Germinie Lacerteux/XX

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Charpentier (p. 106-112).
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XX.


Le jour des Rois arriva. C’était le jour d’un grand dîner donné régulièrement chaque année par Mlle  de Varandeuil. Elle invitait ce jour-là tous les enfants de sa famille, ou de ses amitiés, petits ou grands. À peine si le petit appartement pouvait les contenir. On était obligé de mettre une partie des meubles sur le carré. Et l’on dressait une table dans chacune des deux pièces qui formaient tout l’appartement de mademoiselle. Pour les enfants, ce jour était une grande joie qu’ils se promettaient huit jours d’avance. Ils montaient en courant l’escalier, derrière les garçons pâtissiers. À table, ils mangeaient trop sans être grondés. Le soir ils ne voulaient pas se coucher, grimpaient sur les chaises, et faisaient un tapage qui donnait toujours à Mlle  de Varandeuil une migraine le lendemain ; mais elle ne leur en voulait pas : elle avait eu les bonheurs d’une fête de grand’mère à les entendre, à les voir, à leur nouer par derrière la serviette blanche qui les faisait paraître si roses. Et pour rien au monde elle n’eût manqué de donner ce dîner, qui remplissait son appartement de vieille fille de toutes ces petites têtes blondes de petits diables, et y mettait en un jour du bruit, de la jeunesse et des rires pour un an.

Germinie était en train de faire ce dîner. Elle fouettait une crème dans une terrine sur ses genoux, quand tout à coup elle sentit les premières douleurs. Elle se regarda dans le bout de glace cassée qu’elle avait au-dessus de son buffet de cuisine : elle se vit pâle. Elle descendit chez Adèle : — Donne-moi le rouge à ta maîtresse, lui dit-elle. Et elle s’en mit sur les joues. Puis elle remonta, et ne voulant pas s’écouter souffrir, elle finit son dîner. Il fallait le servir, elle le servit. Au dessert, pour donner des assiettes, elle s’appuyait aux meubles, se retenait au dossier des chaises, cachant sa torture avec l’horrible sourire crispé des gens dont les entrailles se tordent.

— Ah ! çà, tu es malade ?… lui dit sa maîtresse en la regardant.

— Oui, mademoiselle, un peu… c’est peut-être le charbon, la cuisine…

— Allons, va te coucher… on n’a plus besoin de toi, tu desserviras demain.

Elle redescendit chez Adèle.

— Ça y est, lui dit-elle, vite un fiacre… C’est rue de la Huchette, que tu m’as dit, en face d’un planeur de cuivre, ta sage-femme, n’est-ce pas ? Tu n’as pas une plume, du papier ?

Et elle se mit à écrire un mot pour sa maîtresse. Elle lui disait qu’elle était trop souffrante, qu’elle allait à l’hôpital, qu’elle ne lui disait pas où, parce qu’elle se fatiguerait à venir la voir, que dans huit jours elle serait revenue.

— Voilà ! fit Adèle essoufflée en lui donnant le numéro du fiacre.

— Je peux y rester… lui dit Germinie, pas un mot à mademoiselle… Voilà tout… Jure-moi, pas un mot !

Elle descendait l’escalier, lorsqu’elle rencontra Jupillon :

— Tiens ! fit-il, où vas-tu ? tu sors ?

— Je vais accoucher… Ça m’a pris dans la journée… Il y avait un grand dîner… Ah ! ç’a été dur !… Pourquoi viens-tu ? Je t’avais dit de ne jamais venir, je ne veux pas !

— C’est que… je vais te dire… dans ce moment-ci j’ai absolument besoin de quarante francs. Mais là, vrai, absolument besoin.

— Quarante francs ! Mais je n’ai que juste pour la sage-femme…

— C’est embêtant… voilà ! Que veux-tu ? Et il lui donna le bras pour l’aider à descendre. — Cristi ! je vais avoir du mal à les avoir tout de même.

Il avait ouvert la portière de la voiture : — Où faut-il qu’il te mène ?

— À la Bourbe… lui dit Germinie. Et elle lui glissa les quarante francs dans la main.

— Laisse donc, fit Jupillon.

— Ah ! va… là ou autre part ! Et puis j’ai encore sept francs.

Le fiacre partit.

Jupillon resta un moment immobile sur le trottoir, regardant les deux napoléons dans sa main. Puis il se mit à courir après le fiacre, et, l’arrêtant, il dit à Germinie par la portière :

— Au moins, je vais te conduire ?

— Non, je souffre trop… J’aime mieux être seule, lui répondit Germinie, en se tortillant sur les coussins du fiacre.

Au bout d’une éternelle demi-heure, le fiacre s’arrêta rue de Port-Royal, devant une porte noire surmontée d’une lanterne violette qui annonçait aux étudiants en médecine de passage dans la rue qu’il y avait, cette nuit-là et dans ce moment-là, la curiosité et l’intérêt d’un accouchement laborieux à la Maternité.

Le cocher descendit de son siège et sonna. Le concierge, aidé d’une fille de salle, prenant Germinie sous les bras, la monta à l’un des quatre lits de la salle d’accouchement. Une fois dans le lit, ses douleurs se calmèrent un peu. Elle regarda autour d’elle, vit les autres lits vides, et au fond de l’immense pièce, une grande cheminée de campagne flambante d’un grand feu devant lequel, accrochés à une barre de fer, séchaient des langes, des draps, des alèses.

Une demi-heure après, Germinie accouchait ; elle mit au monde une petite fille. On roula son lit dans une autre salle. Elle était là depuis plusieurs heures, abîmée dans ce doux affaissement de la délivrance qui suit les épouvantables déchirements de l’enfantement, tout heureuse et tout étonnée de vivre encore, nageant dans le soulagement et profondément pénétrée du vague bonheur d’avoir créé. Tout à coup, un cri : — Je me meurs ! lui fit regarder à côté d’elle : elle vit une de ses voisines jeter ses bras autour du cou d’une élève sage-femme de garde, retomber presque aussitôt, remuer un instant sous les draps, puis ne plus bouger. Presque au même instant, d’un lit à côté, il s’éleva un autre cri horrible, perçant, terrifié, le cri de quelqu’un qui voit la mort : c’était une femme qui appelait avec des mains désespérées la jeune élève ; l’élève accourut, se pencha, et tomba raide évanouie par terre.

Alors le silence revint ; mais entre ces deux mortes et cette demi-morte que le froid du carreau mit plus d’une heure à faire revenir, Germinie et les autres femmes encore vivantes dans la salle restèrent sans même oser tirer la sonnette d’appel et de secours pendue dans chaque lit.

Il y avait alors à la Maternité une de ces terribles épidémies puerpérales qui soufflent la mort sur la fécondité humaine, un de ces empoisonnements de l’air qui vident, en courant, par rangées, les lits des accouchées, et qui autrefois faisaient fermer la Clinique : on croirait voir passer la peste, une peste qui noircit les visages en quelques heures, enlève tout, emporte les plus fortes, les plus jeunes, une peste qui sort des berceaux, la Peste noire des mères ! C’était tout autour de Germinie, à toute heure, la nuit surtout, des morts telles qu’en fait la fièvre de lait, des morts qui semblaient violer la nature, des morts tourmentées, furieuses de cris, troublées d’hallucination et de délire, des agonies auxquelles il fallait mettre la camisole de force de la folie, des agonies qui s’élançaient tout à coup, hors d’un lit, en emportant les draps, et faisaient frissonner toute la salle de l’idée de voir revenir les mortes de l’amphithéâtre ! La vie s’en allait là comme arrachée du corps. La maladie même y avait une forme d’horreur et une monstruosité d’apparence. Dans les lits, aux lueurs des lampes, les draps se soulevaient vaguement et horriblement, au milieu, sous les enflures de la péritonite.

Pendant cinq jours, Germinie, pelotonnée et se ramassant dans son lit, fermant comme elle pouvait les yeux et les oreilles, eut la force de combattre toutes ces terreurs et de n’y céder que par moments. Elle voulait vivre et elle se rattachait à ses forces par la pensée de son enfant, par le souvenir de mademoiselle. Mais le sixième jour, elle fut à bout d’énergie, son courage l’abandonna. Un froid lui passa dans l’âme. Elle se dit que tout était fini. Cette main que la mort vous pose sur l’épaule, le pressentiment de mourir, la touchait déjà. Elle sentait cette première atteinte de l’épidémie, la croyance de lui appartenir et l’impression d’en être déjà à demi possédée. Sans se résigner, elle s’abandonnait. À peine si sa vie, vaincue d’avance, faisait encore l’effort de se débattre. Elle en était là, lorsqu’une tête se pencha, comme une lumière, sur son lit.

C’était la tête de la plus jeune des élèves, une tête blonde, aux grands cheveux d’or, aux yeux bleus si doux que les mourantes voyaient le ciel s’y ouvrir. En l’apercevant, les femmes dans le délire disaient : — Tiens ! la sainte Vierge !

— Mon enfant, dit l’élève à Germinie, vous allez demander tout de suite votre permis. Il faut vous en aller. Vous vous mettrez bien chaudement. Vous vous garnirez bien… Aussitôt que vous serez chez vous couchée, vous prendrez quelque chose de bouillant, de la tisane, du tilleul… Vous tâcherez de suer… Comme ça, vous n’aurez pas de mal… Mais allez-vous-en… Ici, cette nuit, fit-elle en promenant son regard sur les lits, il ne ferait pas bon pour vous… Ne dites pas que c’est moi qui vous fais partir : vous me feriez mettre à la porte…