Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/I

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 1-17).

LE SECRET DE GERTRUDE




I


La journée tirait à sa fin — une pluvieuse journée de février — et bien que le ciel se fût éclairci, la lumière pénétrait déjà avec peine à travers les carreaux verdâtres de la pièce où se réunissait chaque soir la famille de Mauprié. Les fenêtres donnaient sur l’unique rue du village ; en soulevant le rideau, on pouvait apercevoir la route détrempée par la pluie, la rue tournante, les maisons basses aux toits moussus, l’abside de la vieille église de Lachalade, et dans le fond, la forêt d’Argonne voilée d’une brume violette. Près de l’une des croisées, la veuve de David de Mauprié se tenait droite dans son fauteuil et raidedans ses vêtements noirs ; sa figure affilée et pointue se profilait sur la mousseline du rideau, et l’on voyait ses mains sèches agiter mécaniquement les aiguilles. Sa fille aînée, Honorine, élancée et maigre, surveillait devant la cheminée la cuisson d’un opiat pour le teint ; elle devait avoir passé la trentaine ; la flamme du brasier éclairait à demi son visage couperosé et ses yeux noirs encore beaux sous leurs paupières déjà fatiguées. Un garçon de vingt-trois ans, nommé Xavier, était assis à une table ronde devant un dessin qu’il terminait rapidement. Près de lui, dans l’embrasure de la seconde fenêtre, sa sœur cadette, Reine, les coudes sur les genoux et les mains enfoncées dans ses épais cheveux bruns, profitait des dernières heures du jour pour dévorer un roman qui absorbait toute son attention.

L’ombre envahissait de plus en plus la salle, et les meubles qui la garnissaient disparaissaient noyés dans l’obscurité. Parfois seulement le feu se ranimait, un jet de flamme lançait çà et là de légères touches lumineuses, et on distinguait un coin de miroir, un panneau de tapisserie, un portrait enfumé dans son cadre terni, une console ventrue à poignées de cuivre, un râtelier d’armes de chasse… Puis la flamme s’évanouissait et tout se replongeait dans l’ombre, à l’exception des silhouettes immobiles près des fenêtres.

— Allons, fit Xavier en posant son crayon, on n’y voit plus.

— Reine, dit la sœur aînée d’une voix aigre-douce, le souper ne sera jamais prêt !… Laisse donc ton livre, tu finiras par te perdre les yeux.

Reine feuilleta les dernières pages de son roman et releva la tête d’un air de mauvaise humeur.— Si tu as peur pour mes yeux, répondit-elle, allume la lampe.

— Nous brûlons déjà trop d’huile, reprit sèchement Honorine, et tu sais bien que la buire doit nous faire une semaine.

— Reine, dit alors madame de Mauprié d’un ton emphatique, tu ne devrais pas oublier que nous avons de lourdes charges et que nous devons être économes…. Laisse ton roman et occupe-toi des choses utiles.

— Bien parlé, ma mère ! cria une voix rude, et au même moment la porte entr’ouverte livra passage au fils aîné, Gaspard de Mauprié, tandis qu’un chien de chasse vint secouer son poil mouillé jusque sur les jupes de Reine.

Elle jeta son livre avec dépit, et, repoussant l’épagneul : — Emmène-donc ton chien, dit-elle à Gaspard, sa place est au chenil et non dans la salle.

— Tout beau, ma précieuse sœur, répliqua celui-ci en faisant résonner la crosse de son fusil sur les carreaux, Phanor n’est déplacé nulle part, il gagne sa journée, lui, et ne perd pas son temps à bayer aux corneilles !

Tout en parlant, le chasseur tira de son carnier deux vanneaux qu’il jeta sur la table : — Honorine, porte cela au garde-manger, et mets le couvert, car je meurs de faim.

Puis, d’un geste de maître, il frotta une allumette contre sa manche et alluma la lampe, objet de la contestation. L’apparition de la lumière rétablit le calme dans la salle. La veuve s’approcha avec son tricot, Reine reprit sa lecture, Honorine se mit à filtrer la liqueur qu’elle avait retirée du feu ; Xavier, seul, resta près de la croisée, le front appuyé contre la vitre et regardant la route déserte. Quant à Gaspard, après avoir débouclé ses guêtres, il avait pris un chiffon de laine et frottait le canon de son fusil en sifflant un air de chasse. La lueur de la lampe éclairait sa figure osseuse et hâlée, sa barbe touffue et ses yeux gris perçants. Personne ne parlait plus et le silence n’était interrompu que par le sifflet du chasseur, le balancier de l’horloge dans sa longue boîte, et les soupirs de l’épagneul qui s’était étendu près des chenets.

Quand le fusil fut nettoyé, Gaspard releva la tête.

— Eh bien ! et ce souper ? demanda-t-il d’un ton bourru.

— J’attends le lait que Gertrude est allée chercher à la Louvière, répondit Honorine.

— Elle y met le temps, la cousine Gertrude ! grommela Gaspard ; au sortir du bois je l’ai vue de loin, trottant menu et sautillant de pierre en pierre, comme si le sable du chemin n’était pas digne de toucher ses pieds de princesse…. Elle se sera sans doute arrêtée à coqueter avec le fils du fermier.

Honorine haussa les épaules.

— Fi donc ! Gaspard, dit-elle, est-ce qu’une fille bien élevée fait attention à ces gens-là ?

Gaspard éclata de rire :

— Faute de grives on mange des merles, et il faut bien que vous vous contentiez du seul gibier qui soit à votre portée…. Toi-même, ma sœur, pourquoi uses-tu les œufs du poulailler à fabriquer du lait virginal, si ce n’est pour que la blancheur de ton teint éblouisse ces gens-là ?

— Des paysans ! fit Reine, et son minois chiffonné prit une expression dédaigneuse.

— Je ne parle pas pour toi, Reine, continua Gaspard, je connais tes goûts ; tu attends que le fils d’un roi vienne à deux genoux t’offrir sa main, mais Gertrude est moins ambitieuse.

— Oui, elle est peuple, soupira la cadette, et elle se replongea dans sa lecture.

— Hélas ! dit madame de Mauprié de sa voix languissante, elle a les idées que feu son père avait prises dans les garnisons. Le capitaine Jacques de Mauprié avait eu le tort de mépriser la profession de sa famille…. J’ai souvent ouï dire à votre pauvre père que, depuis le roi Henri IV jusqu’à 1830, tous les Mauprié avaient soufflé le verre… Un gentilhomme verrier ne devrait jamais quitter ses ouvreaux ! Et elle lança un regard de reproche à Gaspard.

— Est-ce pour moi que vous dites cela, ma mère ? reprit celui-ci d’un ton rude ; pourtant si la verrerie des Bas-Bruaux a été vendue en justice dix ans après votre mariage avec mon père, je n’y suis pour rien, et vous en savez là-dessus plus long que moi… Vous me répondrez que j’aurais pu travailler aux Senades, chez les du Tertre ; mais j’ai des préjugés, moi aussi, et je n’aime pas à servir chez les autres !

En entendant cette brève repartie, la veuve releva la tête ; ses yeux rencontrèrent ceux de son fils aîné et une légère rougeur colora ses joues flétries.

— A Dieu ne plaise, soupira-t-elle, que je vous adresse un reproche, Gaspard ! Vous étiez trop jeune lors de la faillite des Bas-Bruaux pour savoir comment les choses se sont passées, et je voulais justement vous dire que notre déconfiture ne serait pas arrivée, si Jacques de Mauprié avait consenti à s’associer avec nous…. Mais le père de Gertrude n’avait pas le culte des traditions de famille ; c’était un soldat, et sous un certain rapport, il est presque heureux que sa mort ait ramené ma nièce dans un milieu convenable.

— Heureux ! murmura Gaspard en se promenant de long en large, heureux !…. pour Gertrude, c’est possible ; mais pour nous, qui étions déjà réduits à la portion congrue, je ne vois pas quel bonheur l’arrivée de cette sixième bouche a pu apporter dans le ménage !

— Gertrude est doublement ma nièce, répliqua la veuve. C’était un devoir pour moi de recueillir la fille de Jacques de Mauprié et de ma propre sœur… Qu’eut dit le monde si nous l’eussions laissée à l’abandon ? Songez, Gaspard, que vous êtes son tuteur et que nous sommes responsables de son avenir.

— Morbleu ! s’écria Gaspard, vous me la baillez belle, avec votre responsabilité !…. N’aviez-vous pas assez à faire de surveiller Reine qui a la tête farcie de romans !… Je ne parle pas d’Honorine, qui se garde toute seule, maintenant qu’elle est montée en graine….

Honorine eut un beau mouvement d’indignation et laissa tomber son filtre.

— Gaspard, commença-t-elle de sa voix la plus aigre, je ne répondrai pas à vos grossièretés, seulement….

Elle allait en dire long, quand Xavier, qui n’avait cessé de regarder dans la rue, tourna vivement la tête. « Voici Gertrude ! » murmura-t-il, et tous se turent.

On entendit en effet un frôlement de robe et un pas léger dans le corridor, puis Gertrude entra dans la salle, son pot au lait à la main. Elle était blonde, svelte et pouvait avoir dix-neuf ans. Une fanchon de laine blanche, posée en pointe sur ses cheveux abondants, encadrait l’ovale délicatement allongé de son visage, puis retombait sur ses belles épaules larges et sur sa poitrine doucement agitée. Elle avait couru ; de folles mèches soyeuses, échappées à ses bandeaux, s’étaient soulevées et formaient une sorte d’auréole autour de son front. L’air froid du soir avait avivé les nuances roses de ses joues, et ses grands yeux brillaient comme de limpides aiguesmarines. Tout en elle, depuis la ligne fière de sa petite bouche aux coins retroussés, jusqu’aux mignonnes attaches de ses mains effilées et de ses pieds cambrés, révélait la finesse de sa race. Elle était si charmante, même à la maigre lueur de la lampe, que Xavier ne put retenir un geste d’admiration, ni ses cousines un regard de dépit.

— Tu es restée bien longtemps à la ferme, dit Honorine en lui prenant des mains le pot au lait.

— Suis-je en retard ? répondit Gertrude. Attends, je vais t’aider, et nous aurons bien vite rattrapé le temps perdu.— Elle se débarrassa de sa fanchon, et alla embrasser madame de Mauprié qui lui tendit froidement sa joue.

— Figurez-vous, continua-t-elle, que j’ai rencontré l’oncle Renaudin !…

A ce nom, toutes les têtes se levèrent et chacun écouta d’un air plus attentif.

— Il suivait la chaussée de l’étang, poursuivit Gertrude, j’ai eu peur de me trouver avec lui face à face, et je suis restée à la lisière du bois jusqu’à ce qu’il eût passé…. Le pauvre homme ne peut presque plus marcher et j’ai dû attendre longtemps. Il se traînait tout courbé…. cela m’a serré le cœur !

— Je t’engage à t’apitoyer ! s’écria Reine : il a été si aimable pour nous tous !

— N’importe, c’est notre oncle…. Et il a l’air si cassé et si souffrant !

— Il se fait vieux, dit la veuve, on prétend même que son esprit se dérange. Il était pourtant bien alerte quand il est revenu à Lachalade, il y a dix ans…. Je vois encore sa taille droite drapée dans sa longue redingote, et son air imposant….

— Oui, interrompit Gaspard d’un ton sarcastique, cet air avec lequel il nous congédia brutalement dès notre seconde visite…. Il s’est conduit comme un manant !

— Oh ! Gaspard… fit Gertrude.

— Oui, comme un manant, je le répète, car je ne sais pas dorer mes paroles et je ne mâche pas ce que j’ai sur le cœur…. Je le hais !

— Il ne m’a pas mieux reçue que vous, reprit Gertrude, il ne m’a même pas laissée parler, quand j’ai été le visiter, à mon arrivée à Lachalade ; mais en le voyant se traîner péniblement ce soir sur le chemin pierreux, j’ai été touchée de pitié, et si j’avais osé, je lui aurais offert mon bras jusqu’à sa porte.

— Oh ! tu es fine, toi ! s’écria Gaspard en ricanant.

— Ce n’est pas de la finesse, c’est du cœur ! répondit Gertrude blessée, et en même temps des larmes roulèrent dans ses yeux.

Xavier la regarda d’un air ému et charmé à la fois.

— Gertrude a raison, dit-il enfin d’une voix sourde, et j’aurais fait comme elle.

Gaspard le toisa des pieds à la tête.

— Silence, morveux, lui cria-t-il ; quand on a du cœur, on reste fier ; il n’y a que les âmes basses qui pardonnent les injures !

— Gertrude, dit froidement la veuve en enfonçant une de ses aiguilles dans ses cheveux gris, la sensibilité ne doit jamais faire oublier la dignité ; ton oncle t’a repoussée et nous t’avons accueillie, malgré nos ressources bornées. En insistant comme tu le fais, tu as l’air de ne pas t’en souvenir.

— Ma tante, ne le croyez pas ! s’écria Gertrude, et, s’agenouillant près de la veuve, elle lui baisa les mains.— Vous avez été bonne pour moi, et mon cœur vous en remercie tout bas à chaque instant. En disant ces mots elle voulut passer ses bras autour du cou de sa tante, et répandre au dehors l’émotion qui gonflait sa poitrine, mais d’un geste, madame de Mauprié écarta les mains de la jeune fille.

— Assez, mon enfant, tu sais que je n’aime pas les scènes sentimentales ! dit-elle sèchement.

Gertrude se sentit glacée, et refoulant sa tendresse au fond de son cœur, elle s’en alla tristement s’asseoir près de la cheminée.

— Je ne veux faire de leçon à personne, poursuivit la veuve de son ton emphatique et tranchant, seulement je pense qu’une famille hospitalière et généreuse a droit à d’autres égards qu’un parent avare et dénaturé, et que se montrer tendre avec lui, c’est nous donner tort à nous. Je ne fais point parade des sacrifices que je m’impose, mais personne n’ignore que nous vivons de privations depuis cinq ans ; depuis cinq ans la vie est dure pour nous, — mes filles en savent quelque chose !…

Gertrude aussi ne l’ignorait pas. Elle était arrivée à quatorze ans dans la maison de sa tante, et depuis lors, elle avait silencieusement dévoré plus d’une humiliation. Elle se le disait, assise sur sa chaise basse, étouffant ses sanglots et brûlant aux ardeurs du brasier ses paupières gonflées de larmes. La brassée de bois vert qu’Honorine venait de jeter sur les chenets se tordait sur la braise et lançait de bruyants jets de flamme. Gertrude songeait aux pauvres femmes qui vont dans la forêt ramasser des branches mortes et rentrent le soir, courbées sous leur fagot. Elle pensait aux filles des charbonniers, qui veillent toute la nuit, accroupies autour des fournaises grondantes. Elle aurait voulu être l’une d’elles. Leur vie si pénible lui semblait moins misérable que la sienne. Elles, au moins, gagnaient leur journée, et personne ne leur reprochait le pain qu’elles mangeaient le soir… Pendant qu’elle pensait à toutes ces tristes choses, sa tante poursuivait impitoyablement l’énumération de ses bienfaits et la glorification de sa conduite. Une fois sur cette pente, elle ne s’arrêtait plus, mêlant dans son discours les choses les plus respectables aux détails les plus vulgaires. Elle parlait avec le même accent des souvenirs de famille, des devoirs de parenté et des menues privations qu’elle s’imposait : — on avait vendu le piano de Reine ; elle avait supprimé son chocolat du matin ; les bougies avaient été remplacées par de la chandelle, bien que l’odeur du suif lui fût insupportable… Puis venaient des retours mélancoliques vers les jours meilleurs d’autrefois, et des comparaisons navrantes entre le passé et le présent…

— Encore, ajouta-t-elle en terminant, tout cela ne serait rien si Reine et Honorine étaient établies. Ah ! mes pauvres filles, je crains bien que vous ne coiffiez sainte Catherine !

Cette perspective mettait Reine en fureur.

— Et songer, s’écria-t-elle avec un geste de dépit, que si ce ladre d’oncle Renaudin avait voulu, nous aurions pu faire un beau mariage ! Cela lui aurait si peu coûté de nous doter !… Il ne dépense rien et sa maison regorge de tout.

— Oui, soupira Honorine, lorsque nous lui avons fait visite pour la dernière fois, les armoires de la salle étaient ouvertes… Je vois encore les belles piles de linge et les paniers pleins d’argenterie…

— Et le cellier plein de provisions ! ajouta la veuve.

— Et les meubles de soie entassés dans la chambre de réserve ! murmura la cadette.

— Ah ! dit Honorine, qui devenait enragée rien qu’en écoutant cette énumération, si l’oncle ne veut plus nous voir, c’est bien votre faute, à toi et à Gaspard ! Il fallait l’adoucir et le gagner par des égards, tandis que vous l’avez irrité avec vos grands airs et vos plaisanteries. Au lieu de le traiter tout haut d’Harpagon, si Gaspard lui avait porté un lièvre de temps à autre, tout se serait raccommodé.

Gaspard bondit d’indignation.

— Moi, donner un lièvre à ce pince-maille ! Je préférerais le jeter à la gueule de Phanor !… Pour qui me prends-tu ? Est-ce qu’un Mauprié se couche à plat ventre devant un héritage ?… Tu sais le dicton : « Gueux et fier comme un verrier ! » Mon père l’était, et bon chien chasse de race. J’aimerais mieux crever dans un fossé que de mendier les bonnes grâces d’un croquant qui s’est enrichi en tondant ses moutons et ses débiteurs, et qui aujourd’hui encore trouverait à tondre sur un œuf… Assez sur ce chapitre, ne m’en parle plus et sers-nous à souper !

Le couvert était mis et la soupe au lait, préparée par Honorine, fumait dans la soupière. Ils s’assirent tous autour de la table couverte d’une toile cirée. Madame de Mauprié dit à haute voix le Bénédicité, que Gaspard et Xavier écoutèrent debout, puis on n’entendit plus qu’un bruit de cuillers et de vaisselle.

Le souper était abondant, et on sentait que le bien vivre était le seul luxe auquel les Mauprié n’avaient pas renoncé.— Un pâté de lièvre dans sa terrine, un jambonneau dans sa gelée, une salade de mâches et un fromage du pays composaient le menu. Gaspard et sa mère l’arrosaient d’un petit vin du Verdunois ; Xavier et les trois filles buvaient de la piquette. Tous avaient bon appétit, à l’exception de Gertrude, qui se forçait pour avaler une bouchée, et qui semblait absorbée par ses réflexions. Gaspard, le dos au feu et son chien Phanor entre les jambes, mangeait comme quatre, buvait d’autant et semblait rasséréné par le rayonnement de l’âtre qui lui chauffait les reins, et les rasades de vin qui lui égayaient le cerveau ; son verbe tranchant s’était adouci, et parfois un large éclat de rire entrecoupait ses propos de chasseur. La conversation roulait le plus souvent sur les souvenirs du temps passé et sur les familles de verriers avec lesquelles les Mauprié entretenaient des relations de voisinage. Au dessert, Gaspard, mis complètement en bonne humeur, fredonna un air de chasse et conta ses exploits de la journée. Il était tard quand on se leva de table ; Honorine et Gertrude enlevèrent le couvert et chacun s’apprêta à gagner son dortoir. Les trois jeunes filles allèrent embrasser madame de Mauprié ; Gaspard baisa bruyamment les joues de ses sœurs, puis s’avança vers Gertrude.

— Allons, petite cousine, dit-il en lui tendant la main, pas de bouderie !… Faisons la paix !

Gertrude le regarda fixement et répondit d’une voix brève :

— Cousin Gaspard, je suis fille de verrier, moi aussi, et j’ai de la rancune… Bonsoir.

Gaspard demeurait ébahi. Elle passa rapidement devant lui pour aller rejoindre ses cousines, puis elle s’approcha de Xavier et murmura, tout en lui souhaitant le bonsoir :

— J’ai besoin de te parler ; sois demain de bonne heure à ton atelier.