Germinie Lacerteux/LXII
LXII.
Au milieu des inquiétudes désespérées que donnait à Mlle de Varandeuil la maladie de sa bonne, se glissait une impression singulière, une certaine peur devant l’être nouveau, inconnu, mystérieux, que le mal avait fait lever du fond de Germinie. Mademoiselle ressentait comme un malaise auprès de cette figure enfoncée, enterrée, presque disparue dans une implacable dureté, et qui ne semblait revenir à elle-même et se retrouver que fugitivement, par lueurs, dans l’effort d’un pâle sourire. La vieille femme avait vu bien des gens mourir ; sa longue et douloureuse mémoire lui rappelait bien des expressions de têtes chères et condamnées, bien des expressions de mort tristes, accablées, désolées, mais aucun des visages dont elle se souvenait n’avait pris en s’éteignant ce sombre caractère d’un visage qui s’enferme et se retire en lui-même.
Toute serrée dans sa souffrance, Germinie se tenait farouche, raidie, concentrée, impénétrable. Elle avait des immobilités de bronze. En la regardant, mademoiselle se demandait ce qu’elle couvait ainsi sans bouger, si c’était la révolte de sa vie, l’horreur de mourir, ou bien un secret, un remords. Rien d’extérieur ne semblait plus toucher la malade. La sensation des choses s’en allait d’elle. Son corps devenait indifférent à tout, ne demandait plus à être soulagé, ne paraissait plus désirer guérir. Elle ne se plaignait de rien, n’avait de plaisir ni de distraction à rien. Ses besoins de tendresse eux-mêmes l’avaient quittée. Elle ne donnait plus signe de caresse, et, chaque jour, quelque chose d’humain quittait cette âme de femme qui paraissait se pétrifier. Souvent, elle s’abîmait dans des silences qui faisaient attendre le déchirement d’un cri, d’une parole ; mais, après avoir promené le regard autour d’elle, elle ne disait rien, et recommençait à regarder au même endroit, dans le vide, devant elle, fixement, éternellement.
Quand mademoiselle rentrait de chez l’amie où elle allait dîner, elle trouvait Germinie dans l’obscurité, sans lumière, affaissée dans un fauteuil, les jambes allongées sur une chaise, la tête penchée sur sa poitrine, et si profondément absorbée, que parfois elle n’entendait pas la porte s’ouvrir. Dans la chambre, en avançant, il semblait à Mlle de Varandeuil déranger un épouvantable tête-à-tête de la Maladie et de l’Ombre, où Germinie cherchait déjà dans la terreur de l’invisible l’aveuglement de la tombe et la nuit de la mort.