Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/II

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 18-35).


II


Ainsi qu’elle l’avait dit à Gaspard, Gertrude était une vraie fille de verrier. Elle avait la spontanéité, la fierté, les colères violentes de cette race ardente et chevaleresque dont les types étranges tranchent si vivement sur le fond vulgaire et effacé des populations meusiennes. — Venus, dit-on, de la Normandie, les gentilshommes verriers étaient établis en Argonne depuis un temps immémorial. On les y trouve déjà installés sous le règne de Philippe le Bel, qui, par lettre royale datée de 1314, déclara que les gentilshommes de Champagne travaillant aux verreries ne dérogeaient pas à la noblesse. Ce privilège fut confirmé plus tard par Henri III, et Henri IV lui-même ne dédaigna pas de s’occuper des verriers. La manière dont ils lui furent présentés mérite d’être rappelée. — C’était au commencement de mars 1603, et le roi se rendait à Metz avec Marie de Médicis ; comme on descendait la côte des Chalaides, au sortir de Sainte-Menehould, plusieurs gentilshommes débouchèrent de la lisière du bois et coururent au-devant de la voiture. « Qui sont ces gens-là ? demanda le roi.— Sire, répondit le postillon, ce sont des souffleurs de bouteilles… » Le Béarnais se mit à rire ; les mauvaises langues prétendent même qu’il se permit sur leur compte une plaisanterie assez salée. La voiture ne s’arrêta pas, car il tombait une petite pluie fine, il mousinait, comme on dit dans le pays, et on avait déjà perdu beaucoup de temps à écouter la harangue des notables de Sainte-Menehould ; mais Henri IV fit prendre les placets des verriers, et peu de jours après leur accorda de nouvelles lettres patentes.

Ces gentilshommes, demi-artistes et demi-aventuriers, avaient été sans doute attirés dans l’Argonne par les ressources nombreuses que le pays offrait à leur industrie. Un sable pur y foisonnait dans les bruyères, et les bois, peu exploités, donnaient le charbon à discrétion. Eu outre, les retraites giboyeuses des défilés, les eaux poissonneuses de la Biesme, étaient faites pour retenir des gens qui aimaient la bonne chère et avaient toujours eu du sang de braconniers dans les veines. La forêt leur plaisait et ils y prospérèrent. Dès 1530, Nicolas Volcyr, historiographe de Lorraine, vantait « les belles voirrières des boys d’Argonne. » Le dix-septième siècle fut leur âge d’or. Colbert avait augmenté leurs privilèges et assuré leur monopole. Ils inondaient de leurs bouteilles la Lorraine, la Champagne et la Bourgogne, gagnaient gros et dépensaient d’autant, faisant chère lie, menant grand train et ayant nombreuse lignée. Les aînés succédaient au chef de famille dans la direction de la verrerie, les cadets ne rougissaient pas de leur servir d’ouvriers ; quelques-uns cependant devenaient gens d’épée ou gens d’église ; l’un d’eux, Nicolas de Condé, fut de la Compagnie de Jésus et prononça une oraison funèbre du roi Louis XIII. Les filles épousaient des verriers du voisinage ou se faisaient religieuses. Dédaignés de la noblesse territoriale, qui raillait leurs occupations manuelles et les appelait des gentilshommes de verre[1], ils se tenaient fièrement à l’écart, ne frayant qu’avec leurs confrères, et rendant avec usure aux bourgeois les mépris hautains des nobles familles du voisinage.

La révolution de 1789 porta un rude coup à leur prospérité en anéantissant leur monopole. Mais aujourd’hui encore ils ont en grand mépris les roturiers, qu’ils tiennent à distance et qu’ils appellent des sacrés-mâtins ; ils ne se marient guère qu’entre eux, et la fille d’un gentilhomme verrier ferait plutôt d’un bourgeois son amant que son mari. La plupart vivent très pauvrement et ont adopté les mœurs et le costume des paysans au milieu desquels ils habitent ; quelques-uns, fatigués de leur oisiveté, ont pris du service et sont devenus de bons officiers.

C’était ce qu’avait fait le capitaine Jacques de Mauprié, père de Gertrude ; mais ses efforts pour tirer sa famille de l’ornière n’avaient pas réussi. Il était mort trop tôt, et Gertrude, confiée aux soins de sa tante, était précisément tombée dans ce milieu d’où le capitaine avait si énergiquement cherché à sortir. Comme on l’a vu plus haut, la veuve de Mauprié, qui vivait maigrement d’une rente viagère de deux mille francs, avait accueilli sa nièce sans enthousiasme, et la vie que l’orpheline menait à Lachalade é tait des plus pénibles. Sa nature expansive et affectueuse était sans cesse refoulée et froissée, tantôt par la rudesse de Gaspard ou les méchancetés de Reine et d’Honorine, tantôt par les glaciales rebuffades de la veuve. Un seul membre de la famille, Xavier, lui avait toujours montré de la sympathie.

Xavier de Mauprié venait d’entrer dans sa vingt-troisième année. Il avait été élevé jusqu’à dix-huit ans au petit séminaire de Verdun, et sa première impression, à son retour au logis, fut la vue de cette charmante cousine de quatorze ans qui lui sauta au cou le plus gentiment du monde. Madame de Mauprié avait eu l’espoir qu’il entrerait dans les ordres ; mais la vocation ne venant pas, Xavier s’en retourna à Lachalade sans avoir une idée arrêtée au sujet d’une carrière quelconque. La famille était trop pauvre pour le pousser dans un emploi public, sa mère n’eût jamais consenti à faire de lui un commerçant ; d’ajournements en ajournements, il resta à Lachalade, menant une vie dont l’inutilité lui pesait. Sous l’influence du milieu vulgaire dans lequel il grandissait, ses nerfs étaient devenus plus irritables, et son esprit de moins en moins communicatif. Gertrude seule aurait pu l’apprivoiser et le rendre expansif ; mais, avec elle, un autre sentiment arrêtait son élan et paralysait sa langue, — la timidité.

La grâce primesautière, l’esprit vif et naturel de la jeune fille imposaient à ce garçon sauvage et gauche. Il brûlait de confier à sa cousine les inquiétudes et les ambitions qui agitaient son âme, et tout le temps qu’il était seul, il trouvait mille façons de traduire ses aspirations confuses ; mais une fois en face de Gertrude, les mots ne venaient plus. Il commençait une phrase, balbutiait en voyant les grand yeux de la jeune fille se fixer sur les siens, puis brusquement il s’arrêtait et redevenait silencieux. Plus Gertrude croissait en âge et plus Xavier se repliait sur lui-même ; celle-ci, découragée par les airs farouches et le ton parfois bourru de son cousin, commençait à imiter sa réserve. Ils se sentaient toujours sympathiques l’un à l’autre ; mais ils se parlaient peu, se bornant à échanger un sourire ou un regard, en signe de tacite alliance.

Humilié de son inaction, las des distractions du village et des ineptes conversations de ses sœurs, Xavier s’était consolé en se livrant à son goût très vif pour le dessin. Comme son frère Gaspard, il s’était mis à courir les bois, mais ce n’était pas le même attrait qui le retenait dans les gorges de l’Argonne.— Il était devenu amoureux de la forêt.— Les arbres aux attitudes majestueuses, les terrains mouvementés, la riche coloration des bruyères roses ou des fougères dorées par l’automne ; le monde toujours bruissant, gazouillant ou bondissant des insectes, des oiseaux et des fauves, tout cela le charmait et le passionnait. La fée des bois l’avait touché de sa baguette de coudrier ; elle l’avait ramené, séduit et asservi sous les voûtes verdoyantes de la forêt enchantée. Il y passait des journées entières à dessiner. Il avait fait connaissance avec les charbonniers et les sabotiers de la Gorge-aux-Couleuvres, et ces silvains demi-sauvages, tout possédés de l’esprit forestier, l’avaient initié aux mystères des bois. Le soir, au long des fournaises flamboyantes, le maître charbonnier lui avait appris le nom de toutes les essences d’arbres, le chant de toutes les espèces d’oiseaux, et c’était en voyant le sabotier de la Poirière tailler le hêtre et le bouleau, qu’une préoccupation nouvelle avait agité son esprit.

De l’admiration des belles choses au désir de les reproduire, la distance est courte. Xavier s’était tout à coup senti travaillé par ce besoin de création qui fait le tourment et la joie des organisations artistiques. Après s’être longtemps contenté de dessiner des arbres et des plantes, il fut pris du désir de serrer de plus près la réalité, tout en l’accommodant à certaines combinaisons idéales. La rustique industrie du sabotier Trinquesse fut pour lui comme une révélation. Il essaya à son tour de tailler le bois à sa fantaisie, et pria Trinquesse de lui apprendre son métier. Il y fit bientôt des progrès surprenants, et non content de manier la rouette et le paroir, il s’aboucha avec le menuisier de Lachalade, qui lui montra à dresser, à tourner et à assembler. Puis, son apprentissage terminé, il se procura les outils nécessaires et installa son atelier de sculpture sur bois dans un appentis adossé à la clôture du jardin.

C’était là qu’il passait des journées entières, tout absorbé par des tentatives auxquelles personne dans la famille ne s’intéressait, sauf Gertrude. Ce fut là qu’il vint attendre sa cousine au lendemain de la scène qui ouvre ce récit. Cette visite matinale, annoncée si brusquement et si mystérieusement par la jeune fille, l’avait préoccupé toute la nuit ; il allait et venait dans l’atelier d’un air impatient, et son inquiétude se peignait sur sa physionomie aux traits mobiles. C’était, à cette époque, un garçon maigre et brun, de taille moyenne et de mine rêveuse. Ses beaux yeux noirs, enfoncés dans l’orbite, avaient parfois l’air de regarder en dedans. Il ne portait pas sa barbe, et l’expression fine, un peu triste, de sa bouche ressortait mieux encore sur son visage soigneusement rasé. Les flammes sombres de ses yeux creux et la ligne rouge de ses lèvres tranchaient vivement sur la pâleur olivâtre de son teint, et donnaient un caractère saisissant à sa figure encadrée de longs cheveux noirs.

Il tressaillit tout à coup en entendant crier le sable de l’allée ; un frôlement de jupe et un léger bruit de pas annonçaient l’arrivée de Gertrude. Il courut ouvrir à sa cousine et l’amena jusqu’auprès de l’établi où un petit poêle ronflait joyeusement.

— Je t’ai fait un bon feu, lui dit-il, assieds-toi là et chauffe tes pieds… L’air est humide ce matin.— Tout en tourmentant un morceau de bois avec son ciseau, il la regardait d’un air embarrassé, Gertrude était restée debout près de l’établi. Ses lèvres étaient serrées, ses regards sérieux, et elle pressait nerveusement contre sa poitrine les pointes de sa fanchon.

— Comme tu es pâle ! s’écria Xavier.

— Je n’ai pas dormi, répondit-elle ; j’ai pensé toute la nuit à une chose à laquelle je me suis décidée.

— Que veux-tu dire, Gertrude, et qu’y a-t-il de nouveau ?

— Je ne puis plus supporter la vie que je mène, Xavier, je ne le puis plus !… Je sens chaque jour davantage combien je suis ici à charge à tout le monde.

— A tout le monde ?… interrompit Xavier en la regardant d’un air de reproche.

— Non, pas à toi ! s’écria-t-elle en se rapprochant de lui, tu as toujours été bon pour moi, cousin Xavier. Mais les autres !… Tu as entendu Gaspard, hier, et tu sais qu’il m’a prise en aversion… Mes cousines sont méchantes avec moi et ma tante ne m’aime pas. Je fais pourtant ce que je puis pour qu’on m’aime, et je n’y réussis pas ! Je sens que je leur pèse. Je ne suis qu’une enfant, mais j’ai de l’orgueil, moi aussi, et je souffre… Je veux partir.

— Partir !… Xavier laissa tomber son ciseau et demeura muet. Il regardait sa cousine sans pouvoir parler, et ses mains étaient toutes tremblantes. Pour lui, Gertrude était la seule joie de la maison, le seul point lumineux dans la vie grise et terne de tous les jours.— Partir ! reprit-il enfin d’une voix sourde, seule ! à ton âge !… Y penses-tu ?

— Il y a longtemps que j’y pense, poursuivit Gertrude, et j’avais hésité jusqu’à hier soir, mais ce matin mon parti est pris. Je suis courageuse, je travaillerai. Voilà un an que je vais coudre chez la modiste du village ; c’est une bonne fille qui m’a appris ce qu’elle sait et qui s’est déjà occupée de me chercher une place à la ville.

— Elle l’a trouvée ? demanda-t-il avec anxiété.

— Oui, et c’est pourquoi je me suis décidée à te parler ce matin avant que tu ne partes pour les Islettes… Voici une lettre que je te prie de mettre à la poste là-bas.

Xavier demeurait silencieux. Ses yeux sombres avaient pris une expression d’angoisse passionnée. Il contemplait tristement Gertrude, qui s’était approchée du poêle et tendait vers la plaque de fonte ses petites mains glacées.

— Dans trois jours, reprit-elle, quand tu retourneras aux Islettes, il faudra que tu aies la complaisance de passer de nouveau au bureau de poste. La maîtresse du magasin où je désire travailler doit répondre à cette lettre poste restante, et tu me rapporteras sa réponse.

— Je ferai ce que tu demandes, dit-il en soupirant profondément ; mais songes-y bien encore, Gertrude… La vie est dure chez les autres !

— Je le sais, répondit-elle avec amertume… Puis comme elle craignait de l’avoir blessé, elle lui prit la main et la serra.

— Merci, dit-elle, ami Xavier ! Garde-moi le secret jusqu’à nouvel ordre.

Elle avait les larmes aux yeux, et lui, se sentait le cœur serré par une douleur poignante.

— Gertrude, s’écria-t-il, ne t’en va pas !

— Il le faut, mon ami.

— Gertrude ! répéta-t-il encore en lui secouant la main, et en même temps mille pensées confuses lui montaient aux lèvres. Ses yeux regardaient sa cousine avec une expression touchante. Si ces grands yeux sombres avaient pu parler, ils auraient dit : « Par pitié, ne t’en va pas, sois patiente et appuie-toi sur mon bras !… » Mais les yeux se contentaient de lancer des regards navrants, et Xavier n’osait pas révéler tout ce qu’il avait dans le cœur. D’ailleurs son propre avenir était si obscur ! Le secours qu’il aurait pu offrir était beaucoup si on l’aimait, peu de chose s’il n’était pas aimé. Qui pouvait savoir si Gertrude l’aimait autrement que comme un compagnon d’enfance ?… Si elle l’avait aimé plus sérieusement, aurait-elle songé à partir ?…

Il refoula en lui les mots prêts à jaillir.

— Soit, dit-il d’une voix étranglée, je ferai ta commission.

Gertrude le remercia de nouveau et quitta l’atelier. Accoudé sur son établi, Xavier la regardait à travers les vitres tandis qu’elle suivait légèrement les plates bandes herbeuses. Elle avait disparu depuis longtemps déjà, qu’il était encore, à la même place, la main appuyée sur son front, roulant des pensées noires et découragées, pendant que le vent faisait tournoyer les feuilles sèches sur le gazon, et que les moineaux pépiaient dans les sapins….

Quatre jours après, Xavier qui revenait des Islettes aperçut, au soleil couchant, Gertrude qui l’attendait sur le pas de la porte.

— J’ai quelque chose pour toi, lui dit-il tristement, et il lui tendit une lettre qu’elle décacheta avec vivacité. Tandis qu’elle la lisait, Xavier, appuyé contre la porte, considérait le fin profil de la jeune fille éclairée par les rougeurs du couchant. Elle releva brusquement la tête, et il l’interrogea du regard.

— Tout est terminé, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix ; les demoiselles Pêche consentent à me prendre comme apprentie, et je dois être rendue à B… le 1er mars prochain… Ce soir je parlerai à ma tante…. Merci encore, Xavier !

Elle se retourna pour lui serrer la main, mais il s’était déjà enfoncé dans l’ombre du couloir, et elle l’entendit s’éloigner du côté du jardin.

Lorsque toute la famille fut réunie pour le souper, et que Gaspard eut allumé la lampe, Gertrude alla s’asseoir près de madame de Mauprié et déplia silencieusement sa lettre. Au bruit du papier froissé, la veuve posa son tricot et dit à sa nièce en lui dardant un regard froid :

— Qu’y a-t-il, Gertrude, et que me veux-tu ?

— Ma tante, commença la jeune fille d’une voix émue mais ferme, vous m’avez accueillie chez vous, et depuis cinq ans vous avez été pour moi une parente dévouée ; je vous ai imposé de lourds sacrifices et je vous en serai toujours reconnaissante….

La veuve fronça les sourcils, piqua une aiguille dans ses cheveux et s’écria d’une voix brève :

— Ça, où veux-tu en venir ?

— A vous annoncer, ma tante, que je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalité : j’ai trouvé à B… une position convenable, et je viens vous demander la permission de l’accepter.

En même temps elle remit sa lettre à madame de Mauprié. En entendant ces dernières paroles, Gaspard avait relevé brusquement la tête ; Honorine et Reine se regardaient et cherchaient tout bas qu’elle pouvait être cette position mystérieuse qui allait permettre à leur cousine de se produire à la ville.

« Cette chance-là ne m’arrivera jamais ! » songeait Reine dépitée.— Xavier, les poings serrés sur les tempes, les lèvres froides, regardait la lettre, sa mère et Gertrude. Un silence profond remplissait la salle.

La veuve ajusta ses lunettes et lut lentement, puis, rejetant le papier avec dédain :

— Ainsi, dit-elle, tu veux te faire modiste !…

Modiste !… A ce mot, Honorine ébaucha un sourire de pitié et Reine poussa un soupir de soulagement ; quant à Gaspard, il se remit à frotter son fusil et à siffler d’un air narquois.

— Oui, répondit Gertrude, je veux gagner ma vie honnêtement, et n’être à charge à personne.

Madame de Mauprié se mordit les lèvres.

— Tu as dix-neuf ans à peine, continua-t-elle, et je suis responsable de tes actes…. Est-il convenable que je te laisse aller à dix lieues d’ici, dans une boutique où tu seras en compagnie de filles de rien, et exposée à tous les dangers d’une situation pareille ?

— Les demoiselles Pêche sont d’honnêtes filles ; j’habiterai chez elles, et d’ailleurs je saurai me protéger moi-même.

— Et te payera-t-on suffisamment pour te faire vivre ?

— On me donnera, pour commencer, le logement et la table, répondit Gertrude en rougissant ; jusqu’à ce que je gagne davantage, je vous prierai de m’envoyer une partie de la rente de six cents francs qui me vient de ma mère.

— Et si nous refusons ?… Car tu oublies que Gaspard est ton tuteur.

— Alors, répliqua-t-elle d’un ton ferme, je m’adresserai à mon oncle Renaudin, qui est mon subrogé-tuteur et qui me fera émanciper.

Gaspard se mit à rire bruyamment.

— Eh ! s’écria-t-il, laissez-la donc aller, ma mère !… Le village n’est pas fait pour de pareilles duchesses. Il leur faut la ville pour étaler leurs grâces et faire l’admiration des marjolets qui flânent le dimanche sur les promenades !… Toutes ces mijaurées-là s’imaginent qu’à la ville on trouve encore des rois qui épousent des bergères, et voici Reine qui grille d’envie, elle aussi, de trôner derrière un comptoir !

Reine se redressa comme une guêpe en colère et lança à son frère un regard furibond.

— Reine est trop bien née pour songer à devenir une fille de boutique, dit la veuve ; elle n’oubliera jamais qu’elle est une Mauprié….

A ces mots Gertrude sentit le rouge lui monter au front. Elle fit quelques pas vers sa tante ; ses yeux étincelaient et ses narines frémissaient.

— Madame, s’écria-t-elle d’une voix vibrante, c’est vous qui oubliez étrangement l’histoire de notre famille…. Vous parlez des Mauprié ! Lorsque mes ancêtres vinrent en Argonne, ils étaient pauvres et ne crurent pas déroger en soufflant le verre…. J’entends agir comme eux et ne pense pas déchoir !…

Il y eut de nouveau un grand silence dans la salle. Gaspard regardait sa cousine d’un air ébaubi, et lorsqu’on se mit à table, Xavier serra fortement la main de Gertrude. Le souper fut maussade ; Gertrude ne mangeait pas, Xavier était pensif et les autres ne disaient mot.

Lorsqu’on eut fini, madame de Mauprié retint légèrement par le bras sa nièce qui se disposait à se retirer.

— Quand comptez-vous nous quitter ? lui demanda-t-elle.

— Je dois être au magasin le 1er mars, répondit la jeune fille, et je voudrais partir au moins la veille.

— Nous avons encore quatre jours jusqu’à la fin du mois, reprit froidement la veuve, je pense que vous les emploierez à réfléchir…. Bonsoir, ma nièce.

Elle s’apprêtait à lui tendre machinalement son front comme chaque soir, mais Gertrude se borna à la saluer et sortit sans ajouter une parole.