George Sand (Caro)/4

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 118-153).



CHAPITRE IV

L’INVENTION ET L’OBSERVATION CHEZ GEORGE SAND.
SON STYLE. CE QUI DOIT PÉRIR
ET CE QUI SURVIVRA DANS SON ŒUVRE


Quelle part Mme Sand fait-elle à l’imagination et quelle part à l’observation ? Comment se combinent en elle la puissance d’invention, qui est si variée et si féconde, avec l’expérience de la vie réelle, dans les différentes situations qu’elle décrit et les caractères qu’elle met en jeu ? On a souvent tranché la question d’un mot : Idéaliste et romanesque, Mme Sand n’observe pas.

C’est bientôt dit ; il serait pourtant injuste de croire que ces facultés soient toujours contraires et divisées et d’en conclure qu’il y ait dans le roman deux écoles radicalement opposées, celle de George Sand et celle de Balzac. Il n’y aurait même pas de paradoxe à établir que Mme Sand observe très finement, et que Balzac, de son côté, imagine avec une sorte d’intrépidité. Au fond, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas deux écoles contraires en littérature, comme on se plaît à le répéter, celle de l’imagination ou l’idéalisme, celle de l’observation ou le réalisme. Je n’attache, pour ma part, qu’une médiocre importance à ces distinctions tranchantes de programmes et à ces prétentions absolues en sens divers. Peut-être même, en réalité, n’y a-t-il pas d’écoles littéraires proprement dites ; il n’y aurait que des tempéraments différents, organisés plus spécialement pour l’observation ou l’imagination : les uns plus sensibles à l’exactitude du détail, les autres donnant libre carrière à leur puissance d’invention. Une école se crée artificiellement lorsqu’un écrivain d’un tempérament donné, ayant expérimenté son initiative ou son succès dans un certain sens, s’institue, un beau jour, le maître d’un genre. Il se fait accepter, à ce titre, par une foule d’esprits secondaires qui prennent le mot d’ordre et se mettent à la suite, exagérant la manière de l’initiateur et dociles au succès, qui révèle souvent un goût changeant de l’opinion. C’est ainsi qu’on arrive à faire un système tout simplement avec les qualités et surtout avec les défauts d’un homme.

Toutes ces querelles d’écoles nous paraissent vaines. Il n’y avait pas eu, à l’origine, de dissentiment absolu entre Mme Sand et Balzac, qu’elle rencontra plusieurs fois dans les années de son noviciat littéraire à Paris. Elle déclare elle-même, avec un éclectisme très dégagé et une spirituelle tolérance, que toute manière est bonne et tout sujet fécond pour qui sait s’en servir. « Il est heureux, disait-elle, qu’il en soit ainsi. S’il n’y avait qu’une doctrine dans l’art, l’art périrait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles. » Balzac était une preuve vivante à l’appui de sa théorie. « Elle poursuivait l’idéalisation du sentiment qui faisait le sujet de son roman, tandis que Balzac sacrifiait cet idéal à la vérité de sa peinture. » Mais il se gardait bien de faire de ce sacrifice un programme d’école ; c’était une simple tendance de son esprit qu’il exprimait ainsi. Plus libéral que ne le furent plus tard ses disciples, il admettait au même titre la tendance contraire et félicitait Mme Sand d’y rester fidèle. Ainsi, ces deux grands artistes se maintenaient justes et tolérants l’un pour l’autre. Balzac, d’ailleurs, lui aussi, ne s’asservissait pas à un dogme. Il essayait de tout ; il cherchait et tâtonnait pour son propre compte. Ce n’est que beaucoup plus tard que l’école, s’étant formée, attribua au chef un système absolu qui n’avait été d’abord qu’une préférence de goût.

À plus forte raison peut-on le dire des dynasties qui se sont succédé depuis Balzac, et dont les chefs principaux n’ont fait que rédiger dans des programmes les qualités dominantes de leur esprit, soit Flaubert, l’homme d’un chef-d’œuvre unique et d’un immense labeur, soit les frères Goncourt, deux artistes de la sensation subtile et aiguë, soit Alphonse Daudet, dont l’observation profonde et cruelle a eu de si fortes prises sur les esprits de son temps, ou bien encore Zola, qui a créé l’épopée du roman ultradémocratique, le maître de l’Assommoir et de Germinal, jusqu’à l’avènement nouveau de Paul Bourget et de Guy de Maupassant, l’un psychologue raffiné et souffrant « du mal de la vie », l’autre doué d’un humour naturel et d’un style de race qui dissimulent mal un fond effrayant de mépris pour l’homme, peut-être même, si l’on pénètre plus loin, une tristesse presque tragique. En réalité, peut-on dire que chacun de ces noms représente une école ? Assurément non ; ce qu’il faut y voir, ce sont des diversités d’esprits à l’infini, dont chacun s’attribue l’initiative et la souveraineté d’un genre nouveau ; il y a des variations de genres d’un esprit à un autre, comme, à certains moments, il y a des variations du goût dans l’esprit public. Les modes n’ont qu’un temps ; elles se succèdent les unes aux autres sans se détruire et même sans se remplacer, par une sorte de rythme régulier. Nul ne peut dire de quel côté ira la génération prochaine, quand on sera fatigué des excès de l’observation brutale. Ce sera peut-être l’occasion de revenir à George Sand, trop délaissée un instant par une époque exclusivement positive, amoureuse des faits plus que des idées, éprise de méthodes expérimentales là même où elles n’ont que faire, et défiante des belles chimères. Et déjà paraissent chez des esprits en éveil des symptômes d’une réaction vers la créatrice de tant de beaux romans.

George Sand était portée, par son tempérament d’esprit, à la conception d’aventures plus ou moins chimériques, au conflit des passions idéales avec des événements imaginaires ; elle s’y complaisait délicieusement. Mais on se tromperait fort en croyant qu’elle observât médiocrement la vie réelle et qu’elle ne s’en inspirât que rarement. Que de preuves nous pourrions donner du contraire ! Dira-t-on qu’elle n’est pas, en même temps qu’une merveilleuse artiste d’inventions superbes, une psychologue pénétrante dans presque toutes ses œuvres, dans certaines parties au moins ? Au moment où elle écrivait ses premiers romans, à l’aurore de sa vie littéraire, que d’observations fines et variées elle déploie déjà, quelle expérience de la vie réelle, profondément sentie, se révèle, bien que moins en dehors que chez Balzac, moins étalée en surface, mais bien délicate et d’un ton si juste, jusqu’au moment où la chimère s’empare de l’auteur et l’emporte avec le lecteur au ciel ou aux abîmes.

Vous rappelez-vous, au hasard des premières œuvres, l’intérieur glacial de ce petit castel de la Brie ? Comme cela est bien vu, finement observé ! Comme toutes ces attitudes diverses ont été notées dans un souvenir exact ! Comme tous ces détails d’intérieur sont rendus ! Comme on sent peser lourdement sur chacun des acteurs le poids d’une soirée d’automne pluvieuse qui a suivi une journée plus monotone encore ! Ce vieux salon, meublé dans le goût Louis XV, que le colonel Delmare arpente avec la gravité saccadée de sa mauvaise humeur, cette jeune créole, toute fluette, toute pâle, Indiana, enfoncée sous le manteau de la cheminée, le coude appuyé sur son genou, dans sa première attitude de tristesse non encore révoltée, mais prête à l’être au premier signal de la passion ; en face d’elle, ce Ralph, fixe et pétrifié, comme s’il craignait de déranger l’immobilité de la scène, de même que dans tout le roman il craindra de troubler les événements par sa modeste personnalité, jusqu’à ce que les événements lui imposent un rôle d’héroïsme qui le trouvera prêt : n’y a-t-il pas dans chacun de ces traits comme une expérience personnelle, une impression de vie réelle, une préparation des destinées qui vont s’accomplir ? Combien elle est curieuse aussi, dans une autre œuvre, voisine de celle-ci par la date, la psychologie d’André, avec cette sensibilité naïve, emportée en dedans, craintive au dehors, avec cette tendresse de cœur qui le rendait presque repentant devant les reproches, même injustes ! Ce sont là d’admirables études de caractères. L’insurmontable langueur de ce personnage, cette inertie triste et molle, l’effroi des récriminations, cette avidité vague et fébrile de l’inconnu, tout cela ne fait-il pas de lui la victime inévitable du conflit qui va briser sa vie entre le marquis de Morand, son père, un tyran sans mauvaise humeur, un joyeux et loyal butor, et sa maîtresse, Geneviève, une pauvre fleuriste qui prendra tout ce cœur déshérité et qui mourra de cet amour ! Pas une page ici, pas une ligne qui ne soit du roman expérimental, sauf la poésie, qui transfigure tout, même l’analyse, même l’observation. Nous pourrions faire la même enquête, qui nous donnerait le même résultat, jusqu’à Jean de la Roche, jusqu’au Marquis de Villemer, en insistant sur ce trait que les situations données et les caractères indiqués sont presque toujours pris dans la réalité la mieux observée, et que ce n’est que dans la suite et sous la pression d’une imagination qui ne se contient plus que les caractères s’altèrent, se déforment ou s’idéalisent à l’excès.

Il y a un de ses romans surtout, dont elle dit elle-même « qu’il est un livre tout d’analyse et de méditation », et qui m’a semblé se détacher en relief sur l’ensemble de son œuvre, comme une des plus fortes études qui aient jamais été faites sur une des formes maladives de l’amour, la jalousie ; je veux parler de Lucrezia Floriani. Il importe peu que ce soit un chapitre de psychologie intime, où les personnages réels du drame de sa vie peuvent se reconnaître eux-mêmes sous des noms nouveaux. Il importe moins encore que George Sand se soit faiblement défendue d’avoir voulu faire dans ce roman des portraits très exacts[1]. Ce qui importe, c’est l’exactitude de la peinture morale qu’elle nous a donnée, quel que soit l’exemplaire vivant où elle en a pris les traits. Le point de départ, ce fut un de ces amours réputés impossibles et qui sont précisément ceux qui éclatent avec le plus de violence. « Comment le prince Karoll, cet homme si beau, si jeune, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il, inopinément et sans combat, sous l’empire d’une femme usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l’égard de celles qu’il respectait le plus, crédule jusqu’au fanatisme à l’égard de celles qu’il avait toujours niées, et qu’il devait nier toujours ? » Ce fut, en effet, un terrible malentendu ; le châtiment ne se fit pas attendre. À peine la destinée de cet invraisemblable amour s’est-elle accomplie, l’imagination du prince Karoll s’excite sur toutes les circonstances de la vie de Lucrezia, même sur ce passé qu’on ne lui a pas caché ; les difficultés commencent ; tout s’assombrit dans cette âme où le soupçon est entré ; la vie entre ces deux êtres n’est plus qu’un long orage. Comment naît la jalousie, comment elle jette son poison secret dans les rapides joies de ce bonheur, étonné d’abord de lui-même, comment elle le corrompt sans le détruire, produisant les courtes folies, les angoisses délirantes, les fureurs qui éclatent ou celles qui tuent par de longs silences, comment les ruines morales s’accumulent sous les coups d’un insensé, jusqu’au dénouement fatal, vulgaire et poignant, voilà ce que raconte ce livre avec une logique de déductions, une sûreté de traits, une profondeur d’analyse qui trahissent la vie observée de près et profondément sentie. La jalousie incurable du passé, voilà la maladie du prince Karoll. Les détails et la gradation du mal sont marqués avec une précision presque scientifique. Il a aimé cette femme, sachant tout, et, malgré tout, il l’a aimée quand elle n’était plus ni très jeune ni très belle, en dépit d’un caractère qui était précisément l’opposé du sien, et n’ayant pu prendre jamais son parti de ces mœurs imprudentes, de ces dévouements effrénés, de cette faiblesse d’un cœur jointe à cette hardiesse d’un esprit qui semblaient une violente protestation contre tous les principes et les sentiments sur lesquels il a vécu jusque-là. Il n’a jamais pu pardonner à cette femme d’être si différente de lui-même. Il la poursuivra de sa folie croissante et devenue à la fin presque furieuse jusqu’au jour où Lucrezia tombe, sans avoir, une seule heure, inspiré de confiance à son étrange amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d’être aimée de lui comme une maîtresse, jamais comme une amie. — Que ceux qui refusent à George Sand la faculté d’analyse relisent ce roman et qu’ils disent s’il n’y a pas là une admirable et profonde étude de passion, si chaque page n’est pas écrite avec une observation ou un souvenir ?

Ce qui a donné le change sur l’absence prétendue de la faculté d’observation chez George Sand, c’est qu’il arrive un moment, même dans ses plus belles fictions, où le romanesque s’introduit à forte dose dans le roman, l’absorbe tout entier et efface tout le reste. Le romanesque, c’est l’exaltation dans la chimère : il marque l’âge d’une génération et la date d’un livre ; il se reconnaît à la manière d’aimer (surtout à la façon de dire que l’on aime), à la manière de concevoir et d’imaginer les événements, à la manière plus ou moins agitée et surexcitée d’écrire. Un maître de la critique, M. Brunetière, a marqué fortement ces traits : « … Cette façon forcenée d’aimer fut celle de toute la génération romantique. Tout le monde n’aime pas de la même manière, et chacun a la sienne ; mais les romantiques ont aimé comme personne avant eux n’avait fait, ni depuis… Certes, Indiana, Valentine, Lélia même et Jacques sont de curieuses études de l’amour romantique. George Sand, selon son instinct, n’a pris, dans la réalité, qu’un point de départ ou d’appui, qu’elle quitte aussitôt pour revenir au rêve intérieur de son imagination… Il y a dans ces romans une partie romanesque et sentimentale qui a étrangement vieilli[2]. »

Prenons, dès les débuts, deux des œuvres les plus célèbres, Valentine et Mauprat, et voyons comment ce jugement se vérifie, et aussi comment le pronostic se réalise. Dans chacune d’elles il y a une matière riche, neuve, variée, d’invention naturelle, et aussi semblable au vrai qu’il est possible, mêlée bientôt à des exagérations de caractères ou de détails qui étonnent ou révoltent l’imagination la plus docile et la plus crédule. Que la ravissante Edmée aime son cousin Bernard, qu’elle l’ait aimé dès sa rencontre avec lui dans la société épouvantable des Mauprat, qu’elle ait tacitement choisi ce rustre, ce sauvage qui sait à peine signer son nom, qu’elle ait pris à tâche de le civiliser pour le rendre digne d’elle, qu’elle ait réussi enfin, à force de dévouement actif et silencieux, à en faire un vaillant homme, un honnête homme, en l’élevant jusqu’au niveau de son cœur, tout cela, c’est le roman même, et quel beau, quel noble roman !

Mais à travers ce courant divers ou mélangé de deux existences, séparées à l’origine par des abîmes et que le plus sincère amour a rapprochées dans la vie, l’élément invraisemblable se glisse, grandit, intercepte l’intérêt, contrarie à chaque instant les belles et saines émotions du roman, les empêche de germer à l’aise. C’est la perpétuelle apparition du père Patience à tous les carrefours du pays et à chaque page du roman ; c’est l’inévitable intervention de cet homme qui a tout appris dans la vie des champs, qui sait tout du présent et de l’avenir, de ce grand justicier, de ce magistrat improvisé qui impose silence aux puissances de la province, de ce paysan qui joue, à chaque occasion, le rôle de Mirabeau, conduisant par sa parole les événements, nouant et dénouant l’action ? N’est-ce pas le faux et l’invraisemblable en personne ? Qui nous délivrera de ce type artificiel, de son bavardage et de son infaillibilité ? C’est vraiment trop demander à notre bonne volonté que de nous faire accepter ce prolixe collaborateur, éclairé des feux de la révolution prochaine, travaillant, au nom du contrat social, à la justification de Bernard, qui n’est pas coupable, et au dénouement du roman, qui se dénouerait fort bien sans lui. Élément romanesque, et d’autant plus blâmable ici qu’il est inutile. Ce bonhomme Patience m’a bien l’air de jouer la Mouche du coche, et le mutisme actif de Marcasse fait dix fois plus de besogne, sans en avoir l’air, bien qu’il ait, lui aussi, une bonne part de romanesque.

Valentine est, à côté de Mauprat, un des plus charmants et des plus tragiques récits d’amour. Car, que demander à Mme Sand ? Au fond, elle ne sait que l’amour. Elle a prodigué, ici encore, les plus merveilleuses peintures de ce sentiment, elle l’a encadré dans le théâtre de ses longues et continuelles rêveries, dans ces paysages du Berry qu’elle a tant aimés. Elle a trahi, par la grâce d’un incomparable pinceau, l’incognito de cette contrée modeste, de cette Vallée-Noire, dont elle dit : « C’était moi-même, c’était le cadre, c’était le vêtement de ma propre existence ». Et tout cela elle l’a livré au public, comme attirée par un charme secret et le répandant à son tour. De là est sortie cette analyse de passion qu’on n’oublie plus et qui fait de chaque lecteur un complice de Bénédict. On le suit, on le voit arrêté, contemplant Valentine, sur le bord de l’Indre, tandis qu’assis sur un frêne mal équarri, il s’enivre de son image, tantôt réfléchie dans l’onde immobile, tantôt troublée par un frisson de l’eau. Il ne pense pas, dans ce moment-là, il jouit, il est heureux ; il boit par les yeux le poison fatal dont il mourra. Les événements se développent ; mais déjà peu à peu quelques-uns des caractères d’abord indiqués changent et se déforment. Bénédict est le paysan sublime et passionné. M. de Lansac, le fiancé de Valentine, d’abord un très galant homme, devient le type légèrement chargé d’abord, puis démesurément avili de l’homme du monde sans passion généreuse, sans jeunesse morale, usé et flétri au dedans, d’ailleurs cupide et débauché, tout ce qu’il faut pour rendre la lutte difficile à Valentine, facile à Bénédict. Mme de Raimbault, une femme du monde, qui a simplement des préjugés, passe tout à coup à l’état d’une vieille coquette, coureuse de bals de sous-préfecture, qui se désintéresse de sa fille à un point invraisemblable, ainsi que plus tard M. de Lansac de sa femme, sans doute pour laisser les incidents les plus graves se développer à leur aise, sans la gêne de la vie de famille, où la plus simple surveillance entraverait les libres allures du roman. Ainsi s’explique ce va-et-vient des personnages les plus compromettants et les plus faciles à compromettre, qui entrent dans le parc et le château, ou bien en sortent, comme il leur plaît, le jour et même la nuit. Bénédict en profite à souhait, d’abord pour essayer de tuer à l’affût, dans la soirée même du mariage, l’époux, M. de Lansac, sous le prétexte étonnant de punir « une mère sans entrailles qui condamnait froidement sa fille à un opprobre légal, au dernier des opprobres qu’on puisse infliger à la femme, au viol », puis, pour s’introduire au château furtivement, et prendre la place de M. de Lansac absent dans la chambre nuptiale. Et de là une des plus incroyables folies qui puissent traverser une imagination exaltée, cette scène capitale de la nuit de noces entre Valentine malade, aliénée d’elle-même, tombée par désespoir dans une sorte de somnambulisme, et Bénédict, qui passe près d’elle les heures troublantes de la nuit, s’exaltant de la présence aimée, livré à toutes les furies de la passion, qu’heureusement une série de hasards transforme en un inoffensif et délirant monologue. Tout cela est bien étrange. « Il ne faut pas oublier, dit Mme Sand ingénument, que Bénédict était un naturel d’excès et d’exception. » Il le prouvera jusqu’à la fin, à travers des incidents sans nombre, des surprises et des rendez-vous manqués, jusqu’à un meurtre absurde, jusqu’au coup de fourche qui atteint le héros par suite d’un ridicule malentendu. Toute cette seconde partie du roman est une série de drames vulgaires et forcenés où l’invraisemblable tue l’intérêt. Le charme s’est évanoui. Mais qu’il était grand, irrésistible dans la première partie du livre !

George Sand avait elle-même conscience de cette impulsion étrange qui la portait à un romanesque exagéré : « Je déclare aimer beaucoup, disait-elle dans le préface de Lucrezia Floriani, les événements romanesques, l’imprévu, l’intrigue, l’action dans le roman… J’ai fait tous mes efforts, cependant, pour retenir la littérature de mon temps dans un chemin praticable entre le lac paisible et le torrent… Mon instinct m’eût poussée vers les abîmes, je le sens encore à l’intérêt et à l’avidité irréfléchie avec lesquels mes yeux et mes oreilles cherchent le drame ; mais quand je me retrouve avec ma pensée apaisée, je fais comme le lecteur, je reviens sur ce que j’ai vu et entendu, et je me demande le pourquoi et le comment de l’action qui m’a émue et emportée. Je m’aperçois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises raisons de ces faits que le torrent de l’imagination a poussés devant lui, au mépris des obstacles de la raison ou de la vérité morale, et de là le mouvement rétrograde qui me repousse, comme tant d’autres, vers le lac uni et monotone de l’analyse ».

On pourrait faire un travail de ce genre sur la plupart des romans de George Sand et fixer les proportions variables de ces deux éléments qu’elle emploie, le chimérique poussé à outrance et le réel finement observé. C’est là que se révélerait le grand défaut de cette belle imagination créatrice. Elle ne sait pas composer une œuvre ; elle ne sait y conserver ni l’unité du sujet, qui change souvent, ni l’unité de ton dans les caractères qui s’altèrent sans cesse. Elle n’en a d’avance arrêté ni le but ni les proportions. Quand par hasard il lui arrive de conserver l’unité de l’œuvre, c’est à son insu et comme par un coup de la grâce. Elle concevait des personnages dans une situation donnée, qui était presque toujours un état de passion, elle s’éprenait d’eux, elle s’y intéressait ardemment et pour son propre compte, tandis qu’elle les racontait et les peignait avec la flamme intérieure ; elle s’abandonnait à une sorte de hasard d’inspiration qui amenait les grandes luttes, mais qu’elle gouvernait bien peu, disait-elle, au point d’ignorer d’avance comment ces batailles de la vie se termineraient et comment le roman se dénouerait. C’était véritablement le triomphe de ce qu’on a nommé plus tard l’inconscient dans le talent ou dans le génie. Je ne puis, en effet, mieux exprimer ce singulier phénomène dont elle donnait le spectacle étonnant dans sa méthode de travail, qu’en disant que c’était un phénomène d’inconscience superbe, mais bien peu sûre dans le résultat. Rien de calculé, en apparence, rien de prémédité ; pas même les grandes lignes arrêtées ; tout procédait dans son art comme dans la vie. Quand une rencontre dramatique a lieu, quand une grande aventure commence, qui peut dire, dans le train de l’existence, ce qui devra arriver le lendemain ? Il en était de même dans le domaine de son imagination. Elle ne savait pas la veille ce qui arriverait de ses héros ou à ses héros. Elle les livrait à la fatalité de son art, comme la vie les livre à la fatalité des événements. De là ce contraste saillant dans ses œuvres : l’entrain, la fougue, les merveilleux préludes, le commencement enchanteur de presque toutes ses fictions, des plus belles. Puis, à un certain moment, il se produit une sorte de fatigue : la richesse des développements devient de la prolixité, le récit se traîne en méandres inutiles ; le style aussi se lasse et se néglige. Et cependant il faut bien finir. On finit, mais c’est une fin de raison, non d’inspiration. La composition languit, tout simplement parce qu’il n’y a pas eu de plan préparé, et que la composition n’est pas portée jusqu’au bout par l’ardeur de la pensée ou de la passion. Les dénouements n’égalent jamais les préludes de l’œuvre. On la voyait vivement préoccupée d’une idée de roman, possédée par son sujet, à tel point que tous ceux qu’elle avait traités auparavant semblaient ne plus exister pour elle, et, quelque temps après, elle avait hâte de dire adieu à ses personnages les plus chers d’un jour. Elle avait usé et comme consumé par le feu de son imagination les plus beaux enfants de son rêve ; elle les replongeait dans le passé, en un tour de main, je pourrais dire dans le néant. N’était-ce pas un néant relatif que cet oubli qui succédait si vite en elle à la présence réelle de tous ces personnages, dont le nom même sortait parfois de sa mémoire ? La fournaise ardente s’était refroidie ; pour se rallumer, elle attendait d’autres types, d’autres moules d’où allait sortir un monde nouveau.

Quand le chimérique s’introduit ainsi dans ses œuvres, forçant les événements et les caractères, c’est une preuve que chez elle l’inspiration s’épuise, que la fatigue se trahit et que l’auteur ressent une certaine hâte d’en finir avec le sujet dont elle a déjà exprimé la substance et la fleur. Mais il faut bien se garder de confondre ce romanesque médiocre, qui exprime une lassitude dans son talent, avec un autre genre de romanesque, qui produit chez elle des œuvres exquises et qui est un jeu enchanté de son imagination. Pour bien marquer cette nuance, deux noms suffisent ; nous pourrions en citer dix : Teverino et le Secrétaire intime. Ce sont là des récits conçus dans une heure de fécondité heureuse et qui semblent avoir été achevés sous la même inspiration fraîche et sans défaillance, de la première à la dernière page, sans un intervalle de repos ni de fatigue. Songes d’une nuit d’été, rêveries d’une journée de printemps, on ne sait de quel nom désigner ces fictions magiques, qui vous tiennent comme suspendus dans un monde légèrement idéal, où tout succède au vœu de l’auteur avec une complaisance des événements et une docilité des personnages qu’on ne trouve pas toujours en ce monde. Le Secrétaire intime est une fantaisie « qui lui est venue après avoir relu les Contes fantastiques d’Hoffmann » ; il a gardé quelque chose de son origine. Tout est invraisemblable dans cette principauté bâtie entre ciel et terre, aux ordres de cette souveraine énigmatique et ravissante, Quintilia Cavalcanti, tour à tour folle du luxe et du plaisir, et adonnée au plus sérieux labeur de la pensée, soupçonnée des plus noirs crimes d’amour, une Marguerite de Bourgogne qui se montre dans un cadre enchanté, puis tout à coup révélée à travers les aventures les plus contraires comme une épouse admirable, vertueuse et fidèle à un époux qu’elle adore dans l’incognito de son exil errant. L’amour légitime avec des airs d’aventurier ! Quel rêve enfin réalisé par Mme Sand ! C’est la seule manière, à ce qu’il paraît, de faire supporter le mariage. Et que d’épreuves pour le jeune comte de Saint-Julien, jeté en plein mystère par un hasard de voyage, admis sur le grand chemin dans le carrosse de la princesse, au grand déplaisir de la lectrice et de l’abbé, à la stupéfaction de la petite cour fabuleuse et agitée où il débarque comme un événement, puis montant en grade et en faveur avec une rapidité qui lui donne le vertige, et dans ce vertige fatal concevant un impossible amour qui le mène au bord des plus grands périls. Le dénouement arrive. L’heureux époux, le mystérieux Marx, sauve Julien de ses imprudences. Notre héros sort de cette féerie, tour à tour ravi, épouvanté, humilié, meurtri. La guérison ne viendra que plus tard, après la maladie de rigueur, qui suit les grandes défaillances, et le retour dans sa famille, où il rapportera une imagination plus calme, une âme plus indulgente et le souvenir, le rêve plutôt des aventures dont il a eu pendant une année le spectacle éblouissant et tragique devant les yeux. Il n’y a pas de bon sens dans cette fable. Mais quelle jolie suite aux Contes d’Hoffmann ! C’est ainsi qu’un grand artiste imite et s’inspire.

C’est de la même source de romanesque heureux qu’est sorti Teverino. Il arrive ainsi bien souvent à George Sand, lasse de la vie plate et vulgaire, de vouloir s’en échapper à tout prix, et de se raconter à elle-même de merveilleuses histoires, comme celles qui prenaient tant de place autrefois dans sa vie d’enfant et qui finissaient par lui faire une existence rêvée presque aussi importante, dix fois plus précieuse et plus chère que l’autre. C’est dans un de ces jours où, comme Scheherazade dans les Mille et une Nuits, mais pour satisfaire à son caprice d’imagination et non pas à celui d’un sultan féroce, elle s’amusait elle-même et s’enchantait de ces récits, qu’elle conçut l’idée de cette journée unique, et qu’une fois conçue comme à travers un songe, elle la jeta sur le papier, dans sa vivacité et sa fraîcheur intactes, à peine entamées par le travail presque insensible de la composition.

Certes il y a bien de quoi crier à l’invraisemblance quand on voit s’organiser, au hasard des événements, cette jolie caravane de voyage, dans la villa de Sabina, au lever du soleil. Léonce conjure Sabina de se laisser emmener où il voudra, sans rien lui désigner d’avance, à travers les paysages les plus variés, aussi loin qu’on pourra aller dans une seule journée. Il a touché la corde magique, l’inconnu ; la fantaisie enlève les dernières résistances ; Léonce va devenir l’arbitre de cette journée. On part à deux, avec la négresse de Sabina et le jockey sur le siège. Et bientôt les rencontres commencent : on enlève un bon curé qui marchait gravement sur la route, son bréviaire à la main ; un peu plus loin, une ravissante petite paysanne errante, qui a pour spécialité d’apprivoiser les oiseaux et qu’on annexe à la caravane ; plus loin enfin, à travers mille aventures, le héros du roman, le plus singulier et le plus merveilleux des héros, un voyageur que Léonce rencontre se baignant dans un lac, bien différent dans sa noble nudité de ce qu’il paraissait être, un instant auparavant, sous ses haillons sordides. Léonce fait de lui un homme comme il faut en lui jetant des habits convenables. Touchant apologue qui nous fait voir qu’il n’y a bien souvent qu’une question de vêtements entre les hommes, surtout dans les romans de Mme Sand ! C’est une idée chère à l’auteur, et qu’elle reprendra souvent, jamais avec autant de bonheur et de grâce. Teverino s’est révélé à Léonce avec sa distinction naturelle ; c’est le plus beau des mortels et le plus éloquent des artistes. Dès lors il va prendre sa place, qui sera la première, dans cette journée romantique ; il marque en tout genre une supériorité de virtuose, de philosophe, d’ami dévoué (bien qu’improvisé), d’amant chevaleresque, si bien qu’il remplit toute la fin de la journée, toute la soirée qui la termine et la matinée qui la recommence, des propos les plus fins, les plus brillants, les plus poétiques, des actes les plus audacieux, des engagements de cœur les plus hardis, arrêtés à temps avec une discrétion que n’aurait pas un homme du monde. Il éblouit de sa voix d’artiste toute une petite ville italienne où l’on s’est arrêté pour le soir, il étonne de plus en plus Léonce, il l’irrite même et le domine par la noblesse de sa conduite, il se fait un instant presque aimer de l’élégante et hautaine Sabina ; et ce n’est que par générosité qu’après l’avoir troublée, comme pour faire l’épreuve de sa puissance, il détache de lui ce cœur fragile, un instant surpris, le rend à Léonce, et disparaît. — Ce souverain improvisé de quelques heures, pendant cette journée unique, est l’enfant gâté de George Sand. C’est bien l’artiste aventurier qu’elle a toujours aimé, un de ces bohèmes de génie, déguenillés mais délicats, nobles et superbes, qui doivent leurs riches facultés à la nature, et qui les ont conservées avec soin, grâce à une indépendance, à une paresse, à un désintéressement qui les rend pauvres, mais les garde purs. Elle l’a vu agir devant ses yeux, cette fois ; elle l’a vu marcher, ce héros longtemps imaginé, elle l’a vu dominer le petit monde où elle l’a introduit. Elle en a été heureuse, comme du succès d’un fils chéri de son imagination. On peut sourire de ce facile bonheur qu’elle s’est donné à elle-même. Mais les traits de la vie réelle se mêlent si bien ici à la fable, il y a de si charmants épisodes dans cette journée disposée par la plus aimable et la plus ingénieuse des providences, il y a des conversations si élégantes et si délicates, qu’il faut bien en passer par la fantaisie de l’auteur, et vraiment on aurait mauvaise grâce à résister au charme qui vous pénètre et vous entraîne.

Le roman, ainsi conçu, est tout simplement de la poésie. Soit. Est-ce donc là quelque chose de si malheureux, et George Sand perdra-t-elle quelque chose à une accusation de ce genre ? Il faut bien que le roman se rapproche de la poésie ou de la science. Le roman scientifique est en grand honneur de nos jours : la science des mœurs, des institutions, des classes sociales, des caractères et des tempéraments, des influences physiologiques et médicales qui déterminent l’individualité de chacun, des hérédités que l’on subit à travers les âges, voilà la matière indéfinie et toujours variée du roman expérimental. Mais faut-il sacrifier à ce genre unique tous les autres genres et en particulier celui qui considère le roman comme une œuvre à la fois d’analyse et de poésie, comme George Sand le définissait d’instinct ? Prenons garde, le roman selon George Sand, c’est le vrai roman national ; si nous en croyons les interprètes des origines de notre littérature[3], il est né des anciennes chansons de geste ; il est de la même famille que la poésie ; et qui pourra d’ailleurs démontrer qu’on a tort de le comprendre ainsi ?

On notera, avec un soin pédantesque, les invraisemblances qui abondent dans les fictions de George Sand. Mais ne serait-il pas aisé de noter, en regard de l’invraisemblance des événements que l’on peut signaler chez elle, le défaut de logique des caractères chez les naturalistes le plus en vogue, l’inc ohérence des sentiments, la bizarrerie maladive de la conduite, sous prétexte de maladies ou d’hérédité ? Et nous en viendrions à nous demander de quel côté il y a le plus d’invraisemblable. C’est une querelle qui durera longtemps et où nous n’avons pas l’intention d’entrer. Il serait pourtant curieux de savoir si les prétendus observateurs de la réalité ne font pas autant de concessions que les autres romanciers à une certaine convention aussi artificielle, aussi arbitraire, aussi fausse que celle dont ils font un si terrible grief à l’école qu’ils veulent détruire, comme si l’on détruisait des tempéraments et des goûts !

À cette manière de comprendre le roman, correspond le style, qui mériterait une étude à part chez George Sand et dont nous n’indiquerons que quelques traits, bien reconnaissables à travers la variété infinie des sujets qu’elle a traités et dans la longue suite de cette vie remplie pendant quarante-six ans des plus féconds travaux.

Certes on ne peut pas dire qu’elle n’ait pas fait, pendant un aussi long intervalle de temps, son éducation d’écrivain, et qu’elle n’ait pas modifié son instrument d’expression et ses ressources. Cependant, dès le début, sa langue était formée, déjà ample et souple, pleine de mouvement et de feu. Le long travail d’une vie littéraire ne fit que la développer, il ne la créa pas ; elle lui était venue comme d’instinct, aussitôt que, dans sa retraite de Nohant, elle jeta sur quelques feuilles éparses ses tristesses, ses larmes, ses révoltes, toute la matière de son rêve intérieur. Les mots lui obéissaient déjà sans résistance, les images suivaient d’elles-mêmes et s’entrelaçaient sans effort avec une justesse que rencontrent seuls, du premier coup, les écrivains de race. Écrire est, pour certaines personnes, aussi naturel que respirer. George Sand écrivait en prose comme Lamartine en vers ; c’était pour tous les deux une sorte de fonction de la vie ; ils la remplissaient sans l’avoir étudiée ; ni l’un ni l’autre n’aurait pu en rendre compte à eux-mêmes ni aux autres. Ni l’un ni l’autre ne furent des artistes de travail et de volonté ; ils furent des artistes de nature ; ils étaient nés grands écrivains, ils l’étaient dès la première page.

Cette facilité, qui est un don, est un piège. George Sand n’a pu échapper à ce péril d’un abandon trop peu surveillé au courant qui l’entraîne. Elle a une complaisance excessive à développer ses idées ; elle s’endort parfois, elle s’oublie dans une sorte de prolixité qui la trompe elle-même ; elle a ses négligences. On a aussi noté trop souvent une certaine tendance à l’emphase, pour que ce grief n’ait pas quelque motif. Dans les conversations, ou plutôt dans les discours dialogués de Lélia ou de Spiridion, de Consuelo ou de la Comtesse de Rudolstadt, il est certain que ce beau style devient la proie d’un lyrisme philosophique assez nuageux, qu’il s’y dissout en vapeurs fuyantes ou s’y assombrit jusqu’à une sorte d’obscurité volontaire. Les ténèbres ne vont pas à ce tempérament sain et naturel de l’écriva in. Il les secoue avec bonheur et se retrouve tout entier, quand la crise philosophique est terminée, soit dans les descriptions de paysages, qui, dans Lélia, sont d’un art merveilleux, soit dans les peintures de caractères, dès que l’écrivain sort de ces régions d’une demi-réalité à peine consistante, quand il touche terre, quand il se prend à la vie ou qu’il s’égaye d’une de ces situations qu’il a inventées (comme les diverses rencontres de voyageurs dans Teverino). Il y a là des parties de dialogues très vives, spirituelles, d’autres très élégantes, des remarques et des conversations pleines d’un esprit de belle tournure et de bonne compagnie, même quand les personnages sont équivoques. On n’a peut-être pas assez remarqué cette qualité de l’esprit dans le style de George Sand : « Les romantiques, a-t-on dit, n’ont pas connu la bonne plaisanterie : ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni Vigny, ni Hugo, ni Balzac, ni George Sand. » Cela n’est pas tout à fait juste pour Mme Sand. Elle n’avait pas d’esprit dans la conversation, elle ne savait pas plaisanter en causant. Mais tout changeait quand elle avait la plume à la main. Elle suivait alors, d’un trait rapide, les conversations qu’elle entendait au dedans d’elle-même ; elle s’y absorbait, et, dans ces improvisations qu’elle recueillait de ses interlocuteurs imaginaires, le naturel, la grâce, la verve, la finesse ingénieuse abondaient ; la force de la situation se dessinait si vivement en elle, qu’elle semblait n’être qu’un écho ; mais la voix intérieure qui lui dictait ces vives et fines reparties était bien à elle ; c’était elle-même et une autre, très différente de ce qu’elle était dans la vie réelle.

« Ce n’est, nous dit-on encore, ni par un éclat extraordinaire ni par la perfection plastique que son style se recommande, mais par des qualités qui semblent encore tenir de la bonté et en être parentes. Car il est ample, aisé, généreux, et nul mot ne semble mieux fait pour le caractériser que ce mot des anciens : Lactea ubertas, une abondance de lait, un ruissellement copieux et bienfaisant de mamelle nourricière », et l’image entraîne une hardie et charmante apostrophe à la « douce Io du roman contemporain »[4]. Rien de plus aimable, assurément. C’est l’hommage d’un écrivain qui, parmi les jeunes, est un de ceux qui l’ont le plus et le mieux aimée. Un mot pourtant nous inquiète. On reproche à ce style si expressif et si coloré de n’être pas suffisamment plastique. Que veut-on dire par là ? Sans doute qu’il n’est pas assez fortement modelé sur les formes réelles, qu’il n’en dessine pas assez rigoureusement les contours, comme celui de Victor Hugo, de Théophile Gautier ou de Flaubert, qu’il ne s’étudie pas à les mettre en relief ? Est-ce un tort ? S’il n’est pas plastique, c’est-à-dire sculptural, ce style est pourtant très pittoresque, et, quand il s’agit de décrire, il ressemble à une belle peinture. N’est-ce pas une compensation ? Ce style est d’une transparence merveilleuse, au fond de laquelle on voit la réalité telle que l’a vue le peintre, plus la pensée même du peintre qui l’a interprétée. Soit dans les descriptions, soit dans les analyses, soit dans la suite des événements, il suit l’idée d’un mouvement continu, il l’exprime et le manifeste avec une aisance et une fluidité qui n’empêchent pas la force.

J’ai vu, dans un repli des montagnes du Jura, une source que l’on appelle la Source bleue, à cause de sa couleur, qui reflète le paysage environnant, un coin du ciel ménagé au-dessus d’elle et peut-être aussi la nature de la pierre où elle a creusé sa coupe d’azur. Elle est calme, profonde, attirante comme par un charme magique. On ne peut voir cette source sans s’éprendre d’elle et adorer la Naïade qui la consacre ; on la suit dans sa fuite à travers les prés voisins ; elle s’excite par la pente à laquelle elle obéit ; elle murmure avec fracas en descendant rapidement à travers son lit de cailloux ; elle s’irrite et frémit, au bas du coteau, contre un rocher immobile et brutal qui lui barre le chemin ; elle détourne de cette barrière sa colère et son cours, grondant encore, élargissant à chaque pas son onde grossie des torrents voisins qu’elle reçoit et qu’elle absorbe. Un instant, comme trop pleine des trésors amassés de ces eaux étrangères, elle passe par-dessus ses rives, elle s’épuise par ce débordement, elle va perdre une partie de ses flots inutiles autour d’îlots de sables dénudés ; puis enfin, se recueillant par un dernier effort, elle se ramène en soi, elle s’offre apaisée à la contemplation des hommes, après avoir porté dans son cristal tant de paysages mobiles, tant de scènes variées des villes et des champs. C’est l’image du style de George Sand, toujours fidèle au mouvement intérieur de sa pensée, qu’il représente et dessine dans ses élans, dans ses agitations, comme dans ses soudains apaisements.

On a beau jeu pour nous dire qu’après quarante ou cinquante années, ce style, au moins dans certaines parties, a vieilli comme d’autres parties de l’œuvre. Il y a, à la vérité, tout un attirail d’idées extérieures, de sentiments factices, de langage, propre à chaque génération et qui nous fait l’effet, quand nous le revoyons au grand jour, d’une toilette défraîchie, d’un habit hors d’usage. Cette loi de la décadence inévitable, qui ne touche qu’aux dehors du personnage humain, au choix passager qu’il a fait, à sa date, de certaines manières d’être ou de paraître, cette loi n’a pas épargné, chez Mme Sand, toute la partie sentimentale, le romanesque dans l’expression violente des sentiments ou l’invention des situations, l’invraisemblance exagérée des événements, l’emportement des thèses, la déclamation surabondante, l’excès d’un style trop lyrique, dont l’auteur lui-même souriait par moments ; voilà les parties caduques et condamnées qui ont sombré pour toujours et qui, pour tout autre écrivain, auraient entraîné le reste de l’œuvre dans un pareil et irréparable naufrage.

Mais ici quel désastre c’eût été que la perte de tant d’œuvres en partie supérieures et de récits que le rayon de l’art a touchés ! Que de choses resteront et renaîtront si un injuste oubli s’est un instant mépris sur elles ! Tout ce qui est grâce aisée, création élégante, rêverie enchantée, sincérité de la passion, fantaisie merveilleuse, charme du style, tout cela ne mérite-t-il pas de vivre ? Le temps fera de plus en plus sûrement son œuvre, ici comme ailleurs. Et après ce travail d’élimination, qu’il accomplit avec une justesse infaillible sur chaque grande renommée, il proclamera avec un immortel honneur cette puissance d’invention, qui n’exclut pas la faculté d’analyse, mais qui lui crée un cadre merveilleux ; il proclamera que, grâce à cette richesse inépuisable d’imagination et ce don expressif du style, George Sand est restée un poète qui a peu d’égaux, un des plus grands poètes de sa race et de son temps.

Nous sommes maintenant à même, à ce qu’il semble, de répondre à la question que nous posions à la première ligne de cette étude. Oui, on reviendra à Mme Sand, après quelques années de négligence et quelques éliminations nécessaires dans son œuvre. Elle attirera de nouveau les générations nouvelles par l’éclat de cette poésie que nous avons essayé de définir. Quand elle ne servirait qu’à nous consoler, par quelques-unes de ses œuvres, de l’excès et du débordement du naturalisme contemporain, elle aurait eu raison d’écrire, même pour nous, même pour ce qui s’appelle la postérité. Elle aura sa place marquée dans la renaissance infaillible du roman, du théâtre et de la poésie idéalistes qui conserveront longtemps une clientèle considérable dans l’humanité de demain et d’après-demain, quoi qu’on fasse pour comprimer cet élan de l’esprit.

Ce sont des mœurs nouvelles qui ont amené le roman à prendre une si grande place dans la vie moderne. Mais rien ne nous oblige à croire que cette place sera éternellement occupée par le roman naturaliste. Comme nous l’avons déjà dit, il y aura partage entre les deux théories opposées ou peut-être oscillation périodique de l’esprit public entre l’une et l’autre. Ce qui a fait la royauté littéraire du roman, c’est en grande partie l’ennui moderne, cette maladie que les générations des autres siècles, moins excitées et plus croyantes, n’ont pas connue au même degré que nous ; c’est l’ennui, ce vide absolu de l’esprit et du cœur, qui est un trait irrécusable des hommes de notre temps. Autrefois on avait pour se distraire et s’occuper, dans les intervalles du travail quotidien, soit la passion de l’esprit et de la conversation, comme au XVIIIe siècle, soit les passions religieuses, comme au XVIIe siècle, la curiosité violemment excitée par la Réforme et la Renaissance, comme au XVIe. Aujourd’hui, quand la vie, surmenée par le travail des affaires, est contrainte au repos, quelle ressource lui reste dans ce vaste désert des idées qui représente le monde intellectuel ou moral pour la majorité des hommes ? C’est le roman qui tient alors la place qu’occupaient autrefois les livres de controverse dans les siècles anciens ou les grandes questions de critique et de rénovation sociale au dernier siècle. Le développement exagéré de la vie positive a créé du même coup l’irrésistible besoin d’y échapper. Rien, non rien, même le désir de faire vite fortune et d’appliquer cette rapide fortune à de rapides plaisirs, ne prescrit contre certaines exigences de l’esprit. On a beau jeter en pâture à l’homme de ce temps les amusements ou les divertissements violents, on parvient bien à le distraire un instant, à le passionner pendant une heure ou deux ; on attire toute son activité au dehors, on l’y excite, on l’y épuise. Et au même instant où on le croit le plus oublieux de son moi intérieur, il échappe à ces prises du dehors ; il fait de soudaines rentrées en lui ; il y revient, tout fatigué du train de vie qu’il menait hier, qu’il mènera demain. Mais aussi, presque aussitôt, déshabitué depuis longtemps de penser, il s’effraye de cette solitude inanimée, de ce silence qu’il trouve en lui ; il a oublié de remplir et d’orner de pensées solides ce fond intérieur de l’âme qu’il n’habite qu’à de rares intervalles. L’idéal philosophique ou religieux ne visite plus guère cette âme vouée aux divinités vulgaires et faciles. Les lettres sévères rebutent depuis longtemps ces esprits restés arides sous une couche de banale culture. Quelle ressource lui restera pour remplir un instant ce grand vide qui s’ouvre devant lui ? Le théâtre et le roman, qui ne diffère du théâtre que par le développement de l’action concentrée sur la scène intérieure. D’ailleurs, le roman est toujours là, toujours à sa portée et sous sa main ; il se prête à remplir certaines heures où l’homme, en tête-à-tête avec lui-même, ne sait que penser. Il prend telle œuvre qui mène grand bruit, il la laisse, il la reprend à sa fantaisie. Le roman semble s’adapter de lui-même à ces intervalles inoccupés de la vie moderne ; il remplit les repos de l’action ou des affaires, où l’homme, même le plus ordinaire, sent en lui je ne sais quelle vague lassitude ou quelle morne inquiétude qui ressemble à un besoin de penser.

Mais l’influence du roman ne s’arrête pas là ; il n’est pas uniquement l’entretien et la distraction intellectuelle d’un grand nombre d’esprits vides ou médiocrement cultivés. Les intelligences les plus hautes elles-mêmes n’y échappent pas ; c’est une sorte d’habitude qui s’est créée pour l’esprit. Je demandais à un philosophe distingué de ce temps quel était, d’ordinaire, le premier article qu’il lisait dans la Revue des Deux Mondes. Il me répondit avec ingénuité que c’était toujours par le roman qu’il commençait sa lecture. Le plus grave esprit de notre âge, celui qu’on se figurait, surtout dans les dernières années de sa vie, comme naturellement absorbé dans les plus hautes méditations philosophiques ou religieuses, M. Guizot, me disait qu’il travaillait dans la première partie de la journée, qu’il faisait une promenade selon le temps, et que, tous les jours de sa vie, il rentrait à quatre heures pour se faire lire un roman anglais. Mais c’est surtout dans la vie des jeunes gens et des femmes que le roman s’est introduit, imposé comme l’aliment principal de leur intelligence. On peut dire que, pour beaucoup, il est devenu la littérature unique.

C’est ici que se place naturellement un vœu, une espérance, si l’on aime mieux, en faveur de la renaissance de George Sand, comme un des maîtres injustement oubliés. Si l’on rêve pour le roman d’être autre chose que la distraction abaissée d’une intelligence en détresse, l’élément d’une curiosité vulgaire, s’il doit, comme les autres formes de l’art, racheter sa souveraineté par une fin élevée, la justifier, avoir un but, en un mot, ne serait-ce pas à la condition qu’il mît un peu d’idéal dans cette pauvre vie, si agitée en apparence, si surexcitée au dehors, bruyante à la surface, au dedans si terne et si morne ? Ne serait-ce pas aller contre ce but que de proscrire cet idéal de la vie factice qui se joue devant notre imagination, comme on le proscrit avec tant de soin de la vie réelle ? Et quel art est-ce donc, si c’en est un, de nous donner dans une succession de types avilis, de situations tour à tour ternes et violentes, de scènes triviales, de scandales odieux ou mesquins, sous prétexte d’études de mœurs, la représentation des réalités qui obsèdent notre vie de chaque jour, qui occupent et poursuivent nos regards ? Il semble que le vice incurable du roman ainsi compris soit la négation même de sa fin légitime, qui est de relever l’homme, un instant, de toutes les tristesses et des misères, des trivialités et des ennuis de la vie quotidienne, de lui donner, pour quelques heures, l’illusion d’un monde où il puisse changer au moins le cours de ses idées et le train de ses soucis vulgaires, où les sentiments aient plus de force, les caractères plus d’unité, les passions plus de noblesse, l’amour plus d’élévation et de durée, le soleil plus d’éclat. Le roman anglais, qui s’est depuis longtemps acclimaté dans notre langue, et le roman russe, qui a fait récemment une entrée si superbe et triomphante dans notre littérature, sont beaucoup moins éloignés de cette conception qu’on ne le croirait. À un fond de réalisme, qui est dans les exigences toutes naturelles de l’esprit moderne, ces deux formes les plus récentes du roman, soit dans George Eliot, soit dans le comte Tolstoï, joignent tout un ensemble d’aspirations sévères et de poursuites élevées qui les rapprochent singulièrement, par certains points, de l’idéal que nous venons de décrire.

C’était aussi là, nous l’avons vu, l’idée que George Sand s’était faite du roman, au début de sa vie littéraire[5]. Transformer la réalité des caractères et des passions en l’élevant au-dessus des vulgarités et des laideurs, craindre avant tout de l’avilir dans le hasard des événements, qu’est-ce que cela, sinon chercher par tous les moyens l’expression la plus complète et la plus saisissante du rêve de la vie, verser quelques rayons d’idéal dans notre triste et pâle existence ? N’est-ce pas là de l’art, du vrai, du grand art ? Notre vie est dure ici-bas, dit George Sand, et nous n’y pouvons jamais être assez contents de nous ni des autres pour ne pas désirer de rêver tout éveillés. — Personne, plus et mieux qu’elle, et d’une main plus prodigue, n’a semé sur nous les enchantements de ce rêve. Nous ne pourrons jamais nous soustraire à cette soif de fiction, à moins que notre monde ne se transforme en une sorte de paradis où l’idéal d’une vie meilleure ne sera plus possible. En attendant, nous aspirerons toujours à sortir de nous-mêmes ; toujours notre imagination fera son charme et son ivresse de ce breuvage délicieux, la poésie sous les formes variées de l’art, le poème, le théâtre ou le roman. Que deviendrai-je si, à la place du breuvage exquis, votre main impitoyable me verse une seconde fois le breuvage vulgaire dont je suis rassasié ? C’est la gloire de George Sand d’avoir, dans sa longue carrière, toujours échappé à ce péril, et toujours épargné à ses amis inconnus cet affreux déboire. Sur ce point-là, au moins, elle ne les a jamais trompés.

  1. « On a prétendu que, dans ce roman, j’avais peint le caractère de Chopin avec une grande exactitude sous le nom du prince Karoll. On s’est trompé, parce que l’on a cru reconnaître quelques-uns de ses traits, et, procédant par ce système, trop commode pour être sûr, on s’est fourvoyé de bonne foi. » (Histoire de ma vie, t. X, p. 231.)
  2. Revue des Deux Mondes, Revue littéraire, 1er janvier 1887.
  3. « Roman, veut dire, au moyen âge, composition en langue romane, c’est-à-dire en français, et spécialement, comme les compositions le plus en honneur sont les chansons de geste, il prend le sens de chanson de geste. À la fin du moyen âge, il veut dire successivement chanson de geste mise en prose (roman de chevalerie), histoire en prose de quelques grandes aventures imaginaires, puis histoire en prose de quelques aventures inventées à plaisir, et finalement récit inventé à plaisir. Qu’on aille retrouver dans cette dernière évolution de sens la poésie écrite en roman ! » (A. Darmesteter, la Vie des mots, p. 16).
  4. M. Jules Lemaître, Revue Bleue, 8 janvier 1887.
  5. Voir chapitre II