Germaine/13

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Texte établi par Hachette (Paris), Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 283-294).
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XIII

LE COUTEAU.


Mathieu Mantoux ne pouvait se consoler de la guérison de Germaine. Il accusait le droguiste de lui avoir vendu de l’arsenic frelaté et du poison de mauvais aloi. Dans sa douleur, il négligeait son service et s’égarait en rêvant autour de la villa. Le but de ses promenades était toujours ce joli petit domaine dont il avait été seigneur en espérance. À force de le contempler, il le connaissait dans ses moindres détails, comme s’il y avait été élevé dès l’âge le plus tendre. Il savait combien la maison avait de fenêtres, et il n’était pas un arbre dans le jardin qui ne lui rappelât quelque souvenir. Il avait franchi la clôture plus d’une fois ; ce qui n’était pas difficile. Ce paradis terrestre était fermé d’une haie de cactus et d’aloès, formidable défense si l’on prend soin de l’entretenir ; mais trois ou quatre aloès avaient fleuri au mois d’août, et la fleur tue la plante. Ainsi la barrière infranchissable était tombée en quelques endroits, et la livrée fluette de Mantoux se faufilait sans accroc dans l’enceinte prohibée.

Le 26 septembre, vers quatre heures du soir, ce coquin mélancolique rêvait à son malheur en longeant la clôture. Il se rappelait avec une douceur amère ses premières entrevues avec le Tas et l’accueil obligeant de Mme Chermidy. Lorsqu’il comparait sa situation présente à celle qu’il avait rêvée, il se trouvait le plus malheureux des hommes ; car on croit avoir perdu ce qu’on a manqué de gagner. L’apparition d’une masse énorme qui se mouvait pesamment dans le jardin rompit le cours de ses idées. Il se frotta les yeux et se demanda un instant s’il voyait le Tas ou son ombre : mais les ombres n’ont pas tant de corps. Le Tas l’aperçut et lui fit signe d’accourir. Elle songeait justement au moyen de le rencontrer.

« Hé bien ! lui dit-elle, vous voilà, bel infirmier ? Vous avez bien soigné votre maîtresse ; elle est guérie !

Il répondit avec un gros soupir : « Peu de chance !

— Nous sommes seuls, reprit le Tas, personne ne peut nous entendre, et il n’y a pas de temps à perdre. Es-tu content de voir que ta maîtresse se porte bien ?

— Certainement, mademoiselle. Pourtant votre dame m’avait promis autre chose.

— Qu’est-ce qu’elle t’avait promis ?

— Que madame passerait bientôt, et que j’aurais douze cents francs de rente.

— Tu aurais mieux aimé ça, pas vrai ?

— Dame ! j’aurais été propriétaire, et me voilà chez les autres pour le reste de mes jours.

— Et l’idée ne t’est pas venue de donner un coup de main à la maladie ? »

Mantoux la regarda entre les yeux avec un trouble évident. Il ne savait pas s’il avait affaire à un juge ou à un complice. Elle le tira d’embarras en ajoutant : « Je te connais ; je t’ai vu à Toulon. Quand je t’ai déniché à Corbeil, je savais ton histoire.

— Mais alors vous en êtes ! Vous aviez votre idée en m’envoyant ici ?

— Bien sûr. S’il n’y avait pas eu de l’ouvrage à faire, j’aurais été chercher un honnête homme. Il y en a assez, Dieu merci ! Il y en a même trop !

— Voilà donc le pourquoi des douze cents francs de rente ?

— Parbleu !

— Je parie que c’est vous qui m’avez écrit la lettre anonyme !

— Qui serait-ce donc ?

— Mais quel intérêt aviez-vous ?

— Quel intérêt ? Ta maîtresse a volé son mari à la mienne. Comprends-tu maintenant ?

— Je commence.

— Il fallait commencer plus tôt, imbécile !

— Je n’ai pas compris, c’est vrai. Pourtant j’ai travaillé.

— Avec quoi ?

— J’ai acheté de l’arsenic ; elle en a pris un peu tous les soirs.

— Ta parole ?

— Sur mon honneur !

— Tu n’en auras pas mis assez.

— J’avais peur d’être pris. Ça se retrouve dans les corps morts.

— Lâche !

— Tiens ! on ne se fait pas couper le cou pour douze cents francs de rente.

— Madame t’aurait donné tout ce que tu aurais voulu.

— Il fallait me le dire. Maintenant il est trop tard.

— Il n’est jamais trop tard. Viens parler à madame. »

C’est dans une chambre contiguë au salon que Mantoux attendit le départ de M. Le Bris. Quelques paroles de la conversation traversèrent la porte et vinrent à ses oreilles. Cependant, il ne comprenait encore qu’à moitié le marché qu’on voulait faire avec lui. Il aborda Mme Chermidy avec une méfiance respectueuse. La veuve ne jugea pas à propos d’entrer en explication avec lui tant qu’elle n’aurait pas reçu une réponse de don Diego. Elle était fort agitée, et elle arpentait le salon dans tous les sens. Elle écoutait le Tas sans l’entendre, et regardait le forçat sans le voir. La courtoisie du comte de Villanera lui était assez connue pour qu’elle vît dans son absence et son silence des symptômes effrayants.

« Il ne m’aime donc plus ! disait-elle. Passe encore pour l’indifférence ; je saurais bien réchauffer sa froideur ! Mais il faut qu’on m’ait noircie à ses yeux, qu’on lui ait tout conté, qu’il me méprise ! Sans cela, il ne m’aurait jamais traitée ainsi. M’offrir de l’argent par l’intermédiaire de cet odieux Le Bris ! Et en quels termes, grands dieux ! S’il me voit des mêmes yeux que son ambassadeur, s’il ne m’estime plus, j’aurai beau faire : il ne reviendra jamais. Veuf ou non, il est perdu pour moi. Alors ! à quoi bon … ? pure vengeance ? Eh bien, soit : je me vengerai ! Mais attendons. S’il n’accourt pas ici lorsqu’il aura lu mon message, c’est que tout est perdu !

— Madame, interrompit Mantoux, il faut que j’aille servir mon dîner, et si madame a quelque chose à me commander…

— Va servir ton dîner, lui dit-elle. Tu es à moi. Écoute bien tout ce qu’ils diront, pour me le répéter.

— Oui, madame.

— Un instant ! Peut-être M. de Villanera viendra-t-il ici dans la soirée. En ce cas, je n’ai pas besoin de toi. Cependant, promène-toi dans nos environs demain matin. S’il ne devait pas me faire de visite… mais c’est impossible ! tu accourrais ici dès qu’il serait couché. L’heure n’y fait rien. Le Tas dormira peut-être ; sonne toujours, je t’ouvrirai la porte.

— C’est inutile, madame ; on a été serrurier, et j’ai encore mes outils.

— Bien ; je t’attendrai. Mais je suis sûre que le comte viendra. »

Mantoux servit à table ; mais il eut beau tendre ses deux oreilles à la conversation, le nom de Mme Chermidy ne fut pas même prononcé. On dînait en famille, avec un seul étranger, M. Stevens. La vieille comtesse lui demanda si la loi anglaise permettait aux magistrats d’expulser les vagabonds sans autre forme de procès. M. Stevens répondit que la législation de son pays protégeait la liberté individuelle jusque dans ses abus. Le docteur reprit en souriant :

« Voilà qui va bien ; et quid quant aux aventurières ?

— On les traite un peu plus sévèrement.

— Mais quand elles ont cinq ou six millions de capital ?

— Si vous en connaissez beaucoup de cette espèce, docteur, envoyez-les toutes en Angleterre. On leur ouvrira la porte à deux battants ; on les couronnera de roses et elles épouseront des lords. »

Mme de Villanera fit la moue, et l’on parla d’autre chose.

Durant tout le repas, le vieux duc tint ses yeux attachés sur la figure de Mantoux. Cette cervelle impotente, ce vieillard perclus de la mémoire, sut reconnaître un homme qu’il avait vu une seule fois chez Mme Chermidy. Il le prit à part après le dessert et l’emmena mystérieusement dans sa chambre :

« Où est-elle ? lui dit-il. Tu la connais, toi ; tu sais où elle est cachée, car on me la cache !

— Monsieur le duc, reprit-il, je ne sais pas de qui…

— Je te parle d’Honorine ! Tu sais bien, Honorine, la dame de la rue du Cirque ?

Mme Chermidy ?

— Ah ! tu vois que tu la connais. Je suis sûr que tu l’as vue. Ma fille aussi l’a vue ! le docteur aussi ! tout le monde, enfin, excepté moi !… Va me la chercher, je ferai ta fortune. »

Mantoux répondit :

« Je peux jurer à monsieur le duc que je ne sais pas où est Mme Chermidy.

— Dis-le-moi donc, nigaud ! je n’en parlerai à personne : cela restera entre nous deux. » Il ajouta d’un ton de menace : « Si tu ne me la montres pas ce soir, je te ferai couper la tête. »

Le forçat tressaillit, comme si ce vieillard pouvait lire dans sa conscience. Mais le duc avait déjà changé de note : il pleurait.

« Mon enfant, disait-il, je n’ai pas de secret pour toi. Il faut que je te fasse part du malheur qui nous menace. Honorine veut se tuer cette nuit, elle l’a dit au docteur ; elle a envoyé son testament à mon gendre. Ils prétendent qu’elle n’en fera rien et qu’elle a voulu nous faire peur ; mais je la connais mieux qu’eux tous. Elle se tuera certainement. Pourquoi ne se tuerait-elle pas ? Elle m’a bien tué, moi qui te parle ! As-tu remarqué ce grand couteau qui était sur sa cheminée à Paris ? Elle me l’a enfoncé dans le cœur un jour, je m’en souviens bien. C’est avec ce couteau-là qu’elle se frappera cette nuit, si je n’arrive pas à temps. Veux-tu me conduire chez elle. »

Mantoux protesta qu’il ne savait point l’adresse de la dame, mais il ne parvint pas à persuader le vieil insensé. Jusqu’à dix heures du soir, M. de La Tour d’Embleuse le suivit partout, au jardin, à l’office, à la cuisine, avec la patience d’un sauvage. « Tu auras beau faire, lui disait-il ; il faudra bien que tu ailles chez elle, et je t’y suivrai ! »

On se couche de bonne heure aux îles Ioniennes. À minuit toute la maison dormait, excepté le duc et Mantoux. Le forçat descendit à pas de loup sans faire craquer l’escalier disjoint qui conduisait à sa chambre. En traversant le jardin du nord, il crut voir glisser une ombre entre les oliviers. Il se jeta dans la campagne et marcha le long des clôtures, par des sentiers détournés, vers la propriété qu’il connaissait si bien. L’ombre acharnée le suivit de loin jusqu’à la haie de l’enclos. Il se demanda si la peur n’avait pas troublé sa vue et s’il n’était pas victime d’une hallucination ; il prit son courage à deux mains, revint sur ses pas et chercha l’ennemi : la route était déserte, et l’apparition s’était perdue dans la nuit.

Une obscurité profonde enveloppait la petite maison. La seule fenêtre éclairée était celle de Mme Chermidy, au rez-de-chaussée : Mantoux comprit qu’il était attendu. Il déroula un trousseau de fausses clefs qu’il avait enveloppé dans des linges pour étouffer le bruit du fer, mais il n’eut pas le temps de crocheter la porte : Mme Chermidy la lui ouvrit. « Parlez bas, dit-elle. Le Tas vient de s’endormir. »

Les deux complices entrèrent dans la chambre, et le premier objet qui frappa les yeux de Mantoux fut le poignard dont le duc lui avait parlé.

« Hé bien ! demanda la veuve ; M. de Villanera est couché !

— Oui, madame.

— L’infâme ! Qu’est-ce qu’ils ont dit à dîner ?

Ils n’ont pas parlé de madame.

— Pas un mot ?

— Non ; mais, après le dîner, M. le duc m’a demandé l’adresse de madame. Je l’ai trouvé bien baissé.

— Il n’a pas dit autre chose ?

— Des bêtises. Que madame voulait se tuer, qu’elle avait écrit son testament.

— J’ai dit ; j’ai écrit ; pour forcer le comte à venir me voir. Et il est couché ?

— Oh ! bien certainement, madame. La chambre de monsieur est tout près des nôtres, dans le petit escalier. Monsieur a éteint sa bougie à onze heures.

— Écoute : s’ils avaient dit du mal de moi à table, il faudrait me le répéter sans crainte ; je ne m’en fâcherais pas, j’en serais même heureuse.

— Ils n’ont pas ouvert la bouche sur madame.

— Ah ! je leur annonce que je vais me tuer ce soir, et ils ne prennent pas seulement la peine de dire que c’est bien fait !

— Ils ne se sont pas plus occupés de madame que si madame n’était pas au monde.

— C’est bien ; je leur rappellerai que je suis vivante. Le Tas m’a dit que tu avais donné de l’arsenic à la comtesse ?

— Oui, madame ; ça n’a pas pris.

— Si tu lui donnais un coup de couteau, ça prendrait peut-être.

— Oh ! madame ! un coup de couteau ! c’est bien des affaires.

— Quelle différence y a-t-il ?

— D’abord, madame, la comtesse était malade, et la maladie a bon dos. Tuer une personne qui se porte bien ! il y a plus d’ouvrage.

— On te payera suivant l’ouvrage.

— Et si je suis pris !

— Trouve un bateau, gagne la Turquie : la justice ne te poursuivra pas jusque-là.

— J’avais dans l’idée de rester ici. Je voulais acheter un bien.

— La terre est pour rien chez les Turcs.

— C’est égal. Ça vaut cinquante mille francs, ce que madame demande.

— Cinquante mille ?

— Ah ça, j’espère que madame ne va pas marchander !

— Soit. Marché conclu.

— Et argent comptant ?

— Comptant.

— Avez-vous de quoi ? Car enfin, si vous ne me payez pas la somme, je n’irai pas vous la réclamer à Paris.

— J’ai cent mille francs dans mon secrétaire.

— Je demande cinq minutes de réflexion.

— Réfléchis. »

Mantoux se tourna vers la cheminée, prit machinalement le poignard corse de Mme Chermidy, essaya la pointe sur le bout de son doigt, et fit ployer la lame sur le plancher. Mme Chermidy ne regardait même pas : elle attendait le résultat de sa délibération.

« J’ai mon affaire, dit-il. J’aimerais mieux rester ici que de m’en aller en Turquie, parce que nos gens sont mieux traités à Corfou ; parce que j’ai appris un peu d’italien, et que je n’apprendrai pas le turc ; enfin, parce que le jardin et la maison que vous avez loués sont à ma convenance.

— Comment diable veux-tu … ?

— J’ai trouvé le moyen. Au lieu de donner le coup de couteau à madame, je vous le donne, à vous. D’abord, je touche cent mille francs et non plus cinquante mille. Ensuite, personne ne s’avisera de m’accuser ou de me poursuivre, puisque vous avez fait votre testament pour vous suicider cette nuit. On vous trouvera dans votre lit, percée de votre couteau, et l’on verra que vous êtes de parole. Enfin, soit dit sans vous offenser, j’aime mieux tuer une coquine comme vous qu’une honnête femme comme ma maîtresse, qui m’a toujours bien traité. C’est un premier pas que je vais essayer dans le bon chemin, et j’espère que le Dieu d’Abraham et de Jacob me saura gré d’avoir fait sa besogne.