Germinie Lacerteux/LXV

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Charpentier (p. 254-259).
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LXV.


Le jour de la visite, le jeudi venu, Mlle de Varandeuil partit pour voir Germinie à midi et demi. Elle voulait être à son lit au moment juste de l’ouverture, à une heure précise. Repassant par les rues où elle avait passé quatre jours avant, elle se rappelait l’affreux voyage du lundi. Il lui semblait, dans la voiture où elle était seule, gêner un corps malade, et elle se tenait dans le coin du fiacre comme pour laisser de la place au souvenir de Germinie. Comment allait-elle la trouver ?… La trouverait-elle seulement ? Si son lit allait être vide !…

Le fiacre enfila une petite rue toute pleine de charrettes d’oranges et de femmes qui, assises sur le trottoir, vendaient des biscuits dans des paniers. Il y avait je ne sais quoi de misérable et de lugubre dans cet étal en plein vent de fruits et de gâteaux, douceurs de mourants, viatiques de malades, attendus par la fièvre, espérés par l’agonie, et que des mains de travail, toutes noires, prenaient en passant pour porter à l’hôpital et faire bonne bouche à la mort. Des enfants les portaient gravement, presque pieusement, comme s’ils comprenaient, sans y toucher.

Le fiacre s’arrêta devant la grille de la cour. Il était une heure moins cinq minutes. À la porte se pressait une queue de femmes, avec leurs robes des jours ouvriers, serrées, sombres, douloureuses et silencieuses. Mlle de Varandeuil se mit à la queue, avança avec les autres, entra : on la fouilla. Elle demanda la salle Sainte-Joséphine, on lui indiqua le second pavillon au second. Elle trouva la salle, puis le lit, le lit 14 qui était, comme on le lui avait dit, un des derniers à droite. D’ailleurs, elle y fut comme appelée, du bout de la salle, par le sourire de Germinie, ce sourire des malades d’hôpital à une visite inattendue qui dit si doucement, dès qu’on entre : — C’est moi, ici…

Elle se pencha sur le lit. Germinie voulut la repousser avec un geste d’humilité et comme une honte de servante.

Mlle de Varandeuil l’embrassa.

— Ah ! lui dit Germinie, le temps m’a bien duré hier… Je m’étais figuré que c’était jeudi… et je m’ennuyais après vous…

— Ma pauvre fille !… Et comment te trouves-tu ?

— Oh ! ça va bien maintenant… mon ventre est dégonflé… J’ai trois semaines à être ici, voyez-vous, mademoiselle… Ils disent que j’en ai pour un mois, six semaines… mais je me connais… Et puis je suis très-bien, je ne m’ennuie pas… je dors maintenant la nuit… J’avais une soif quand vous m’avez amenée lundi !… Ils ne veulent pas me donner d’eau rougie…

— Qu’est-ce que tu as là à boire ?

— Oh ! comme chez nous… de l’albumine. Voulez-vous m’en verser, tenez, mademoiselle… c’est si lourd, leurs choses d’étain !

Et se soulevant d’un bras avec le petit bâton pendant au milieu de son lit, avançant l’autre mis à nu par la chemise relevée, tout maigre et grelottant, vers le verre que lui tendait Mlle de Varandeuil, elle but.

— La, fit-elle, quand elle eut fini, et elle posa ses deux bras étendus, hors du lit, sur le drap. Elle reprit : — Faut-il que je vous dérange comme ça, ma pauvre demoiselle… Ça doit être d’une saleté finie chez nous ?

— Ne t’occupe donc pas de ça.

Il y eut un instant de silence. Un sourire décoloré vint aux lèvres de Germinie : — J’ai fait de la contrebande, dit-elle à Mlle de Varandeuil en baissant la voix, je me suis confessée pour être bien…

Puis, avançant la tête sur l’oreiller de façon à être plus près de l’oreille de Mlle de Varandeuil :

— Il y a des histoires ici… J’ai une drôle de voisine, allez, là… Elle indiqua d’un coup d’œil et d’un mouvement d’épaule la malade à laquelle elle tournait le dos. — Elle a un homme qui vient la voir ici… Il lui a parlé hier pendant une heure… J’ai entendu qu’ils avaient un enfant… Elle a quitté son mari… Il était comme un fou, cet homme-là, en lui parlant…

Et disant cela, Germinie s’animait comme toute pleine encore et toute tourmentée de cette scène de la veille, toute fiévreuse et toute jalouse, si près de la mort, d’avoir entendu de l’amour à côté d’elle !

Puis tout à coup, elle changea de figure. Il venait une femme vers son lit. La femme parut embarrassée en voyant Mlle de Varandeuil. Au bout de quelques minutes, elle embrassa Germinie, et comme une autre femme venait, elle se hâta de partir. La nouvelle venue fit de même, embrassa Germinie, et la quitta aussitôt. Après les femmes, un homme vint ; puis ce fut une autre femme. Tous, au bout d’un instant, se penchaient sur la malade pour l’embrasser, et dans chaque baiser Mlle de Varandeuil percevait vaguement un marmottement de paroles, des mots échangés, une demande sourde de ceux qui embrassaient, une réponse rapide de celle qui était embrassée.

— Eh bien ! dit-elle à Germinie, j’espère qu’on te soigne !

— Ah ! oui, répéta Germinie, avec une voix singulière, on me soigne !

Elle n’avait plus l’air vivant comme au commencement de la visite. Un peu de sang monté à ses joues y était resté seulement ainsi qu’une tache. Son visage semblait fermé ; il était froid et sourd, pareil à un mur. Sa bouche rentrée était comme scellée. Ses traits se cachaient sous le voile d’une souffrance infinie et muette. Il n’y avait plus rien de caressant ni de parlant dans ses yeux immobiles, tout occupés et remplis de la fixité d’une pensée. On eût dit qu’une immense concentration intérieure, une volonté de la dernière heure, ramenait au dedans de sa personne tous les signes extérieurs de ses idées, et que tout son être se tenait désespérément replié sur une douleur attirant tout à elle.

C’est que ces visites qu’elle venait de recevoir, c’étaient la fruitière, l’épicier, la marchande de beurre, la blanchisseuse, — toutes ses dettes vivantes ! Ces baisers, c’étaient les baisers de tous ses créanciers venant, dans une embrassade, flairer leurs créances et faire chanter son agonie !