Germinie Lacerteux/LV

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Charpentier (p. 230-232).
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LV.


Un soir qu’elle rôdait, dans la rue du Rocher, en passant devant un marchand de vin, au coin de la rue de Laborde, elle vit le dos d’un homme qui buvait sur le comptoir : c’était Jupillon.

Elle s’arrêta court, tourna du côté de la rue, et s’adossant à la grille du marchand de vin, elle se mit à attendre. Elle avait la lumière de la boutique derrière elle, les épaules contre les barreaux, et elle se tenait immobile, sa jupe retroussée d’une main par devant, son autre main tombant au bout de son bras abandonné. Elle ressemblait à une statue d’ombre assise sur une borne. Dans sa pose, il y avait une résolution terrible et comme l’éternelle patience d’attendre là toujours. Les passants, les voitures, la rue, elle les apercevait vaguement et lointainement. Le cheval de renfort de l’omnibus pour la montée de la rue, un cheval blanc, était devant elle, immobile, éreinté, dormant sur pied, avec la tête et les deux jambes de devant dans la pleine lumière de la porte : elle ne le voyait pas. Il brouillassait. C’était un de ces temps de Paris, sales et pourris, où il semble que l’eau qui tombe soit déjà de la boue avant d’être tombée. Le ruisseau lui montait sur les pieds. Elle demeura ainsi une demi-heure, lamentable à voir, sans mouvement, menaçante et désespérée, toute à contre-jour, sombre et sans visage, pareille à une Fatalité plantée par la Nuit à la porte d’un minzingue !

Enfin Jupillon sortit. Elle se dressa devant lui, les bras croisés :

— Mon argent ? lui dit-elle. Elle avait la figure d’une femme qui n’a plus de conscience, pour laquelle il n’y a plus de Dieu, plus de gendarmes, plus de cour d’assises, plus d’échafaud, — plus rien !

Jupillon sentit sa blague s’arrêter dans sa gorge.

— Ton argent ? fit-il, ton argent, il n’est pas perdu. Mais il faut le temps… Dans ce moment-ci, je te dirai, ça ne va pas fort l’ouvrage… Il y a longtemps que c’est fini, ma boutique, tu sais… Mais d’ici à trois mois, je te promets… Et tu vas bien ?

— Canaille, va ! Ah ! je te tiens donc ! Ah ! tu voulais filer… Mais c’est toi, mon malheur ! c’est toi qui m’as fait comme je suis, brigand ! voleur ! filou ! Ah ! c’est toi…

Germinie lui jetait cela au visage, en se poussant contre lui, en lui faisant tête, en avançant sa poitrine contre la sienne. Elle semblait se frotter aux coups qu’elle appelait et provoquait ; et elle lui criait, toute tendue vers lui : — Mais bats-moi donc ! Qu’est-ce qu’il faut donc que je te dise, dis, pour que tu me battes ?

Elle ne pensait plus. Elle ne savait pas ce qu’elle voulait ; seulement elle avait comme un besoin d’être frappée. Il lui était venu une envie instinctive, irraisonnée, d’être brutalisée, meurtrie, de souffrir dans sa chair, de ressentir un choc, une secousse, une douleur qui fît taire ce qui battait dans sa tête. Des coups, elle n’imaginait que cela pour en finir. Puis, après les coups, elle voyait, avec la lucidité d’une hallucination, toutes sortes de choses se passer, la garde arrivant, le poste, le commissaire ! le commissaire devant lequel elle pourrait tout dire, son histoire, ses misères, ce que lui avait fait souffrir cet homme, ce qu’il lui avait coûté ! Son cœur se dégonflait d’avance à l’idée de se vider, avec des cris et des pleurs, de tout ce dont il crevait.

— Mais bats-moi donc, répétait-elle en marchant toujours sur Jupillon, qui cherchait à s’effacer et lui jetait en reculant des mots caressants comme on en jette à une bête qui ne vous reconnaît pas et qui veut mordre. Un rassemblement commençait autour d’eux.

— Allons, vieille pocharde, n’embêtons pas monsieur, fit un sergent de ville qui, empoignant Germinie par un bras, la fit tourner sur elle-même rudement. Sous l’injure brutale de cette main de police, les genoux de Germinie fléchirent : elle crut s’évanouir. Puis elle eut peur, et se mit à courir dans le milieu de la rue.