Germaine/09

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IX

LETTRES DE CHINE ET DE PARIS.


À MONSIEUR MATHIEU MANTOUX, CHEZ M. LE COMTE DE VILLANERA, VILLA DANDOLO, À CORFOU.


Sans date.


Tu ne me connais pas, et je te connais aussi bien que si je t’avais inventé. Tu es un ancien pensionnaire du gouvernement à l’école navale de Toulon ; c’est là que je t’ai vu pour la première fois. Je t’ai rencontré depuis à Corbeil ; tu n’y faisais pas de brillantes affaires, et la police avait les yeux sur toi. Tu as eu le bonheur de tomber sur une grosse bête de Parisienne qui t’a procuré une bonne place, avec l’espérance d’une pension. La dame de la rue du Cirque et sa femme de chambre te prennent pour un innocent ; on dit que tes maîtres t’honorent de leur confiance. Si la malade que tu soignes avait pris son passage pour l’autre monde, tu serais riche, considéré, et tu vivrais en bourgeois dans le pays que tu choisirais. Malheureusement, elle ne s’est pas décidée, et tu n’as pas eu l’esprit de la pousser dans le bon chemin. Tant pis pour toi ; tu garderas ton nom de Peu-de-chance. Le commissaire de police de Corbeil te fait chercher. On est sur ta trace. Si tu ne prends pas tes mesures, on saura te trouver là-bas. Je t’y ai bien trouvé, moi qui t’écris ! Es-tu curieux d’aller cueillir du poivre à Cayenne ? Travaille donc, fainéant ! la fortune est dans tes mains, aussi vrai que je m’appelle… Mais tu n’as pas besoin de savoir mon nom. Je ne suis ni Rabichon, ni Lebrasseur, ni Chassepic. Je suis, dans l’espérance que tu sauras comprendre tes intérêts,

Ton ami,
X. Y. Z.



MADAME CHERMIDY AU DOCTEUR LE BRIS.


Paris, 13 août 1853.

La Clef des cœurs, mon charmant ami, voici une grande et magnifique nouvelle. Mme de Sévigné vous la ferait attendre pendant deux pages ; moi, je vais plus vite en besogne et je vous la livre du premier coup. Je suis veuve, mon ami ! veuve sans appel ! veuve en dernier ressort ! veuve comme si le notaire y avait passé ! J’ai reçu la nouvelle officielle, l’acte mortuaire, les compliments de condoléance du ministère de la marine, le sabre et les épaulettes du défunt, et une pension de 750 francs pour rouler carrosse sur mes vieux jours. Veuve ! veuve ! veuve ! il n’y a pas un plus joli mot dans la langue française. Je me suis habillée de noir ; je me promène à pied dans les rues, et j’ai des démangeaisons d’arrêter les passants pour leur apprendre que je suis veuve.

J’ai reconnu dans cette occasion que je n’étais pas une femme ordinaire. J’en sais plus d’une qui aurait pleuré par faiblesse humaine et pour donner une petite satisfaction à ses nerfs ; moi, j’ai ri comme une folle et je me suis roulé sur le Tas qui n’en pouvait mais. Il n’y a plus de Chermidy ; Chermidy n’est plus ; pas plus de Chermidy que sur la main ; nous avons le droit de dire feu Chermidy !

Vous savez, tombeau des secrets, que je n’avais jamais aimé cet homme-là. Il ne m’était de rien. Je portais son nom, j’avais supporté ses bourrades ; deux ou trois soufflets qu’il m’a donnés étaient les seuls liens que l’amour eût formés entre nous. Le seul homme que j’aie aimé, mon véritable mari, mon époux devant Dieu, ne s’est jamais appelé Chermidy. Ma fortune ne vient pas de ce matelot ; je ne lui dois rien, et je serais bien hypocrite de le pleurer. N’avez-vous pas assisté à notre dernière entrevue ? Vous souvient-il de la grimace conjugale qui embellissait ses traits ? Si vous n’aviez pas été présent, il m’aurait fait un mauvais parti ; ces maris marins sont capables de tout. Les cartes m’ont souvent prédit que je mourrais de mort violente : c’est que les cartes connaissaient M. Chermidy. Il m’aurait tordu le cou tôt ou tard, et il aurait dansé à mon enterrement. C’est moi qui ris, qui danse et qui dis des folies : je suis dans le cas de légitime défense !

C’est une bonne histoire, allez ! que celle de cette mort. On n’a jamais vu chinoiserie pareille, et je la mettrai sur mon étagère. Tous mes amis sont venus hier m’apporter leurs compliments de condoléance. Ils s’étaient fait des figures de deuil ; mais je leur ai conté l’événement, et je les ai égayés en un tour de main. Nous avons ri, sans débrider, jusqu’à minuit et demi.

Figurez-vous, mon cher docteur, que la Naïade s’était embossée devant Ky-Tcheou. Je n’ai jamais pu trouver l’endroit sur la carte, et j’en suis au désespoir. Les géographes d’aujourd’hui sont des êtres bien incomplets. Ky-Tcheou doit être au sud de la presqu’île de Corée, sur la mer du Japon. J’ai bien trouvé Kin-Tcheou, mais c’est dans la province de Ching-King, sur le golfe Leou-Toung, dans la mer Jaune. Mettez-vous à la place d’une pauvre veuve, qui ne sait pas sous quelle latitude on l’a privée de son mari !

Quoi qu’il en soit, les magistrats de Ky-Tcheou, ou Kin-Tcheou, à l’embouchure de la rivière Li-Kiang, avaient malmené deux missionnaires français. Le mandarin gouverneur, ou père de la ville, le puissant Gou-Ly, consacrait tous ses loisirs à faire des niches aux étrangers. Il y a trois factoreries européennes dans ce lieu de plaisance. Un Français qui achète de la soie exerçait les fonctions d’agent consulaire. Il avait un drapeau devant sa porte et les missionnaires logeaient chez lui. Gou-Ly fit arrêter les deux prêtres et les accusa d’avoir prêché une religion étrangère. Ils auraient eu mauvaise grâce à s’en défendre, puisqu’ils étaient venus précisément pour cela. Ils furent condamnés ; et le bruit courut qu’on les avait mis à mort. C’est dans ces circonstances que l’amiral envoya la Naïade pour voir un peu ce qui se passait. Le commandant fit venir Gou-Ly à son bord : vous représentez-vous mon mari en tête-à-tête avec ce Chinois ? Gou-Ly protesta que les missionnaires se portaient bien, mais qu’ils avaient enfreint les lois du pays et qu’ils devaient rester six mois en prison. Mon mari demanda à les voir ; on offrit de les lui montrer à travers les grilles. Il se transporta le soir même aux portes de la prison, avec une compagnie de débarquement. Il vit deux missionnaires en habit ecclésiastique, qui gesticulaient à la fenêtre. Le consul français les reconnut, et tout le monde fut content.

Mais le lendemain on vint apprendre au consul que les missionnaires avaient été parfaitement égorgés huit jours avant l’arrivée de la Naïade. On entendit plus de vingt témoins qui certifièrent le fait. Mon Chermidy remit son uniforme, débarqua ses hommes, retourna à la prison et enfonça les portes, malgré les gestes des missionnaires qui lui faisaient de grands bras pour le renvoyer au navire. Il trouva dans le cachot deux figures de cire, modelées avec une perfection chinoise : c’étaient les missionnaires qu’on lui avait montrés la veille.

Mon mari entra dans une belle colère. Il ne souffre pas qu’on le trompe : c’est un travers que je lui ai toujours connu. Il revint à bord et jura son grand juron qu’il bombarderait la ville si les meurtriers n’étaient pas punis. Le mandarin, tremblant comme la feuille, fit sa soumission et condamna les juges à se voir scier entre deux planches. Pour le coup, mon mari n’eut rien à dire.

Mais la législation du pays permet à tout condamné à mort de fournir un remplaçant. Il y a des agences spéciales qui, moyennant cinq ou six mille francs et de belles promesses décident un pauvre diable à se laisser couper en deux. Les Chinois de la basse classe, qui grouillent pêle-mêle avec les animaux, ne tiennent pas énormément à la vie. Vous comprenez, pour ce qu’ils en font ! Ils se décident volontiers à la mener courte et bonne lorsqu’on leur offre un millier de piastres à manger en trois jours. Mon mari accepta les remplaçants, assista au supplice, et fit sa paix avec l’ingénieux Gou-Ly. Il poussa la clémence jusqu’à l’inviter à dîner pour le lendemain avec les magistrats qui s’étaient fait remplacer. C’était agir en bon diplomate ; car, enfin, qu’est-ce que la diplomatie ? L’art de pardonner les injures aussitôt qu’on s’en est vengé.

Gou-Ly et ses complices vinrent dîner en grande cérémonie à bord de la Naïade. Le dessert fut interrompu par un incendie magnifique : le navire flambait comme une allumette. On fit jouer les pompes en temps utile ; l’accident fut mis sur le dos d’un aide de cuisine, et l’on fit des excuses au vénérable Gou-Ly.

Vous trouvez le récit un peu long ? Patience ! nous n’avons plus longtemps à vivre. Le mandarin voulut lui rendre sa politesse ; il l’invita pour le lendemain à un de ces banquets où triomphe la prodigalité chinoise. Nous sommes de pauvres sires au prix de ces originaux-là. On a beaucoup admiré ce gentleman qui mangea à lui seul un dîner de cinq cents francs au Café de Paris : les Chinois sont bien d’une autre force ! On annonça au commandant des ragoûts saupoudrés de perles fines, des nids d’hirondelles aux langues de faisan doré, et la célèbre omelette aux œufs de paon qu’on fait sur la table en tuant chaque femelle pour lui arracher son œuf. Mon Chermidy, simple comme un aviron, ne devina pas que c’était lui qui payerait la carte. Il se léchait les lèvres, au dire des rapports officiels, et il se promettait d’écouter de toutes ses oreilles les comédies qui assaisonnent un festin chinois.

Il descendit à terre avec le consul et quatre hommes d’escorte, par une belle pluie battante. Vous pouvez croire qu’il n’avait pas oublié son grand uniforme. Une députation de magistrats le reçut à l’échelle avec tous les compliments de rigueur. Je suppose qu’il ne fut pas mécontent de la harangue. Si les Chinois adorent les compliments, les marins ne les détestent pas. On le hissa sur un petit cheval du pays. Je le vois d’ici, trottant en pincettes. L’animal (soit dit sans équivoque) enfonçait dans la boue jusqu’aux genoux ; les villes de Chine sont pavées d’un macadam à deux fins, carrossable et navigable. Douze jeunes gens vêtus de soie rose marchaient à sa droite et à sa gauche, une plume de paon à la main. Ils chantaient du haut de leur nez les louanges du grand, du puissant, de l’invincible Chermidy, et ils agaçaient doucement sa monture avec les barbes de leurs plumes. Les petits chatouillaient les naseaux, les grands caressaient l’intérieur des oreilles, si bien et si longtemps que l’animal se cabra. Le cavalier, maladroit comme un marin, tomba sur le dos. Les enfants coururent à lui et lui demandèrent tous à la fois s’il s’était fait mal, s’il n’avait besoin de rien, s’il voulait de l’eau pour se laver, si l’on pouvait lui faire respirer quelque chose ; et, tout en parlant, ils tirèrent leurs petits couteaux de leurs poches et lui coupèrent le cou sans bruit, sans scandale, jusqu’à ce que la tête fût complètement détachée du tronc.

C’est le consul qui a raconté cette histoire. Il n’en aurait parlé à personne, je le crains bien, sans le secours des quatre matelots qui lui sauvèrent la vie et le ramenèrent à bord. Je m’arrête ici ; la pièce n’est plus intéressante dès l’instant où le héros est enterré. Vous saurez la suite par les journaux et par la lettre ci-jointe que les officiers de la Naïade ont pris la peine de m’adresser. Je regrette sincèrement la mort du mandarin Gou-Ly. S’il vivait encore, je lui ferais une pension de nids d’hirondelles pour le reste de ses jours. Depuis que mon bonheur dépend d’un double veuvage, je me suis toujours promis de partager un million entre les âmes charitables qui me délivreraient de mes ennemis. Il y avait cinq cent mille francs dans mon secrétaire pour ce mandarin qui n’est plus.

Tombeau des secrets, vous brûlerez ma lettre, n’est-il pas vrai ? Brûlez aussi les journaux qui parleront de cette affaire. Il ne faut pas que don Diego apprenne que je suis libre tant qu’il sera enchaîné lui-même. Épargnons à nos amis des regrets trop cruels. Surtout ne lui dites pas que le noir m’embellit.

Soignez bien la personne à qui vous vous êtes dévoué. Quoi qu’il arrive, vous aurez le mérite de l’avoir fait vivre au delà de toute espérance. Si l’on vous avait dit que vous quittiez Paris pour sept ou huit mois, mangeriez-vous de si bons becfigues ? Lorsqu’elle sera guérie ou autre chose vous reviendrez à Paris, et nous vous referons une clientèle ; car je suis sûre qu’excepté moi, vos malades ne vous reconnaîtront plus.

M. le duc de La Tour d’Embleuse, qui me fait l’honneur de dîner quelquefois à la maison, m’a priée de vous chercher un autre domestique. J’avais pris mes renseignements à la hâte sur le premier que je vous ai envoyé. On me l’a dépeint ces jours derniers comme un être à craindre. Chassez-le donc au plus tôt, ou gardez-le sous votre responsabilité, jusqu’à l’arrivée du remplaçant.

Adieu, la Clef des cœurs. Mon cœur vous est ouvert depuis longtemps, et si vous n’êtes pas le meilleur de tous mes amis, il n’y a point de ma faute. Conservez-moi mon mari et mon fils, et je serai pour la vie,

Toute à vous, Honorine.


LES OFFICIERS DE LA NAÏADE À MADAME CHERMIDY.


Hong-Kong, 2 avril 1853.


Madame,

Les officiers et les élèves embarqués à bord de la Naïade remplissent un pénible devoir en venant joindre leurs regrets à la douleur bien légitime que vous causera la perte du commandant Chermidy.

Une odieuse trahison a enlevé à la France un de ses officiers les plus honorables et les plus expérimentés : à vous, madame, un mari dont chacun pouvait apprécier la bonté et la douceur ; à nous, un chef ou plutôt un camarade qui tenait à honneur de nous alléger du poids du service en se réservant la plus lourde part.

En vous renvoyant les insignes de son grade qu’il avait conquis si laborieusement, notre seul regret, madame, est de ne pouvoir y joindre cette étoile des braves qu’il méritait depuis longtemps par la durée comme par l’importance de ses services, et qui l’attendait sans doute au port, à la fin d’une campagne que nous achèverons sans lui.

C’est une faible consolation, madame, dans une douleur comme la vôtre, que le plaisir de la vengeance. Cependant nous sommes fiers de pouvoir vous dire que nous avons fait à notre brave commandant de glorieuses funérailles. Lorsque M. le consul et les quatre matelots qui avaient été les témoins du crime nous en apportèrent la nouvelle à bord, le plus ancien des enseignes de vaisseau, succédant à l’excellent officier que nous avions perdu, fit évacuer les personnes, et les marchandises des factoreries européennes, et nous commençâmes contre la ville un feu soutenu qui la mit en cendres en moins de deux jours. Gou-Ly et ses complices se croyaient en sûreté dans la forteresse. La compagnie de débarquement, sous les ordres de l’un de nous, les assiégea pendant une semaine avec deux pièces de canon qu’on avait transportées à terre. Tous nos hommes furent admirables : ils vengeaient leur commandant. La Naïade n’appareilla, pour rallier le pavillon amiral, qu’après avoir puni impitoyablement le mandarin gouverneur et tous ceux qui s’étaient rassemblés autour de sa personne. À l’heure où nous écrivons, madame, il n’y a plus de ville appelée Ky-Tcheou ; il n’y a plus qu’un monceau de cendres qu’on peut appeler le tombeau du commandant Chermidy.

Agréez, madame, l’hommage des sentiments de profonde sympathie avec lesquels nous avons l’honneur d’être

Vos très-humbles et très-dévoués serviteurs.

(Suivent les signatures.)