Georges/11

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Georges (1843)
Michel Lévy frères (p. 119-128).
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XI.

LE PRIX DES NÈGRES.


Au même instant deux hommes accoururent qui avaient vu du point supérieur de la rivière une partie de la scène qui venait de se passer : c’étaient monsieur de Malmédie et Henri.

La jeune fille s’aperçut alors qu’elle était à moitié nue, et rougissant à l’idée qu’elle avait été vue ainsi, elle appela la vieille mulâtresse, passa un peignoir et s’appuyant sur le bras de mamie Henriette encore toute palpitante de terreur, elle s’avança vers son oncle et son cousin.

Ils étaient arrivés en suivant la piste de l’animal, jusqu’au bord de la rivière, juste au moment où retentissait la double détonation du fusil de Georges : leur premier mouvement avait été de croire que c’était un de leurs compagnons qui faisait feu sur le cerf ; ils avaient donc porté les yeux vers l’endroit d’où le bruit était venu, et comme nous l’avons dit, ils avaient vu de loin et vaguement une partie de ce que nous venons de raconter.

Derrière messieurs de Malmédie venait le reste des chasseurs.

Sara et mamie Henriette se trouvèrent bientôt le centre du rassemblement. On les interrogea alors sur ce qui s’était passé, mais mamie Henriette était encore trop troublée et trop émue pour répondre, ce fut Sara qui raconta toute la chose.

Il y a loin d’avoir été témoin d’une scène aussi terrible que celle que nous avons essayé de retracer tout à l’heure, d’en avoir suivi tous les détails d’un œil épouvanté, ou d’en entendre le récit, fût-ce de la bouche de celle qui a failli en être victime, fût-ce sur le théâtre même où elle s’était passée : cependant, comme la fumée des coups de fusil était à peine dissipée, comme le cadavre du monstre était encore là, et frémissant des dernières convulsions de l’agonie, la narration de Sara produisit un grand effet. Chacun regretta galamment de ne pas s’être trouvé à la place de l’inconnu ou du nègre. Chacun assura qu’il eût, certes, visé aussi juste que l’un, ou nagé aussi vigoureusement que l’autre. Mais à toutes ces protestations d’adresse et de dévouement, une voix secrète répondait intérieurement dans le cœur de Sara : Il n’y avait qu’eux deux qui pouvaient faire ce qu’ils ont fait.

En ce moment, on entendit à la voix des chiens que le cerf était aux abois. On sait quelle fête c’est pour de vrais chasseurs que d’assister à l’hallali d’un animal qu’ils ont couru toute une matinée. Sara était sauvée, Sara n’avait plus rien à craindre. Il était donc inutile de perdre en doléances, sur un accident qui au bout du compte n’avait eu aucune suite fâcheuse, un temps qu’on pouvait si bien occuper ailleurs ; deux ou trois chasseurs des plus éloignés de la jeune fille s’éclipsèrent, filant du côté d’où venait le bruit ; quatre ou cinq autres les suivirent. Henri fit observer qu’il serait impoli qu’il n’accompagnât point ceux qu’il avait invités et auxquels il devait faire jusqu’au bout les honneurs de son domaine ; bref, au bout de dix minutes, il ne restait plus près de Sara et de mamie Henriette que monsieur de Malmédie.

Tous trois rentrèrent à l’habitation, où un succulent dîner attendait les chasseurs, qui ne tardèrent pas à arriver, Henri en tête : il apportait galamment à sa cousine le pied du cerf qu’il avait coupé lui-même afin de le lui offrir comme un trophée. Sara le remercia de cette gracieuse attention, et de son côté Henri la félicita de ce que ses belles couleurs étaient si complètement revenues, qu’on eût dit à la voir qu’il ne s’était absolument rien passé d’extraordinaire : les autres chasseurs se réunirent à Henri et firent chorus.

Le repas fut des plus gais. Mamie Henriette demanda la permission de ne pas y assister : la pauvre femme avait eu si grand’peur, qu’elle se sentait prise de la fièvre. Quant à Sara, elle était véritablement, à l’extérieur du moins, comme l’avait dit Henri, d’une tranquillité parfaite, et elle fit les honneurs du dîner avec la grâce qui lui était habituelle.

Au dessert, on porta plusieurs toasts, parmi lesquels, il est juste de le dire, quelques-uns firent allusion à l’événement de la matinée ; mais dans ces toasts, il ne fut question ni du nègre inconnu ni du chasseur étranger, tout l’honneur du miracle fut rapporté à la Providence, qui voulait conserver à monsieur de Malmédie et à Henri une nièce et une fiancée si tendrement chérie.

Mais si, dans l’intervalle des toasts, personne ne souffla le mot sur Laïza et sur Georges, dont nul, au reste, ne connaissait les noms, chacun, en revanche, parla longuement de ses prouesses personnelles, et Sara, avec une ironie charmante, distribua à chacun la part d’éloges qui lui était due pour son adresse et pour son courage.

Comme on se levait de table, le commandeur entra ; il venait annoncer à monsieur de Malmédie qu’un nègre qui avait essayé de fuir avait été rattrapé, et venait d’être ramené au camp. Comme c’était une de ces choses qui arrivent tous les jours, monsieur de Malmédie se contenta de répondre :

— C’est bon, qu’on lui donne la correction ordinaire.

— Qu’est-ce donc, mon oncle ? demanda Sara.

— Rien, mon enfant, dit monsieur de Malmédie.

Et l’on reprit la conversation interrompue.

Dix minutes après, on annonça que les chevaux étaient prêts. Comme le dîner et le bal de lord Murrey étaient pour le lendemain, chacun était désireux d’avoir toute la journée pour se préparer à cette solennité ; il avait donc été convenu que l’on reviendrait au Port-Louis aussitôt après le dîner.

Sara passa dans la chambre de mamie Henriette : la pauvre gouvernante, sans être sérieusement malade, était encore tellement agitée, que Sara exigea qu’elle restât à la rivière Noire ; Sara, d’ailleurs, gagnait quelque chose à ce séjour prolongé. Au lieu de revenir en palanquin, elle revenait à cheval.

Comme la cavalcade sortait, Sara vit trois ou quatre nègres occupés à dépecer le requin ; la mulâtresse leur avait indiqué où ils trouveraient le corps de l’animal, et ils étaient allés le pêcher pour en faire de l’huile.

En approchant des Trois-Mamelles, les chasseurs virent de loin tous les nègres rassemblés. Arrivés au lieu du rassemblement, ils reconnurent qu’il était causé par l’attente d’une exécution, l’habitude étant, dans les occasions pareilles, de réunir tous les noirs de l’habitation, et de les forcer d’assister au châtiment de celui de leurs compagnons qui a commis une faute.

Le coupable était un jeune homme de dix-sept ans, qui attendait, lié et garrotté, près de l’échelle sur laquelle il devait être étendu, l’heure fixée pour sa punition : cette heure, sur la prière instante d’un autre nègre, avait été retardée jusqu’au moment du passage de la cavalcade, le noir qui avait sollicité cette grâce ayant dit qu’il avait à faire une révélation à monsieur de Malmédie.

En effet, au moment où monsieur de Malmédie arrivait en face du patient, un nègre qui était assis près de ce dernier, occupé à panser une blessure qu’il avait reçue à la tête, se leva et s’approcha du chemin, mais le commandeur lui barra le passage.

— Qu’y a-t-il ? demanda monsieur de Malmédie.

— Monsieur, dit le commandeur, c’est le nègre Nazim qui va recevoir les cent cinquante coups de fouet auxquels il a été condamné.

— Et pourquoi a-t-il été condamné à recevoir cent cinquante coups de fouet ? demanda Sara.

— Parce qu’il s’est sauvé, répondit le commandeur.

— Ah ! ah ! dit Henri, c’est celui dont on est venu nous dénoncer l’évasion ?

— Lui-même.

— Et comment l’avez-vous rattrapé ?

— Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple : j’ai attendu le moment où il était déjà trop loin du rivage pour le regagner, soit à la rame, soit à la nage ; alors je me suis mis dans une bonne chaloupe avec huit rameurs pour aller à sa poursuite, en doublant le cap du sud-ouest ; nous l’avons aperçu à deux lieues en mer à peu près. Comme il n’avait que deux bras et que nous en avions seize, comme il n’avait qu’un méchant canot et que nous avions une excellente pirogue, nous l’avons eu bientôt rejoint. Alors il s’est jeté à la nage, essayant de regagner l’île, et plongeant comme un marsouin, mais enfin il s’est lassé le premier, et comme cela devenait fatigant, j’ai pris l’aviron des mains d’un rameur, et au moment où il revenait à la surface de l’eau, je lui en ai allongé sur la tête un coup si bien appliqué, que j’ai cru que cette fois-là il avait plongé pour toujours. Cependant au bout d’un instant, nous l’avons vu remonter, il était évanoui, nous l’avons mis dans la pirogue, nous lui avons lié les pieds et les mains, et l’avons ramené toujours évanoui. Ce n’est qu’au morne Brabant qu’il a repris ses sens, et voilà.

— Mais, dit vivement Sara, ce malheureux était peut-être grièvement blessé.

— Oh ! mon Dieu, non, mademoiselle, reprit le commandeur, une égratignure seulement. Ces diables de nègres, c’est douillet comme tout.

— Eh ! alors, pourquoi avoir tant tardé à lui administrer la correction qu’il a si bien méritée ? dit monsieur de Malmédie. D’après l’ordre que j’avais donné, cela devrait déjà être fait.

— Et cela serait fait aussi, monsieur, répondit le commandeur, si son frère, qui est un de nos bons travailleurs, n’avait assuré qu’il avait quelque chose d’important à vous dire avant que cet ordre ne fût exécuté. Comme vous deviez passer près du camp, et que c’était un retard d’un quart d’heure seulement, j’ai pris sur moi de surseoir.

— Et vous avez bien fait, commandeur, dit Sara. Et où est-il ?

— Qui ?

— Le frère de ce malheureux.

— Oui, où est-il ? demanda monsieur de Malmédie.

— Me voici, dit Laïza en s’avançant.

Sara jeta un cri de surprise : elle venait de reconnaître dans le frère du condamné celui qui s’était si généreusement dévoué le matin pour lui sauver la vie. Cependant, chose étonnante ! le nègre n’avait pas jeté un coup d’œil de son côté ; le nègre semblait ne pas la connaître ; le nègre, au lieu d’implorer son entremise comme il avait certes bien le droit de le faire, continuait de s’avancer vers monsieur de Malmédie. Il n’y avait pourtant pas à s’y tromper ; les plaies qu’avaient laissées à son bras et à sa cuisse les dents du requin étaient encore vives et saignantes.

— Que veux-tu ? dit monsieur de Malmédie.

— Vous demander une grâce, répondit Laïza à voix basse afin que son frère, qui était à vingt pas de là, gardé par les autres nègres, ne l’entendît pas.

— Laquelle ?

— Nazim est faible ! Nazim est un enfant ! Nazim est blessé à la tête et a perdu beaucoup de sang ! Nazim peut n’être pas assez fort pour supporter la punition qu’il a méritée ! il peut mourir sous le fouet ! Et vous aurez perdu un nègre qui, à tout prendre, vaut bien deux cents piastres…

— Eh bien ! où en veux-tu venir ?

— Je veux vous proposer un échange.

— Lequel ?

— Faites-moi donner à moi les cent cinquante coups de fouet qu’il a mérités. Je suis fort, je les supporterai ; et cela ne m’empêchera pas d’être demain à mon travail comme d’habitude, tandis que lui, je vous le répète, c’est un enfant, il en mourrait.

— Cela ne se peut pas, répondit monsieur de Malmédie, tandis que Sara, les yeux toujours fixés sur cet homme, le regardait avec le plus profond étonnement.

— Et pourquoi cela ne se peut-il pas ?

— Parce que ce serait une injustice.

— Vous vous trompez, car c’est moi qui suis le véritable coupable.

— Toi !

— Oui, moi, dit Laïza ; c’est moi qui ai excité Nazim à fuir ; c’est moi qui ai creusé le canot dont il s’est servi, c’est moi qui lui ai rasé la tête avec un verre de bouteille, c’est moi qui lui ai donné de l’huile de coco pour se frotter le corps. Vous voyez donc bien que c’est moi qui dois être puni et non pas Nazim.

— Tu te trompes, répondit Henri se mêlant à son tour à la discussion. Vous devez être punis tous les deux, lui pour avoir fui, toi pour l’avoir aidé à fuir.

— Alors faites-moi donner, à moi, les trois cents coups de fouet, et que tout soit dit.

— Commandeur, dit monsieur de Malmédie, faites donner à chacun de ces drôles cent cinquante coups de fouet, et que cela finisse.

— Un instant, mon oncle, dit Sara ; je réclame la grâce de ces deux hommes.

— Et pourquoi cela ? demanda monsieur de Malmédie étonné.

— Parce que cet homme est celui qui, ce matin, s’est si bravement jeté à l’eau pour me sauver.

— Elle m’a reconnu ! s’écria Laïza.

— Parce qu’au lieu d’une punition qu’il mérite, c’est une récompense qu’il lui faut accorder, s’écria Sara.

— Alors, dit Laïza, si vous croyez que j’aie mérité une récompense, accordez-moi la grâce de Nazim.

— Diable ! diable ! dit monsieur de Malmédie, comme tu y vas ! Est-ce toi qui as sauvé ma nièce ?

— Ce n’est pas moi, répondit le nègre ; sans le jeune chasseur elle était perdue.

— Mais il a fait ce qu’il a pu pour me sauver, mon oncle. Mais il a lutté contre le requin, s’écria la jeune fille. Eh ! tenez, voyez ! voyez ces blessures qui saignent encore.

— J’ai lutté contre le requin, mais à mon corps défendant, reprit Laïza. Le requin est revenu sur moi, et j’ai dû le tuer pour me sauver moi-même.

— Eh bien ! mon oncle, me refuserez-vous leur grâce ? demanda Sara.

— Oui, sans doute, répondit monsieur de Malmédie ; car s’il y avait une fois exemple de grâce faite en pareille occasion, ils s’enfuiraient tous, ces moricauds-là, espérant toujours qu’il y aura quelque jolie bouche comme la vôtre qui intercédera pour eux.

— Mais, mon oncle…

— Demande à tous ces messieurs si la chose est possible, dit monsieur de Malmédie en se retournant avec l’accent de la confiance vers les jeunes gens qui accompagnaient son fils.

— Le fait est, répondirent ceux-ci, qu’une pareille grâce serait un désastreux exemple.

— Tu le vois, Sara !

— Mais un homme qui a risqué sa vie pour moi, dit Sara, ne peut cependant pas être puni le jour même où il l’a risquée ; car, si vous lui devez une punition, je lui dois, moi, une récompense.

— Eh bien ! à chacun notre dette ; lorsque je l’aurai fait punir, toi, tu le récompenseras.

— Mais, mon oncle, que vous importe, au bout du compte, la faute que ces malheureux ont commise ? Quel tort vous fait-elle, puisqu’ils n’ont pas pu exécuter leur projet ?

— Quel tort elle me fait ! Mais elle leur ôte une partie de leur valeur. Un nègre qui a essayé de se sauver perd cent pour cent de son prix. Voilà deux gaillards qui valaient hier, celui-ci cinq cents et celui-là trois cents piastres, c’est-à-dire huit cents piastres. Eh bien ! que j’aille en demander six cents aujourd’hui, on ne me les donnera pas.

— Le fait est que moi je n’en donnerais pas six cents piastres maintenant, dit un des chasseurs qui accompagnaient Henri.

— Eh bien ! monsieur, je serai plus généreux que vous, dit une voix dont l’accent fit tressaillir Sara, moi, j’en donne mille.

La jeune fille se retourna et reconnut l’étranger de Port-Louis, l’ange libérateur du rocher.

Il était debout, vêtu d’un élégant costume de chasse, et appuyé sur son fusil à deux coups. Il avait tout entendu.

— Ah ! c’est vous, monsieur, dit monsieur de Malmédie, tandis qu’un sentiment dont Henri ne pouvait se rendre compte lui faisait monter la rougeur au visage, — recevez d’abord tous mes remercîments, car ma nièce m’a dit qu’elle vous devait la vie, et si j’avais su où vous trouver, je me serais empressé de vous voir, non pour essayer de m’acquitter envers vous, monsieur, c’est impossible, mais pour vous exprimer toute ma reconnaissance.

L’étranger s’inclina sans répondre, avec un air de dédaigneuse modestie qui n’échappa point à Sara. Aussi elle s’empressa d’ajouter :

— Mon oncle a raison, monsieur, de pareils services ne se paient point ; mais soyez certain que, tant que je vivrai, je me rappellerai que c’est à vous que je dois la vie.

— Deux charges de poudre et deux balles de plomb ne valent pas de pareils remercîments, mademoiselle ; je me regarderai donc comme bien heureux si la reconnaissance de monsieur de Malmédie va jusqu’à me céder, pour le prix que je lui en ai offert, ces deux nègres dont j’ai besoin.

— Henri, dit à demi-voix monsieur de Malmédie, ne nous a-t-on pas dit avant-hier qu’il y avait en vue de l’île un bâtiment négrier ?

— Oui, mon père, répondit Henri.

— Bien, continua monsieur de Malmédie se parlant cette fois à lui-même. Bien ! nous trouverons moyen de les remplacer.

— J’attends votre réponse, monsieur, dit l’étranger.

— Comment donc, monsieur, mais avec le plus grand plaisir ! Ces nègres sont à vous, vous pouvez les prendre ; mais à votre place, voyez-vous, quitte à ce qu’ils ne travaillent pas de trois ou quatre jours, je leur ferais administrer aujourd’hui même la correction qu’ils ont méritée.

— Ceci, c’est mon affaire, dit l’inconnu en souriant ; les mille piastres seront chez vous ce soir.

— Pardon, monsieur, dit Henri, mais vous vous êtes trompé ; l’intention de mon père n’est pas de vous vendre ces deux hommes, mais de vous les donner. L’existence de deux misérables nègres ne peut pas être mise en comparaison avec une vie aussi précieuse que l’est celle de ma belle cousine. Mais laissez-moi vous offrir au moins ce que nous avons et ce que vous paraissez désirer.

— Mais, monsieur, dit l’étranger en relevant la tête avec hauteur, tandis que monsieur de Malmédie faisait à son fils une grimace des plus significatives, ce n’étaient point là nos conventions.

— Eh bien ! alors, dit Sara, permettez-moi d’y changer quelque chose, et pour l’amour de celle à qui vous avez sauvé la vie, prenez ces deux nègres que nous vous offrons.

— Je vous remercie, mademoiselle, dit l’étranger ; il serait ridicule à moi d’insister davantage. J’accepte donc, et c’est moi maintenant qui me regarde comme votre obligé.

Et l’étranger, en signe qu’il ne voulait pas retenir plus longtemps l’honorable compagnie sur une grande route, fit, en s’inclinant, un pas en arrière.

Les hommes échangèrent un salut, mais Sara et Georges échangèrent un regard.

La cavalcade se remit en route, et Georges la suivit quelque temps des yeux avec ce froncement de sourcils qui lui était habituel quand une pensée amère le préoccupait ; puis, se retournant vers les nègres et s’approchant de Nazim :

— Faites délier cet homme, dit-il au commandeur, car lui et son frère m’appartiennent.

Le commandeur, qui avait entendu la conversation de l’étranger et de monsieur de Malmédie, ne fit aucune difficulté d’obéir. Nazim fut donc délié et remis avec Laïza à son nouveau maître.

— Maintenant, mes amis, dit l’étranger en se tournant vers les nègres et en tirant de sa poche une bourse pleine d’or, comme j’ai reçu un cadeau de votre maître, il est juste que, de mon côté, je vous fasse un petit présent. Prenez cette bourse, et partagez entre vous ce qu’elle contient.

Et il remit la bourse au nègre qui se trouvait le plus proche de lui ; puis se retournant vers ses deux esclaves qui, debout derrière lui, attendaient ses ordres :

— Quant à vous deux, leur dit-il, faites maintenant ce que vous voudrez, allez où vous voudrez, vous êtes libres.

Laïza et Nazim poussèrent chacun un cri de joie mêlé de doute, car ils ne pouvaient croire à cette générosité de la part d’un homme auquel ils n’avaient rendu aucun service ; mais Georges répéta les mêmes paroles, et alors Laïza et Nazim tombèrent à genoux, baisant, avec un élan de reconnaissance impossible à décrire, la main qui venait de les délivrer.

Quant à Georges, comme il commençait à se faire tard, il remit sur sa tête son grand chapeau de paille qu’il avait jusque-là tenu à la main ; et, jetant son fusil sur son épaule, il reprit le chemin de Moka.