Germinie Lacerteux/LX

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 242-245).
◄   LIX
LXI   ►


LX.


Au mois d’août, le médecin ne trouvait plus que cela à conseiller, à ordonner : la campagne. Malgré la peine qu’ont les vieilles gens à se déplacer, à changer le lieu, les habitudes, les heures de leur vie, en dépit de son humeur casanière et de l’espèce de déchirement qu’elle ressentait à s’arracher de son intérieur, mademoiselle se décida à emmener Germinie à la campagne. Elle écrivit à une fille de la Poule, qui habitait, avec une nichée d’enfants, une jolie petite propriété dans un village de la Brie, et qui, depuis de longues années, sollicitait d’elle une longue visite. Elle lui demanda l’hospitalité pendant un mois, six semaines pour elle et sa bonne malade.

On partit. Germinie était heureuse. Arrivée, elle se trouva mieux. Sa maladie, pendant quelques jours, eut l’air de se laisser distraire par le changement. Mais l’été, cette année-là, était incertain, pluvieux, tourmenté de soudaines variations et de souffles brusques. Germinie prit un refroidissement ; et mademoiselle entendit bientôt recommencer sur sa tête, juste au-dessus de l’endroit où elle couchait, l’affreuse toux qui lui avait été si insupportable et si douloureuse à Paris. C’étaient des quintes pressées et comme étranglées qui s’arrêtaient un moment, puis reprenaient, des quintes dont les silences laissaient à l’oreille et au cœur une attente nerveuse, anxieuse de ce qui allait revenir et de ce qui revenait toujours, éclatait, se brisait, s’éteignait encore, mais vibrait, même éteint, sans jamais se taire ni vouloir finir.

Pourtant, de ces horribles nuits, Germinie se relevait avec une énergie, une activité qui étonnait et, par moment, rassurait mademoiselle. Elle était debout avec tout le monde. Un matin, à cinq heures, elle alla avec le domestique dans un char-à-banc, à trois lieues de là, chercher du poisson dans un moulin ; une autre fois, elle se traîna, avec les bonnes de la maison, au bal de la fête, et ne rentra qu’avec elles au jour. Elle travaillait, aidait les domestiques. Sur un bout de chaise, dans un angle de la cuisine, elle était toujours à faire quelque chose de ses doigts. Mademoiselle fut obligée de la faire sortir, de l’envoyer s’asseoir dans le jardin. Germinie allait alors se mettre sur le banc vert, son ombrelle ouverte sur sa tête, avec du soleil dans sa jupe et sur ses pieds. Ne bougeant plus, elle s’oubliait là à respirer le jour, la lumière, la chaleur, dans une sorte d’aspiration passionnée et de bonheur fiévreux. Sa bouche détendue s’entr’ouvrait à l’haleine du grand air. Ses yeux brûlaient sans remuer ; et dans l’ombre éclairée qui glissait de la soie de l’ombrelle, son visage consumé, décharné, funèbre, regardait comme une tête de mort amoureuse.

Toute lasse qu’elle était le soir, rien ne pouvait la décider à se coucher avant sa maîtresse. Elle voulait être là pour la déshabiller. Assise à côté d’elle, de temps en temps elle se soulevait pour la servir comme elle pouvait, l’aidait à ôter un jupon, puis se rasseyait, ramassait un instant ses forces, se relevait, voulait encore servir à quelque chose. Il fallait que mademoiselle la rasseyât de force et lui ordonnât de rester tranquille. Et tout le temps que durait cette toilette du soir, c’était toujours dans sa bouche le même rabâchage sur les domestiques de la maison. — Voyez-vous, mademoiselle, vous n’avez pas idée des yeux qu’ils se font quand ils croient qu’on ne les voit pas… la cuisinière et le domestique… Ils se tiennent encore, quand je suis là ; mais l’autre jour, je les ai surpris dans la chambre à four… Ils s’embrassaient, figurez-vous ! Heureusement que madame ici ne s’en doute pas. — Ah ! te voilà encore dans tes histoires ! Mais, bon Dieu, faisait mademoiselle, qu’ils se pigeonnent ou qu’ils ne se pigeonnent pas, qu’est-ce que ça te fait ? Ils sont bons pour toi, n’est-ce pas ? Voilà tout ce qu’il faut… — Oh ! très-bons, mademoiselle ; de ce côté-là, je n’ai rien à dire… La Marie s’est relevée cette nuit pour me donner à boire… et lui, quand il reste du dessert, c’est toujours pour moi… Oh ! il est très-gentil pour moi… ça n’amuse même pas trop la Marie, qu’il s’occupe comme ça de moi… Dame ! vous comprenez, mademoiselle… — Allons, tiens ! va te coucher avec toutes tes bêtises, lui disait brusquement sa maîtresse, tristement impatientée de voir chez une personne si malade une occupation si ardente de l’amour des autres.