Gertrude et Véronique/Madame Véronique/VIII

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 334-343).


VIII


M. du Tremble revint de Saint-Gengoult dans l’après-midi, les poches pleines de nouvelles, les lèvres pleines de sarcasmes, heureux d’avoir trouvé un moyen de rabaisser la fierté de sa femme ; agité en même temps par de sourdes colères et une jalouse rancune. Dès qu’il eut franchi la grand’porte de la verrerie, il s’avança sur la pointe des pieds jusqu’à la fenêtre de la salle basse, et avec toute sorte de cauteleuses précautions, il se mit à épier Véronique à travers les vitres. La jeune femme était assise près de la table, le dos tourné à la fenêtre, mais elle ne brodait pas. Elle tenait dans ses mains la lettre de Gérard et la relisait. À la fin, elle la posa sur la table et parut s’abandonner à de pénibles réflexions, la tête penchée en avant et le front dans les mains. M. du Tremble quitta son poste d’observation et entra brusquement. Elle tressaillit, fit un mouvement pour cacher la lettre dépliée, puis, honteuse elle-même de cette dissimulation, elle rougit et resta immobile.

— Je vous dérange ? dit le verrier en lui lançant un regard aigu.— En même temps, ses lèvres frémissantes essayaient un sourire railleur, et ses yeux ne quittaient pas la lettre sur laquelle la main de la jeune femme était posée.

— Pas le moins du monde, répondit-elle d’une voix légèrement émue… Elle plia la lettre et la glissa dans sa ceinture, puis elle ajouta : — je vous attendais et votre dîner est prêt.

Il répéta de nouveau son diabolique sourire et s’assit dans son fauteuil. Les jambes étendues, se frottant les mains, il la regardait aller et venir avec une activité nerveuse. Il observait ses yeux pleins de larmes, et il éprouvait une maligne jouissance à redoubler l’embarras de Véronique par cette persistante contemplation. Quand le dîner fut servi, il remarqua l’absence d’un second couvert, et lui demanda pourquoi elle ne se mettait point à table. Elle répondit qu’elle n’avait pas faim, et dépliant sa broderie, elle se mit à travailler.

— Ouais ! reprit-il ironiquement, auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?

Elle fit un geste négatif.— On le croirait à voir votre mine défaite, continua-t-il en la regardant fixement ; vos lèvres sont pâles et vos yeux gonflés comme si vous aviez pleuré. Vous vous ennuyez crânement au Four-aux-Moines… Hein ?… Oh ! n’en rougissez pas. La chose n’a rien d’étonnant et le logis n’est pas d’une gaieté folle. La compagnie d’un pauvre hère comme moi ne peut se comparer à celle des amis que vous receviez chez votre oncle ?

— Que voulez-vous dire ? balbutia Véronique en relevant la tête courageusement, dès qu’il eut risqué cette allusion qu’il accentuait encore de son ricanement sarcastique.

— Rien, répliqua-t-il, sinon que le Four-aux-Moines n’est pas un paradis et que, moi, je ne suis pas un ange.

Il lança un dernier éclat de rire et commença de manger. Il vidait son verre à petites gorgées, et ses yeux ne quittaient pas le profil pâle de sa femme, penchée sur sa broderie. Celle-ci, sans le voir, devinait la persistance de ce regard cynique qui se promenait sur toute sa personne, comme une chenille sur un beau fruit. Une angoisse douloureuse la possédait tout entière ; ses doigts tremblaient ; elle suspendit son travail, et, redoutant de laisser soupçonner son trouble, elle voulut rompre ce silence qui l’effrayait. Elle chercha une diversion, parla de la visite de Brûlant, des exigences des créanciers, avoua que sa bourse serait bientôt vide, et demanda à Bernard s’il ne songeait pas sérieusement à remettre la verrerie en activité.

M. du Tremble l’interrompit par un sifflement ironique : — Ah ! ah ! la verrerie !… Jolie ressource, ma foi ! Croyez-vous bonnement que je n’aie qu’à dire à la porte de mes fourneaux : « Sésame, ouvre-toi ! » pour y trouver des trésors ? Avant de réaliser ma découverte, il faudrait manger beaucoup d’argent, et où en prendrais-je ?

— Eh bien, répondit-elle, renoncez momentanément à votre idée, et entreprenez quelque chose de plus facile. L’essentiel est de sortir de l’impasse où vous êtes.

A ces derniers mots, il éclata : — Sortir de l’impasse ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, travailler !… Eh ! en suis-je capable ?… La solitude et la misère m’ont paralysé, je n’ai plus de cœur au ventre.— Il avala un plein verre de vin, et d’un ton plus animé : — Et cependant je dois sortir de l’impasse, comme vous dites agréablement, je le dois… Et je m’en tirerais peut-être si vous vouliez m’y aider.

Elle se tourna vers lui, et l’interrogeant à son tour avec ses grands yeux expressifs : — Que faudrait-il faire ? demanda-t-elle.

Le verrier s’était levé.— Il faudrait, dit-il avec véhémence, être comme autrefois la chair de ma chair, ma compagne de tous les instants.

Elle frissonna involontairement, mais feignant de ne pas comprendre, elle reprit : — Depuis que je demeure ici, ne me suis-je pas dévouée, corps et âme, à vos intérêts ?

Il sourit amèrement.— Vous m’avez donné à manger, répondit-il, et vous avez payé mes dettes… C’est de la charité cela ; mais c’est de l’amour qu’il m’aurait fallu, et vous n’en avez jamais eu pour moi… Vous avez sans cesse élevé entre nous une muraille de dédain… Si vous voulez que je travaille, soyez vraiment ma femme.

A mesure qu’il parlait, les paroles le grisaient et l’exaltaient davantage. Ses yeux, ordinairement voilés, étaient devenus phosphorescents ; ses lèvres étaient humides ; sa voix, tantôt vibrante, tantôt assourdie, avait des intonations singulières. Véronique le vit s’approcher d’elle et elle se leva toute frémissante.

— Non, murmura-t-elle, ce que vous demandez est impossible.

— Et pourquoi ? s’exclama-t-il.

— N’insistez pas ! répondit-elle en se reculant vivement.

Dans le mouvement qu’elle fit, la lettre de Gérard, mal assujettie entre les plis de son corsage, tomba à terre. Quand la jeune femme s’en aperçut, le verrier avait déjà mis le pied sur le billet, et se baissant pour le ramasser : — Qu’est-ce que ce papier ? murmura-t-il avec une intonation méchante.— Il déplia la lettre sans façon et ses yeux tombèrent sur la signature.— Gérard La Faucherie ! reprit-il en ricanant, ha ! ha ! je m’en doutais… Voilà le pourquoi, et je n’étais qu’un sot !… Vous avez donné votre cœur à ce marjolet que j’ai vu ici… Un galant aux mains blanches et aux roucoulements de pigeon ramier !

— Monsieur ! protesta Véronique indignée.

— Oh ! vous avez beau vous en défendre, je sais tout… Vous aimez ce La Faucherie.

— Eh bien, oui, je l’aime ! répliqua-t-elle fièrement…. Il le sait et il sait aussi que je ne lui appartiendrai jamais.

— J’entends bien, interrompit Bernard avec amertume, vous êtes trop orgueilleuse pour devenir sa maîtresse, et comme je suis un obstacle, vous comptez que je mourrai un jour ou l’autre… Mais j’ai le coffre solide ! s’écria-t-il en se frappant la poitrine.

Elle le regarda avec mépris et répondit : — Si j’avais pensé à ce que vous dites, est-ce que je serais venue ici ?… Avez-vous déjà oublié dans quel état je vous ai trouvé ?

— Non, certes ! balbutia le verrier troublé… Je voulais dire que je puis vivre encore longtemps, et que nous sommes dans un pays où le divorce n’est pas permis…. Qu’espérez-vous donc ?

— Rien… Je fais mon devoir ; ne me le rendez pas trop pénible !

Elle était superbe de fierté dédaigneuse. Ses grands yeux d’émeraude regardaient du Tremble de haut et d’un air de menace. Le verrier était de ces gens qui s’enhardissent devant les faibles et rampent devant les forts. Il s’attendait à de l’embarras ou à des pleurs, et il se sentait rapetissé en face de cette nature énergique qu’il s’était vanté de terrasser. En même temps que l’énergie de sa femme lui imposait, l’expression passionnée des yeux de Véronique exerçait sur lui une magnétique influence. Il murmura quelques phrases incohérentes, grogna sourdement, et alla se rasseoir en face de son verre, qu’il se hâta de remplir et de vider rageusement.

— Je le sais, reprit-il d’une voix subitement câline, vous êtes une héroïne de roman, vous !… Dieu me garde d’oublier les services que vous m’avez rendus… Je vous en prie, calmez-vous, bien que vous soyez diablement belle quand vous vous fâchez… Que voulez-vous ? je suis un rustre, moi, mais je vous aime, et la peur de vous voir partir me donne parfois une irritation qui me trouble la tête.

Elle secoua les épaules et dit d’une voix résignée et ferme : — Je vous ai promis de vivre près de vous… J’y resterai tant que j’y serai respectée.

— Parlons raisonnablement, Véronique, répliqua Bernard en se levant et en revenant vers elle ; ne comprenez-vous pas qu’une pareille association est inacceptable aux conditions que vous y mettez ?… Vous êtes belle, vous êtes jeune ; moi, je suis un homme, et il y a des moments où je ne réponds plus de moi-même. Vous avez certainement fait un sacrifice en venant ici, achevez-le et redevenez ce que vous étiez jadis… Oui, poursuivit-il en s’échauffant, si vous voulez que vos promesses ne soient pas une moquerie, mettez votre main dans la mienne et soyez vraiment ma femme.

Il voulut lui prendre la main.— Non, ditelle en se rejetant en arrière, non, je ne puis pas !

— Ah ! s’écria-t-il avec un éclat de rire amer, je l’oubliais, vous en aimez un autre ! — Il se mit à arpenter la salle et à se répandre en sarcasmes.— Un autre ! murmura-t-il entre ses dents, un beau fils aux jolies manières… Aussi pourquoi me suis-je avisé de donner mon nom à la fille d’un sacré-mâtin ? Au lieu d’épouser une bourgeoise, j’aurais dû prendre une fille des rues qui n’aurait pas fait la prude et m’aurait aimé à ma façon ! — Il revint à elle, les yeux allumés et le cerveau déjà entrepris par l’alcool et la colère.— Vous ne pouvez pas ?… C’est bientôt dit, mais moi je prétends être aimé. Vous êtes ma femme et j’ai la loi pour moi… Vous m’appartiendrez de gré ou de force !

— Vous ne ferez pas cela, s’exclama Véronique en essayant encore de l’arrêter du regard ; vous… un gentilhomme !

Il recommença son ricanement familier.— Je suis un verrier, et vous savez ce que l’on dit de nous ! — Il se plaça entre Véronique et la porte.— Nous sommes seuls, reprit-il en s’avançant vers elle, tu es ma femme, et je te veux !…

Véronique voulut se sauver dans la cour, mais il lui barra le passage et lui saisit les deux mains. Elle sentait déjà le souffle de Bernard effleurer son visage.— Laissez-moi ! cria-t-elle avec un accent déchirant.

Au même instant on entendit un bruit de pas dans la cour.— Le verrier, surpris, lâcha subitement sa femme.— Vous vous trompiez, dit Véronique haletante, la verrerie n’est pas déserte et je vais dénoncer aux passants votre odieuse violence.

Elle courut à la porte avant qu’il eût pu faire un mouvement, l’ouvrit toute grande, et tout d’un coup recula en poussant une exclamation douloureuse. Gérard La Faucherie était debout sur le seuil.