Gilbert Duprez, notes et souvenirs

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Heugel (no 39p. 3-5).

DUPREZ

Un artiste admirable et qui n’a pas encore trouvé son successeur, Duprez — le grand Duprez, pourrait-on dire — vient de mourir dans sa quatre-vingt-dixième année. Il y en avait quarante-neuf qu’il avait dit adieu à la scène et au public, et l’on sait après quels succès. On ne saurait trouver extraordinaire la disparition d’un homme qui a vécu presque tout un siècle. Ce n’est pourtant pas, même pour ceux qui pourraient être indifférents, sans un sentiment cruel et sincère regret qu’on voit s’éteindre un de ces grands artistes qui ont atteint les plus hauts sommets et qui ont procuré à leurs contemporains une de ces jouissances intellectuelles si pure, si complètes, si puissantes qu’elles restent forcément sans pareil et sans équivalent. La carrière de Duprez a été courte, elle n’a pas dépassé dix années pour la France, mais elle a eu un tel éclat que le souvenir, après un demi-siècle, n’en est point effacé et que, pour n’avoir pu l’entendre, les hommes de la génération présente savaient bien qu’elle avait été sur leurs pères l’action de ce chanteur incomparable.

Louis-Gilbert Duprez était né Grenéta, le 6 décembre 1806, le douzième de vingt-trois enfants. Il commença d’assez bonne heure l’étude de la musique pour pouvoir être admis à l’âge de neuf ans au Conservatoire, dans la classe de solfège d’un professeur nommé Rogat, qui n’a pas laissé une trace profonde dans l’histoire de l’art. Il n’y resta pas longtemps d’ailleurs, et quitta assez rapidement le Conservatoire pour se faire admettre à l’École de musique de Choron, qui le prit aussitôt en affection à cause de ses dispositions et de son excellent travail, ainsi qu’en témoigne cette lettre que, peu de temps après, Choron adressait à une personne qui s’intéressait à l’enfant :

« Vous pouvez être parfaitement tranquille sur le sort du jeune Gilbert Duprez. Cet enfant a pour la musique et l’art dramatique en général les plus heureuses dispositions.

J’ai longtemps demandé sa nomination et, quoique je n’en aie point encore la nouvelle officielle, je ne doute pas de l’obtenir. J’y tiens d’autant plus que, l’ayant appelé provisoirement à remplir la place qui lui est destinée, j’ai toute sorte de satisfaction de lui sous le rapport du talent et de la conduite. Je ne doute pas qu’il ne devienne un des sujets les plus distingués qui sortiront de mes mains, et, quelle que soit la carrière qu’il choisisse, il doit y obtenir les plus grand succès. Je suis on ne peut plus satisfait d’avoir à vous rendre, d’un sujet auquel vous vous intéressez, un témoignage aussi avantageux et qui, comme vous le savez, ne peut qu’être sincère.

Je vous souhaite le bonsoir, ainsi qu’à Claire.

A. Choron.
3 mars 1818. »


On sait la renommée qu’a laissé l’école de Choron, et l’excellente et sérieuse éducation qu’y recevaient les élèves. Duprez se trouva là avec Hippolyte Monpou, Seudo, Nicou, Boulanger-Kunzé, Jansenne, Canaple, même Laferrière, qui y passa quelque temps, Mlle Duperron, qu’il épousa plus tard, Clara Novello, Victorine Noeb (Mme Rosine Stolz), Mlle Massy, plus tard Mme Hébert-Massy, la future Nicette du Pré-aux-Clercs. Il y étudia le chant avec Choron lui-même, puis le contrepoint et la composition avec Porta et Fétis, et c’est ce dernier qui le fit paraître pour la première fois en public. « Le premier essai qu’il fit en public de son talent, dit Fétis, eut lieu dans des représentations de l’Athalie de Racine (en 1820), au Théâtre-Français, où l’on avait introduit des chœurs et des solos. Duprez y chanta une partie de soprano dans un trio composé pour lui et deux autres élèves de Choron (c’était de la Gastine et Boulanger-Kunzé) par l’auteur de cette noice, et l’accent expressif qu’il mit dans l’exécution de ce morceau fit éclater les applaudissements dans toutes les parties de la salle. »

Son éducation terminée, Duprez songea aussitôt à se produire au théâtre. L’Odéon était alors une scène semi-lyrique, qui avait le droit de jouer non des opéras inédits, mais des ouvrages tombés dans le domaine public et des traductions. Duprez s’y présenta, fut engagé et débuta, le 1er  décembre 1825, dans le Barbier de Séville. Il n’avait pas encore accompli sa dix-neuvième année. Bien accueilli par le public, sans que rien pourtant fît prévoir le bel avenir qui l’attendait, il joua successivement Zémire et Azor, Don Juan, la Folle de Glaris, et resta à l’Odéon jusqu’en 1828, époque où ce théâtre renonça à toute aspiration lyrique. C’était au moment où l’Opéra-Comique changeait de direction et passait aux mains du « chevalier » Ducis. Duprez y débuta le 13 septembre 1828 dans la Dame blanche, se montra ensuite dans les Visitandines et quelques autres ouvrages, puis eut un différend avec son directeur et, au bout de deux mois, rompit son engagement. C’est alors qu’il partit pour l’Italie avec sa femme, car il était déjà marié, et commença dans ce pays une carrière difficile, très modeste d’abord, puis peu à peu brillante, et enfin triomphale.

Duprez resta huit ans en Italie, qu’il parcourut dans tous les sens, sous la direction du fameux impresario Lanari. Il joua tout le répertoire italien de l’époque, puis le Comte Ory, puis Guillaume Tell, et y créa plusieurs ouvrages, entre autres Parisina, Rosmunda d’Inghilterra et la Lucia di Lammermoor de Donizetti, avec lequel il se lia d’une étroite amitié. Il y connut et y eut pour compagnons tous les grands artistes de l’époque, la Pisaroni, la Pasta, la Malibran, Carolina Ungher, qui fut la marraine de sa fille Caroline, puis Rubini, Cosselli, Davide, mais surtout il y fit son apprentissage de grand chanteur, et y conquit une immense renommée.

Cette renommée s’étendit naturellement jusqu’à Paris, et lorsqu’il revint d’Italie, Duponchel, alors directeur de l’Opéra, lui fit faire des propositions par Halévy. Ils ne s’entendirent pas tout d’abord, et Duprez alla passer de nouveau quelques mois de l’autre côté des Alpes. Mais enfin, à son second retour, les difficultés furent aplanies, l’engagement fut signé, et il fut convenu que Duprez débuterait dans Guillaume Tell. On sait que cet engagement fut cause de la rupture de celui de Nourrit, et les faits à cet égard sont trop connus pour que j’aie à m’étendre sur ce sujet et à rappeler le départ de Nourrit, son propre voyage en Italie et sa fin lamentable.

Mais Nourrit était très aimé à l’Opéra, où son successeur paraissait un peu comme un intrus, le personnel même était hostile à celui ci dès avant qu’il eût paru, et Duprez a raconté à ce sujet, dans ses Souvenirs d’un chanteur, un incident typique et assez curieux :

« Je savais, dit-il, que mon succès ne pouvait être dû à ma personne physique. Un petit incident, quelques jours avant la répétition générale, m’eût d’ailleurs enlevé toute illusion à cet égard, si j’en avais eu. Durant un entr’acte de ballet, Halévy et moi nous parcourions le théâtre, bras dessus bras dessous, derrière le rideau, pendant que plusieurs artistes de la danse se mettaient en jambes. L’une d’elles, une belle figurante qu’on appelait ordinairement la grande S… s’arrête tout à coup, et, nous regardant passer : — « Quel est donc celui-là ? demanda-t-elle à une camarade en me désignant. — Eh bien ! c’est le nouveau ténor, celui qui remplace Nourrit ; on dit qu’il a des appointements formidables. — Bah ! répliqua la grande, ce crapaud-là ? C’est pas possible, il est bien trop laid ! »


On sait quel fut le succès. Lui-même nous le raconte encore, sans gloriole et avec une entière sincérité ; on se rappelle que sa première apparition dans Guillaume Tell eut lieu le 17 avril 1837 :

« … Une fois seul en scène, l’épaisseur du silence qui se fit m’effraya. Je chantai le récit : Il me parle d’hymen, jamais, etc. De même qu’à la répétition générale, une sorte de frou-frou, dont je ne compris pas le sens, l’accueillit du haut en bas de la salle, et j’entamai mon duo avec le baryton (Dérivis fils), sans savoir si j’avais plu ou si j’allais échouer. Il faut le dire, j’eus peur !… Mais après la phrase : O Mathilde, idole de mon âme !… le doute ne fut plus possible, un tonnerre d’applaudissements avait éclaté… L’oppression me quitta, je respirai enfin !… Mais une victoire ordinaire ne pouvait succéder à une si belle attaque, sans ressembler à une déroute ; ma tâche n’en devenait donc que plus difficile. Heureusement, l’enthousiasme du public a toujours pour effet de décupler les moyens de l’artiste ; il s’établit dans ces cas-là entre eux une communication intime, la chaleur de l’un excite naturellement la chaleur de l’autre. Au deuxième acte, dans mon duo avec Mathilde, si bien représentée par Mme Dorus, des exclamations approbatives, qui venaient souligner chaque phrase de mes récits, m’enlevèrent peu à peu tout reste d’appréhension. Le trio s’en ressentit. Mon père, tu m’as dû maudire…. fut aussi applaudi que O Mathilde…, au premier acte. Je pouvais déjà comparer cette soirée à celle de mes débuts à Rome, en 1834 ; mais lorsque j’eus chanté mon grand air, je ne puis dire ce qui se passa !… Ce que j’éprouvai est impossible à exprimer ; le triomphe dont je fus l’objet, ce n’est pas à moi de le décrire. Jamais, dans mes rêves les plus ambitieux, je n’eusse osé aspirer à rien de semblable ! Jamais même je n’en aurais eu l’idée !… »


Il semble que le succès de Duprez devait être fatal. Cette émission large de la voix, cette articulation superbe, ce style admirable et plein de grandeur, cette façon noble et puissante de dire le récitatif, par-dessus tout cette chaleur entraînante dont il parle et le sentiment passionné qui débordait en lui, tout cela assurait infailliblement son triomphe. Nul n’ignore ce qu’il fut durant dix années pleines. Après Guillaume Tell, Duprez chanta les Huguenots, puis la Juive, puis la Muette. Ensuite vinrent les créations, nombreuses et presque toutes heureuses (à part le Benvenuto Cellini de Berlioz) : Guido et Ginevra, la Reine de Chypre, Charles vi, d’Halévy ; le Lac des Fées, d’Auber ; les Martyrs, la Favorite, Dom Sébastien de Portugal, Lucie de Lammermoor, de Donizetti, avec laquelle il avait triomphé en Italien, enfin la traduction de l’Otello de Rossini et, pour finir sur un coup d’éclat, Jérusalem, de Verdi, où le grand artiste déploya son talent dans toute sa puissance et sa magnificence. Puis il quitta la scène pour toujours, ne se produisant plus que dans deux tournées avec ses élèves, et ne se faisant plus entendre que dans quelques concerts ou dans l’intimité, avec des amis, mais laissant un nom qui a sa place marquée dans l’histoire de l’art, et une place glorieuse entre toutes.

Duprez pourtant était jeune encore, puisqu’il avait à peine dépassé la quarantaine. Il résolut de se consacrer désormais à l’enseignement et à la composition. Depuis plusieurs années, c’est-à-dire depuis l’avènement d’Auber à la direction du Conservatoire, il était titulaire d’une classe de chant dans cet établissement, où il avait formé Balanqué, le créateur de Méphistophélès au Théâtre-Lyrique, Mlle Félix-Miolan, qui devait être Mme Carvalho, Mlle Poinsot, Mlle Dameron, etc. Mais il rêvait la création d’une école spéciale et personnelle, et dans ce but, il donna sa démission de professeur au Conservatoire. De cette école, qu’il a longtemps dirigée, sont sortis nombre d’artistes de la plus haute valeur : sa fille, d’abord, Caroline Duprez, morte avant l’âge, et qui, comme il l’a dit lui-même, était une chanteuse de race ; puis les deux sœurs Jeanne et Fidès De Vriès, Mlle Emma Albani (Mme Gye), Mlle Adèle Isaac, Mlle Marimon, M. Engel, M. du Wast, et tant d’autres dont les noms m’échappent.

Quand à la composition, ce fut toujours une des passions de Duprez, passion que je n’ose qualifier de malheureuse, mais qui certainement l’eût laissé dans l’obscurité s’il n’avait eu un autre talent pour se faire un nom. Non que son instruction technique fût incomplète ; il connaissait, comme on dit, son affaire, mais il avait des idées bizarres en matière d’harmonie, des procédés parfois singuliers en matière d’accompagnement ; et puis l’inspiration lui faisait un peu trop défaut. Ah ! je conserverai longtemps la mémoire d’une certaine représentation de Jeanne d’Arc, qui eut lieu — hélas ! il y a près de trente ans ! — là-bas, là-bas, rue de Lyon, dans un théâtre aujourd’hui disparu, une espèce d’immense grange, qui prenait le titre de Grand-Théâtre-Parisien, où les fauteuils étaient remplacés par des « confortables », et où nous avons passé une soirée homérique. Jamais, non, jamais on n’a tant ri qu’aux exploits de cette malheureuse Jeanne d’Arc, dont on renouvela ainsi le supplice sous une autre forme.

Mais Duprez a écrit beaucoup d’autres opéras : l’Abîme de la Maladetta, en 3 actes, joué à la Monnaie de Bruxelles, 1851 ; Joanita ou la Fille des boucaniers, 3 actes, Théâtre-Lyrique, 1852 ; la Lettre au bon Dieu, 2 actes, Opéra-Comique, 1853 ; la Cabane du pêcheur, un acte, joué à Versailles ; puis Jélyotte, Amelina, opéras-comiques, Samson, Zéphora, Tariotti, grands opéras, enfin la Pazza della Regina, opéra italien, ouvrages qui n’ont pas été livrés au public. Il faut ajouter à tout cela plusieurs messes et un oratorio intitulé le Jugement dernier, plus un grand nombre de morceaux de chant de divers genres. Enfin, Duprez a publié deux grands ouvrages didactiques, dont l’un a pour titre l’Art du chant et l’autre la Mélodie.

Duprez avait encore non des prétentions, mais des goûts littéraires, et l’innocente manie de publier des vers — médiocres. Il était jovial de sa nature, aimait à rire, et l’on assure qu’au Caveau, dont il était membre, il chantait des chansons qui n’étaient pas exemptes d’une certaine grivoiserie. Ces chansons, il ne les a pas publiées, que je sache ; mais, de temps à autre, il lançait certains petits recueils de vers d’une allure cocasse et qu’on doit lire avec indulgence. En voici la liste :

Graines d’artistes, silhouettes vocales, par G. Duprez, cultivateur lyrique (Paris, Tresse, in-12, 1888). « Premier volume, bienséant », avec cette épigraphe :

Ce livre est bien léger, mais frise la sagesse ;
La tante en permettra la lecture à sa nièce

et orné d’une reproduction du beau buste de Duprez. — « Second volume, rigolo », avec cette épigraphe :

Ce livre à la pudeur a peu droit de prétendre ;
La mère en défendra la lecture à son gendre.

et accompagné de la statuette de Duprez dans Guillaume Tell. Ce second volume porte ce sous-titre : « Contes historiques sur l’Académie royale de musique, de 1645 (?) jusqu’à nos jours, dédiés par l’auteur à messieurs les ténors, barytons et basses de l’Opéra, présents et à venir. »

Un chanteur peint par lui-même, opuscule en vers libres (Paris, in-12, 1888).

Choses drôles, quatre petits contes en vers (Paris, in-12, 1889).

Joyeusetés d’un chanteur dramatique (Paris, Tresse, in-12).

Sur la voix et l’art du chant, essai rimé (Paris, Tresse, in-12).

Je possède, de la main même de Duprez, qui me l’envoyait il y a deux ou trois ans, une pièce de vers intitulée : la Musique de l’avenir, satire à Wagner, qui n’a pas été imprimée.

Ce qui est plus intéressant que tout cela, ce sont les Souvenirs d’un chanteur, qu’il donna d’abord à la Nouvelle Revue, et qui furent publiés ensuite, en 1880, à la librairie Calmann Lévy (in-12). Ceci est beaucoup plus artistique et beaucoup moins égotiste que le fameux Carnet d’un chanteur de Gustave Roger.

Dans ces notes rapides, je n’ai pas parlé du célèbre ut de poitrine, introduit par Duprez à l’Opéra, où on ne l’avait jamais entendu et où l’on sait que son effet fut formidable. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet, connu depuis trop longtemps, mais je rappellerai une double plaisanterie à laquelle il donna lieu lorsque, en 1865, le grand artiste fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. C’est, je crois, M. Ernest d’Hervilly, qui lança alors dans le Diogène, de joyeuse mémoire, ce quatrain facétieux :

Duprez, l’ancien ténor, a reçu pour cadeau
Un tout petit ruban de couleur purpurine.
La décoration que porte sa poitrine,
Il l’a gagnée avec son do.

À quoi un autre se hâta d’ajouter :

On décore Duprez ; nous crions tous bravo !
Mais une chose me chagrine :
C’est que l’on n’ait pu lui redonner le do
En même temps que la croix de poitrine.

Il n’empêche que la renommée de Duprez restera celle d’un des plus grands artistes qu’ait produits le dix-neuvième siècle.

Arthur Pougin.

On peut consulter, sur Duprez : 1o  Duprez, sa vie artistique, par A. Elwart (Paris, Magen, 1838, in-16, avec portrait) ; 2o  Duprez, par Eugène Briffault, notice publiée dans la Galerie des artistes dramatiques de Paris (Paris, Marchant, 1840, in-4o , avec portrait) ; 3o  Duprez, par Castil-Blaze (Revue de Paris du 29 avril 1838).

A. P.