George Sand et sa famille pendant la guerre de 1870-1871

La bibliothèque libre.
George Sand et sa famille pendant la guerre de 1870-1871
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 279-296).
GEORGE SAND ET SA FAMILLE
PENDANT LA GUERRE (1870-1871)

Rappeler le souvenir de l’année terrible en ce moment paraîtra sans doute d’autant plus naturel, que tout ce qui explique la détresse d’alors justifie l’espoir d’aujourd’hui. Comment, d’ailleurs, la pensée ne se reporterait-elle pas d’elle-même à cette sombre époque, et au spectacle offert alors par chaque foyer ? Celui de George Sand, enfoncé au plus épais d’une province centrale, abrité par-là même contre l’invasion, épargné par la mort, ne fut certes pas des plus éprouvés en un sens. Cependant, il souffrit du désarroi général ; il fut bouleversé par la fuite, les angoisses ; il offre en bref l’image de ce que fut le pays. George Sand sentit son cœur de femme battre à l’unisson de la France, et en traduisit l’émoi. Derrière les siens pour lesquels elle tremble, elle aperçoit toujours la grande et douloureuse nation, celle en qui Michelet voyait la nation-martyre, apôtre et victime des idées généreuses qu’elle apporta au monde.

George Sand, revenue de 1848 et inconsolée de l’Empire, quoiqu’elle eût dit depuis longtemps à la politique un adieu plein de dégoût, et qu’elle se fût plongée dans le travail et la vie de famille, n’en interrogeait pas moins toujours l’horizon, se demandant si quelque lueur de l’aurore sociale désirée n’y luirait pas un jour. Le plébiscite lui répondit : la République était plus loin, et l’Empire semblait plus solide que jamais. Elle écrivait à sa fille, sur un ton de colère rancunière qui ne lui est pas habituel :

« Nous entrons dans le césarisme absolu par le plébiscite, qui donnera certainement plein pouvoir à l’Empereur. En voilà pour une dizaine d’années encore. Quelle société va sortir de cela ? Une décadence complète des arts, des idées et des mœurs. Heureusement, il y a le grand mot de Pascal qui est éternellement vrai et qui s’applique à la société comme à la nature. Je te l’envoie. Il console de tout. Il est mathématiquement vrai, dans le temps et dans l’éternité : « La nature agit par progrès, itus et reditus ; elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais. » Nous sommes dans le deux fois moins[1]. »

Que faire dès lors, sinon songer en son tranquille gîte de Nohant, écrire, rêver, regarder pousser les plantes, aimer surtout les petits êtres qui, depuis le mariage de Maurice avec la fille de Calamatta, embellissaient son foyer, bref, savourer les joies de mère et d’aïeule ? C’est dans une paix patriarcale, compensation de tant d’illusions perdues, que s’écoulait pour elle cette fin de l’Empire, qu’elle augurait plus longue de dix ans. Dans un apaisement qui n’était point une abdication, l’auteur de Lélia, devenue la Bonne-Dame-de-Nohant, répandait auprès et au loin les bienfaits de son activité sereine, ici sur des paysans, là parmi les amis ou les frères du travail intellectuel, dans ses lettres à Dumas, à Flaubert, à Harrisse et à tant d’autres. La mort d’un petit-fils, Marc-Antoine, avait rendu plus étroite encore la chaîne qui enlaçait tendrement grand’mère, fils, belle-fille, et les petites-filles Aurore et Gabrielle (Lolo et Titite.) De jeunes neveux, petits-fils de son demi-frère Hippolyte Chatiron, sont aussi très près de son cœur. Sa fille inquiète et inquiétante, Solange, est en ce moment plus rapprochée d’elle qu’elle ne l’a jamais été, même aux jours cruels de son deuil, quand elle perdit sa fille : elle a fait trêve à ses caprices de jolie femme second Empire, et semble avoir mis résolument le cap sur le travail. Elle a un roman sous presse, dont sa mère corrige les épreuves. Elle élabore une pièce de théâtre où l’Algérie d’Abd-el-Kader est représentée par les personnages de Sélim et d’Amrou. Enfin, elle s’applique aussi à la botanique, et envoie à sa mère des fleurs pour son herbier. George Sand disserte avec elle trois mois avant la guerre, sur « l’hypécoon procumbens, vulgairement le cumin cornu. » Bref, jusqu’au coup de tonnerre de juillet 1870, elle mène avec les siens la vie qu’elle décrivait naguère en ces termes à Dumas fils : « Maurice est devenu agriculteur, et Lina fermière. Je suis plongée dans la botanique. ! J’engraisse. Je ne pense à rien. Je suis au comble de mes vœux., Les deux petites sont charmantes. Aurore embellit merveilleusement, et elles ont des santés parfaites.- Décidément, le Berry est toujours bon. L’Indre est toujours froide comme un petit glaçon. C’est délicieux…[2]. »

Tout à coup, éclate la nouvelle de la déclaration de guerre à la Prusse. Quel réveil !

Dès le premier jour, elle juge l’acte et en mesure les conséquences. Ses lettres à Plauchut, à Edmond Adam et à sa femme, à Dumas, à Henri Harrisse, à Flaubert, au prince Jérôme lui-même, qu’elle estimait pour son caractère, et qu’elle aimait parce qu’il était le républicain de la famille impériale, sont pleines des jugemens les plus fermes, des pronostics les plus décisifs. Elle écrit à Mme Edmond Adam : « J’augure très mal du drame qui se prépare, et j’y vois tout le contraire d’un pas vers le progrès… Je suis très triste, et, cette fois, mon vieux patriotisme, ma passion pour le tambour ne se réveillent pas…[3]. »

Ce n’est pas seulement la républicaine qui se désole, c’est aussi la paysanne. Elle voit arracher à la charrue les placides gars du Berry, en plein été d’une année qui fut sèche, presque stérile, et en tout sens terrible. Quelle antithèse entre les vociférations du boulevard et la morne désolation du pays de la Mare au Diable ! Et quelle leçon de patience, de persévérance, offre à ses yeux le laboureur berrichon ! A Flaubert, le 8 août, au lendemain d’un ouragan : « Le paysan laboure, et refait des prairies, piochant toujours, triste ou gai. Il est bête, dit-on : non, il est enfant dans la prospérité, homme dans le désastre, plus homme que nous qui le plaignons. Lui, ne dit rien, et, pendant qu’on tue, il sème, réparant toujours d’un côté ce qu’on détruit de l’autre. Nous allons tâcher de faire comme lui, et de chercher une source jaillissante à cinquante ou cent mètres sous terre. L’ingénieur est là… » Ce détail ne prend-il pas une valeur de symbole ? Pendant que notre sang s’épuise aux frontières, George Sand secourt le paysan aux abois, et fait jaillir des profondeurs du sol une source pour son bétail altéré.

Mais toutes ses pensées ne sont pas à la Cincinnatus. Elle est courageuse, non stoïque. La femme se trahit à ces lignes, adressées à Flaubert encore, le 15 août : « J’ai le cœur faible, moi ; il y a toujours une femme dans la peau du vieux troubadour. Cette boucherie humaine met mon pauvre cœur en loques. Je tremble aussi pour tous mes enfans et amis qui vont peut-être se faire hacher. Et pourtant, par momens, mon âme se relève et a des élans de foi ; ces leçons féroces, qu’il nous faut pour comprendre notre imbécillité, doivent nous servir. Nous faisons peut-être notre dernier retour vers les erremens du vieux monde. Il y a des principes nets et clairs pour tous aujourd’hui, qui doivent se dégager de cette tourmente. Rien n’est inutile dans l’ordre matériel de l’univers. L’ordre moral ne peut échapper à la loi. Le mal engendre le bien. » Ainsi, même du fond de l’abîme, George Sand crie vers la lumière, de la mort vers la vie. Sa vieillesse consolide l’optimisme de sa jeunesse et de sa maturité ; sa foi reste entière. « Désolée, non abattue, » écrit-elle à Harrisse.

En attendant, ce qu’elle voit de plus clair, c’est que, quelle que soit l’issue, l’Empire est fini. Elle écrit le 18 août, au prince Jérôme : « Sachez bien que la République va renaître, et que rien ne pourra l’empêcher. Viable ou non, elle est dans tous les esprits, même quand elle devrait s’appeler d’un nom nouveau, j’ignore lequel[4]. »

Quinze jours après, la République était en effet proclamée, et la républicaine ne pouvait pas ne pas s’en réjouir. Le S septembre, elle écrit à Plauchut : « Quelle grande chose, quelle belle journée au milieu de tant de désastres ! » Mais elle ajoute aussitôt dans une lettre à Mme Edmond Adam : « Oui, oui, ayons au moins un jour de bonheur au milieu de nos désespoirs. Vive la République quand même ! A présent, il faut reconquérir la patrie[5] ! »


Reconquérir la patrie ! Ce vœu ardent ne fut pas exaucé. La série des désastres continua, trop présente encore à toutes les mémoires. Après Sedan, ce fut Strasbourg ; après Strasbourg, Metz et l’investissement de Paris. Dès le 19 septembre, quinze jours après la proclamation de la République, Paris était assiégé.

Nohant, si bien dérobé qu’il fût en apparence à la marche de l’envahisseur (que rien ne pouvait guère tenter de ce côté), n’en était pas moins aussi menacé que toute autre bourgade, lorsque l’on annonça la marche des Allemands sur Vierzon, sur Bourges, sur Issoudun. Alors le foyer de George Sand n’est plus qu’un de ces innombrables foyers de France où, à la même date, des parens tremblent pour leurs enfans, des amis pour leurs amis exposés ou combattans ; où, d’heure en heure, on guette du journal local, de la dépêche officielle affichée à la mairie, du message tombé d’un ballon ou porté par un pigeon voyageur, le signe d’une amélioration dans le pire, le symptôme avant-coureur d’une espérance.

George Sand, dans ces sombres heures, conserve sa lucidité. Elle voit très bien que tout le danger ne vient pas de l’envahisseur. Il y a les bandes noires, ces malfaiteurs sinistres qui de tout temps ont trouvé dans les malheurs publics une occasion de pillages privés ; il y a les épidémies ; il y a enfin, en l’absence d’hommes, la misère, la disette sous toutes ses formes, disette de vivres, disette d’argent. George Sand, qui ne thésaurisait guère, trouva cependant moyen de faire tenir à un ami une bonne somme pour les blessés, et cette première offrande fut suivie de mainte autre plus cachée, que depuis lors a révélée telle correspondance particulière. La situation du foyer était cependant précaire. Un seul homme à la maison, Maurice, à peine relevé d’une maladie grave, et chargé de la responsabilité du bourg, puisqu’il en était le maire. Autour de Nohant, de ce château rural qui était l’âme du petit pays, une population ou consternée ou affolée ; des récoltes très compromises, la famine en perspective, le besoin partout ; avec cela, la défense locale, — ou du moins un service d’ordre et de main-forte, — à organiser. Le village de Nohant-Vic n’a que des pompiers., On essaie de transformer ces pompiers en soldats. Maurice leur fait faire l’exercice sur la place de la petite église., Et les femmes font de la charpie pour les blessés. Des lettres s’échangent entre George Sand et sa fille, entre George Sand et ses petits-neveux., Tout cela s’entre-croise et arrive au petit bonheur.

Nous pouvons juger de cette correspondance par ses épaves. Solange conjure sa mère de quitter Nohant et de se mettre en lieu plus sûr. Elle-même se désole d’être retenue encore dans le Midi entre Toulon et Cannes : ses intérêts sont là-bas, elle bâtit sa villa Malgrétout, elle a les maçons sur les bras. Elle insiste. Quel devoir retient la famille à Nohant ? Compte-t-on faire marcher les pompiers ? George Sand répond, très posément, comme toujours quand elle écrit à son impétueuse fille :

« Jusqu’à présent, il n’est nullement question de faire marcher les pompiers. Il faudra bien que quelqu’un garde les maisons, surtout dans les campagnes, et qu’ils fassent partie, totalité en certains endroits, de la garde nationale sédentaire. Maurice a toujours été prêt à tout ce qu’il faudrait être ; et, s’il était appelé n’importe où, il irait très solidement ; mais nous n’en sommes pas là, quoique nous soyons fort mal.

« Ici, c’est une consternation et un déchirement. On ne voit que des femmes en pleurs. Je m’attendais à ces désastres, à ces douleurs. Ils n’en sont pas plus doux pour avoir été vus d’avance. Reste où tu es. C’est une inquiétude de moins de te savoir si loin des invasions.

« Maurice et Lina t’embrassent. Rassure-toi sur leur compte jusqu’à nouvel ordre[6]. »

Cependant Solange, inquiète, laisse en plan bâtisse et ouvriers, accourt du Midi entre le 10 et le 15 septembre, embrasse sa mère et son frère, et leur persuade de mettre du moins la jeune mère et ses deux enfans à l’abri chez des amis, dans la Creuse. Le plan est accepté. Solange convoie donc sa belle-sœur et ses nièces jusqu’à Boussac. Puis elle reprend le chemin de Cannes, où elle s’installera dans une pension de famille. En route, elle écrit à sa mère ce billet, où déjà le désarroi général s’accuse :


Moulins. Lundi.

« Ma chère mignonne, je suis arrivée hier à Moulins, à travers l’encombrement et le transport de troupes. Ce n’est pas aisé de voyager en ce moment. A Lavaufranche, un mécanicien venant d’Etampes a dit que de cette ville il avait entendu le canon gronder, et que le bruit courait qu’après un engagement Vinoy s’était replié sur Paris… Un monsieur venant de La Rochelle m’a dit avoir vu arriver les canons de Bourges. Il paraît qu’on dégarnit Bourges. Ici on agglomère des forces… Le Gaulois est arrivé le matin ici. On paie un franc pour le lire un instant sur la place de l’Allier. Voilà toutes les nouvelles.

« J’ai laissé Lina et les petites à Boussac, gaies, en bonne santé. Je n’ai que le temps de l’embrasser. Je pars à l’instant pour Brioude.

« Donne-moi de tes nouvelles souvent. Je suis en peine de te voir rester dans une province si à portée de l’invasion. Je te bige comme je t’aime, et j’embrasse Maurice.

« Sol.[7] »


Cette lettre, adressée à Nohant, ne devait plus y trouver George Sand. A son tour, la grand’mère fuyait, non devant les Prussiens, mais devant l’épidémie. La petite vérole charbonneuse avait soudain éclaté, et avec une telle virulence, que chacun craignait d’être un véhicule de peste pour son voisin. Plutôt que de colporter le mal en multipliant de foyer en foyer des visites sans efficacité, George Sand s’éloigna de cet air empesté, décidée à revenir à la première accalmie du fléau. : Elle répondait donc à Solange, à la fin du mois de septembre :

« Nous voici tous à Saint-Loup (dans la Creuse.) Le lendemain et le surlendemain de votre départ, l’affreuse variole purpurale a fait de tels progrès que nous avons dû partir, Maurice et moi. Nous n’aurions bientôt eu personne pour nous servir, et la crainte de devenir un danger l’un pour l’autre nous a décidés. Je me sentais malade depuis huit jours. Le changement d’air m’a guérie tout de suite. A Boussac, où nous avons couché, j’ai su que tu avais gagné Lavaufranche à temps. Ce matin, je reçois ta lettre de Moulins qui m’est renvoyée de Nohant. Je ne sais pas quand nous pourrons y retourner, à ce pauvre Nohant ! S’il n’y avait que la crainte d’être rançonnés par les Allemands, ce ne serait rien. Mais mourir de la peste ! le courage ne sert de rien, puisqu’au lieu de secourir les siens, on craint de les empoisonner. Si nous ne pouvons rentrer chez nous, nous irons passer l’hiver dans le Midi, du côté de Pau. Nous fuirons le mistral.

« Il me tarde de te savoir arrivée à Cannes sans encombre. Ne recommence pas un pareil voyage dans de telles circonstances, et tiens-toi renfermée là-bas jusqu’à ce que tout se calme. Les fillettes se portent bien, et nous sommes chez de bons amis où rien ne nous manque. Ne t’inquiète pas. Nous t’embrassons tous. Donne-nous de tes nouvelles ici : Saint-Loup, par Gouzon, Creuse[8]. »

Solange, d’ailleurs, n’avait pas besoin de cette invitation pour écrire. Ses lettres se multiplient en septembre et octobre. Aux alarmes bien naturelles pour les siens qui guidaient sa plume s’ajoutait la consternation, l’épouvante du spectacle qu’elle avait eu sous les yeux durant son voyage. Navrante peinture !

« Vous êtes heureux dans vos angoisses, écrit-elle, d’être en famille et réunis. La solitude, sans la possibilité de s’occuper avec suite, est odieuse. Quel travail matériel ou moral entreprendre, par l’invasion qui avance, et ronge la France ?…

« Je suis contente de savoir les petites toujours gentilles et bien portantes. Fais-tu, à Saint-Loup, d’innombrables et magnifiques patiences ? Moi, j’ai un peu embrouillé celles que tu m’as apprises. Mais c’est bien joli tout de même !

« Est-ce joli, Saint-Loup ? Ce que j’ai traversé, de Boussac à Moulins, était charmant. Et ensuite de Moulins à Gannat, Clermont, etc. Ce n’est qu’un peu avant Nîmes que le paysage devient laid. Le colysée de Nîmes était plein de zouaves. Ça n’allait pas ensemble, — Belleville, — Nîmes. Le jardin public, avec son temple, ses bains romains, ses beaux ombrages, ses grands canaux à balustrades, sont magnifiques.

« Adieu, ma chère mignonne. Je t’embrasse, toi, Maurice, Lina, les enfans, de tout mon cœur, et je te demande de tes nouvelles[9]. »

Solange fait la navette entre sa villa Malgrétout, et la pension Penant, à Cannes. Elle continue à s’alarmer, à s’exaspérer dans son isolement. Les réponses de sa mère, durant le mois d’octobre, sont perdues. On voit, cependant, par un billet du 11 octobre à Flaubert, que, si elle a jeté son dévolu sur la Creuse, c’est pour ne pas quitter « le pays, » pour rentrer dans son cher Nohant le plus tôt possible, et s’y rendre utile. Tout à coup, le 8 novembre, la voilà revenue, ou du moins ayant un pied à La Châtre et un pied à Nohant. Elle a écrit à Solange :

« Je suis à Nohant de midi jusqu’à cinq, depuis trois jours. Je couche et mange encore à La Châtre. A la fin de la semaine, Lina et les enfans viendront avec moi se réinstaller ici. La variole est à peu près finie, et sans gravité maintenant. Maurice ira et viendra, s’offrant pour commander les mobiles ou mobilisés ou mobilisables, comme on voudra. Les derniers contingens ne sont pas formés. Il veut absolument travailler à la défense, n’importe comment, et mon chagrin doit se taire devant son sentiment du devoir. L’ennemi est toujours à Orléans et doit, dit-on, venir à Bourges. Tu vois que nous sommes bien près du péril personnel. Mais on y a tant songé qu’on n’y songe plus. On a usé en soi l’inquiétude et toute la souffrance d’une telle situation. Les peureux eux-mêmes ont épuisé la peur, et peut-être se défendront-ils comme les autres. C’est, je crois, la situation générale ; et le désespoir peut faire faire les prodiges de la dernière heure. Peut-être notre défaite, si elle a lieu, coûtera plus cher à l’Allemagne que si c’était une victoire.

« Je viens ici tous les jours travailler pour Buloz, bien que je ne sache pas quand je pourrai lui expédier ma prose. Je ne puis écrire que sur la situation. Les choses d’imagination exigent une fraîcheur d’esprit que je n’ai pas pour le moment. Ici on n’est pas rouge, tant s’en faut. En revanche, on est doux et sociable, et, sans les Prussiens, on y serait en sûreté jusqu’à présent. Les petites vont bien. Ces déplacemens où nous vivons les amusent. Elles jouent à la guerre et aux Prussiens. La peur n’est pas entrée dans leur esprit.

« J’ai voulu t’envoyer de l’argent. La poste n’a pas voulu en répondre. Je suis contente que tu puisses attendre. Dès qu’il sera possible, je t’en enverrai. Tu n’as pas besoin de lettre pour M. D.[10]. Tu n’as qu’à te nommer, et lui serrer les mains de ma part. C’est un homme de grande valeur sous tous les rapports, et j’espère qu’il triomphera de l’ébullition inséparable des… (mot illisible) où nous voilà.

« Je t’embrasse pour moi, pour ton frère, Lina, et les petites, qui poussent comme des plantes en dépit de la tempête. — G. S.

« Nohant, 8 novembre. Il fait froid comme en janvier[11]. »

Cette lettre, calme d’apparence, dérobe à Solange les tristes pensées qui ont assailli sa mère quand elle est rentrée dans son cher Nohant. Elles sont consignées dans les pages que George Sand écrivait justement, de une heure à cinq, « pour Buloz ; » c’est ainsi que fut rédigé le Journal d’un voyageur pendant la guerre, paru tranche à tranche dans cette Revue. Comment son cœur ne se fût-il pas serré en se retrouvant, seule, dans ce vide qui sentait la fuite récente ? « Nohant, 6 novembre. La volière est vide, la campagne est muette. Y reviendrons-nous pour rester ? La maison sera-t-elle bientôt un pauvre tas de ruines, comme tant d’autres sanctuaires de famille qui croyaient durer autant que la famille ? Mes fleurs seront-elles piétinées par les grands chevaux du Mecklembourg ? Mes vieux arbres seront-ils coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens ? Le major Boum ou le caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes herbiers et mes paperasses ? Eh bien ! Nohant, à qui je viens dire bonjour ; silence et recueillement où j’ai passé au moins cinquante ans de ma vie, je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d’autres circonstances, c’eût été un adieu déchirant ; mais, si tout succombe avec toi, le pays, les affections, l’avenir, je ne serai point lâche, je ne songerai ni à toi ni à moi en te quittant ! J’aurai tant d’autres choses à pleurer[12] ! »

Ferme désormais dans sa résolution de s’attendre au pire et d’y préparer son âme avec constance, elle se met au travail, et reprend le sillon interrompu. Se souvient-elle du mot de son maître, Montaigne : « L’accoutumance à porter le travail est accoutumance à porter la douleur ? » Comme toutes les âmes fortes, elle sent son courage croître avec le danger. Le 13 décembre, elle note : « La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes personnellement menacés (les Prussiens étaient à Vierzon), nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi. Je tiens à achever un travail auquel je n’avais pas l’esprit ces jours-ci, et qui s’éclaircit à mesure que je compte les heures qui me restent. Tout le monde est soldat à sa manière. Je suis, à la tête de mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre caporal rassemblant ses quatre hommes à l’arrière-garde[13]. »

Toute sa couvée est maintenant autour d’elle, à Nohant. Rassurée sur les siens, elle recommence à s’occuper des gens du bourg, conseillant, dirigeant, soignant, prêchant d’exemple, inépuisable de bonté, de charité. En même temps, elle escorte de ses recommandations auprès de leurs chefs, et elle soutient de ses lettres maternelles un groupe de jeunes Berrichons qui besognent de leur mieux è l’armée, parmi lesquels se trouvent ses deux petits-neveux, Edme et René Simonnet. Elle écrit à Edme, le 7 décembre : « On gèle au coin du feu. Aussi, quand on pense à vous autres, on se désole, on se reproche le pain qu’on mange, et le bois qu’on brûle ! » Au même, à Nevers, le 17 décembre : « Mon enfant chéri, j’espérais avoir des détails sur toi par le retour de René ; mais il a eu tant d’occupations qu’il n’a pu venir, et nous ne savons pas si Maurice nous l’amènera aujourd’hui. Nous sommes absolument sans nouvelles depuis deux jours ; c’est comme si on était au fond d’une tombe. Vous avez pour vous distraire la fatigue du métier, et nous n’avons rien pour échapper à la tristesse et à l’inquiétude. Qui sait pourtant si nous n’aurons pas un bon réveil ! En nous tourmentant pour la France, pour le pays, pour les amis en danger, nous ne sentons que plus vivement ton absence, et nous pensons à toi sans cesse. Lolo et Titite demandent souvent leur petit cousin. » Et elle finit par des amitiés pour Antoine, un sergent, camarade d’Edme au même régiment, et pour Henri, le petit jardinier de Nohant, qui sert, lui, comme simple soldats Sa tendresse n’oublie personne. Elle signe : « Ta tante, George Sand[14]. »

Cependant Solange, à la pensée que les Prussiens approchaient de La Châtre, s’affolait : « Ma chère mère, écrivait-elle de Cannes le 7 décembre, je suis épouvantée de te voir rester à Nohant en dépit de ces terribles événemens. La nouvelle défaite de l’armée de la Loire ne saurait laisser le moindre espoir. D’un jour à l’autre, le Berry peut être envahi. Que veux-tu faire avec une jeune femme et de petits enfans ? Ne crois pas que ta présence préservera ta demeure, si les Allemands s’y rendent, et qu’il te suffira de payer rançon le premier jour pour être ensuite délivrée du pillage ! Non, pas un château n’est épargné. Le mobilier et tout ce qui n’a pas été enfoui disparaît comme par diabolique magie. Ne pense pas que le nom de George Sand arrêtera, dans son ardeur à détruire, le sous-lieutenant ou le capitaine qui poussera une pointe sur La Châtre. Marc D. (Dufraisse), que j’ai vu il y a une quinzaine, m’a chargée d’insister pour te faire quitter le Berry et de l’offrir l’hospitalité de sa préfecture.

……………………………………………..

« Quelle époque ! C’est à devenir fou de douleur, quand on ne peut porter un fusil et courir où l’on est massacré, au cri de : Vive la France ! Pauvre immortelle France, si souvent ravagée, tant de fois abreuvée de son propre sang ! Lorsqu’on est loin de ces boucheries, on est par instant incapable d’accepter la réalité des faits. On est tour à tour indigné et brisé, furieux et désespéré. On attend la nuit avec impatience, afin d’échapper à l’horrible cauchemar de la journée, et l’on s’engourdit dans l’opiniâtre et folle espérance que l’aurore apportera la nouvelle d’un miracle.

« Donne-moi de tes nouvelles. Je me dis que, d’un matin à l’autre, vous pouvez en vous éveillant apercevoir des uhlans dans le bourg, et je suis moins paisible dans le repos de ma retraite que si je me trouvais avec vous sur le théâtre du danger[15]. »

George Sand savait fort bien du reste à quoi elle s’exposait. Elle n’avait point la naïveté, — ou la fatuité, — de croire que son nom, célèbre au pays de Heine, put lui valoir un traitement de faveur. Mais quoi ? le pauvre Flaubert n’était-il pas envahi à Croisset, et les bottes prussiennes ne foulaient-elles pas le sanctuaire d’étude où il avait écrit Salammbô ! Dumas père n’était-il pas en train de mourir dans un coin, à Dieppe ? Théophile Gautier n’était-il pas revenu pour partager avec tous les siens les horreurs du siège ? Plauchut ne tenait-il pas bon dans sa garçonnière aérienne du boulevard des Italiens ? Son propre logis à elle, gardé par la fidèle Martine, rue Gay-Lussac, n’avait-il pas failli être pulvérisé par une bombe, et Martine et le logis n’avaient-ils pas réchappé de cette aventure ? N’est-ce pas provoquer le sort que de chercher à s’y soustraire ? On envisage les pires maux froidement, quand leur menace est quotidienne. Telle était, à cette heure, la philosophie de Paris assiégé. Telle était celle de la Berrichonne, attendant à Nohant les Prussiens de pied ferme[16]. Aussi résista-t-elle aux objurgations de sa fille.

À plus forte raison résista-t-elle à celles de son gendre Clésinger, qui tout à coup fit une rentrée inopinée, et d’ailleurs honorable, dans la vie de la mère et de la fille. Depuis quinze ans, il avait disparu. Nous avons raconté ailleurs[17] ce que fut cet étrange mariage de Solange avec l’ex-cuirassier sculpteur dont elle s’était entêtée. Non seulement ce mariage mit en lutte la mère et la fille, mais il eut pour conséquence presque directe la rupture de George Sand avec Chopin, qui soutenait Solange et Clésinger dans cette affaire. La vie de bohème que mena aussitôt le jeune ménage, puis le drame qui éclata autour de l’enfant, et la fuite de Clésinger criblé de dettes, en 1855, toute-cette triste histoire s’enfonçait maintenant, grâce à la guerre, dans un passé d’oubli. Clésinger pouvait donc espérer que-George Sand, menacée dans sa vie, ferait accueil à cette lettre, dont il est juste de lui tenir compte :


Bordeaux, 14 décembre 1870.

« Madame ma mère, je viens de recevoir une lettre de Solange-qui me met dans des transes que vous ne pourrez vous y rendre (sic), puisque Solange m’annonce que vous voulez rester à Nohant, malgré l’arrivée imminente de l’ennemi.

« Je vous en supplie, cédez à ma prière et à celle d’un ami dévoué que je vous envoie. Faites partir toutes vos choses précieuses, papiers, meubles, etc., etc., dans une charrette pour une destination connue de vous seule, et partez, je vous en conjure. Je sais de visu ce dont est capable l’ennemi ; j’en arrive. J’ai accepté l’hospitalité de Solange, et je pars pour Cannes. Que le. sort heureux vous y conduise, vous et les vôtres, et peut-être un peu de paix viendra parmi nous.

« Je vous dis au revoir, et je vous le dis avec tout mon cœur navré et saignant. L’ami qui vous remettra ces quelques mots écrits à la hâte est un de mes compagnons d’armes auquel vous pouvez avoir toute confiance.

« Je vous salue bien cordialement et espère vous voir bientôt. — CLESINGER. »

Cette lettre était précédée d’une dépêche, lancée le même jour de Bordeaux, à 3 heures, ainsi conçue : « Je reçois lettre de Solange ; vais à Cannes. Vous supplie de quitter Nohant avec tout votre monde ; vous envoie un ami fidèle qui vous aidera dans ce triste devoir. — CLESINGER. »

L’ami fidèle en question, un officier polonais, arriva à Nohant plus tôt que la lettre et peut-être même que la dépêche. Il se présenta chez George Sand, le 15 décembre, et, ne la trouvant pas, entra au cabaret du bourg, d’où il lui écrivit, — d’une écriture élégante d’ailleurs, — le billet suivant :

« Au Bouchon. Nohant ce 15 décembre 1870. — Mr Stefan Poleski, aide de camp commandant le corps Franco-Polonais a l’armée des Vosges (Légions Garibaldiennes) présente ses respectueux complimens à Madame George Sand ; il lui demande la faveur d’un entretien de dix minutes. »

Cet entretien ne fut jamais accordé, et c’est ainsi que se termina cet épisode curieux, mais plutôt héroï-comique : voit-on George Sand empiler ses hardes sur une charrette et s’enfuir avec un lieutenant polonais, à la requête de son ex-gendre, pris subitement d’un bel accès de sauvetage envers « madame sa mère ? »

L’intention du sculpteur, en qui l’ancien soldat s’était réveillé lors de nos désastres, n’en est pas moins fort louable. Ajoutons, pour tout éclaircir, que Clésinger avait levé un corps franc à Besançon à ses frais, s’était ruiné à l’équiper, et l’avait vu fondre en deux rencontres autour de Beaune-la-Rolande. Sur ces entrefaites, il avait écrit à Solange une lettre qui tenait de l’adieu et du mea culpa, et dont Solange avait été fort touchée. En retour, elle l’invita à venir se reposer un peu à Cannes, et, durant ce bref passage, il fut, dit Solange (qui s’y connaissait et surtout qui le connaissait), « bien et convenable. » Réciproquement sans doute, Clésinger, avec ses à-coups de cuirassier, voulut faire un geste chevaleresque vers la mère. Mais le silence seul lui répondit de ce côté. Solange le pressentait bien. Le 22 décembre, elle écrivait à sa mère : « J’ai reçu de Bordeaux deux lettres singulières de mon mari. Dans l’une il me dit t’avoir envoyé un officier polonais pour le mettre à ta disposition !… Bonne intention, exécutée d’une manière absurde. — Toujours aussi extravagant. Aux deux combats de l’armée de Paladines, il a perdu la moitié de son bataillon, et recommence à le former. Quel mélange que cet homme[18] ! »

Et George Sand, de son côté, clôt l’incident par sa lettre du 31 décembre à Solange, en lui envoyant ses vœux ; quels vœux en un pareil temps !

« Ne t’inquiète pas. S’il faut s’en aller, nous nous en irons à temps. Comme on ne peut voyager qu’à petites journées, espérons que la neige ne nous bloquera pas. Jusqu’à présent, nous ne sommes pas trop menacés, et la disette ne se fait pas encore sentir.

« J’ai reçu deux lettres de Clésinger, datées de Bordeaux, où il me disait : Solange m’offre l’hospitalité, je pars pour Cannes. Je n’ai pas compris, non plus que la visite d’un ami fidèle qui m’apportait la seconde lettre. Je ne l’ai pas vu ; j’étais absente -pour deux jours. Je ne comprends pas davantage cette visite d’un étranger, venant m’offrir des services que je n’ai pas demandés.

« Je suis contente de te savoir loin de tous ces dangers. Je ne prévois pas l’issue. On ne sait rien au juste, tant les nouvelles sont contradictoires, et les propos encore plus fantastiques. Ne te tourmente pas, nous nous portons bien, et nous ne serons pas imprudens pour le plaisir de l’être.

« Nous t’embrassons tous pour la bonne année, qui ne s’annonce pas bien jolie ! »

Nohant, 31 décembre.


Là-dessus, elle reprend le fil de ses travaux et de ses bonnes œuvres ignorées. Surtout, elle prêche à tous le réconfort. En janvier 1871, elle relève le moral de Poney, le poète ouvrier, lequel, à Toulon, se désespère en chants patriotiques. Elle suit le siège de Paris d’un œil admiratif, attendri : « Pauvre Paris ! c’était la moitié de mon âme ! » Cette héroïque population parisienne, sublime de gaité et d’endurance, allait au théâtre sous une grêle d’obus : justement, on jouait alors François le Champi, ô ironie des choses ! ce Champi qui avait reçu le baptême de la rampe au lendemain d’une révolution, en 1849, et que l’on reprenait, sous le bombardement de 1871, au profit des blessés. Le sort de cette « bergerie, » suivant le mot de George Sand, ne fut décidément pas ordinaire.

Les événemens suivaient cependant leur cours inexorable « Paris affamé s’épuisait en efforts surhumains et impuissans. Un parti de la violence commençait à se dessiner à côté du parti de la défense ; le danger était intérieur autant qu’extérieur. L’Empire allemand était proclamé le 18 janvier. Le 19, c’était Buzenval ; et Henri Regnault, entre tant d’autres, tombait sur le plateau tragique. L’agonie de Paris allait commencer. Le 28 janvier, fut signé l’armistice.


George Sand, alors, s’assura, à force de lettres, du sort de ses amis. Par un bonheur rare, aucun ne manquait à l’appel, Edmond Adam, que l’on avait cru pulvérisé par suite de l’explosion d’un train chargé de poudres dans lequel il se trouvait, sortait de cette catastrophe à peu près indemne. Solange ne souffrait que « d’impécuniosité, » et sa mère s’occupait aussitôt de lui faire parvenir de l’argent. On se ressaisissait donc, et le parti de la guerre à outrance cédait visiblement au parti de la paix. George Sand était pour ce dernier. « La France dit non, écrit-elle à Solange le 12 février, et, toute malheureuse qu’elle est, elle est dans le vrai. Dieu merci, il y a une opinion intermédiaire qui l’emportera ; c’est la paix discutée, aussi honorable que possible. Nous ne pouvons pas espérer qu’elle ne sera pas désastreuse[19]. »

Désastreuse, elle le fut à souhait, cette paix cruelle ! Le démembrement projeté pénétra la fille et la mère d’une égale indignation. Et le cri prophétique de Solange est à recueillir aujourd’hui : « La paix, oui, plutôt que cette multitude d’infamies et de lâchetés ! Mais la paix qu’on va nous dicter, c’est la guerre à recommencer, d’autres expériences, d’autres souffrances, d’autres dépenses de sang et d’argent à renouveler. L’Alsace et la Lorraine sont françaises, très françaises, plus françaises à elles seules que le reste de la France. Laisser faire de ces provinces une seconde Pologne, n’est-ce pas ménager l’heure présente pour empirer les années qui vont suivre[20] ? » Nobles et clairvoyantes paroles, qui prouvent combien, par certains sentimens profonds, Solange était la fille de sa mère, et qu’elle ne se flattait pas en vain de sentir parfois bondir en ses veines le sang du vainqueur de Fontenoy.

Après la guerre, ce fut la Commune. Solange écrit alors des lettres déchirantes. George Sand fut atteinte au fond de l’âme. Elle, la républicaine, la socialiste d’optimisme et de bonté souveraine, comment eut-elle reconnu son temps et son pays ? Ce cadavre pantelant était-il bien la France ? Est-ce là que devaient aboutir trois révolutions, trois générations qui avaient pensé, lutté, peiné, souffert pour l’amélioration de la société, l’instruction du peuple, la réconciliation des classes et la fraternité des nations ? Allait-on retourner à la barbarie ? Tout était blessé en elle, le penseur comme la femme, la raison comme l’âme. De désespoir, elle crut mourir.

Cependant, le premier moment de stupeur passé, elle se ressaisit. A l’accablement succéda le recueillement. Et, regardant comme immortelles les idées auxquelles elle avait consacré sa vie, soutenue d’une foi invincible, elle tendit de nouveau les ressorts de son noble esprit. Par-dessus les réalités sanglantes, par-delà le présent borné et obscur, elle apercevait de nouveau les clartés d’avenir à la lueur desquelles elle s’était toujours guidée, même dans ses erreurs les plus mémorables. N’était-ce pas elle qui avait écrit, au lendemain même du coup d’Etat, cette ligne lapidaire : « Il faut accepter le fait, sans jamais douter de l’idée ? » Ne disait-elle pas, à la même date, en présence des démentis que la politique infligeait à ses rêves de liberté : « Il faut des siècles pour toute réforme fondamentale[21] ? » Ainsi tout grave désordre travaille à l’avancement de l’ordre, toute tyrannie intolérable hâte d’autant le triomphe de la liberté. Et nous voilà dans les itus. et reditus de Pascal : tout à l’heure « moins que jamais, » et demain « deux fois plus ! » Après les déchiremens de 1874, dès 1872, George Sand adressait cet appel -aux chefs des groupes, quels qu’ils fussent : « C’est à la fusion sincère des partis qu’il faut demander de préparer ce grand mouvement qui s’appellera peut-être dans l’histoire : la révolution pour l’idéal[22]. »

Et l’incorrigible idéaliste n’avait même pas attendu 1872, pour juger la nouvelle Allemagne. Longtemps avant la célèbre Lettre à un ami d’Allemagne, de Renan, dès le mois d’août 1871, elle écrivait l’admirable Réponse à un ami, d’où nous détachons ces lignes : « Nous aurons à plaindre la nation allemande de ses victoires autant que nous de nos défaites… Toutes ces grandes organisations, où le droit, la justice et le respect de l’humanité sont méconnus, sont des colosses d’argile… Eh bien ! l’abaissement moral de l’Allemagne n’est pas le salut futur de la France, et si nous sommes appelés à lui rendre le mal qu’elle nous a fait, son écrasement ne nous rendra pas la vie ! Ce n’est pas dans le sang que les races se retrempent et se rajeunissent. » Et elle ajoutait, en voyant le triomphe momentané de la force sur le droit : « Une nation qui a perdu l’idéal ne se survit pas à elle-même[23]. »

Ces paroles sont bonnes à rappeler, au moment où la France combat pour la liberté des peuples, et où sa cause n’est autre que celle de l’humanité.


S. ROCHEBLAVE.

  1. A Solange. Lettre du 20 avril 1870. (Inédite.)
  2. A Dumas fils, 15 août 1869. (Inédite.)
  3. Corr., t. VI, premières pages.
  4. Corresp., VI, p. 15.
  5. Ibid., p. 30.
  6. Inédite (fin août ou début septembre 1870.)
  7. Inédite (vers le 20 septembre 1870.)
  8. Inédite.
  9. Id.
  10. Marc-Dufraisse, nommé préfet des Alpes Maritimes. Solange signalait, dans une lettre du 6 octobre, son arrivée, et le bon effet de sa proclamation. Elle ajoutait : « Es-tu restée en relation avec lui ? Si mon souvenir ne me trompe, il te doit au moins la vie. » Marc-Dufraisse la lui devait, en effet, et n’avait garde de l’oublier.
  11. Inédite.
  12. Journal d’un voyageur pendant la guerre, p. 175-176.
  13. Journal d’un voyageur pendant la guerre, p. 195-196.
  14. Inédite.
  15. Inédite.
  16. Elle se borna, en prévision du pillage, à brûler une masse de lettres, des papiers et des manuscrits personnels. Une partie des archives de Nouant, et non la moins intéressante, a péri ainsi.
  17. George Sand et sa fille, deuxième partie.
  18. Inédite.
  19. Inédite.
  20. Lettre inédite (6 février 1871).
  21. Souvenirs et idées, p. 113, 118.
  22. Impressions et Souvenirs, p. 257.
  23. Impressions et Souvenirs (Réponse à un ami, p. 64-65).