner, Émile Aucante, Alex.

Lambert, P. Rossignol.

Il a été matériellement impossible, en raison de la difficulté des communications, de présenter la lettre aux autres détenus.

N’est-il pas curieux, aussi, que dans un seul et même amas de paperasses, côte à côte avec les lettres de « l’ouvrier typographe » Tremblay (qui annonçait à Mme Sand la maladie et la mort de Mme Pauline Roland exilée), avec celles du vigneron Lumet, celles de Patureau-Francœur — républicain connu et simple vigneron aussi, — ces dernières écrites sans aucune espèce d’orthographe, mais dans une langue très pure et témoignant d’une grande élévation morale, d’une culture et d’une profondeur d’esprit exceptionnelles, — côte à côte avec ces lettres nous trouvons, disions-nous, des lettres du comte d’Orsay toutes imprégnées de la désinvolture la plus élégante, la plus mondaine, la plus parfaite qui soit.

Et tous ces correspondants que disent-ils, tous ? L’arbiter elegantiarum londonien, comme l’humble prolétaire, cet intransigeant républicain Dufraisse, comme le paisible et fin compagnon de la jeunesse de Nohant, — tous ils s’empressent de due à Mme Sand : « Je suis heureux de m’appeler votre ami. Vous êtes une grande âme, un grand cœur, je me prosterne devant vous comme devant une divinité… »

3 mai 52.
Chère madame Sand,

Un quart d’heure après que j’ai reçu votre lettre Louis-Napoléon avait entre ses mains celle que vous lui aviez adressée. Son huissier de la chambre, domestique confidentiel, était le mien anciennement, et par ce moyen mes lettres sont toujours remises à la minute. J’ai aussi mis en campagne Napoléon qui est prêt à agh comme anière-garde, si vous ne recevez pas de réponse. Donc, tenez-moi au courant et n’ayez aucune crainte à l’égard de votre protégé. Tout ce que vous me dites de Lambert je l’avais deviné par instinct. Ah ! mon Dieu, que vous avez raison de dire qu’il n’y a que les belles natures qui savent accepter ce qui vient du cœur, sans en être gêné.

J’ai revu notre fou[88] qui avait oublié cent fois en route tout ce qu’il vous a promis. Le fond de l’affaire c’est qu’il aime trop sa femme et qu’il ne peut se résigner, étant sobre, à une séparation. J’espère pourtant qu’il va s’accoutumer à sa vie de célibataire, car si par hasard, ils se remettaient ensemble, la brouille recommencerait dans quinze jours.

J’accepte votre dédicace sous toutes les formes, et plus c’est long, plus j’en profite. Je suis heureux d’aller à la postérité avec vous. Adieu pour le moment.

Votre ami affectionné.

d’Orsay.

Écrivez-moi si vous avez reçu une réponse de L.-N.

Lundi.
Chère madame Sand,

Imaginez comme j’ai été heureux lorsque Lambert[89] m’a apporté votre lettre, car je venais d’écrire à Napoléon[90] pour aller attaquer son cousin (car ils sont réconciliés), il a donc fallu envoyer chez lui pour lui économiser cette campagne. Il est venu chez moi ; je lui ai montré votre lettre, il est charmé que vous soyez satisfaite. Ne vous donnez pas la peine de remercier, je dois voir L. N. dans quelques jours ; je lui dirai ce qu’il faudra lui dire de votre part, ni plus ni moins. Il paraît que votre fille est à Besançon et que son mari a suivi le mouvement.

Je suis très curieux d’apprendre le résultat de ce carambolage. Je suis bien aise que mon roman soit fini ; j’espère que vous n’oubliez pas de dire dans la préface que vous m’aimez. Je tiens essentiellement à cela, car il y a bien longtemps que j’ai dit à Liszt et à Sue que j’étais convaincu que nous serions un jour grands amis. J’avais vos gravures chez moi et j’étais pétri de l’instinct de notre amitié.

Votre affectionné,

d’Orsay.

Mes amitiés à Manceau.

Mercredi.

Un mot au galop, chère madame Sand, j’ai envoyé votre lettre pour Louis-Napoléon. C’est à son tour cette fois, car hier j’ai dû écrire au président pour un malheureux bon compère du Midi qu’on allait empaqueter. Donc il ne fallait pas trop éperonner toujours du même côté. Je, suis beaucoup mieux et nous avons très bien dîné ici, Émile[91] heureux tout le temps d’avoir à me lire pour le dessert votre admirable lettre. Cabanis en était, comme moi, dans l’enthousiasme, ainsi que les nièces de lady Blessington[92] dont une a traduit ja Mare au diable.

Vous êtes une très chère femme indépendamment d’être le premier homme de notre temps, et vous savez comme je suis sincère.

Clésinger, grand exploiteur, a exploité le lit de mort de son père, peut-être cela portera-t-il bonheur à votre fille. J’en doute. Mais enfin essayons. Nous avons un levier pour agir sur lui maintenant, mais il faut que Solange y mette du sien !

Je l’attends avec impatience, car je vais tout essayer pour leur macadamiser un avenir moins cahotant.

Votre affectionné,

d’Orsay.

Amitiés à Manceau.

Mais comme il arrive toujours en ce bas monde, cette activité altruiste de Mme Sand et ses relations avec Louis-Napoléon furent autant exploitées par les bonapartistes que décriées par les républicains. Déjà en décembre 1848, George Sand dut protester contre l’abus fait de sa lettre de 1844 à Napoléon, qui avait été imprimée sans sa permission dans un almanach et deux plaquettes en but de propagande bonapartiste[93]. Elle réclama contre ce procédé dans le journal de Proudhon, le Peuple, et elle eut parfaitement raison de le faire, car elle avait écrit sa lettre au prince au moment où il avait été un vaincu, or, George Sand prit toujours parti pour les vaincus, les opprimés, contre les oppresseurs de tous les partis vainqueurs. C’est pour cette même raison qu’elle protesta encore, en 1852, contre l’impression dans le Journal de la cour (qui n’eut qu’un numéro) et la réimpression dans l’Indépendance belge, l’Estafette, le Journal du Cher et autres feuilles locales, de sa lettre à M. de Persigny, que nous avons citée plus haut.

L’impression de cette lettre était accompagnée de quelques lignes racontant qu’après son mariage M. de Persigny, durant son voyage de noce, avait reçu des quantités de lettres de demandes qu’il avait fidèlement transmises à Napoléon ; la rédaction supposait que ses lecteurs lui pardonneraient une indiscrétion qui leur permettrait de lire une lettre « faisant honneur à la main illustre qui l’a écrite et à la main généreuse qui l’a ouverte… », et l’article se terminait par ces mots : « Cette noble et simple épître a été couronnée de succès. Elle est un peu ancienne, mais elle prouve qu’avant d’être ministre M. de Persigny pensait déjà que la clémence est de la bonne politique ; elle démontre également que les relations du célèbre écrivain avec l’Élysée remontent un peu plus haut. Tant mieux puisqu’elles ont eu de ces bons résultats… »

George Sand s’adressa au journal la Presse, et voici ce que nous lisons dans son numéro du 21 juin 1852 :

« Nous publions un extrait d’une lettre qui nous est personnellement adressée par Mme Sand, mais nous ne le faisons pas sans son autorisation, condition qui nous parait toujours imposée par les convenances et la délicatesse, surtout quand il s’agit d’une femme :

L’Estafette reproduit un extrait de l’Indépendance belge dont on m’envoie une copie. Ou cette copie est inexacte, ou celle de la lettre signée par moi qu’on a envoyée à l’Indépendance belge est infidèle. Je n’ai pu écrire à M. de Persigny le 3 janvier 1852 pour lui demander l’élargissement de personnes qui n’ont été arrêtées ou poursuivies que le 15 janvier 1852, et je n’ai eu de relations avec M. de Persigny avant son ministère, que dans un temps déjà très éloigné, il y a plus de quinze ans. Il est sans importance de réclamer contre les autres inexactitudes de cette publication. Je ne comprends pas celle qu’on attache à supposer que j’ai eu des relations avec l’Élysée avant les événements politiques dont mes amis ont été victimes. S’il y a dans cette supposition une intention bienveillante ou désobligeante pour moi, je l’ignore et peu importe. Mais je dois à la vérité de dire que mes relations avec le prince Louis-Napoléon datent du temps de sa captivité et n’ont été renouées qu’après le 15 janvier 1852 dans un but dont je ne descendrai vis-à-vis de personne à me justifier. Je n’ai malheureusement pas obtenu tout ce que je demandais pour des familles désolées, mais je n’accuse de mon impuissance jusqu’à ce jour ni le président de la République dont les promesses me laissent encore de l’espérance, ni M. de Persigny aux équitables intentions duquel l’Indépendance belge a raison de rendre toute justice.

George Sand.

Il est évident que George Sand ne voulait pas, d’une part, être enrégimentée parmi les « amis » du parti vainqueur ; d’autre part, elle craignait de mécontenter ses vrais amis, pour lesquels elle intercédait. Les « inexactitudes » que nous pouvons signaler dans cette lettre sont celles-ci. D’abord, quoiqu’il soit vrai que depuis quinze ans elle n’ait eu de relations suivies avec M. de Persigny, — dont elle fit la connaissance en 1835 par Mme Rozane Bourgoing, — nous n’en voyons pas moins par ses lettres à René de Villeneuve qu’elle avait reçu chez elle « Fialin de Persigny quand il conspirait contre le prince »[94].

2° Ses relations avec le prince ne « dataient pas du temps de sa captivité » de Ham, car dans sa première lettre, là-bas adressée, elle le remerciait déjà pour « son bon souvenir ».

3° Si M. de Persigny n’était point encore ministre avant le 15 janvier, il est évident qu’il était déjà un personnage omnipotent et c’est pour cela qu’elle s’adressa à lui non seulement pour les « familles désolées », mais encore pour rendre un service direct à « son maire », M. Aulard. De même, elle contribua à faire nommer le fils du vieux procureur Daiguzon — de celui qui avait prononcé les « conclusions » lors de son procès avec M. Dudevant en 1836, — substitut de procureur à La Châtre (comme nous le voyons par une lettre de remerciements qui lui fut adressée par Daiguzon père). Elle prit aussi sous ses auspices… le préfet de l’Indre, des « auspices peu propices », car quoiqu’elle dise dans sa lettre à M. Maupas qu’elle « ne nommerait personne » parmi les trop fervents représentants locaux du pouvoir, elle n’en réussit pas moins à si bien esquisser le portrait du « Grand Lama » du pays que M. de Persigny ne tarda pas à l’appeler « bête » et « animal ».

4° Lumet, ainsi que Fulbert Martin et Alexandre Lambert — nommé par le Journal de la Cour, — furent arrêtés avant le 15 janvier. Mme Sand avait déjà entendu parler de l’arrestation de Lumet le 6 décembre[95]. Martin était détenu depuis le 21 décembre[96]. Donc, George Sand avait bien pu faire des démarches avant le 15 janvier, car trois de ses amis pour lesquels elle intercéda auprès de Persigny étaient déjà poursuivis et arrêtés, et beaucoup d’autres de même.

5° Comme nous l’avons vu, entre le 22 janvier et le 27 juin George Sand s’était adressée à M. de Persigny non seulement le 31 janvier et le 3 février, mais plusieurs fois, tant par lettre que de vive voix.

Enfin, depuis le 22 janvier et jusqu’au 21 juin beaucoup de ses demandes furent exaucées. Donc, elle aurait pu, dans sa protestation, parler non seulement d’une « espérance » qui lui restait, mais bien des résultats très réels et palpables de ses démarches. Dans le Journal de la Cour il n’y avait d’erroné que la date du 3 janvier, mise au lieu du 3 février, — et puis encore Alexandre Lambert y est nommé « Alph. Lambert », mais cela avait bien pu être une simple erreur du prote ou du copiste. Somme toute, George Sand aurait bien pu ne pas réclamer contre l’impression de cette lettre, et il nous semble même qu’elle fit, en protestant, preuve d’une certaine faiblesse. Elle craignit que sa défense de ses amis fût mal interprétée par leurs ennemis politiques, les républicains intransigeants, estimant de pareilles démarches humiliantes. Alors elle préféra s’en prendre aux mots et même nier la durée de ses rapports avec Napoléon et son ministre.

Elle rachète cette faiblesse en racontant sincèrement et honnêtement à ses amis les procédés courtois de Napoléon et de M. de Persigny et en insérant dans l’Histoire de ma vie quelques lignes établissant que dès 1835 elle avait apprécié l’esprit et les capacités extraordinaires du jeune Fialin de Persigny, et en ajoutant cette réflexion : « Je n’avais pas trop mal deviné[97]. »

Il est certain cependant que plusieurs républicains blâmèrent les démarches de George Sand. Non seulement ils n’approuvèrent pas ses généreux efforts, mais ils les condamnèrent de vive voix et par écrit, et contribuèrent à répandre dans la presse étrangère des récits très calomnieux et humiliants sur son compte.

On voit par les lettres de Périgois et d’Aucante écrites de la prison de Châteauroux, et par les lettres de Victor Borie, Étienne Arago et Marc Dufraisse, de Bruxelles, que si la plupart des victimes du coup d’État acceptaient son aide avec gratitude il y en avait d’autres parmi eux qui la jugeaient brutalement, tout en profitant de son secours, et qu’il y en avait même qui, tout en espérant en ses bons rapports « avec l’Élysée » et en la priant de travailler à leur retour eu France, lui déclaraient cyniquement qu’elle rendrait par là un grand service à la cause républicaine, car de loin ils ne pouvaient être bons à rien, et une fois revenus dans la patrie ils pourraient recommencer leur propagande secrète.

(Nous avons vu comment George Sand jugeait ceux-là !)

Mais les choses allèrent plus loin encore. George Sand eut à subir l’éloignement et le refroidissement de certains de ses amis les plus intimes pour avoir plaidé pour eux. Enfin, il se trouve que Quinet fut tellement « révolté » par ses généreux efforts pour sauver des innocents de la déportation et de la détention que, tout bouillant d’indignation, il cessa d’aimer même l’auteur, et que tous les chefs-d’œuvre de George Sand, si admirés jadis, lui parurent de la rhétorique ne soutenant pas une seconde lecture, depuis qu’il avait appris que l’auteur, « chapeau bas, faisait antichambre à l’Elysée… »[98]. Voilà les « beaux sentiments » républicains ! Ils décoiffent même les dames, et la Mare au diable, Jeanne et Consuelo n’ont plus aucune valeur parce que leur créatrice « osa s’abaisser » jusqu’à pouvoir faire gracier : quatre soldats condamnés à mort, vingt-six autres personnes menacées de déportation ou de détention, qu’elle arracha plusieurs vies au néant et plusieurs familles au désespoir ! C’est vraiment révoltant, n’est-ce pas ?

On peut donc pardonner à George Sand sa contrariété de voir sa seconde lettre à M. de Persigny publiée : elle savait trop de combien d’esprit et de cœur font preuve ses vénérables coreligionnaires, en jugeant les choses et les hommes.

Mais, répétons-le, la plupart des âmes simples acceptaient son secours en la bénissant, et son nom était prononcé au milieu d’eux avec une tendresse toute filiale. Et comme cela arrive bien souvent, plusieurs devinrent chers à George Sand parce qu’elle avait mi à endurer, à cause d’eux, tant de craintes, tant d’émotions, tant de soucis, et fait pour les sauver tant de démarches. Elle devint pour la plupart non plus seulement le célèbre auteur admiré, mais la très bonne, l’infiniment intime, la sœur, la parente adorée. Et peut-être que rien ne lia tant Mme Sand à ses amis berrichons, proches et lointains, et à tout un groupe de jeunes républicains ainsi qu’à leurs familles que sa façon d’être en ces tristes journées et plus tard encore. C’est ainsi par exemple que, lors des poursuites et des arrestations après l’attentat Orsini, elle intercéda pour Lumet, pour Périgois et pour Patureau-Francœur, dont l’un dut passer de longues années d’exil en Belgique, en Suisse et en Italie[99], et l’autre, déjà sauvé une fois, fut de nouveau arrêté, « martyrisé dans un cachot, puis envoyé comme un ballot dans le plus rigoureux exil, à Guelma[100]… Il resta en Afrique jusqu’à sa mort[101].

George Sand n’eut plus d’entrevue avec Napoléon III après 1852, et elle ne lui écrivit plus. Mais nous avons déjà dit ailleurs[102] qu’elle adressa à l’impératrice Eugénie (par l’intermédiaire de M. Damas-Hinard) une demande de secours en faveur du vieux poète Magu, et que l’impératrice lui fît immédiatement remettre mille francs pour qu’elle en fit l’usage le meilleur à ses yeux, soit en les donnant d’emblée au vieux chansonnier, soit en lui faisant une rente mensuelle. C’est à l’impératrice, aussi, que Mme Sand adressa ses pétitions en faveur des enfants et des petits-enfants de Marie Dorval — les Luguet — qui mouraient presque de faim[103], et en faveur du vieux marin, « le père Quiquisolles », qu’elle connut par Poncy, lors de son voyage dans le Midi en 1860. Elle intercéda encore en 1857 auprès de l’impératrice pour faire lever la suspension de la Presse survenue à la suite d’un article d’Alphonse Peyrat. C’était après un troisième avertissement ; les deux premiers lui avaient été attirés par la publication de la Daniella. Or, cette suspension laissait un millier d’ouvriers sans pain et c’est au nom de la charité envers ces malheureux innocents que George Sand fit appel, encore une fois, « au cœur maternel » de Sa Majesté.

Et toutes ces demandes non seulement ne restèrent jamais sans réponse, mais encore elles furent chaque fois le prétexte de maintes amabilités et compliments à l’adresse de Mme Sand de la part de l’impératrice.

C’est ainsi qu’en 1861, en envoyant à Mme Sand une somme d’argent pour le pauvre père QuiquisoUes (mille francs encore), M. Damas-Hinard les accompagnait de la httre suivante :


secrétariat
des commandements
de S. M. l’Impératrice.
Paris, le 11 mai 1861.
Chère madame.

Des circonstances tout à fait indépendantes de ma volonté, ne m’ont pas permis de faire savoir plus tôt à l’impératrice le malheur du brave marin le Père Quiquisolles ainsi que votre charitable intervention en sa faveur. Enfin, ce matin j’ai pu parler, et Sa Majesté a bien voulu me charger de vous adresser la somme ci-jointe (mille francs), qu’Elle vous prie de remettre vous-même à votre protégé. Quel dommage que la cassette ne se soit pas trouvée dans un état plus brillant ! Je crois bien que le père Quiquisolles n’aurait plus rien à regretter de son navire.

Permettez-moi maintenant, chère madame, si cela n’est pas trop indiscret de ma part, de vous soumettre une prière. Je désirerais vivement que vous eussiez l’extrême bonté de m’envoyer un mot de remerciement pour l’impératrice, bien entendu. Quant à moi, Je me trouve remercié d’avance mille et mille fois, par ce précieux témoignage de votre confiance dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant.

Comme vous le savez sans doute, chère madame, le bruit a couru dernièrement que vous étiez malade. On s’inquiétait. Mais en vous lisant, on a vu que vous vous portez à merveille, et tout le monde est enchanté.

Adieu, chère madame ; avec l’expression renouvelée de la gratitude la mieux sentie, daignez agréer l’hommage de mon respectueux dévouement.

Damas Hinard.

Que dites-vous d’une souscription que vous ouvririez à Marseille dans l’intérêt du père Quiquisolles ? Il me semble qu’un appel signé George Sand serait entendu des richards les plus égoïstes[104] !

Lorsqu’en 1870 parut le roman de Malgrétout, certaines personnes crurent reconnaître dans l’aventurière qui y est dépeinte le portrait de l’impératrice[105]. Napoléon III et sa femme en furent très douloureusement peinés, comme on le voit par les lignes que Flaubert adressa à Mme Sand le 17 mars 1870 :


17 mars 1870.
Chère maître,

J’ai reçu hier au soir un télégramme de Mme Cornu portant ces mots : « Venez chez moi, affaire pressée. » Je me suis donc transporté chez elle aujourd’hui, et voici l’histoire.

L’impératrice prétend que vous avez fait à sa personne des allusions fort désobligeantes dans le dernier numéro de la Revue ! Comment ? Moi que tout le monde attaque maintenant. Je n’aurais pas cru ça ! et je voulais la faire nommer de l’Académie ! Mais que lui ai-je donc fait ? etc. Bref, elle est désolée, et l’empereur aussi ! Lui n’était pas indigné, mais prostré (sic).

Mme Cornu lui a représenté en vain qu’elle se trompait et que vous n’aviez voulu faire aucune allusion.

Ici, une théorie de la manière dont on compose des romans.

— Eh bien ! qu’elle écrive dans les journaux qu’elle n’a pas voulu me blesser.

— C’est ce qu’elle ne fera pas, j’en réponds.

— Écrivez-lui pour qu’elle vous le dise.

— Je ne me permettrai pas cette démarche.

— Mais je voudrais savoir la vérité cependant ! Connaissez-vous quelqu’un qui… Alors Mme Cornu m’a nommé.

— Oh ! ne dites pas que je vous ai parlé de ça.

Tel est le dialogue que Mme Cornu m’a rapporté. Elle désire que vous m’écriviez une lettre où vous me direz que l’impératrice ne vous a pas servi de modèle. J’enverrai cette lettre à Mme Cornu, qui la fera passer à l’impératrice.

Je trouve cette histoire stupide et ces gens-là sont bien délicats ! On nous en dit d’autres à nous !

Maintenant, chère maître du bon Dieu, vous ferez absolument ce qui vous conviendra.

L’impératrice a toujours été très aimable pour moi et je ne serais pas fâché de lui être agréable. J’ai lu le fameux passage. Je n’y vois rien de blessant. Mais les cervelles de femme sont si drôles !

Je suis bien fatigué de la mienne (ma cervelle) ou plutôt elle est bien bas pour le quart d’heure ! J’ai beau travailler, ça ne va pas ! ça ne va pas ! Tout m’irrite et me blesse ; et comme je me contiens devant le monde, je suis pris, de temps à autre, par des crises de larmes où il me semble que je vais crever. Je sens enfin une chose toute nouvelle : les approches de la vieillesse. L’ombre m’envahit, comme dirait Victor Hugo.

Mme Cornu m’a parlé avec enthousiasme d’une lettre que vous lui avez écrite sur une méthode d’enseignement.

George Sand répondit immédiatement par la lettre suivante que nous citons d’autant plus volontiers qu’elle manque dans le volume de la Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert publié en 1904. Nous l’empruntons au volume V de la Correspondance générale de George Sand, p. 369.


À Gustave Flaubert, à Paris.
Nohant, 18 mars 1870.

Je sais, mon ami, que tu lui es très dévoué. Je sais qu’Elle est très bonne pour les malheureux qu’on lui recommande ; voilà tout ce que je sais de sa vie privée. Je n’ai jamais eu ni révélation, ni document sur son compte, pas un mot, pas un fait qui m’eût autorisée à la peindre. Je n’ai donc tracé qu’une figure de fantaisie, je le jure, et ceux qui prétendraient la reconnaître dans une satire quelconque seraient, en tout cas, de mauvais serviteurs et de mauvais amis.

Moi, je ne fais pas de satires ; j’ignore même ce que cest. Je ne fais pas non plus de portraits ; ce n’est pas mon état. J’invente. Le public, qui ne sait pas en quoi consiste l’invention, veut voir partout des modèles. Il se trompe et rabaisse l’art.

Voilà ma réponse sincère. Je n’ai que le temps de la mettre à la poste.

G. Sand.

Flaubert accusa réception de cette lettre en ces termes :

Chère maître.

Je viens d’envoyer votre lettre (dont je vous remercie) à Mme Cornu, en l’insérant dans une épître de votre troubadour où je me permets de dire vertement ma façon de penser.

Les deux papiers seront remis sous les yeux de la daine et lui apprendront un peu d’esthétique.

Hier soir j’ai vu l’Autre, et j’ai pleuré à diverses reprises. Ça m’a fait du bien. Voilà ! Comme c’est tendre et exaltant ! Quelle jolie œuvre, et comme on aime l’auteur ! Vous m’avez bien manqué. J’avais besoin de vous bécotter comme un petit enfant. Mon cœur oppressé s’est détendu, merci. Je crois que ça va aller mieux ! Il y avait beaucoup de monde. Berton et son fils ont été rappelés deux fois.

Et dans sa lettre à Mme Hortense Cornu, Flaubert disait, entre autres ;

Votre dévouement s’était alarmé à tort, chère madame, j’en étais sûr ! Voici la réponse qui m’arrive poste pour poste.

Les gens du monde, je vous le répète, voient des allusions où il n’y en a pas. Quand j’ai fait Madame Bovary on m’a demandé plusieurs fois : « Est-ce Mme X… que vous avez voulu peindre ? » Et j’ai reçu des lettres de gens parfaitement inconnus, une entre autres d’un monsieur de Reims qui me félicitait de l’avoir vengé ! (d’une infidèle).

Tous les pharmaciens de la Seine-Inférieure se reconnaissant dans Bornais voulaient venir chez moi me flanquer des gifles. Mais le phis beau (je l’ai découvert cinq ans plus tard) c’est qu’il y avait alors en Afrique la femme d’un médecin militaire s’appelant Mme Bovaries et qui ressemblait à Mme Bovary, nom que j’avais inventé en dénaturant celui de Bouvaret.

La première phrase de notre ami Maury en me parlant de l’Éducation sentimentale a été celle-ci : « Est-ce que vous avez connu X…, un Italien, professeur de mathématiques ? Votre Senecal est son portrait physique et moral ! Tout y est, jusqu’à la coupe des cheveux ! » D’autres prétendent que j’ai voulu peindre, dans Arnoux, Bernard-Latte (l’ancien éditeur) que je n’ai jamais vu, etc., etc.

Tout cela est pour vous dire, chère madame, que le public se trompe en nous attribuant des intentions que nous n’avons pas.

J’étais bien sûr que Mme Sand n’avait voulu faire aucun portrait : 1° par hauteur d’esprit, par goût, par respect de l’art ; et 2° par moralité, par sentiment des convenances — et aussi, par justice.

Je crois même, entre nous, que cette inculpation l’a un peu blessée-Les journaux, tous les jours, nous roulent dans l’ordure, sans que jamais nous leur répondions, nous dont le métier cependant est de manier la plume, et on croit que pour faire de l’effet, pour être applaudis, nous allons nous en prendre à tel ou telle.

Ah ! non ! pas si humbles ! Notre ambition est plus haute, et notre honnêteté plus grande. Quand on estime son esprit on ne choisit pas les moyens qu’il faut pour plaire à la canaille. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

Mais en voilà assez. J’irai vous voir un de ces matins, en attendant ce plaisir-là, chère madame, je vous baise les mains et suis tout à vous.

Gustave Flaubert.
Dimanche soir.

George Sand revint encore une fois sut cette question dans sa lettre à l’ancien directeur de la Presse, alors de la Liberté, Émile de Girardin, car, l’assertion une fois lancée, se maintenait dans les journaux, et tandis que le critique de la New-York Evening Post défendait George Sand, celui de la Liberté assurait de nouveau que l’auteur de Malgrétout avait peint l’impératrice. Cette « interprétation arbitraire des intentions de l’auteur » révoltait George Sand qui y voyait, avec raison, « un affront à la littérature ».

… Comment peut-on, disait-elle[106], assimiler la tâche de l’artiste à celle du pamphlétaire honteux ? Si j’avais voulu peindre une figure historique, je l’aurais nommée. Ne la nommant pas, je n’ai pas voulu la désigner ; ne la connaissant pas, je n’aurais pu la peindre. S’il y a ressemblance fortuite, je l’ignore, mais je ne le crois pas. Tout personnage d’invention est plus fort et plus logique que nature, dans le bien ou dans le mal. On peut tracer la figure d’une classe d’ambitieuses qui ont échoué et qui ont réussi dans leurs projets, sans avoir aucune figure en vue, et je crois qu’il vaut beaucoup mieux pour l’artiste qu’il en soit ainsi. Vous savez tout cela aussi bien que moi. Vous êtes du bâtiment, Panoptès[107] trahit donc la fraternité maçonnique littéraire, en parlant comme il le fait…

Il n’est que trop vrai que si l’on ne tient pas compte du talent très hardi d’écuyère par lequel se distinguait Mlle de Montijo, tout comme Mlle d’Ortosa — (la seconde héroïne de Malgrétout, comme qui dirait la prima-donna di carattere, cédant le pas à la vraie héroïne, le soprano leggiere d’opéra) — si on oublie sa provenance espagnole et sa coquetterie exotique et si l’on ne s’attarde pas trop sur la profession de foi de cette même Mlle d’Ortosa et surtout sur son aveu que dans ses rêves ambitieux elle ne se contente que d’une couronne de souveraine pour couronne de mariée, Mlle d’Ortosa ne saurait être prise pour un portrait. Mais il y a toutefois des traits de ressemblance curieux qui avaient pu induire en erreur les contemporains, toujours avides de rechercher les clefs des romans, et Ton comprend, aussi, aisément que l’ex-mademoiselle de Montijo ait pu y découvrir certaines pensées intimes dont elle n’avait certes jamais fait l’aveu à personne. Il est surtout un passage dans ce roman qui nous paradt curieux à citer, c’est justement la conclusion de la profession de foi de Mlle d’Ortosa :

… Je ne puis parler du présent qu’en expliquant l’avenir. Donc, le voici, voici le but. Je ne l’ai entrevu que récemment, c’est-à-dire après ma vingt-quatrième année révolue. Jusque là, mon existence errante m’avait plu sans réserve, mais je fis cette réflexion, qu’elle ne pouvait pas durer toujours, vu que la beauté n’est pas éternelle. Elle ne m’avait servi qu’à apparaître, il était temps qu’elle me servît à rester sur l’horizon, cette beauté, puissance indispensable dont je n’avais pas encore bien mesuré la portée ; je calculais froidement ses chances ; je me dis qu’elle pouvait rester stable de vingt-cinq à trente ans, et qu’elle devait inévitablement décroître ensuite. Il fallait donc qu’à trente ans ma vie fût fixée et mon but saisi.

Ce but normal et logique pour moi, ce n’est pas l’argent, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas le plaisir ; c’est le temple où ces biens sont des accessoires nécessaires, mais secondaires : c’est un état libre, brillant, splendide, suprême. Cela se résume pour moi dans un mot qui me plaît : l’éclat.

Vous voyez que je suis d’accord avec mon passé. J’ai toujours cherché et produit l’éclat ; je veux le fixer, le posséder, le produire sans effort, le manifester sans limites. Je veux donc tout ce qui le procure et l’assure. Je veux épouser un homme riche, beau, jeune, éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi, et portant avec éclat dans le monde un nom très illustre. Je veux aussi qu’il ait la puissance, je veux qu’il soit roi, empereur, tout au moins héritier présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s’appliqueront désormais à le rechercher, et, quand je l’aurai trouvé, je suis sûre de m’emparer de lui, mon éducation est faite. Je ne cours plus risque de me laisser charmer ; j’ai acquis tout ce qui a manqué à mon éducation première. J’ai étudié ; j’ai de l’érudition, de la science politique ; je sais l’histoire de toutes les dynasties et de tous les peuples. Je connais toutes les arcanes de la diplomatie et toutes les naïvetés de toutes les ambitions. Je connais tous les hommes marquants, toutes les femmes puissantes du passé et du présent. J’ai pris à tous leur mesure exacte, je n’en redoute aucun. Un jour viendra où je serai aussi utile à un souverain que je peux l’être aujourd’hui à une femme qui me demanderait conseil sur sa toilette. J’ai l’air d’attacher une grande importance à des choses futiles, on ne se doute pas des préoccupations sérieuses qui m’absorbent, on le saura plus tard, quand je serai reine, tsarine, grande-duchesse… ou président d’une république, car je sais bien que les peuples s’agitent et veulent du nouveau ; mais je ne crois pas à la durée de cette fièvre, présidente aujourd’hui, fût-ce en Amérique, je serais sûre d’être souveraine demain. Enfin je veux, après avoir joué un rôle brillant dans le monde, en jouer un éclatant dans l’histoire. Je ne veux pas disparaître, comme une actrice vulgaire, avec ma jeunesse et ma beauté ; je veux une couronne sur mes cheveux blancs. On paraît toujours belle, puisqu’on éblouit, avec une couronne. Je veux connaître les grandes luttes, les grands périls ; l’échafaud même a pour moi une étrange fascination. Je n’accepterai l’exil jamais, je ne fuirai jamais ; on ne me rattrapera pas, moi, sur le chemin de Varennes. Je ne deviendrai pas folie dans les désastres, je braverai les destinées les plus tragiques, je combattrai face à face le lion populaire ; il ne me fera pas baisser les yeux, et je vous jure que plus d’une fois je saurai le coucher enchaîné à mes pieds. Après cela, qu’il se réveille, qu’il se lasse, qu’il porte ma tête au bout d’une pique ! ce sera le jour de l’éclat suprême, et cette face pâle, plus couronnée encore par le martyre, restera à jamais gravée dans la mémoire des hommes[108] !

Quoiqu’il en soit, une page de roman reste une page de roman, mais George Sand a bien réellement un jour tracé une esquisse de l’impératrice, non plus dans une œuvre d’imagination, mais dans les très intéressants Impressions et souvenirs qui, tous les quinze jours, de juillet 1871 à janvier 1873, ornèrent les colonnes du Temps, d’abord sous des titres différents, et qui sont des documents de la plus haute importance pour l’histoire des idées de Mme Sand dans les dernières années de sa vie. C’est justement dans un chapitre de ces Souvenirs que nous trouvons, imprimées eu 1871, mais écrites en 1860, les lignes suivantes consacrées à l’impératrice. Ce chapitre présente, de plus, un résumé, fait de main de maître, de l’état des esprits et des partis d’alors, du désenchantement général survenu après 1848 et le coup d’État ; et enfin c’est un tableau frappant et coloré de cette transformation radicale ou plutôt de cette dégénérescence de toutes les classes de la société et du peuple qui fut le résultat de l’omnipotence nivelante de l’argent, de l’amour du gain et du luxe ; à ce moment-là il ne restait, au dire de Mme Sand, que deux classes ennemies : « celle qui consomme et celle qui produit, classe riche ou aisée, et classe pauvre ou misérable… » Le petit commerçant d’hier est un richard aujourd’hui ; le capitaliste d’hier — un prolétaire ce matin. Mme Sand y dépeint aussi d’une manière incisive l’influence désagrégeante et dissolvante qu’exerça sur toute la France cette poursuite effrénée du plaisir, ce train d’élégance débauchée et de gaspillage de prodigues que menait la cour de Napoléon III. Au fond, il n’y a plus de classes, répète-t-elle, le mur chinois qui séparait la cour de la noblesse, la noblesse de la haute bourgeoisie, la grande bourgeoisie de la petite bourgeoisie de province, et du demi-monde et des ouvriers, des paysans, n’existe plus. À commencer par les gens de la cour et jusqu’au dernier prolétaire, tout est mêlé. Les mœurs, les aspirations, les usages, toute la vie sont partout les mêmes. L’argent, voici ce qui nivelle tout le monde. L’argent et le succès ! Toute la question contemporaine se réduit donc à cette lutte entre les deux classes : les capitalistes et les travailleurs. Tout l’avenir de la France dépend de la victoire de l’une d’elles, ou du compromis, de l’entente à l’amiable entre elles, et non de la victoire de tel ou tel parti politique, ni du nom que portera le gouvernement.

République ou monarchie, peu importe. Le mieux serait de trouver un nom nouveau pour relier les deux antinomies qui sont là comme dans tout ; il faudrait voir arriver le moment où le producteur et l’exploiteur voudront tous deux, de bonne foi, et sous la pression d’une nécessité sociale bien démontrée, signer un acte d’association rigoureusement stipulé, après avoir été débattu à fond par les représentants élus de leurs intérêts respectifs[109]

Mme Sand disait un peu plus haut :

J’avais rêvé dans un avenir prochain, mais point trop éloigné, une crise sociale toute pacifique où les deux classes, puisqu’il n’y en a phis que deux, s’éclairant sur leurs droits et leurs devoirs réciproques pourraient faire un pacte d’étroite solidarité. Certes, cette grande chose arrivera, mais l’empire qui eût dû la préparer, l’empereur qui disait le vouloir, ont fait fausse route. Le Paris de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau est devenu la cité de Sardanapale…

…Ce coup d’État, qui, dans les mains d’un homme vraiment logique, eût pu nous imprimer un mouvement de soumission ou de révolte dans le sens du progrès, ne nous a conduits qu’à un affaissement tumultueux à sa surface, pourri en dessous… Et nous ne sommes pas au bout, car chaque jour qui s’écoule signale un nouvel effort vers cette décomposition. Le vertige cherche un point plus élevé pour mieux se précipiter. Les masses ignorantes regardent ces somnambules dont la danse se déroule sur les toits…

Ce qui frappe dans ces lignes, écrites dans le silence d’un cabinet de travail de 1860, ce n’est pas seulement la caractéristique de l’époque et la vision prophétique du tragique et vertigineux saltomortale final du second Empire, mais bien le fait qu’elles peuvent parfaitement être adaptées à la France du commencement du vingtième siècle, et est-ce bien à la France seule ? Tout spectateur attentif des événements des dernières trente années, et surtout de ceux de nos jours, se dira : « Toute la question est dans cette lutte, et il importe peu quel parti se trouve au faite du pouvoir. Quoi qu’on en dise dans les Chambres, pour quelque but ou pour quelque chef que combattent les partis, la lutte, la grande lutte du capitalisme et du labeur s’aiguise de jour en jour, lentement, mais elle avance partout, elle prend feu, et toute la question de notre siècle se réduit à ceci : comment ces deux classes pourront-elles s’entendre à l’amiable ; les puissants céderont-ils de bon gré aux faibles, les faibles se révolteront-ils contre les puissants ? »

Et c’est au milieu de cet article d’une importance toute sociale que nous trouvons le très rapide, mais très piquant croquis de l’impératrice que voici :

…Quoique parvenu, l’empereur fait publier des généalogies qui font remonter jusqu’au Cid d’Andalousie la noblesse de la jeune comtesse de Teba. Il n’a pas suffi à Mlle Montijo d’être belle et charmante, il faut qu’elle ait des ancêtres pour ce monarque qui se vante de n’en point avoir et qui se déjuge comme la bourgeoisie. Et cette jeune impératrice ? Parlons-en, car elle joue déjà une grande partie. Elle arrive avec des chics espagnols bien portés, le goût des émotions fortes, le regret des combats de taureaux, nous ne voulons pas dire celui des autodafé, le dévotion bien en vue, le jeu de l’éventail, la passion du costume, les cheveux poudrés d’or, la taille cambrée, toutes les séductions, même celle de la bonté, car elle est bonne et charitable avec grâce, enfin tout ce qui frappe l’imagination, les sens, le cœur au besoin. Voilà tous les hommes amoureux d’elle, et ceux qui ne peuvent aspirer à la faveur du moindre regard, s’essayant à faire de leurs femmes des impératrices de comptoir. Ces bonnes bourgeoises s’évertuent à copier la belle Eugénie ; elles sablent d’or et de cuivre leurs chevelures vraies ou postiches, elles se fardent, elles deviennent rousses. Elles aussi ont à présent de jolies tailles et des pieds petits.

Le temps n’est plus où l’on reconnaissait la race aux extrémités.

… Les voilà donc ivres, toutes ces belles et bonnes créatures, qui eussent pu rester si charmantes et si vraiment femmes en élevant leurs enfants dans le respect de l’aïeul, artisan ou laboureur. Elles aiment mieux passer à l’état de pécores et s’enfler en regardant leur brillante souveraine, qui se moque d’elles, se dégoûte de ses parures quand elles s’en sont emparées et en invente d’autres que les maris payeront, il le faudra bien !

On dit que cela fait marcher le commerce. Pas du tout, cette marche est trop anormale pour ne pas engendrer la ruine. La mode changeant tous les mois par décret de cour, les produits non écoulés encombrent les fabriques ou tombent tout à coup à bas prix. Les détaillants s’en ressentent. Il n’y a pas un magasin où vous ne puissiez acheter le luxe de l’année précédente à moitié prix. On avait compté sur l’écoulement en province. Allez donc voir à présent si l’on peut tromper sur ce point, même les grisettes des petites villes, même les paysannes qui marient leurs jeunesses et choisissent le trousseau. On va si vite à Paris se renseigner ! Les chemins de fer ont effacé toutes les nuances locales, comme la soif des jouissances a nivelé tous les éléments de l’aristocratie. Quiconque a gagné de l’argent est affranchi, décrassé, châtelain à tourelles et à écusson si bon lui semble.

Il n’y a donc plus de bourgeoisie.

… Il n’y a plus que deux classes, celle qui consomme et celle qui produit ; classe riche ou aisée, classe pauvre ou misérable. Où vont-elles ? La classe riche va joyeusement au-devant des catastrophes dont je ne me charge pas de prévoir la nature et la forme, mais qui sont des fatalités historiques inévitables.

… La meilleure prévision à concevoir, c’est qu’elle s’éclairera à temps et verra sur quels volcans elle mène la danse…

C’est dans ces mêmes Souvenirs que se trouvait, aussi, le portrait de Napoléon écrit la veille ou au moment même où la nouvelle de sa mort à Chislehurst arriva à Nohant ; il fut imprimé dans le feuilleton du Temps du 30 janvier 1873. Un second feuilleton était consacré au prince Jérôme et aux autres prétendants, mais Charles Edmond jugea le portrait du premier peu conforme à la vérité, et quant aux autres, la direction du Temps trouva plus prudent de ne pas y toucher, tant qu’ils « se tenaient cois », le feuilleton ne fut donc point imprimé[110]. Mais le premier feuilleton intitulé Dans les bois, qui terminait la série des Souvenirs, éveilla un intérêt général et eut un très grand succès, au dire de ce même Charles Edmond[111].

L’écho du grand succès de votre dernier feuilleton, — lui écrit-il — est parvenu jusqu’à Nohant. Tous les journaux en ont parlé, et c’est la première fois que je vois des gens de tous les partis s’incliner respectueusement devant un verdict prononcé d’une façon si sereine, si élevée au sujet d’un personnage politique encore discuté à cette heure. Rien n’impose silence aux passions comme la raison, lorsqu’elle sait et veut parler. Or, elle a parlé cette fois-ci…

George Sand, qui reçut dans les bois au milieu d’une partie de plaisir avec ses petits-enfants, la nouvelle de la suprême maladie de Napoléon, parle de son ex-correspondant en ces termes :

…Quand j’ai lu hier dans un journal que l’état du malade de Chislehurst était grave, j’ai senti qu’il était mort au moment où nous lisions cette dépêche. « N’était-il pas déjà mort à Sedan ? Pourquoi ne s’y est-il pas fait tuer ? » s’écrie-t-on de toutes parts. Sans doute il a manqué là une belle occasion de mourir, mais la raison qui la lui a fait manquer est bien simple : un mort ne peut pas courir à la mort.

Il y avait déjà trois ans que Napoléon III n’existait plus. Les événements n’agissaient plus sur lui que comme la pile de Volta sur un cadavre. Les velléités libérales de la dernière heure étaient, dans la situation où il se plaçait, des illusions que le raisonnement ne contrôlait plus. La guerre avec la Prusse ne fut même pas une illusion, car il ne sut pas cacher que le spectre de la défaite lui était apparu et l’emmenait fatalement à sa perte.

… Au reste, pour qui aurait étudié de près, sans prévention d’aucun genre, toute la vie de cet homme funeste, je crois que l’observateur se serait assuré d’une chose nouvelle à dire, mais ancienne dans l’histoire : c’est que certains personnages historiques n’ont pas eu de Hbre arbitre et n’ont pas existé dans l’acception que nous donnons au mot existence comme conscience de la vie. Celui-ci a été traité d’homme chimérique. Le mot est juste s’il désigne un cerveau nourri de chimères, encore plus juste s’il dépeint un être problématique, insaisissable à l’analyse. Moi, je dirai simplement l’impression qu’il m’a causée personnellement.

Au temps de Ham, par correspondance, écriture et rédaction d’un jeune homme sans énergie, dominé par une vision énergique, vision conçue dès l’enfance, entretenue par un entourage dont il subissait la pression avec une lassitude résignée ; point d’instruction réelle, beaucoup d’intelligence, les rudiments et même les éclairs d’un génie plutôt littéraire que philosophique et plutôt philosophique que politique. Santé perdue, vitalité chancelante, inégale, suspendue par moments avec des reflux d’expansion et des refoulements douloureux. Point d’amertume cependant, point de rancunes, peu de courroux ; trop contemplatif pour être passionné ; aimable, aimant, fait pour être aimé dans l’intimité, désintéressé de tout pour son compte, et pourtant — voyez quels contrastes formidables ! — capable des plus grands crimes politiques, parce que ses notions de droit humain différaient entièrement des nôtres.

Quand je lui ai parlé, quand je l’ai vu à l’Élysée, deux fois en une semaine, j’ai été complètement abusée par lui, et ensuite, me croyant jouée, je n’ai plus voulu le revoir. J’ai quitté Paris et manqué à un rendez-vous domié par lui. On ne m’a pas dit : « Le roi a failli attendre » on m’a écrit : « L’empereur a attendu[112]. » Mais j’ai continué à lui écrire quand j’espérais sauver une victime, à commenter ses réponses et à l’observer dans tous ses actes ; je me suis convaincue qu’il n’avait voulu jouer personne ; il jouait tout le monde et lui-même. Il croyait à ce qu’il disait ; mais, se regardant comme unique moyen de salut, comme l’instrument investi d’une mission inévitable, ne se sentant pas l’énergie physique et morale nécessaire, mais comptant la trouver dans l’arrangement fatal des circonstances, il adoptait toutes les idées qu’on voulait lui suggérer, sous forme d’oracles : « Allons toujours ! se disait-il ; si telle chose est impossible, je passerai à une autre, et si elle est mauvaise, le résultat me l’apprendra. » L’exercice du pouvoir absolu aidant, cette illusion de jouer à pile ou face avec les événements devint une monomanie, et le fatalisme tranquille et patient prit toutes les apparences d’une force et d’une habileté.

L’habileté était nulle. L’homme était naïf sous son air contenu et réfléchi. Il ne posait pas comme son oncle. Il n’avait pas appris à se draper dans la toge antique. Il était petit, voûté, flétri, et ne cherchait point à paraître majestueux. Louis Blanc, qui l’avait vu à Ham, lui avait trouvé un profil et un regard d’aigle en cage. Le regard d’aigle avait disparu quand je le vis ; la cage était restée ; quelque chose d’inquiet, de contraint, de timide, qui se résolvait en expression affectueuse et triste. Je n’ai pas à raconter ici les paroles échangées entre nous sur le rôle qu’il jouait à cette époque. Je n’allais point le voir pour l’interroger. 11 me répondit quand même et ses promesses ne furent point tenues. Mais je trouvai une grande sensibilité et une spontanéité de bonne résolution qui me frappèrent vivement. Je crus, pendant une quinzaine, qu’il réparerait tout et qu’il lutterait véritablement pour tout réparer. Je me méfiais de son énergie, elle fut au-dessous de ce que j’attendais. La persécution ne se relâcha à l’égard de quelques-uns que pour peser plus cruellement sur le grand nombre. Une prétendue, une fausse raison d’État frappa d’impuissance l’homme de sentiment qui déplorait, dans le principe, les moyens dont on s’était servi pour lui donner le pouvoir, qui paraissait en ignorer les excès, être prêt à les désavouer. Il ne désavoua rien et accepta avec une lâche douleur les meurtres de la me et les iniquités de la persécution dans toute la France. Lui, sans haine et sans ressentiment, chevaleresque au besoin quand il s’agissait d’oublier une injure personnelle, il servit les haines aveugles, les vengeances odieuses, je ne dirai pas d’une classe de citoyens, ce ne serait pas vrai, mais de la légion de ces gens de proie qui, dans toute localité et en toute circonstance, sont sur la brèche dans les mauvais jours pour dénoncer, maudire et calomnier leurs ennemis personnels ou seulement les adversaires dont ils redoutent l’influence et la moralité. C’est à ces meneurs de réaction qu’au grand scandale et à la grande tristesse des honnêtes gens de tous les partis, l’aveugle souverain, grisé par le succès du premier plébiscite et n’en comprenant pas les causes profondes, se fit l’esclave et l’obligé des moyens apparents de son succès. Il ne comprit pas qu’il pouvait être humain sans danger. En cela comme en tout, il se trompait. Il se trompait comme se trompait le parti radical en attribuant l’élan du vote des campagnes à la pression des meneurs. Cette pression existait, mais elle était parfaitement inutile. La légende napoléonienne et l’effroi d’une république sans force et sans union servaient l’empire en dépit de ses agissements sans pudeur.

L’Empire était proclamé, je ne saurais dire fondé ; le titulaire en sapait la base lui-même en montant sur ce pavois souillé que lui tendaient les mauvaises passions. Né honnête homme, il se faisait porter en triomphe par des ambitieux dépourvus de tout scrupule. Ce qu’il y avait d’impur dans la nation française allait travailler pour lui et le rendre solidaire de tout le mal commis et à commettre. La France passa condamnation. Et alors il se crut grand et fort. Il entreprit de grandes choses qui ne pouvaient aboutir. Il parut devoir mener à bien tout ce qui répondait au sentiment public. Homme à principes erronés, il gouverna une nation qui manquait de principes et qui mettait un idéal de prospérité romanesque à la place de la vraie civilisation, le succès et la chance à la place du droit et de la justice. C’est donc par le sentiment seul qu’il pouvait la conduire ; il l’avait compris un instant en voulant sauver l’Italie. Il manqua de confiance pour son dénouement et tomba au dernier acte. Dès lors son étoile pâlit, et il ne la vit plus. Peut-être cessa-t-il d’y croire, peut-être cet illuminé devint-il sceptique ; son intelligence ne pouvait survivre à une telle transformation. Il commença à mourir durant la guerre du Mexique. La France l’avait trop accepté, elle était devenue chimérique comme lui, elle partagea sa décadence en la précipitant. Elle se trouva désorganisée, anarchique et sans conscience d’elle-même. Elle le maudit avec excès quand elle se vit perdue, l’implacable colère ne s’avoua pas qu’elle était trop tardive pour être digne.

Une colère plus logique et plus noble fut celle de Victor Hugo, qui dès le début lança le plus éloquent de ses anathèmes à Napoléon, le Petit. Mais le grand poète romantique n’eut pas ici le sens suffisant de la réalité. Son chef-d’œuvre restera comme un monument littéraire, il n’a pas de valeur historique. Napoléon III ne mérita jamais « ni cet excès d’honneur ni cette indignité » d’être traité comme un monstre. Il ne mérita pas davantage d’être rabaissé jusqu’à l’idiotisme. Il eut, comme homme privé, des qualités réelles. J’ai eu l’occasion de voir en lui un côté vraiment sincère et généreux. Il eut aussi un rêve de grandeur française qui ne fut pas d’un esprit sain, mais qui ne fut pas non plus d’un esprit médiocre. Vraiment la France serait trop avilie si elle avait subi pendant vingt ans la toute-puissance d’un crétin travaillant pour lui seul. Il faudrait désespérer d’elle à tout jamais. La vérité est qu’elle prit ce météore pour un astre et ce songeur silencieux pour un homme profond. Puis, quand elle le vit succomber à des désastres qu’elle eût dû prévoir et prévenir, elle le prit pour un lâche.

Il ne l’était pas, il avait un courage froid et je ne crois pas qu’il tînt à la vie. Il se sentit écrasé, désillusionné de son rôle, peut-être las de lui-même.

… Il s’est cru l’instrument de la Providence. Il ne fut que celui du hasard. Le parti, d’abord minime, et tout à coup immense, qui le porta au faîte du pouvoir ne fut même pas un parti, si, par là, on entend une fraction de nation obéissant à une doctrine, à un système, à une croyance quelconque. Ce fut un essaim d’aventuriers d’abord, et puis une réunion d’intéressés spéculant sur l’aventure, et puis l’engouement soudain des masses, dégoûtées d’une république en dissolution. La France, devenue industrielle sous Louis-Philippe, n’était pas redevenue politique ; ne sachant pas se gouverner elle-même, elle se jeta dans l’inconnu. La république s’était suicidée en juin par une effroyable scission entre le peuple et la bourgeoisie. Nous n’étions plus dignes de la liberté. L’inconnu étrange, triste, poli et froid, passait dans la rue sur un cheval dressé à faire des courbettes. Je lui trouvai, ce jour-là, le profil de Don Quichotte. Des gens, arrivés à ce spectacle pour le siffler, l’acclamèrent, je n’ai jamais su pourquoi. Une sorte de vertige s’était emparé de ce Paris des boulevards qu’il avait mitraillé la veille. Ce fut un triomphe. Il en parut étonné, et peut-être, car il avait ses moments d’esprit et de malice discrète, comprit-il qu’il devait cette ovation à la grâce de son cheval Paris est artiste. Paris est enfant. Paris est sublime et niais, admirable aujourd’hui, absurde demain. Il vit cela et il osa, lui qui avait un grand fonds de timidité modeste. On le voulait impudent, il le fut. Il commanda, dit-on, son manteau impérial. Des ouvrières étaient occupées à en broder les abeilles d’or, qu’il disait encore à ceux qui le poussaient en avant : « Non, je ne trahirai pas la République ! » Et le merveilleux de l’affaire, c’est qu’il le disait de bonne foi. Il était dupe de lui-même jusqu’au dernier moment. On le persuadait tout d’un coup, en lui montrant le succès obtenu en dépit de son inaction, de ses scrupules ou de sa gaucherie. Il se disait alors : « C’est ma destinée, donc c’est mon devoir. » Et rien ne comptait plus dans sa conscience ni dans sa mémoire. C’était le fanatisme d’un autre siècle mettant l’aigle dans le nimbe à la place du calice. Il ne connaissait pas le remords, pouvant toujours se dire : « Ce n’est pas moi qui l’ai voulu ; c’est la fatalité qui me commande. » Ce portrait n’a pas la prétention de s’imposer à l’histoire. Il sera nié, discuté, refait de mille manières ; moi, je le crois non bien fait, mais ressemblant. Je l’ai reconstruit en me promenant dans les bois et en me rappelant l’ensemble des détails qui m’ont frappé… Ni la haine ni l’engouement n’ont pu le juger.

De grandes prospérités apparentes, cachant des plaies profondes et des cataclysmes imminents, caractérisent les deux règnes des deux Napoléon, essentiellement dissemblables. La ressemblance, c’est que l’étoile des Napoléon est terrible. C’est le fatalisme oriental servi par la légèreté française, et si l’on me dit que j’ai parlé du trépassé de Sedan avec trop d’indulgence, je répondrai ceci pour me résumer : « Le grand coupable, c’est l’esprit aventureux de la France… »

George Sand avait consacré un article au Jules César de Napoléon III, que l’auteur lui avait envoyé avec un ex-dono autographe fort aimable, tout comme il l’avait fait pour ses Idées napoléoniennes et l’Extinction du paupérisme. L’article de George Sand, très adroit, peut être appelé un chef-d’œuvre d’aimable impartialité. Effectivement, tout en signalant les mérites sérieux de l’œuvre, Mme Sand en note aussi les quelques défauts, surtout un certain parti pris dans la manière de conter l’histoire du grand ambitieux romain. Cet article parut en 1865.

Les bonnes relations de Mme Sand avec le prince Jérôme ainsi qu’avec la princesse Mathilde, la princesse-dilettante la plus originale qui ait jamais existé, un esprit rare, mais un type de femme des plus étranges, durèrent jusqu’à sa mort. C’est entre 1858 et 1870, et surtout entre 1860 et 1867, que Aime Sand fréquenta le salon de la princesse et, au dire d’un de leurs amis communs que j’avais connu, elle y était toujours invitée avec Manceau, son compagnon inséparable d’alors : la princesse n’avait pas de préjugés ni de morgue, mais elle détestait la médiocrité, surtout la médiocrité féminine. On retrouve dans les papiers de George Sand bon nombre de lettres de la princesse.

Nous avons déjà dit que George Sand fit la connaissance du prince Jérôme par l’intermédiaire de sa fille Solange et du comte d’Orsay, en 1852. L’amitié fut vite établie à partir de cette époque et une correspondance suivie s’engagea entre eux. Le prince aida beaucoup Mme Sand dans ses démarches en 1852 comme en 1858 en faveur de Périgois et de Patureau-Francœur. Il contribua aussi, cette même année, à faire décorer Maurice Sand. Cette amitié avec le prince, commencée sous les auspices de Solange, n’en continua pas moins lors de la liaison du prince avec Rachel. Mme Sand nota dans son journal intime que le 18 mars 1853 elle dîna chez le prince dans son appartement de garçon avec Rachel, Cabarrus, Dumas fils, de Girardin, etc., etc. Puis, à la date du 13 septembre de cette même année elle écrivit : « Rachel vient à onze heures du matin en grande calèche découverte avec Napoléon et les larbins galonnés… » Et lorsque la grande tragédienne fut remplacée auprès du prince par la charmante comédienne, Mme Arnould-Plessy, femme aussi adorable qu’elle était fine artiste, l’amitié de Mme Sand pour le prince ne put que s’accroître, car, dès 1847, George Sand avait voué un attachement tout maternel à la jeune veuve, et Mme Arnould adora toujours Mme Sand, comme on le voit par ses lettres.

Cette amitié survécut à la rupture survenue entre le prince et Mme Arnould, elle s’accrut même et se fortifia, car Mme Sand eut, à ce moment tragique, à secourir la pauvre Sylvanie et lui donner du courage. Puis, pour la détourner de son désespoir et de ses réflexions amères et pour ne plus lui permettre de se ronger le cœur et l’esprit, elle sut lui faire prendre goût aux sciences naturelles, la poussa à lire sérieusement, lui fit, en un mot, oublier sa personnalité, chose que George Sand avait toujours et sans relâche prêchée dans ses romans et dans la vie réelle[113].

Il y eut plus tard un moment où cette longue amitié sembla se refroidir et s’éclipser, ce fut lorsque Mme Arnould devint assez subitement une catholique pratiquante, entièrement soumise à ses directeurs de conscience, surtout au père Hyacinthe Loyson, non encore séparé de l’Église. Mme Sand et Mme Arnould échangèrent alors des lettres fort curieuses, et il faut avouer que dans ces lettres c’est à Mme Arnould qu’appartient le plus beau rôle. Mme Sand, qui était à ce moment particulièrement excitée contre le clergé — à cause de l’influence alors croissante en France du cléricalisme, — et qui avait par contre beaucoup de sympathie pour le protestantisme, traite dans ses lettres avec une grande véhémence et en des termes désagréablement âpres cette évolution dans la vie de son amie. Mme Arnould-Plessy lui répond avec grande douceur et respect que, quelles que fussent ses croyances, quelque méritée que fût la désapprobation de la part de Mme Sand, elle ne cessera jamais de l’aimer et de la vénérer. Il est de toute curiosité que le père Loyson prit lui-même part à cette polémique et qu’il écrivit à Mme Sand une lettre où il lui expliquait qu’elle avait tort de le croire dominé par un esprit de prosélytisme effréné et par le désir de tendre des pièges à l’âme de sa fille spirituelle. Ces correspondances sont encore inédites, mais nous trouvons déjà des allusions à cet épisode — qui mit durant quelque temps un certain froid dans les rapports entre la grande romancière et la gracieuse actrice, — dans la Correspondance imprimée de George Sand, seulement, tous les noms propres y ont été omis[114]. Les lettres de Mme Arnould à George Sand forment une série de pages ravissantes, de tendres épanchements, dignes d’être publiés intégralement. Les réponses de George Sand sont en partie imprimées dans la Correspondance et rappellent par leur manière ses lettres à Mme Augustine de Bertholdi, sa cousine, qui ne se lisent certes pas avec un moindre plaisir. C’est bien de ces deux correspondances qu’on aura raison de dire que George Sand s’y montre vraiment maternelle.

Nous semblons nous être éloignés de notre sujet. Cela n’est pas. C’est justement grâce à Mme Plessy que l’amitié du prince Jérôme pour Mme Sand devint plus forte. Charles Edmond fut aussi un trait d’union entre eux. Le prince fit sa première apparition incognito à Noliant en 1857. Nous apprenons par les lettres inédites de George Sand qu’elle avait dû prendre toutes ses mesures pour éviter les trop grandes indiscrétions de la curiosité provinciale, mais elle n’y put réussir, et la visite du prince eut sa légende. C’est ainsi qu’on assurait qu’au moment où le prince Jérôme, accompagné de Charles Edmond, entra dans la cour du château, Mme Sand vint à sa rencontre, lui disant de la manière la plus familièrement irrévérencieuse : « Hé ! bonjour, mon vieux, il était grand temps », etc., etc., ce qui aurait été entendu par « un espion invisible » qui se cachait ou ne sait trop où, dans cette même cour. C’était à Charles Edmond que George Sand avait adressé la bienvenue, justement afin de ne pas parler d’abord au prince qui tenait à garder son incognito[115].

Nous voyons par une lettre de Mme Arnould-Plessy à George Sand que le prince fut taquiné à Compiègne à propos de ce voyage à Nohant, mais qu’à ce même moment arriva une lettre de George Sand à l’impératrice[116], cette dernière se mit à s’enthousiasmer sur le compte de la grande romancière et comprit parfaitement l’engouement de son cousin.

Après cette première visite, le prince Jérôme vint à Nohant plusieurs fois encore. C’est ainsi qu’il s’y rendit en 1868, le jour du baptême protestant des petites-filles de George Sand, il fut même le parrain d’Aurore ; il y assista aussi à des représentations des célèbres marionnettes ; il joua au jeu de l’oie et aux dominos dans le grand salon de Nohant ; il vint enfin, prévenu par un télégramme de Maurice Sand, le 10 juin 1876 pour assister aux funérailles de sa vieille amie. Le prince avait été lié tout autant, ai ce ne fut plus encore, avec Maurice Sand qui devint l’hôte familier de sa maison, et fut son compagnon de voyage en 1861, à bord du Jérôme-Napoléon, voyage décrit par Maurice Sand dans son livre Six mille lieues à toute vapeur dont George Sand écrivit la préface.

Dans la correspondance de Mme Sand, ses lettres au prince Jérôme sont des plus intéressantes ; elles touchent aux questions sociales, politiques, littéraires et personnelles les plus diverses et nous montrent que leur auteur oubliait parfaitement qu’elle avait affaire à un cousin de l’empereur ; elle le traitait avec la même simplicité, avec la même franchise attrayante, la même sincérité que les jeunes amis qui l’entouraient dans ses vieux jours.

En terminant cette histoire des relations de George Sand avec les descendants de celui dont l’éclat avait projeté ses rayons sur son enfance[117], nous ne pouvons nous abstenir de faire connaître au lecteur — s’il ne le connaît déjà par une allusion du Journal des Goncourt — un fait du plus parfait comique. Lorsqu’en l’année terrible on brûla et pilla les Tuileries, on trouva dans le cabinet de travail de Napoléon III l’extraordinaire épître qui suit :

Grande chancellerie. Cabinet de l’Empereur. 29 MAI 1869 21 MAI 1869

Le baron Casimir Dudevant, ancien officier du premier Empire, à Sa Majesté F Empereur des Français.
Sire,

Après avoir déposé aux pieds de Votre Majesté l’hommage de mon dévouement et de ma respectueuse fidélité, j’ai l’honneur de vous exposer ce qui suit :

Je suis fils de M. François Dudevant, colonel sous le premier Empire, créé baron par Napoléon Ier, membre du Corps législatif, chevalier de Saint-Louis et de l’ordre impérial de la Légion d’honneur.

Sorti officier de l’école de Saint-Cyr en 1815, au retour de l’île d’Elbe j’ai eu l’honneur de faire partie de l’armée de la Loire. Depuis rentré dans la vie privée, j’ai rempli pendant quarante ans les fonctions de maire soit à Nohant (Indre), soit à Pompiey (Lot-et-Garonne). Il y a quelques années, j’ai été honoré de la médaille de Sainte-Hélène.

Pendant cette période de quarante années passées à l’administration de deux communes, j’ai servi avec dévouement et honneur les différents pouvoirs qui ont régi la France ; mais par les souvenirs et les inclinations naturelles, je suis demeuré invariablement attaché à la dynastie impériale, et n’ai cessé d’appeler son retour de tous mes vœux.

Sire, jusqu’à présent je n’ai rien sollicité pour les services que je peux avoir rendus à mon pays ; mais au moment où Votre Majesté annonce qu’Elle veut célébrer dignement le jubilé national du centenaire du glorieux fondateur de votre dynastie, en répandant un peu de bien-être sur les vieux compagnons d’armes de l’Empereur, au moment où la France convoquée dans ses comices, va ratifier, en 1869, ce qu’elle a fait en 1851 par une manifestation si éclatante et à laquelle je suis fier d’avoir pris part, j’ai pensé que l’heure était venue de m’adresser au cœur de Votre Majesté pour en obtenir la récompense honorifique que je crois avoir méritée.

Sur le soir de mes jours j’ambitionne la crois de la Légion d’honneur. C’est là la faveur suprême que je sollicite de votre magnificence impériale.

En demandant cette récompense, je m’appuie non seulement sur mes services, depuis 1815, au pays et au pouvoir établi, services sans éclat, insuffisants peut-être, mais encore sur les services éminents rendus par mon père depuis 1792 jusqu’au retour de l’île d’Elbe. Bien plus, j’ose encore invoquer des malheurs domestiques qui appartiennent à l’histoire[118]. Marié à Lucile Dupin, connue dans le monde littéraire sous le nom de George Sand, j’ai été cruellement éprouvé dans mes affections d’époux et de père, et j’ai la confiance d’avoir mérité le sympathique intérêt de tous ceux qui ont suivi les événements lugubres qui ont signalé cette partie de mon existence.

Sire, je n’ai plus aujourd’hui à mettre au service de l’Empereur et de la France des lumières et des forces que l’âge, les infirmités et les malheurs m’ont retirées à jamais ; mais je conserve dans le cœur un patriotisme que les années n’ont pas affaibli, et un attachement inaltérable à votre Auguste Personne et à votre dynastie.

C’est dans ces sentiments que j’ai la confiance que Votre Majesté accueillera avec faveur mon humble requête.

J’ai l’honneur d’être, Sire, de Votre Majesté, le très fidèle sujet.

Dudevant.
Barbaste (Lot-et-Garonne), le 16 mai 1869,

Ce curiosissime document apporte sa pointe de comique dans l’histoire des rapports de George Sand avec l’Élysée ; c’est comme une farce jouée après une grande pièce.

Nous avons toutefois tort de faire emploi de ces termes de tréteaux, le seul qui convienne à propos des relations de George Sand avec le promoteur du coup d’État, c’est le mot « tragique ».

Nous nous demandons ce que pouvait faire, à ce moment, une femme contre ce régime établi contre lequel les hommes les plus courageux, les plus belliqueux, étaient impuissants ? Artiste, elle devait s’efforcer, en ces noires années d’abattement général, de poursuivre le culte du Bien, du Bon et du Vrai. Femme, elle sentit avant tout la nécessité d’aider, de secourir, de réconforter, de consoler et de sauver immédiatement ceux qu’on pouvait encore sauver.

Nous nous inclinons devant Jeanne d’Arc, son oriflamme en mains, volant au-devant des ennemis de son pays. Nous admirons Mme de Staël déclarant bravement la guerre à outrance au souverain de l’Europe. Mais combien nous semble plus adorable cette sainte Élisabeth, son tablier rempli de pain pour les mendiants, s’acheminant doucement, mais courageusement vers les indigents, malgré la défense sévère de son seigneur et maître, visitant les hôpitaux et y subissant les injures des moines, représentants de cette même doctrine du Christ qu’elle venait prêcher par son apostolat sublime. Si les discours passionnés de George Sand en 1848, ses bulletins, ses articles resplendissent du feu de l’enthousiasme, de l’ardeur militante, quelle douce chaleur, quel souffle de charité, de pitié s’exhale des innombrables paperasses qui sont comme le monument manifeste de ses relations, en 1852, avec Napoléon et son entourage d’une part, et avec ses amis républicains d’autre part. Les républicains outrés condamnèrent George Sand tout aussi férocement que le landgrave de Hesse qui arracha furieusement le tablier des mains de sa femme ; ils ne comprenaient pas mieux ce qu’elle faisait et ils crurent qu’elle dérogeait, comme les moines thuringiens qui ne comprenaient pas comment une princesse pouvait s’abaisser au point de servir la vile multitude. Et la sainte landgrave fut déclarée folle, enfermée, délaissée par tout le monde. Mais les années s’écoulèrent, et la mémoire de la grande sainte resplendit et fleurit toujours, comme les roses qui tombèrent de son tablier… Le lointain historique change les points de vue, il apaise les passions, les indignations, les colères. Et toutes ces feuilles jaunies, ces listes, ces « mémoires », ces demandes et ces réponses officielles nous apparaissent autant de saintes roses qui ceignent la tête de George Sand de la plus belle couronne que puisse porter une femme, la couronne de pitié, de charité et de miséricorde !

  1. A. de Pontmartin, Nouveaux samedis. Paris, 1877, 16e série, 11 novembre 1877.
  2. Paru d’abord dans la Revue de Paris de 1836. Réimprimé dans le volume des Questions d’art et de littérature.
  3. Sobriquet de Louis-Philippe.
  4. Lettre de George Sand à Louis Blanc de novembre 1844. Correspondance, t. II, p. 324-27.
  5. George Sand, sa vie et ses œuvres, vol. II, p. 184.
  6. Abbatucci.
  7. Cette lettre parut d’abord sous le titre de M. Louis-Napoléon jugé par George Sand en 1844 dans YAlmanach populaire de la France pour 1849, (16e année, Pagnerre), que nous avons retrouvé à la Bibliothèque Carnavalet. Puis elle fut réimprimée dans deux brochures répandues par la propagande bonapartiste, un peu avant les élections du 10 décembre 1848, et George Sand protesta dans le journal de Proud’hon, le Peuple, numéro du 6 décembre 1848, contre cet emploi pratique de son épître purement abstraite. Enfin, elle parut dans la Correspondance de George Sand, vol. II, p. 328, mais tronquée, changée, avec omission du dernier passage et à la fausse date de « décembre » 1844.
  8. Du souvenir flatteur que vous avez bien voulu me consacrer.
  9. À en apprécier la réalisation.
  10. Le fait.
  11. Noble.
  12. Dans quelles mains l’avenir la mettra-t-il ?
  13. Ce passage manque dans la Correspondance, et il y est remplacé par les mots : « Nous autres cœurs démocrates nous aurions préféré peut-être être conquis par vous que par tout autre, mais nous n’aurions pas moins été conquis, d’autres diraient délivrés. »
  14. De courage.
  15. Âmes généreuses.
  16. Maintenant.
  17. Désarmé.
  18. Reconnaîtrons.
  19. Cette souveraineté nous paraît incompatible.
  20. Mots ajoutés dans la Correspondance. « Ne nous prouvera le droit d’un seul. »
  21. Puisque les hommes sont méfiants et que la pureté.
  22. La force des lois providentielles qui poussent la France à.
  23. Tirer des mains d’un homme vulgaire pour ne rien dire de pis.
  24. Une autre puissance que celle du commandement.
  25. Sentez.
  26. Grand.
  27. Venait un jour à guérir.
  28. Nous paraissent plus odieuses que jamais.
  29. Nous voyons.
  30. Ce n’est donc pas le nom terrible et magnifique que vous portez qui nous eût séduit.
  31. Grandeur, là est l’aliment de votre âme active.
  32. Vos pensées.
  33. L’eût fait peut-être malgré vous l’exercice du pouvoir.
  34. Mot ajouté : personnellement.
  35. Ceux qui rêvent des temps meilleurs.
  36. Par la pensée.
  37. Encore de liberté.
  38. Mme Hortense Cornu, née Lacroix, sœur de lait et amie intime de Napoléon III, fut mariée au peintre Sébastien-Melchior Cornu et se distingua comme écrivain et traductrice des poètes allemands, sous le pseudonyme de Sébastien Albin. Elle fit paraître en 1843 un travail en deux volumes sur Goethe et Bettina et un peu avant Ballades et chants populaires (anciens et modernes) de l’Allemagne, précédés d’une notice historique. (Gosselin, 1841.)
  39. C’est notre inoubliable amie Mme Maurice Sand qui nous en avait, peu avant sa mort, remis l’autographe pour le copier, afin d’en faire usage pour la suite de notre travail, et de le publier à sa date soit en entier soit en partie.
  40. Mme Rozanne de Curton, mariée en premières noces à M. Bourgoing, amie de George Sand dès 1829-1830.
  41. V. la Revue de Paris du 15 juin 1904.
  42. Mme Rose Chéri, la charmante ingénue du Gymnase, femme du directeur, M. Montigny, jouait surtout les jeunes premières, elle remplissait dans le Mariage de Victorine le rôle de l’héroïne.
  43. Mme Solange Clésinger. Son mari, le sculpteur connu, l’auteur de la Femme au serpent, fut à ce moment très lié avec le comte d’Orsay, qui, comme on le sait, s’était, sur la fin de sa vie, épris de sculpture, travaillait à des bustes de ses contemporains illustres et fut, peu avant sa mort, nommé ministre des Beaux-arts.
  44. Le comte Gédéon-Gaspard-Alfred d’Orsay, que nous venons de citer, le célèbre dandy et arbiter elegantiarum, ami de Byron, connu dans la chronique mondaine de 1820-1850 sous le nom du « beau d’Orsay ». Il passa nombre d’années de sa vie sous le même toit que la non moins célèbre lady Blessington qui donna aussi l’hospitalité à Napoléon III, lors de son séjour à Londres, après sa fuite de Ham. Il est évident que ce service amical ne fut point oublié par Napoléon et, quoique le biographe du comte d’Orsay, le comte de Contades, assure le contraire, d’Orsay jouit toujours d’une certaine influence à l’Élysée, comme nous le verrons bientôt. Il fut aussi très lié avec le prince Jérôme.
  45. Mlle Femand, la jeune première de t’Odéon, qui créa le rôle d’Edmée dans Mauprat en 1853.
  46. George Sand lui dédia son roman d’Adriani.
  47. Alexandre Manceau, graveur de grand talent, qui grava entre autres, en 1850, le portrait le plus connu de George Sand, celui de Couture.
  48. Ce jour est omis dans le volume des Souvenirs et idées.
  49. Mme Clotilde Villetard, née Maréchal, cousine de George Sand.
  50. Cette phrase est aussi omise dans le volume.
  51. Emmanuel Arago.
  52. Nous omettons encore le passage sur cette féerie.
  53. Lovely était le prénom de Mme Emmanuel Arago.
  54. Nous passons ici encore une page consacrée à répéter les bruits politiques qui couraient dans Paris.
  55. Il est permis de douter de l’exactitude de cette dernière assertion quoique effectivement nous n’avons pu retrouver que les quatre ou cinq lettres de Napoléon III, mais d’une part M. Armand Dayot avait, lors de l’impression dans le Figaro des trois lettres que nous avons données plus haut, déclaré que « cette correspondance paraîtrait un jour », et d’autre part George Sand avait jadis cru et déclaré, aussi, « avoir brûlé » les lettres d’Alfred de Musset — et elles ont paru !
  56. Pierre Carlier, né à Sens en 1799, mort en 1858, fut d’abord commerçant à Rouen, puis agent de change à Lyon. Après 1830, il devint commissaire de police à Paris, dirigea plus tard la police municipale et se distingua par la sévérité avec laquelle il réprimait les troubles de la rue. Nommé en 1849 préfet de police, il seconda avec beaucoup de zèle la politique de Louis-Napoléon jusqu’à la veille du coup d’État, et pourtant il résigna ses fonctions peu de jours avant le 2 décembre dont il avait préparé le succès. Membre de la Commission consultative il fut envoyé en province pour sonder l’état politique des départements et, vers la fin de sa vie, nommé conseiller d’État.
  57. Cette lettre doit avoir été adressée à la comtesse Apolline de Villeneuve, femme du cousin de George Sand. (Voir notre vol. I, p. 196.)
  58. Correspondance, vol. III, p. 271.
  59. Mme Eugénie Duvernet était née Ducarteron.
  60. Correspondance, vol. III, p. 262.
  61. Alphonse Fleury.
  62. Jean-Gilbert-Victor Fialin, comte (plus tard duc) de Persigny, né en 1808, mort à Nice en 1872, homme politique et intime ami de Louis-Napoléon, fut d’abord militaire, légitimiste, puis républicain et enfin bonarpartiste, partisan dévoué de Napoléon et favori omnipotent. Il fut nommé ministre de l’Intérieur le 22 janvier 1862.
  63. Correspondance, vol. III, p. 273.
  64. George Sand écrit à son cousin René de Villeneuve, le 31 janvier : « Je vis cachée, afin de pouvoir travailler et suis censée être repartie pour la campagne. »
  65. Dans la Correspondance, vol. III, p. 274, cette lettre est adressée « à M. le chef du cabinet du ministre de l’Intérieur ».
  66. Correspondance, vol. III, p. 279.
  67. Nous avons retrouvé dans les papiers de George Sand une lettre sans signature, mais qui porte écrit de la main de George Sand : « De la part du Gaulois. » L’auteur de cette lettre annonce à sa correspondante qu’il (Fleury) lui défend de faire des démarches pour lui et ses amis.
  68. C’est aussi une erreur que la date du 14 janvier en tête d’une lettre publiée dans la Revue des Deux Mondes lors de l’impression de la Correspondance de George Sand avec le prince Jérôme.
  69. Lettre inédite, trouvée dans les papiers de George Sand.
  70. Correspondance, t. III, p. 282.
  71. Jacques-Pierre-Charles Abbatucci, né en Corse en 1791, mort en 1867, fut d’abord député, puis président de la Chambre de la cour d’Orléans, puis remplit différentes autres fonctions dans la magistrature, fut ensuite membre de l’Assemblée Constituante (du Loiret) et enfin sénateur et ministre de la Justice. Il reçut ce portefeuille en 1862.
  72. Pierre-Marie Pietri, né aussi en Corse, en 1810, mort à Paris en 1854, d*abord républicain ardent, devint plus tard bonapartiste non moins dévoué, succéda à Carlier dans la préfecture de police, puis fut nommé ministre de la Police et sénateur.
  73. Voir plus loin la lettre à Duvernet du 10, et à Louis-Napoléon du 12 février.
  74. Cette lettre fut écrite en réponse à une lettre datée du 6 février, et gardée dans les papiers de Mme Sand, dans laquelle les Duvernet, lui annonçant que Fleury avait deux fois écrit à sa femme et qu’il refusait de profiter de toute espèce de démarches en sa faveur — de crainte que cela ne nuise à Mme Sand dans l’opinion publique, — mais qu’ils la priaient quand même de persévérer ; puis, ils ajoutaient qu’à La Châtre et à Châteauroux on bavardait déjà sur ses démarches, ce qui avait permis au parti réactionnaire de déclarer qu’on « saurait contrecarrer » les dites démarches, qu’on parlait même déjà du « bannissement de Périgois » ; ils disaient encore que « tout s’organisait à Châteauroux », mais que « ces messieurs faisaient autoriser toutes leurs petites infamies par le ministre de manière à se couvrir ainsi de ce grand mot : les ordres viennent de Paris… » et que « le Grand Lama du pays » était revenu tout déconfit de n’être rien, et s’en dédommageait en jouant le désintéressé et en allant demander des grâces pour le semblant, comme disent les enfants…
    Il est évident que l’entrevue de Mme Sand avec M. de Persigny n’était pas restée sans influence sur cette « déconfiture « du « Grand Lama » de Châteauroux. Cette lettre porte de la main de George Sand : « Answered, le 10 février. »
  75. C’était justement Marc Dufraisse.
  76. C’était Greppo.
  77. C’était Lise Perdiguier, et sa lettre a été gardée par George Sand. Nous avons raconté les relations de George Sand avec les écrivains-prolétaires dans le volume III de notre ouvrage.
  78. Le comte Christophe-Michel Roguet, fils du général François Roguet, naquit à San-Remo en 1800, fut page de Napoléon ! « ’, polytechnicien, servit en Afrique, puis devint aide de camp de Napoléon III, et, après le coup d’État, général de division et commandant de la maison mihtaire, en décembre 1862, sénateur, et enfin en 1868 grand officier de la Légion d’honneur.
  79. Cf. avec la lettre de Marc Dufraisse à Mme Sand, plus bas.
  80. Dans le feuilleton du Temps, écrit le jour même de la mort de Napoléon III et intitulé : Dans les lois (il ne fait pas partie du volume Impressions et souvenirs, comme il le faudrait, mais de celui des Dernières pages), George Sand assure qu’après les premières entrevues avec Napoléon, déjà, elle se crut jouée et ne voulut plus le revoir, « …J’ai quitté Paris et manqué & un rendez-vous donné par lui. On ne m’a pas dit : « Le roi a failli attendre », on m’a écrit : « L’empereur a attendu… » — Le lecteur verra que c’est de l’histoire… comme on en écrit !
  81. Ce furent les ministres de l’Intérieur, de la Guerre et de la Justice.
  82. « On », c’est-à-dire M. de Persigny lui-même.
  83. Le comte Achille Baraguay d’Hilliers, né à Paris en 1795, militaire dès son plus jeune âge, eut le poignet emporté à la bataille de Leipzig, servit en Afrique, fut commandant à Constantine, puis à Besançon ; ayant quitté la service il fut représentant à la Constituante, puis à la Législative. S’étant rapproché de l’Élysée il remplaça le général Hautpoul à Rome, puis remplit les fonctions de commandant de l’armée du Rhin, appuya le coup d’État, se distingua dans la guerre avec la Russie, fit la campagne d’Italie où il gagna la bataille de Mariguan, fut maréchal de France, sénateur et vice président du Sénat. Il mourut en 1878.
  84. Alexandre Erdan, rédacteur de l’Événement.
  85. Mme Sand avait avancé pour motif de sa demande la nécessité de la présence de M. Aucante à Nohant pour les intérêts de la « gestion du dit domaine ».
  86. Cette lettre existe toujours.
  87. Lettre inédite de Ch. Abbatucci — alors garde des sceaux — du 13 avril 1852.
  88. Clésinger, mari de Solange, la fille de Mme Sand.
  89. Eugène Lambert.
  90. C’est-à-dire le prince Napoléon-Jérôme.
  91. Émile Ollivier.
  92. La célèbre amie de d’Orsay, lady Blessington, fut en son temps une beauté remarquable et une élégante de haute lice, puis la première éditrice des « keepsakes » et d’albums de beauties. Elle fit un livre sur Byron qu’elle avait beaucoup connu et écrivit quelques romans médiocres. Son salon, tant en France qu’en Angleterre, était des plus brillants. Elle ne survécut pas à sa ruine, ne put se consoler de vieillir et mourut en 1849 subitement, — on présume que ce fut un suicide.
  93. Voir plus haut, p. 168.
  94. Voir plus haut, p. 178.
  95. Journal de 1861, samedi, 6 décembre.
  96. Lettre inédite de Fulbert Martin à Bocage, datée du 11 février 1852 du fort de Bicêtre.
  97. Histoire de ma vie, t. IV, p. 313-315.
  98. Edgard Quinet : Lettres d’exil.
  99. Nous avons pu lire toutes les lettres écrites en exil par M. Périgois à Mme Sand, ainsi que de nouveaux amas de correspondances à son propos et à propos de Patureau entre Mme Sand et MM. Pietri, Delangle et autres.
  100. Correspondance, t. IV, lettre à M. Frédéric Villot du 4 septembre 1858. Voir aussi les Nouvelles lettres d’un voyageur, les Amis disparus : Patureau-Francœur.
  101. En 1852 Patureau-Francœur avait dû être arrêté en même temps que Lumet et les autres ; mais il parvint à rester caché jusqu’à ce que George Sand eût réussi à le faire graciée. Après la mort de Patureau, qui passa ses dernières années à Constantine, Mme Sand raconta dans la touchante nécrologie que nous venons de citer, comment il se cachait pendant vingt jours dans une grange, ne sortant que la nuit, protégé par la pitié généreuse et le respect des berrichons et surtout des paysannes berrichonnes. Parmi ses lettres à Mme Sand nous en avons trouvé une écrite de cette grange, et dans cette lettre un mot charmant de précision : Patureau dit entendre tout le temps le gazouillis des hirondelles juste au-dessus de sa tête, mais ne pas les voir, car il n’osait point, ne fût-ce une seconde, sortie sa tête de dessous le toit qui le protégeait.
  102. Dans le chapitre sur George Sand et les poètes prolétaires dans notre vol. III.
  103. Correspondance, t. IV, p. 110. La lettre du 6 octobre 1857 À S. M. l’Impératrice Eugénie, et la suivante, à la même, du 30 octobre.
  104. Cette lettre est adressée : Madame, Madame George Sand, chez M. Charles Poncy, à Toulon (Var).
  105. Cette opinion fit le tour de la presse européenne et y a si bien pris racine que tout dernièrement encore le London Telegraph en parlait comme d’un fait avéré.
  106. Correspondance, t. V, p. 384-385. Voir aussi, à ce sujet, à la page suivante de la Correspondance, la lettre au docteur Favre.
  107. Pseudonyme du critique de la Liberté.
  108. Malgrétout, p. 213-216.
  109. Impressions et souvenirs, t. II, p. 35.
  110. Lettres inédites de Charles Edmond à George Sand du 16, 23 et 24 janvier 1873. Les deux dernières renferment des jugements plus que curieux sur le prince Jérôme et sur toute la famille des Bonaparte.
  111. Lettre inédite de Charles Edmond du 6 février 1873. Voir plus haut, p. 210. Ce feuilleton ne fait pas partie — on ne sait pas trop pourquoi — du volume des Impressions et Souvenirs, mais de celui des Dernières Pages.
  112. Cf. avec ce qui a été dit plus haut, p, 210-214.
  113. Sylvanie Arnould-Plessy, foudroyée par la trahison et la brutale grossièreté de son amant infidèle, sauvée du désespoir par l’illustre femme qui la poussa à étudier les sciences naturelles, à oublier son pauvre petit moi au milieu de la grande Nature — dans l’une de ses lettres pleines d’une gratitude enthousiaste, parlait en ces termes du roman de Valvèdre, où George Sand avait, avec le plus de netteté, dit sa pensée sur le travail qui nous sauve et la science qui nous ennoblit et nous élève : « …Je vais vous remercier plus particulièrement encore de Valvèdre que de tout le reste. « Ce livre est pour moi moral et poétique au dernier point. J’en admire tous les sentiments, toutes les idées et votre héros (le Travail) me paraît aussi le Dieu qu’il faut apprendre à aimer dès l’enfance et le grand générateur de toutes les vertus. « Cette vérité, qui devrait être banale, est ignorée de presque toutes les femmes, et vous la rendez si saisissable, vous employez pour convaincre des paroles si douces que la lecture de ce livre doit faire du bien. « Moi, je vous félicite, je vous remercie, je vous fais mon plus beau compliment, parce que j’ai été attendrie et parce qu’après la lecture, à la réflexion, le charme n’a fait que croître. « Adieu, grande maman du public ! « Et que Dieu vous garde et vous bénisse. »
  114. Voir la lettre à Flaubert du 18 septembre 1868, Cf. Correspondance, t. V. p. 276-277 et Correspondance entre George Sand et Gustave Flauhert, p. 130 et suivantes.
  115. Lettres inédites de Georçe Sand à Charles Edmond et à Charles Duvernet du 8 septembre 1857.
  116. Voir plus haut p. 239.
  117. Voir George Sand, sa vie et ses œuvres, t. I, p. 97-99
  118. C’est nous qui soulignons.