Georges Sphrantzes (extrait des Mémoires)

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C’est moi le pauvre Georges Sphrantsès, protovestiaire et désormais devenu le peut-être moine1 Grégoire, qui ai écrit les mémoires suivants sur les événements de mon temps et particulièrement sur ceux que j’ai eu l’occasion de voir dans ma malheureuse vie.


Voici que le 26 mars de cette même année 61 [6960 du monde=1452]2, l’émir arriva et se dirigea vers le détroit du Bosphore pour y construire la forteresse [Bogaz-Kesen] : voyons un peu aujourd’hui et demain, et comme par la terre il n’y a rien à faire, et que c’est trop dangereux, essayons de passer par la mer3. En juin de la même année furent ouvertes les hostilités, et l’armée, s’étant déplacée avec une grande rapidité, réussit à faire prisonnier ceux qui se trouvaient hors les murs et à bloquer la ville. Les Turcs terminèrent la forteresse et le 31 août, ils s’en furent mettre le siège devant les murs de la ville. Le 3 septembre de l’année 61 [6960 du monde=1452]4, l’émir retourna à Andrinople, à ce qu’il semble, parce qu’il avait occupé ces deux jours à observer en cachette et bien soigneusement la cité fortifiée et les conditions de sa défense. Et le 17 janvier de la même année [1453]5 naquit le successeur de la souche des Paléologue, le seigneur André Paléologue. Le 4 avril de la même année l’émir revint, et il investit la ville en établissant le siège avec tous les moyens imaginables et toutes les machines de guerre, sur terre et sur mer, l’entourant sur un périmètre de dix-huit milles, du côté de la mer avec une flotte de quatre cent navires, grands et petits, et du côté de la terre ferme avec deux cent mille hommes ; de son côté la ville, pour toute son étendue, ne pouvait aligner que quatre mille sept cent soixante quatorze hommes pour sa défense, sans compter les étrangers dont le nombre se montait à deux cents ou un peu moins. Je savais que telle était la situation pour la raison suivante : sur ordre de l’empereur aux démarques6 de la cité, chacun d’eux dut décrire avec exactitude la situation de son propre dème, en indiquant la nature et la quantité de ses forces tant civiles que religieuses et le type des armes que chacun avait à sa disposition pour la défendre. Et chacun des démarques apporta et remit à l’empereur le registre de son dème. Puis il me dit : “ Occupe-toi de cela et de rien d’autre, parce que tu sais bien faire les comptes, et occupe-toi bien d’entretenir ce qui est nécessaire à la défense, et donc de ce qui est secret. Prends-les registres, garde-les chez toi, fais bien les comptes, et vois de combien nous disposons d’hommes, d’armes, de lances, de boucliers, d’arcs. ” J’exécutai ses ordres, j’apportai et remis à mon empereur, avec douleur et de tristesse, un petit registre. La somme resta secrète, connue seulement de lui et de moi. Le 29 mai, le mardi, à la pointe du jour, l’émir s’empara de la cité, qui fut prise dans l’heure même, et ce jour-là mon seigneur et empereur tomba, tué, alors que je me trouvais loin de lui, dans une autre partie de la ville, sur son ordre, pour y faire une inspection. Hélas, pauvre de moi, je ne sais par quel hasard la Providence m’a fait rester en vie. Sa vie à lui, empereur et martyr de bonne mémoire, dura en tout quarante neuf ans, trois mois et vingt jours, parmi lesquels quatre ans, quatre mois et vingt quatre jours comme empereur ; il fut le huitième dans la succession des Paléologue. Le premier fut Michel, le second Andronic, le troisième Michel, le quatrième Andronic, le cinquième Jean, le sixième Manuel, le septième Jean et le huitième Constantin. La dynastie des Paléologue régna sur cette cité de Constantinople et la gouverna pendant cent quatre vingt quatorze ans, dix mois et quatre jours.

Quant à moi, fait prisonnier, je dus supporter toutes les avanies et les maux de l’esclavage, pauvre de moi. A la fin, rançonné, le 1er septembre soixante deux [6962 du monde=1453]7, je gagnai Mistra pendant que ma femme et mes fils, faits prisonniers par de vieux et bons turcs, furent par eux revendus à l’amirachur de l’émir, c’est à dire au surintendant de sa cavalerie, qui racheta aussi plusieurs belles et nobles dames, dont il tira beaucoup d’argent. La beauté de mes fils n’avait pu être tenue secrète, et l’émir, qui en eut connaissance, se les prit pour lui, versant à l’amirachur plusieurs milliers d’aspres [monnaie d’argent]. Il ne resta que ma malheureuse mère avec sa seule et unique nourrice, toutes les autres femmes furent dispersées.

D’aucuns pourraient se demander à quoi pouvait s’occuper l’empereur durant la période qui précéda la bataille, quand l’émir faisait ses préparatifs, et ce que faisaient les autres chrétiens pour lui venir en aide. Que n’a-t-il fait, l’empereur, mon bon seigneur d’heureuse mémoire, pour défendre, ouvertement ou en cachette, sa maison, ses chrétiens et sa vie ? Peut-être a-t-il pensé que si les choses tournaient mal il pourrait fuir, que ce serait facile, possible ? Qui donc, sinon lui, a fait personnellement faire par les prêtres des jeûnes et des prières, qui leur a donné de l’argent, qui a pris soin généreusement des pauvres, qui a fait à Dieu tant de promesses, afin que les chrétiens ne fussent pas asservis par les Turcs ? Mais Dieu n’a pas tenu conte de ces suppliques, par quel jugement, je ne sais, et chacun peut dire ce qu’il veut contre lui.

Dans la même année et le même mois de décembre [1453], l’abominable et cruel émir tua de sa main mon fils chéri Jean, parce que bien sûr, le garçon avait comploté contre lui. Hélas, pauvre et malheureux père que je suis : il avait quatorze ans et quatre mois moins un jour, mais de corps et d’esprit il était plus mûr que son âge. Durant ce même mois de décembre, je rejoignis Leontari, et me présentai devant le despote de Morée, le seigneur Thomas, porphyrogénète. Et il me prit à son service et me fit cadeau de la terre de Kertezi par une bulle d’argent.