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Gilles de Rais dit Barbe-Bleue/4

La bibliothèque libre.
H. Champion, libraire-éditeur. (p. 83-116).

IV


goût de gilles de rais pour le théâtre. — le mystère du siège d’orléans.


Le besoin insatiable de bruit et de renommée, qu’avait Gilles de Rais, et qui se manifeste par le faste de sa maison militaire, par le luxe de ses demeures, par les splendeurs de sa chapelle, trouvait, dans le théâtre, un aliment nouveau et fréquent. Après les spectacles religieux, les spectacles de la scène, dont les divertissements, à cette époque, n’étaient souvent que des spectacles religieux, d’une nature particulière et originale. Au sortir des cérémonies de l’Église, aux grandes fêtes de l’année, dans les beaux jours du printemps et de l’été, Gilles n’avait pas de plaisir plus grand, et, disons-le, plus noble aussi, malgré les dépenses où il était entraîné, que de passer de sa chapelle ou des cathédrales de Nantes, d’Angers et d’Orléans, aux jeux variés, religieux et profanes, tristes ou joyeux de la scène.

Aussi bien, cette piété d’apparat, qu’il étalait avec tant de complaisance dans les cérémonies de l’Église, n’était pour lui qu’un vêtement, ou commode pour cacher ses vices, ou brillant pour frapper les yeux[1]. À tout considérer, elle lui pesait singulièrement ; car il s’irritait, dans le fond de l’âme, des avertissements que les offices sacrés portent en eux-mêmes. Les prières de l’Église sont la joie et la consolation des âmes chastes et tendres ; mais elles font le tourment des âmes cruelles et débauchées : elles éveillent les remords.

Or, bien que l’âme de Gilles fût distraite de leurs graves enseignements par ses passions et par ses plaisirs, rien ne pouvait obscurcir certaines lumières de la foi qui projetait d’effrayantes lueurs dans l’abîme où il tombait, et dont nous dirons bientôt, narrateur effrayé, l’épouvantable profondeur. Le sens profond des chants et des prières de l’Église ; le défilé splendide, mais sévère, des processions ; la sévérité des paroles saintes, interprétées par sa foi toujours vivante, réveillaient en lui de cruels tourments ; les enseignements sur Dieu, le bien et le mal, sur l’éternité et le temps ; le son mystérieux des orgues elles-mêmes, ses délices, s’harmonisaient mal avec ses passions tumultueuses, ses désirs immodérés et impatients, ses habitudes secrètes. Au contraire, le bruit des fêtes mondaines, les cris de la foule, les applaudissements des spectateurs, la joie expansive des invités, l’ivresse causée par les vins les plus recherchés, et, plus douce encore, l’ivresse de l’ambition satisfaite, flattaient son âme sans l’attrister, remuaient ses passions sans les combattre, contentaient son ambition sans lui faire un crime de ses désirs. Voilà pourquoi, après sa chapelle, après les cérémonies de l’Église, et plus que toutes ces choses peut-être, Gilles de Rais aima les jeux du théâtre. À ses besoins, le théâtre procurait un remède ; aux joies monotones et fatigantes de la satiété, il offrait des plaisirs nouveaux, piquants, variés ; à son ambition, qui seule s’agitait sous la forme mobile de ses désirs, il donnait des applaudissements, la gloire, une renommée brillante et sans égale. Telles sont les vraies raisons, pour lesquelles Gilles, retiré des camps, devint, de 1432 à 1440, l’un des plus enthousiastes et des plus généreux protecteurs du théâtre ; celui aussi dont la scène française ait le moins lieu de s’honorer.

Un tableau rapide du théâtre français au moyen âge, et en particulier du théâtre durant les premières années du. XVe siècle, fera comprendre la passion de Gilles de Rais pour les représentations de la scène, et jettera de la clarté sur cette partie si curieuse de ses goûts et de ses folies : il n’y a pas de doute, en effet, que les jeux du théâtre, n’aient été l’une des causes principales de sa ruine, qui le précipita elle-même dans les derniers excès.

Il ne faudrait pas se représenter le théâtre du XVe siècle, tel qu’il fut à Tiffauges, à Machecoul, à Angers, à Orléans, par l’image du théâtre moderne ou contemporain ; pas plus qu’il ne faudrait juger des mœurs de la société du temps de Gilles de Rais par les mœurs du XVIIe ou du XIXe siècle. Non seulement rien ne serait plus faux, mais rien ne serait moins juste. Par les règles, par l’inspiration, par le style, par le décor et le lieu où se joue la pièce, rien n’est plus différent, que l’ancienne et la nouvelle scène française. Les règles de l’unité, formulées par Boileau, observées jadis par Sophocle et Euripide, retrouvées il y a deux siècles par Corneille et Racine, n’avaient point encore établi leur empire. Vaste comme le monde, le théâtre en avait souvent la durée, et en embrassait toute l’histoire. Mais cette histoire, au lieu d’être exclusivement profane, était surtout religieuse : le peuple ignorait le nom des héros grecs et romains ; or, le peuple qui formait le gros des spectateurs comme dans l’antiquité, imposait naturellement au théâtre, à l’insu même des auteurs, ses goûts, sa foi, ses traditions ; il serait demeuré froid en face d’Hector et d’Andromaque[2]. Comme ce peuple aimait la Bible, les pieuses légendes, les histoires des saints et des martyrs, l’inspiration du poète ne pouvait venir d’autres sources, s’il s’agissait de pièces religieuses ; ou encore des mœurs contemporaines, s’il s’agissait de pièces profanes. Quant au style, il fut ce qu’il pouvait être, vu non seulement l’imperfection de la langue, mais encore et surtout le pauvre génie des poètes. La scène enfin sera décrite, lorsque nous aurons à parler des « grands eschaffauts » que Gilles de Rais faisait construire ; et le lecteur n’aura pas de peine alors à marquer lui-même la différence entre le théâtre du moyen âge, où l’on représentait les mystères, et le théâtre moderne, où l’on joue les œuvres de Corneille, de Molière et de Racine.

Deux théâtres, au XVe siècle, s’étaient formés en France ; l’un religieux, dont le dessein était d’instruire le peuple en l’amusant ; l’autre profane, dont le but était de l’amuser, sans prétendre l’instruire, encore moins l’édifier. Ce dernier cependant était né du premier, qui avait lui-même pris naissance dans l’Église. Chez nous, comme en Grèce, le théâtre est sorti du culte. Bien loin de proscrire le drame, l’Église l’a vu naître chez elle, où, dans sa forme primitive, il n’était qu’un spectacle destiné à célébrer, dans le sanctuaire et la nef de nos vieilles cathédrales, les scènes de la Bible et de l’Évangile. De songer, en effet, à reprocher à l’Église de n’avoir pas aimé le glorieux théâtre de la Grèce et de Rome, il ne saurait nous venir même l’idée : pour l’aimer, il eût fallu le connaître. Or, l’œuvre de l’Église n’avait pas été de le sauver du flot barbare : elle avait d’abord à se défendre elle-même contre les persécuteurs, et à former ensuite, par le mélange des peuples nouveaux avec les débris de l’ancien monde romain détruit, la société chrétienne, d’où sortirent les nations de l’Europe moderne[3]. Lorsque, dans une paix assurée et tranquille, elle eut le loisir d’amuser ses enfants, le théâtre antique avait disparu, emporté par le débordement des invasions barbares. Le nouveau théâtre, exclusivement religieux à son origine, comme on le dit aussi de l’ancien, fut adopté par l’Église comme une continuation ingénieuse et originale de l’enseignement destiné au peuple chrétien. Absolument liturgique à ses débuts, n’employant jamais que les termes consacrés par le rituel ou par l’Écriture sainte, exclusivement composé en latin et tout d’abord en prose, peu à peu le drame nouveau, avec le temps, l’imagination des auteurs, et les progrès de la langue populaire, passa de l’Église sur la place publique, du latin dans la langue vulgaire, des mains des prêtres à celles des laïques, du drame liturgique au drame semi-liturgique. De celui-ci naquit enfin, après bien des années, le drame proprement dit, toujours religieux dans sa source d’inspiration, mais devenu profane et sécularisé par le lieu de la scène et par la qualité des acteurs. Comment se fit cette transformation ? Nous n’avons pas à le redire ; il suffit de remarquer, pour avoir une idée juste de ce théâtre si aimé de Gilles de Rais, qu’une force insensible attira le drame hors de l’Église où il était né, sur la place publique où il devait se modifier en se développant ; le fit passer des mains du prêtre aux mains du laïque, et dépouiller la langue latine et sacrée pour revêtir la langue profane et nationale.

À défaut de toute autre histoire, celle de Gilles de Rais nous fixerait sur les parties principales de notre ancien théâtre. Mais la lumière nous est venue, abondante, des savants ouvrages qui ont été publiés sur ce sujet dans ces derniers temps[4]; et c’est à la clarté de ces travaux que nous suivrons nos documents, où sont contenus les goûts et l’histoire des folles dépenses de Gilles de Rais pour les jeux de la scène. Il faut dire quelque chose d’abord des pièces qu’il faisait représenter : les mystères, les jeux, les farces, les moresques, les personnages, les moralités[5].

Au premier rang, d’accord avec nos documents, il faut placer les mystères. De tous les genres dramatiques, c’était celui qui, à cette époque, avait le plus de vogue, parce qu’il offrait les plus merveilleux spectacles. La scène, quelquefois vaste comme le monde, mettait en action les plus grands événements de l’histoire, et pendant des journées intéressait le spectateur immobile devant l’interminable série des tableaux les plus divers. En même temps que le théâtre devenait plus populaire, le mystère lui-même, par un même mouvement, prenait, vers la première moitié du XVe siècle, un accroissement considérable, sinon en originalité, du moins en importance. On peut dire même que le mystère du moyen âge, avec les Passions de Metz et de Paris, celle de Jean Michel, d’Angers, que Gilles connut vraisemblablement et fit peut-être jouer ; avec le Mystère du siège d’Orléans surtout, qui avait obtenu et méritait ses préférences, fut le suprême effort du théâtre au moyen âge : s’il n’en est pas le chef-d’œuvre, il en est assurément le monument le plus gigantesque par les proportions. On a beaucoup médit de ce théâtre ; Sainte-Beuve, de parti pris, n’a jamais voulu en considérer la grandeur : cependant y en eut-il un plus national, plus populaire ? En mettant sous les yeux de la foule l’histoire de sa foi ; en exposant à ses applaudissements les objets de son adoration ; en montrant au vif le drame le plus auguste et le plus tragique dont l’histoire ait gardé le souvenir ; en osant lui peindre, avec des formes palpables et vivantes, ses fins dernières, les espérances et les terreurs de la mort et de l’autre vie, le tableau anticipé du jugement dernier, le mystère la remplissait d’une terreur profonde ou d’une douce piété, devenait moral et faisait ainsi monter la scène à une hauteur où elle ne s’est jamais élevée depuis que dans Polyeucte, Esther et Athalie. Voltaire, au XVIIIe siècle, dans ses Mélanges littéraires[6], en jugeait mieux que certains de nos contemporains ; et M. Villemain a écrit sur ce sujet[7], une page que l’on ne saurait lire sans enthousiasme. Dans son œuvre grandiose, le mystère au XVe siècle réunit toutes les beautés dramatiques que célèbre l’éminent écrivain. Ces longs poèmes de vingt mille, vingt-cinq mille, cinquante mille vers quelquefois, contenaient souvent des choses ravissantes. Ils chantaient les gloires de la religion, et même un jour celles de la patrie, et les plus douces et les plus consolantes ; la gloire de Gilles lui-même s’y trouve associée par le poète à nos plus chers souvenirs ; fonds d’une richesse incomparable, semblable à certains marbres précieux de l’antique Italie, blocs grossièrement taillés en statues imparfaites par un ciseau encore inhabile dans l’art des Michel-Ange : le Michel-Ange de la scène, Corneille, a manqué au théâtre du moyen âge ; et le drame chrétien et national, tout en aspirant au plus haut, est presque tombé au plus bas. Dans ces œuvres imparfaites, cependant, il est tels détails qui seraient l’honneur des maîtres ; et qui sont des beautés comparables à ce que l’antiquité et les temps modernes nous offrent de plus merveilleux. Le Mystère du siège d’Orléans en met sous les yeux l’exemple le plus heureux que l’on puisse citer.

Déjà, au commencement du XVe siècle, à côté du drame religieux, devenu lui-même ou moins édifiant ou plus gai, le drame comique s’est développé et s’associe volontiers au mystère avec ses moralités, ses moresques, ses farces et ses soties. — La moralité est une satire allégorique mise en action ; elle a pour personnages des êtres de raison, auxquels l’imagination féconde du peuple et des poètes prête un corps et des couleurs : la Foi, l’Espérance, la Charité, la Raison, la Vaine Gloire, la Noblesse, la Pauvreté, le Labeur, la Male-Bouche, la Folie et bien d’autres encore. — La moresque, ou morisque, sur laquelle il reste peu de détails, était une danse arabe importée d’Espagne. — La farce, née de la malice populaire, comme le mystère de l’enthousiasme religieux, est une sorte de fabliau joyeux, dialogué, au lieu d’être conté, dont le chef-d’œuvre, l’Avocat Pathelin, paraîtra quelques années après Gilles de Rais, s’il n’est pas déjà né de son temps. — La sotie est un genre intermédiaire entre la moralité et la farce : de la farce, elle tient l’intrigue ; de la moralité, les personnages allégoriques ; des deux, elle a pris le burlesque. — Les personnages enfin, ou la pantomime, achevaient la série des pièces du théâtre comique, que faisait représenter le maréchal de Rais : les personnages traduisaient dignement, par gestes et par costumes, quelque belle scène de l’Écriture ou quelque malin récit du fabliau.

Tous ces genres dramatiques, sortis de la cathédrale et nés de la fête des Fous et des Innocents, moqueurs et satiriques, plaisaient à la foule par la parodie des vices et des ridicules, et la réjouissaient aux heures, où, lasse des instructions religieuses, elle aimait à rire et à se moquer. Avec moins de retenue que le mystère, ils avaient la verve alerte des histrions sans retenue et des farceurs de carrefour. La satire écrivait pour eux ; et la satire en France a toujours ameuté les esprits ; la foule applaudit volontiers ceux qui flattent ses goûts et servent ses rancunes. Gilles de Rais et ses joyeux compagnons aimaient particulièrement ces farces ennemies de la tristesse : c’était aussi le temps où elles devenaient plus fréquentes, plus vives, plus mordantes, et aussi plus obscènes ; or, nous le verrons, tout ce qui touchait à l’impureté, flattait délicieusement leurs sens. Rares au XVe siècle, ces divertissements paraissaient peu graves auprès des mystères : ils étaient restés le lot de quelques baladins des rues. Mais, aux XIVe et XVe siècles, il y eut dans toute la France comme une floraison de pièces comiques. Plus plaisantes que les Passions et les légendes dorées des saints ; plus courtes, et par conséquent plus vives et plus amusantes ; particulièrement goûtées pendant la guerre de Cent ans, où, parmi tant de sujets de tristesse, le peuple semble avoir éprouvé un étrange besoin de rire et de s’amuser[8], les pièces légères entrèrent en vogue ; et, sans rien enlever de leur importance aux drames pieux, entraînèrent violemment la foule. Elles se succèdent rapidement, et la variété offre un nouveau plaisir à la curiosité mieux soutenue : la moralité ne dépasse jamais douze cents vers ; la farce et la sotie n’en contiennent guère que sept à huit cents.

Des compagnies s’organisent pour les jouer. À Paris, les clercs de la Basoche prennent pour eux les moralités, et, tous les ans, convient le public aux jeux amusants de la grand’salle du Palais ; les jongleurs s’emparent des soties et des farces : enfants des meilleures familles, ils prennent très justement le nom d’Enfants Sans-Souci. Bien différentes sont les deux troupes ; bien divers aussi leurs succès. Autant le jeu des clercs de la Basoche paraît ennuyeux dans la représentation lourde et allégorique des vices et des vertus, autant est vif, léger, animé, le jeu moqueur des Enfants Sans-Souci. Au moins ceux-là n’ont pas à la bouche qu’exhortations froides à la vertu, que malédictions contre le vice ; de leurs lèvres s’échappe le libre et vif esprit gaulois : quelle allure et quelle vie ! comme il rit franchement ! Critique, gouailleur, il imagine, il invente, il répand sa verve à flots ; vie publique, vie privée, politique, religion même, tout relève des Enfants Sans-Souci. Leur beau temps comprend les années qui s’écoulèrent de 1430 à 1440 ; Louis XI ne les avait point encore menacés de la corde, et ils pouvaient, sans contrainte et sans retenue, amuser les passants aux dépens de tout le monde. Tels furent du théâtre les différents genres et les acteurs que Gilles paya de ses deniers ; il faut dire maintenant avec quelle prodigue libéralité.

Enfants Sans-Souci et clercs de la Basoche, près de lui eurent toujours et souvent gracieux accès. Car les représentations des moralités appartenaient en propre aux clercs de la Basoche, et celles des soties et des farces aux Enfants Sans-Souci. Il n’hésitait pas d’ailleurs à les prendre à ses gages, à les faire venir à Orléans, à Angers ou à Tiffauges. Il se devait à lui-même enfin d’avoir pour lui seul une troupe d’acteurs aussi bien qu’un collège de prêtres ou une maison militaire. Après Désormeaux, plusieurs l’ont affirmé : « Il s’attacha une troupe de comédiens, de troubadours et de ménétriers, qui représentaient tous les jours devant lui des spectacles que l’on appelait alors mystères[9]. » L’auteur de l’Histoire de la maison de Montmorency écrivait pour une famille dont il avait consulté toutes les archives et recueilli toutes les traditions : son témoignage a donc une certaine valeur, même à défaut d’un texte précis et original. Il paraît bien vraisemblable d’ailleurs que Gilles eut une troupe d’acteurs spécialement réservée à ses plaisirs. Chaque année, en effet, les représentations qu’il donnait étaient si nombreuses et si rapprochées les unes des autres qu’on ne peut guère facilement les expliquer que par une troupe continuellement occupée à travailler sous ses ordres. Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, la Toussaint, toutes les grandes fêtes de l’année étaient célébrées par des jeux scéniques[10]. Le temps considérable qu’il fallait employer à préparer des drames comme les Passions ou le Mystère du siège d’Orléans, laissait fort peu d’intervalle entre deux. Il n’avait rien d’emprunt ; rien ne lui venait du dehors, ni échafauds, ni décors, ni habillements ; il eut pris pour aumône l’argent que lui aurait procuré le prix des places ; il défrayait même les spectateurs ; c’eût donc été mendier aussi que demander les services d’une troupe étrangère à sa maison ; au lieu de recourir lui-même aux autres, c’était à lui, au contraire, que les autres avaient souvent recours ; et il en était probablement de son théâtre comme de la chapelle, qu’il se faisait un plaisir de prêter aux ducs et aux princes.

C’était, en effet, un luxe peu commun que d’avoir à son service une troupe d’histrions ; des rois eux-mêmes auraient envié cet honneur : Charles VI se rendait naguères aux représentations de la Trinité. Gilles de Rais jouait au prince, au roi : nous verrons plus tard que la grandeur royale était le but unique où convergeaient tous ses désirs, même les plus différents, et qu’il n’avait qu’une seule préoccupation, celle de surpasser les autres hommes et même les plus grands. Aussi peut-on croire que les personnages qu’il faisait souvent représenter n’avaient lieu que pour signaler son passage ou son arrivée dans les villes qu’il traversait[11]. On sait, en effet, qu’à l’entrée des princes et des princesses, les villes déployaient un grand luxe de représentations, dont l’une des plus rares et des plus curieuses était sans contredit celle des personnages mimés. Parmi celles dont l’histoire du théâtre fait mention, la plus célèbre de toutes est celle qui eut lieu en 1420, à l’entrée du roi Charles VI et de Henri V à Paris, où l’on vit la représentation « d’un moult piteux mystère de la Passion de Nostre Seigneur au vif, selon qu’elle est figurée autour du cueur de Nostre-Dame de Paris[12]. » Rien, ce me semble, ne peut mieux en donner l’idée qu’une suite de tableaux vivants. À quoi les comparer ? Quelque chose d’analogue se voit encore chaque année aux processions de la Fête-Dieu, à Angers. Sur la longue ligne où sont étalées les vieilles tapisseries du moyen âge, qui décorent le pourtour extérieur de la cathédrale et de l’évêché, sont peintes encore aux yeux du peuple les scènes naïves, terribles ou touchantes, qu’il admirait jadis sur le théâtre et le long des murs de la ville, où se développaient les tréteaux : Naissance de Jésus-Christ, Circoncision, Baptême du Jourdain, Noces de Cana, toute la suite des mystères de la vie du Christ, se trouve là avec les mœurs, les costumes, la bonne naïveté comique du vieux temps. Seulement ces personnages, tissés avec la laine et la soie, ne vivent pas ; plats et décolorés, ils n’ont ni le relief, ni la couleur des personnages du moyen âge, aux jours où la scène, à la place des tapisseries aux couleurs ternies, les présentait immobiles comme aujourd’hui, mais vivants, animés, au relief puissant. Autrefois comme aujourd’hui, le peuple curieux parcourait les rues pour assister à la plus originale représentation qui ait jamais été sur un théâtre chez aucun peuple. Tels étaient ces personnages que Gilles de Rais faisait disposer sur son passage ou sur le passage des rois et des princes, et que les documents distinguent si soigneusement des autres genres dramatiques[13].

De toutes les pièces qu’il a fait exécuter, il n’en est pas une seule dont le nom nous ait été conservé expressément ; mais les plus célèbres de cette époque nous sont parvenues, et il n’y a pas de doute qu’elles n’aient eu ses préférences. De 1420 à 1440 on compte au moins dix grands mystères, parmi lesquels celui du Siège d’Orléans, qui nous intéresse à plus d’un titre. Les farces, les soties et les moralités étaient encore plus nombreuses que les mystères. L’ambition de Gilles ne se bornait même pas à faire jouer les pièces communes et tombées dans le domaine public. Sur la foi des documents originaux, on peut dire qu’il voulut y ajouter encore la gloire de faire travailler les poètes et de passer pour l’inspirateur généreux de l’art dramatique. Le Mémoire des Héritiers, en particulier, sépare ces choses par la différence même des termes ; et, quand on a constaté, par la lecture attentive de ce document, à quel point il est méthodique, précis dans les expressions, soigneusement composé, l’on est confirmé dans cette idée qu’il faut distinguer où l’auteur distingue lui-même. Jamais, en effet, si ce n’est dans les récapitulations, il n’exprime deux fois la même idée : condition essentielle de la clarté dans un travail dont la principale qualité doit être la lumière et la précision dans les termes. Or, on lit, dans un premier paragraphe, au chapitre des folies ruineuses du maréchal « qu’il faisait souvent faire jeulx, morisques, farses et personnages », et dans toute la suite de cette énumération, il n’est question que des choses extravagantes que Gilles faisait faire : habillements, décors, appareils et autres choses semblables. Le paragraphe suivant, au contraire, dit formellement que Gilles faisait souvent jouer divers drames, dont les représentations étaient une source de dépenses ; enfin chacun des paragraphes suivants résume diverses autres folies, toujours soigneusement distinguées, jamais répétées[14]. Ainsi, quoique le fait ne soit pas énoncé en termes explicites, il est assez manifeste, et par la différence des expressions, et par l’idée générale du Mémoire, et par la suite des idées dans ce passage particulier. L’auteur, ou du moins l’inspirateur de ce document, René de la Suze, puîné de Gilles, avait bien raison, d’ailleurs, de regarder cette manie ou cette ambition comme l’une des causes de la ruine de son frère. Car, n’avait pas qui voulait de poète à ses gages ; il fallait les payer fort cher ; et il n’y avait guère que les princes et les rois à se passer la fantaisie de faire composer des drames. On dit qu’un poète obtint du roi René, en une seule fois, la somme de deux cent cinquante florins « pour certain livre ou histoire des Apôtres qu’il avait naguères dressée et mis en ordre selon la matière que ledit seigneur lui avait baillée[15]. » Comme on le voit, aux princes plus amis de la gloire que de la fortune, il en coûtait parfois très cher de se constituer protecteurs des arts.

Mais, pour grande que fût cette dépense, il serait puéril de la compter pour considérable, quand on voit celles qu’entraînaient les représentations elles-mêmes ; car l’on peut dire que s’il était dispendieux de payer les poètes, il était ruineux de faire jouer les drames. L’une des premières charges, — car Gilles les prenait toutes sur lui, — était d’habiller les acteurs, et, certes, le maréchal de Rais aimait trop ce qu’il y a de plus beau dans les ornements ; il se montrait trop prodigue dans les représentations, et nous savons trop également, par d’autres textes, qu’il n’achetait rien sinon à très haut prix, pour admettre qu’il ait pu lésiner sur ce point non plus que sur les autres. Mais, d’ailleurs, les documents sont explicites à ce sujet. Rien ne manquait au décor des représentations théâtrales, pas plus qu’à la pompe des cérémonies de sa chapelle ; chaque personnage avait son costume particulier, d’après son rôle et sa dignité. Reconnaissons, d’ailleurs, que les mendiants, les valets, « les bélistres », au mépris de la vérité historique et dramatique, n’étaient pas moins bien accoutrés que les rois et les grands ; car pour lui un mystère n’était pas seulement l’exposé de grands événements, il le considérait surtout comme une exhibition de richesses[16]. L’or, le satin cramoisi, l’argent, le velours, les pierreries, les draps d’or et d’argent, les riches armures, les harnais luxueux, les broderies fines, la soie, toutes les merveilles de l’art s’y trouvaient étalées à profusion : c’était une manière nouvelle de faire assaut de luxe et de puissance. Le, moyen âge, dans sa civilisation encore grossière, était indiscrètement magnifique. : il faut la politesse de siècles, plus parfaits pour donner au luxe la mesure et à l’opulence le bon goût. Pour demeurer dans les bornes communes et raisonnables, il eût fallu à Gilles de Rais une moindre ambition, un moins grand désir d’éblouir la foule, en frappant ses yeux.

Afin de suffire aux grandes dépenses des costumes qu’exigeaient les représentations théâtrales, il était de règle qu’elles demeuraient à la charge des acteurs, c’est-à-dire des amateurs qui acceptaient et souvent sollicitaient les rôles. Les acteurs fournissaient donc leurs costumes, et juraient le plus souvent « d’eux habiller, à leurs frais, missions et dépens, chacun selon qu’il appartiendra et que son personnage le requerra », sous peine de dix écus d’amende. Ces dépenses considérables étaient entièrement aux frais de Gilles de Rais ; et cependant il faut dire encore quelque chose de plus : non seulement ces costumes étaient splendides, et « propices » à la matière du drame ; mais encore les acteurs formaient une foule véritable. On vit à Laval, en 1493, dans le Mystère de sainte Barbe, que fit représenter un cousin de Gilles, Guy, comte de Laval :

           Cent joueurs habillés de soie
           Et de velours à pleine voie[17].

Le Mystère du siège d’Orléans ne compte pas moins de cinq cents acteurs. Chose plus incroyable encore ! ces costumes, quand ils avaient une fois servi, n’étaient point conservés pour être économiquement appropriés à de nouveaux drames : c’eût été, en effet, une parcimonie bien indigne d’un homme qui tenait à passer pour avoir des richesses inépuisables. Voilà ce qui causait de si prodigieuses dépenses ; « car, à chascune foiz que il faisoit jouer, il faisoit faire, selon la matière, habillemens tous nouveaulx et propres[18]. » Sans doute, dans la représentation des mystères, lorsque les ornements d’église devaient entrer dans le décor, sa chapelle était toute prête, et le théâtre devenait un lieu où il avait occasion d’exhiber ses richesses aux yeux de la foule et de satisfaire ainsi sa vanité : chapes, chasubles, dalmatiques, aubes fines, toute la garde-robe ecclésiastique que nous avons décrite, si riche, si somptueuse, était mise à la disposition des acteurs. Mais, en dehors des pièces religieuses où l’on pouvait employer ce genre d’ornements, il y avait d’autres drames où il en fallait de tout différents, les farces, les moralités, les moresques, les personnages. Il se souciait d’ailleurs fort peu de faire tout exécuter à neuf, puisque, à chaque pièce nouvelle, il commandait de nouveaux costumes. C’est à quoi servaient ces étoffes précieuses, achetées à énorme prix, uniquement pour les nécessités passagères du moment ; ces draps d’or et d’argent, ces pièces de soie et de velours, dont le lendemain il ordonnait de le débarrasser pour rien comme de choses vieilles et inutiles. Acheter cher, au-dessus de tout prix raisonnable, et revendre à vil prix, au-dessous de toute limite imaginable, il n’est pas encore une fois de plus court chemin pour aller à la ruine. Ces folies sont inconcevables, et l’on serait porté à les croire très exagérées, si elles n’étaient rendues vraisemblables par des dépenses plus excessives encore ; car ici l’incroyable sert de preuve à l’incroyable, et, pour admettre d’invraisemblables prodigalités, il suffit de reconnaître, toujours sur la foi de documents certains, des folies plus invraisemblables encore.

À une époque où la propriété littéraire était nulle, et où les textes, une fois livrés au public, appartenaient à tout le monde, l’auteur n’était presque pour rien dans la représentation de sa pièce, et tout l’honneur en revenait au constructeur du théâtre et à ses auxiliaires, régisseurs, décorateurs, machinistes, acteurs. Les frais de la mise en scène, de la construction et de la décoration du théâtre, étaient partagés par les municipalités, les églises, les particuliers ; les organisateurs formaient une espèce de corporation très nombreuse. Le maréchal de Rais, lui, prenait sur son trésor les sommes immenses qu’exigeaient les représentations. Et quelles sommes ! Quelques années après lui, René d’Anjou, ayant fait représenter à ses frais la Résurrection (1456), déboursait, pour payer cette fantaisie, une somme énorme. En cela rien n’étonne, quand on s’imagine quelles étaient la mise en scène et la disposition du théâtre.

Pour faire jouer les drames religieux ou profanes de son temps, Gilles de Rais faisait à chaque fois élever « de grands et haults eschaffauts » dont la construction coûtait des sommes immenses[19]. Car le lieu du théâtre était bien différent de ce qu’il a été au siècle de Corneille et de Racine, et de ce qu’il est encore de nos jours. On n’avait point encore imaginé de clore la scène entre quatre murs et un plafond, de reproduire à la voûte d’une salle un ciel enfumé, et de représenter, pour tromper les yeux, de grands horizons sur papier peint ; la foule n’était point entassée, pour des heures et parfois durant des journées entières, à la lueur de flambeaux, dans une salle étouffante, au milieu d’une atmosphère corrompue. Comme à Athènes le théâtre de Bacchus, celui du moyen âge était construit en plein air, avec le ciel pour dôme, les rues de la ville et les perspectives lointaines de la campagne pour horizon. De nos jours, le lieu de la scène est unique et de peu d’étendue ; au XVe siècle elle était multiple selon les besoins du drame, et s’allongeait sur un espace quelquefois très considérable. De nos jours, enfin, au moyen du décor, la scène se métamorphose en maison, en jardin, en ville ; au XVe siècle, on disposait d’avance, à la fois, tous les lieux, si nombreux et divers qu’ils fussent, où l’action devait se produire durant le cours du drame. Le peuple suivait ainsi toutes les pérégrinations des artistes, sans en perdre ni la suite, ni le sens. Ainsi, dans toute l’étendue du théâtre, qui était immense, la scène était tout ensemble unique et multiple : unique, car le décor ne changeait jamais ; multiple, car l’action voyageait sur la vaste plateforme, et se transportait successivement, sous les regards du peuple, dans les divers endroits où elle devait se jouer.

On prévoit déjà par ces détails quelles dépenses considérables devait entraîner un théâtre ainsi entendu. Ces dépenses étaient plus grandes encore qu’on ne se l’imagine d’après la description communément acceptée, qu’ont faite de la scène du moyen âge, les frères Parfaict, au XVIIIe siècle[20]. Ils en connaissaient sans doute les détails ; mais, comme ils ne pouvaient s’expliquer tant de scènes diverses sur une scène unique, à moins de lui donner des dimensions telles qu’elles auraient rendu les représentations plus impraticables encore que ruineuses, ils firent une hypothèse bizarre, qu’aucune preuve ne soutient, l’invention du théâtre à étages. Qu’on se figure une maison à cinq ou six étapes, dont le mur antérieur serait abattu ; l’œil du spectateur y pénètre facilement ; chaque étage représente une scène différente ; et les acteurs montent ou descendent d’un étage à l’autre par des échelles. Au sommet, le paradis étale avec Dieu le Père, la Vierge et les Saints ; au centre, la terre avec les faibles mortels ; au-dessous, l’enfer avec ses gueules et ses trappes qui lancent des flambées d’étoupes. Rien n’est plus comique qu’une telle invention ; rien aussi n’est moins vraisemblable ni plus faux[21]. Ces hauts et ses grands « eschaffauts » que faisait élever Gilles de Rais et dont parlent nos documents, étaient tout différents et bien autrement coûteux. Ils étaient partout uniformément construits d’après le même modèle. Pour répondre aux besoins d’un drame, qui embrassait quelquefois plus de cent endroits divers, la scène participait à l’immensité de la pièce par la multiplicité des lieux. Elle s’étendait parfois le long d’une rue tout entière, et avait plus de cent pieds de large, « sur lesqueulx, disent nos pièces originales, et pour tous le jeu était visible. » Le premier plan de la scène, la « galerie », le « solier », ou le champ, recouvrait et cachait l’enfer, dont la bouche était dérobée par un rideau ou par une tête de dragon artistement travaillée, telle qu’on la retrouve encore dans le vitrail ou le bas-relief de cette époque ; le second plan offrait de nombreuses « mansions » ; au troisième enfin, dominant tout, s’élevait le paradis, où siégeait éternellement Dieu, spectateur attentif du mystère qui se déroulait à ses pieds, sous ses yeux, et auquel il se mêlait de temps en temps[22]. Les acteurs ne quittaient jamais la scène. Cela répugne à nos idées présentes ; qu’on réfléchisse cependant qu’il en était ainsi sur le théâtre de la Grèce, où la présence permanente du chœur n’était guère plus vraisemblable. Sur cette scène toujours uniforme, mais d’étendue différente selon le drame, s’étalaient les nombreux « appareils » nécessaires au jeu de la pièce, et que Gilles faisait « toujours et à chaque foiz faire touz propres, qui luy estaient de grant coût et despense[23]. » Cependant non seulement ces théâtres gigantesques, élevés en plein air, entraînaient des frais immenses par les bois et les travaux de construction, et par les « appareils » de toutes sortes qui s’y trouvaient établis, mais ils coûtaient encore peut-être davantage par les décorations variées qui ornaient la scène. C’était, pour Gilles, une occasion nouvelle d’émerveiller les yeux de la foule par les magnificences de ses demeures et l’inépuisable fécondité de ses richesses ; mais il faut y voir aussi un moyen facile d’en tarir la source. Il est telles de ces représentations qui coûtaient trente, quarante et cinquante mille francs : de pareilles folies seraient inexcusables dans un état ; mais combien plus dans un particulier !

Encore pour les états qui favorisaient le théâtre, et pour les villes dont les municipalités votaient des fonds pour les jeux de la scène, les gains couvraient à peu près les dépenses. Car, au moyen âge, on payait pour entrer au théâtre, et l’on payait même fort cher. Telles loges se louaient parfois jusqu’à quatre-vingt-cinq francs ; aux plus mauvaises places, on payait en moyenne, par séance, une somme équivalente à un franc : somme considérable pour le peuple, qui était fort pauvre, et d’après laquelle on peut juger de sa passion pour les spectacles. Gilles de Rais était plus généreux que les confréries et les municipalités : sur son théâtre « le jeu était commun », c’est-à-dire gratuit pour tout le monde. Sa fortune en était considérablement diminuée ; mais, en revanche, combien sa gloire en devenait plus grande ! Il faut enfin apporter un dernier trait pour peindre au vif le fol orgueil de cet homme.

On conçoit aisément que les spectateurs affluaient de toutes parts à ces représentations dramatiques. Le goût naturel de ce temps pour les amusements de la scène faisait que le peuple, pour y accourir, négligeait même son travail, et oubliait jusqu’à sa misère. Les grands seigneurs, les évêques, les officiers du roi, le clergé, les moines eux-mêmes, les magistrats, les femmes du plus haut rang, y avaient leurs places marquées ; mais la gratuité du spectacle y amassait surtout le peuple en foule immense. Il arrivait même que les municipalités défendaient toute occupation, et qu’on recevait, chose bizarre ! l’ordre de s’amuser sous peine d’amende. Or, à tout ce peuple réuni, petits et grands, Gilles n’imaginait rien de plus digne de son nom et de sa libéralité que d’ouvrir d’immenses banquets : « l’hypocras » et les autres vins fins, les rafraîchissements de toute espèce, « couraient comme si ç’eust été eau[24] » ; de copieux festins étaient servis ; les tables étaient chargées de viandes recherchées.

Au spectacle de pareilles folies, peut-on s’étonner que cet artiste insensé ait dévoré en quelques années la plus grande fortune peut-être qui fût en France ? On le vit pendant quelques mois demeurer dans Orléans, et le séjour qu’il y fit lui coûta plus de quatre-vingt mille écus d’or, « sans qu’il y eust cause, raison, ni matière qu’il la deust faire, ni qu’il eust dû tenir ». Tout son argent était dissipé en de semblables caprices. Quant au train ordinaire de sa maison, dans sa demeure de Belle-Poigne à Angers, à Orléans, à Nantes dans son hôtel de La Suze, pour "l’entretenir, dit le Mémoire des Héritiers, il était obligé de tout emprunter chez toutes sortes de marchands, « espiciers, boulangiers, taverniers, bouchiers, poissonniers, poullalliers, hosteliers, drappiers, pelletiers et autres semblables ; et achetait les vivres, marchandises, drapperyes, et autres choses, le tiers, voyre bien souvent la moitié ou plus que valloient, et ne luy challoit à quel priz il l’eust, mais que on luy baillast à créance[25] » ; puis, pour payer ses dettes, il vendait, démembrait, donnait pour rien ses magnifiques domaines, dont chaque créancier, comme chien à la curée, emportait un lambeau. À cette vue, sa famille désolée gémissait, et s’irritait de ces « choses qui n’appartenaient point à sa profession[26]. »

Mais qu’importait à Gilles de Rais ? La ruine était loin, au moins dans son esprit. Les trésors épuisés, se rempliraient de nouveau comme par enchantement, grâce à l’alchimie et à la magie. Dieu ne pouvait rien refuser à un de Laval ; et, à défaut de Dieu, il avait le démon, son maître et son patron. Ainsi la ruine serait écartée, et sa gloire demeurerait entière. Car c’était une gloire à ses yeux que d’être l’amphitryon de cette foule immense, le protecteur du théâtre et de tous les artistes. Ailleurs, les municipalités, les villes, les populations, se cotisaient entre elles pour donner une représentation ; lui, les prodiguait sans qu’il en coûtât un seul denier aux spectateurs ; car, dit le Mémoire plus haut cité, il faisait souvent jouer mystères, farces, moralités, moresques et personnages. Ailleurs, la vue du spectacle et les plaisirs devenaient une charge pour les assistants ; lui, voulait qu’ils fussent non seulement gratuits, mais encore que le peuple y trouvât à discrétion mets recherchés et vins fins. À lui, le théâtre, le décor, les acteurs, les costumes ; la foule se gaudit à ses dépens : peu lui est à souci ; car son orgueil est satisfait, et en ce genre encore, sa renommée n’a point d’égale, puisqu’il ne la partage avec personne.

De tant de choses qui pouvaient le flatter, celle qui lui fait le plus d’honneur est la place qu’il tient dans le Mystère du siège d’Orléans. C’est le moment de parler de cette œuvre remarquable par bien des côtés. En effet, Gilles de Rais joue dans ce drame, près de Jeanne d’Arc et dans la délivrance d’Orléans, un rôle honorable et important ; de plus, quelques auteurs ont avancé, avec beaucoup de vraisemblance, que Gilles le fit représenter lui-même ; enfin ce mystère, d’un mérite tout historique[27] jette une grande lumière sur son dévouement à la cause et à la personne de la Pucelle. Dans l’intérêt même de cette étude, on nous saura donc gré de nous y arrêter quelques instants  [28].

La scène s’ouvre en Angleterre par les préparatifs de l’expédition d’Orléans, et se termine par la délivrance de la ville et les remercîments de Jeanne d’Arc aux habitants de tout ce qu’ils ont fait pour elle et pour l’armée. Ce mystère est l’œuvre évidente d’un Orléanais : le souffle patriotique qui l’anime d’un bout à l’autre ne permet pas d’en douter. Le poète met plus d’une fois en scène Gilles Rais ; car il ne lui était pas permis, dans une œuvre qui représente un des glorieux épisodes de notre histoire, d’oublier celui qui avait eu, dans la délivrance de la ville, une part si active et si importante. La gloire qui revient de ce drame à Gilles de Rais, porte à penser qu’il le fit représenter à ses frais, dans le cours de cette année qu’il passa dans Orléans, et qui fut marquée par de si grandes dépenses ; quelques-uns même ajoutent, sans donner pourtant d’autres appuis à leur assertion que l’autorité de leur parole, qu’il en présida la représentation devant Charles VII ; chose naturelle, s’il est vrai qu’il le fit jouer à ses frais. Toutes ces raisons nous amènent à rechercher l’époque où il fut écrit et à discuter sa valeur historique.

Quelques auteurs, M. J. Quicherat entre autres, pensent qu’il faut en reculer la date après l’année 1466. Mais la mort même de Gilles de Rais nous oblige à rejeter ce sentiment et à faire remonter la composition de ce mystère aux années qui précédèrent le 26 octobre 1440. Le Mystère du siège d’Orléans, en effet, contient plus que des allusions au maréchal de Rais, à son rôle et à son caractère. Gilles remplit dans cet épisode dramatique le même rôle que signale l’histoire[29].

Tel est le rôle parlé de Gilles dans le Mystère du siège d’Orléans, qu’il est rangé parmi les principaux personnages. Je dis le rôle parlé ; car, dans la foule des seigneurs et des combattants, même quand il ne parle pas, on sent qu’il est présent et qu’il agit là où se trouve et agit la Pucelle[30].

Avec un tel personnage et un pareil rôle , il eût été impossible de représenter la pièce après le 26 octobre 1440, jour où cet « effroyable vampire » fut exécuté à Nantes. Gilles était non moins connu à Orléans qu’au pays de Machecoul. Outre la part active qu’il avait prise à la délivrance de cette ville, il y était resté près d’une année entière après 1430 ; Orléans avait été le théâtre de ses plus grandes folies ; grand nombre de bourgeois étaient ses créanciers ; les marchands s’étaient partagé ses plus riches dépouilles ; les seigneurs avaient acquis ses meilleures terres ; la ville elle-même avait acheté l’étendard et la bannière « qui furent à Monseigneur de Reys pour faire la manière de l’assaut comment les Tourelles furent prinses sur les Anglais, le VIIIe jour de may » ; les nombreuses cédules de notaire encore inédites, que nous avons souvent mentionnées, montrent quelle place il avait tenue, durant les dix dernières années de sa vie, dans l’esprit du peuple orléanais : la nouvelle de ses crimes, de son procès, de son jugement et de sa mort, y fit donc une impression plus profonde et plus durable qu’en beaucoup d’autres lieux. Pour tant de graves raisons, on ne peut admettre que ce drame ait été composé , ni même joué après 1440. Il est impossible qu’un auteur orléanais, contemporain de ces événements, ait osé mettre dans la bouche du roi ces paroles à Jeanne d’Arc :

                  Et pour vous conduire vos gens
                  Aurez le mareschal de Rais.

Il est impossible qu’il ait placé dans la bouche de la Pucelle répondant à Gilles de Rais, ces paroles élogieuses :

                  Nobles, vaillans princes gentilz.

Il est impossible qu’il ait montré le supplicié de la Madeleine, cet homme souillé par tant de meurtres et toutes sortes de crimes contre nature, couvrant de sa protection la douce et pudique vierge de Domrémy ; qu’il ait mêlé aux souvenirs glorieux de la patrie le fantôme des infamies honteuses d’un Gilles de Rais. Cette glorification d’un tel coupable est inadmissible. Aussi, à partir de 1440, n’est-il plus jamais question du Mystère du siège d’Orléans dans la liste des réjouissances de cette ville ; d’autres mystères en ont pris pour toujours la place ; celui-ci est tombé dans l’oubli : il semble que le souvenir maudit de Gilles de Rais l’ait frappé de mort.

Dira-t-on qu’il a été composé dans la seconde moitié du siècle, et que, à cette époque, l’impression causée par les crimes et la mort de Gilles avait disparu de la mémoire du peuple ? Cette opinion n’est établie sur aucune preuve solide. Trente ans ou quarante ans d’ailleurs ne suffisent pas pour enlever la trace de crimes tels que rien ne pourra jamais les effacer. Les grands coupables ont un nom souillé pour des siècles entiers ; celui de Gilles de Rais est marqué d’une tache indélébile ; et il est même à remarquer que la tradition a été sur ce point aussi fidèle que l’histoire, puisque nous retrouvons encore, après quatre cents ans et plus écoulés, l’esprit du peuple aussi épouvanté par ses crimes que l’imagination des écrivains. S’il en est ainsi, de quels yeux les hommes de ce temps-là auraient-ils vu le rôle honorable que Gilles tient auprès de Jeanne d’Arc, l’idole du peuple ? dans une pièce où figure Dieu lui-même ? dans un drame qui glorifie la patrie ? Il aurait fallu que l’auteur eût perdu tout sens moral. Si donc ce mystère fut représenté, nous ne craignons pas de le dire : il n’a pu l’être après 1440. Mais qu’il l’ait été ou non, il suffit que l’auteur l’ait destiné à être joué, ce qui est indubitable, pour affirmer qu’il fut écrit avant 1440. De si près que l’écrivain, en effet, voulût serrer l’histoire, il ne lui convenait pas d’évoquer sur le théâtre l’ombre maudite de Gilles de Rais ; disons quelque chose de plus : il ne le pouvait pas, et dans l’intérêt de sa réputation et dans l’intérêt de son œuvre[31].

Mais cette œuvre fut jouée, et, d’après nous, aux frais du maréchal artiste. C’est ce que prouvent suffisamment, ce semble, et certains comptes de la ville d’Orléans[32], qui fournissent les détails des représentations marqués par le mystère, et la nature du drame lui-même, où la vanité chatouilleuse de Gilles se trouvait délicatement touchée. Cette œuvre glorifiait un fait d’armes, où il avait achevé sa réputation et sa fortune militaire : une partie des sommes énormes, qu’il dépensa dans Orléans, ne fut-elle pas destinée à la représentation d’un si grand événement ? Que penser et de la bannière et de cet étendard, qui lui avaient appartenu et qui furent rachetés pour le compte de la ville ? N’était-ce point un souvenir de 1429, la bannière de Rais lui-même, l’étendard historique qui lui avait servi pendant le siège, qu’il avait conservé pour le faire figurer dans le tableau de la prise des Tourelles, et qu’on jugea à propos de racheter pour le même usage ? Ces objets lui avaient-ils servi à lui-même dans la représentation de ce drame, puisqu’ils « furent à Monseigneur de Reys pour faire la manière de l’assaut comment les Tourelles furent prinses sur les Anglais »  [33] ? Conjectures assurément, mais conjectures rendues bien vraisemblables par la demi-clarté des textes.

Elles se présentent si naturellement à l’esprit que M. A. Guéraud, parlant du séjour de Gilles de Rais à Orléans, n’a point hésité à écrire ces paroles : « Il y fit représenter, sur la place publique, avec plus de magnificence, qu’on n’en a déployé à l’entrée de Charles VII, à Paris, les grands mystères représentant le siège d’Orléans, avec personnages sans nombre. » Et sur ces mots, l’auteur de la notice ajoute : « Une curieuse recherche à faire serait de vérifier si le texte du Mystère, qui se trouve au Vatican, ne contient pas d’allusions au maréchal, et ne serait pas, en conséquence, la reproduction de celui qu’il fit jouer[34]. » Plus heureux que M. A. Guéraud, nous avons pu, grâce à la publication du manuscrit du Vatican, constater que le Mystère du siège d’Orléans contient plus que des allusions à la personne et au rôle du maréchal de Rais ; et, pour des raisons plus décisives encore que les siennes, nous pensons qu’il faut adopter son récit tout entier. Plus encore que l’écrivain nantais, M. Vallet de Viriville est affirmatif : « Il présida, dit-il, en 1436[35], — (peut-être en septembre et en novembre 1439, en présence du roi,) à l’exécution du mystère de la Pucelle, qui fut célébré à Orléans et dans lequel il est glorifié par un rôle spécial… Il dépensa cette année-là de quatre-vingts à cent mille écus d’or durant son séjour en cette ville. »

Tels sont les rapports qu’offre le Mystère du siège d’Orléans avec le maréchal de Rais. En l’étudiant, on se transporte par l’imagination au jeu de ce drame immense, si vrai, si populaire, et j’ajouterai si émouvant dans sa simplicité historique. Quand il se déroulait aux yeux du peuple Orléanais, sauvé contre toute espérance d’un ennemi terrible, et devant ces guerriers qui en avaient été les héros avant d’en être les témoins ou les acteurs, quel attrait puissant devait présenter un drame qui remettait sous leurs yeux, moins de dix ans après, tous les détails de la délivrance !

Quand les Athéniens virent jouer pour la première fois les Perses d’Eschyle, qui leur rappelaient si vivement le combat de Salamine, la défaite de Xerxès, et le triomphe de la Grèce, on dit qu’il s’éleva dans toute l’assemblée des cris et dés applaudissements. Quelque chose d’analogue dut se passer, ce semble, la première fois que fut représenté le Mystère du siège d’Orléans. Comme pour les Perses d’Eschyle, c’est quelques années seulement après la délivrance de la ville ; le peuple, qui avait tremblé devant l’anglais envahisseur et insolent, est là accouru de toutes parts ; comme Thémistocle vainqueur, ils sont là aussi, ces généraux célèbres, ces courageux capitaines, qui ont jeté leurs sueurs, leur sang et leur vaillante épée dans la balance où se pesait la rançon de la patrie : Dunois, le brave Dunois, d’Alençon, la Hire, Xaintrailles, de Rais et tant d’autres ; hélas ! tous les yeux cherchent encore parmi eux celle qui les a animés et conduits à la victoire, et par qui s’est opérée la délivrance non seulement du foyer domestique et de la ville, mais encore de la France, l’héroïque Pucelle que ce même peuple a reçue à genoux, la douce martyre de Rouen. Mais, au moins, par un retour vers le glorieux passé, on la revoit, grâce à l’imagination, et l’on tâche de se faire, pour quelques heures, une douce illusion sur la réalité de sa mort. Il la salue, ce peuple, en la voyant revenir dans ses murs, entourée des chevaliers ; ils l’acclament, ces capitaines qui ont vaincu par elle, quand ils la voient marcher à leur tête contre le fort Saint-Loup et le fort des Augustins ou des Tourelles. Peuple et seigneurs recommencent cette procession célèbre, qu’elle leur a commandé de faire chaque année, et qui rappelle au vif, comme au jour où elles arrivèrent, et la honteuse défaite des Anglais chassés par la quenouille d’une bergère, et la libération de la patrie sauvée par une intervention divine ; ce long drame enfin, qui remet sous les yeux les émouvantes péripéties du drame véritable, si frais encore dans la mémoire de chacun, fait éclater l’enthousiasme.

C’est donc un côté par lequel le Mystère du Siège d’Orléans, qui s’éloigne tant par les autres des grandes œuvres du théâtre grec et français, se rapproche d’une tragédie antique, et possède un attrait que n’offre aucune de nos tragédies modernes. Dans les principales pièces d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, et dans l’Esther et l’Athalie de Racine, le peuple tout entier est mêlé à l’action. Toujours les intérêts, mis en jeu dans Esther et Athalie aussi bien que dans les Sept devant Thèbes et l’Œdipe-Roi, sont tellement universels, que Eschyle, Sophocle, Euripide et Racine ont exprimé les sentiments du peuple grec ou juif par des chœurs, organes des sentiments de la foule. Mais jamais nation, depuis le peuple athénien aux Perses d’Eschyle, n’a été plus intimement mêlée à l’action que le peuple Orléanais dans le Mystère du Siège d’Orléans. Ce n’est plus ici un peuple mort, qui revit un instant dans le chœur devant les yeux du spectateur ; c’est le peuple vivant d’Orléans et d’Athènes, se ranimant par une nouvelle vie au réveil des sentiments de crainte ou d’espérance, de tristesse ou de joie, qui l’ont naguère agité devant la mer de Salamine couverte de vaisseaux ennemis et devant les débris fumants d’Athènes, ou en face de la plaine de la Beauce couverte de retranchements anglais et en présence des murs d’Orléans menacés de toutes parts ; ce sont toutes les émotions, ou si terribles, ou si douces, que firent naître les alternatives de la défaite ou de la victoire. Par ce côté donc, ce poème, si imparfait par tant d’endroits, a la beauté de l’un des chefs-d’œuvre des temps antiques, un attrait que ne possède aucune tragédie des temps modernes[36].

Lorsqu’on tient compte de la passion du peuple, au XVe siècle, pour les représentations du théâtre ; lorsqu’on sait que le théâtre, dans ces temps-là, était comme un centre et un foyer de vie publique ; que la scène n’était pas, comme de nos jours, renfermée dans un édifice particulier, dressée pour une classe d’hommes à part, mais qu’elle était élevée au grand jour et pour tout le peuple ; quand on songe que dans la série monotone et décolorée des joies annuelles, les grandes représentations de Noël, de Pâques et de l’Ascension, étaient les seules jouissances un peu vives et variées qu’eut le peuple, on peut se créer l’idée de la grande renommée que le théâtre faisait à Gilles de Rais. Nos œuvres si parfaites n’ont point excité un pareil enthousiasme ; car les peuples enfants sont plus faciles à émouvoir que les peuples mûrs.

La vanité de Gilles trouvait donc certainement son compte à ces émotions populaires ; mais, dans ces dépenses insensées, destinées à éblouir les yeux de la foule, peut-être y avait-il encore moins de vanité que de calcul. Si les pauvres gens, qui acclamaient si fort, dans la journée, les drames joués sur les « hauts échaffauds » de Gilles de Rais, avaient pu voir d’autres scènes plus émouvantes, plus passionnées, plus terribles mille fois, qui se jouaient, la nuit, au milieu du secret et du silence, dans la chambre à coucher du magnifique seigneur, ils en eussent versé des larmes de sang. Mais qui aurait pu soupçonner de crimes si atroces un seigneur si joyeux, si bon, si prodigue ? Pourtant il est vrai que tout était devenu passion dans cet homme, et la chair et l’esprit. L’orgueil, seul, lui aurait fait commettre toutes les folies, car il était sans mesure ; mais il s’y ajoutait quelque chose de plus cruel que l’orgueil, la passion et le crime, avec la volupté le goût du sang. Le meurtre et la débauche aussi calculent, comme la vanité : or, il se trouvait, comme on le verra bientôt, que, tout en satisfaisant une immense ambition, tant de prodigalités ruineuses avaient aussi pour but de voiler de honteuses cruautés.




  1. Proc. ecclés., Conf. de Blauchet, p. LXXVIII.
  2. M. Petit de Julleville, Histoire du théâtre en France, Paris, 1881, 2 vol. in-8o, t. 1, p. 241.
  3. M. Rosières, Histoire de la société française au moyen âge. Paris, 1880, t. II, p. 236 et suivantes.
  4. Surtout M. Petit de Julleville, Histoire du théâtre français. — M. Marius Sepet, le Drame chrétien, passim. — M. Paulin Paris, Mise en scène des Mystères. Paris, 1855, in-8o.
  5. Mémoire des Héritiers, fo 9, vo.
  6. Des divers changements arrivés à l’art tragique (1761).
  7. V. la XIXe leçon de son livre intitulé : Tableau de la littérature au moyen âge.
  8. La preuve en est dans la danse macabre.
  9. Désormeaux, t. 1, p. 123.
  10. Mémoire des Héritiers, fo 10, ro.
  11. Ibidem, fos 9, vo ; 10. ro ; 16, vo.
  12. M. Petit de Julleville, t. II, p. 180.
  13. Sur ces personnages, v. M. Petit de Julleville, t. I, p. 186, 200.
  14. Mémoire des Héritiers, fos 9, vo ; 10, ro.
  15. M. Lecoy de la Marche, Le Roi René, t. 11, p. 143, 144.
  16. Pour permettre au spectateur de distinguer les personnages, chacun d’eux portait son nom écrit sur sa poitrine.
  17. M. Petit de Julleville, t. I, p. 350 et suivantes.
  18. Mémoire des Héritiers, fo 10, ro.
  19. Mémoire des Héritiers, fo 10, ro.
  20. Les frères Parfaict, Histoire du Théàtre français, Paris, 1715-1740, 15 vol. in-12.
  21. Petit de Julleville, t. I, p. 396.
  22. Paulin Paris, Mise en scène de Mystères, Paris, Dupont, 1883, broch. in-8.
  23. Loc. citat.
  24. Plusieurs, ayant mal lu d’après nous, ont dit « couraient comme en une cave. »
  25. Mémoire des Héritiers, fo 16, vo.
  26. Mémoire des Héritiers, fo. 10, vo.
  27. La valeur historique de ce poème a été établie d’une façon aussi décisive qu’inattendue par l’illustre M. Quicherat : « La valeur historique de cet ouvrage est nulle, dit-il, non parce que l’auteur s’est éloigné de l’histoire, mais au contraire parce qu’il l’a suivie de trop près. La pièce n’est autre que le Journal du Siège, avec une exposition dont l’idée est empruntée à la Chronique de la Pucelle. » M. Vallet de Viriville et MM. Guessard et de Certain ont démontré que ce poème n’est une copie ni du Journal du Siège ni de la Chronique de la Pucelle ; d’où ils prétendent, avec raison, que de la conformité de ces documents il faut seulement tirer une nouvelle preuve de la véracité historique des uns et des autres (Préface du Mystère). M. Wallon (t. II, p. 438-439), et M. Petit de Julleville (t. II, p. 578), sont du même sentiment.
  28. Ce serait un hors-d’œuvre que de refaire ici l’histoire du manuscrit de ce mystère et de sa publication. L’unique manuscrit qui existe est conservé à la Bibliothèque Vaticane, sous le no 1022 du fonds dit de la Reine de Suède; il provient de la Bibliothèque de Fleury ou de Saint-Benoît-sur-Loire. Il a été écrit dans la seconde moitié du XVe siècle et forme un volume grand in-4o de 509 feuillets, qui renferment 20,529 vers. Les personnages sont au nombre de cent quarante, non compris les groupes, en nombre indéterminé, de bourgeois, de soldats et de trompettes. Il a été publié pour la première fois sur le manuscrit du Vatican, en 1862, par MM. Guessard et de Certain, dans la grande collection des Documents inédits de l’Histoire de France.
  29. Sur ce réalisme historique, v. Petit de Julleville, t. II, p. 579.
  30. C’est lui qui, avec Ambroise de Loré, conduit la Pucelle jusqu’à Blois et jusqu’à Orléans. Quand Charles VII le détermine à suivre les inspirations de Jeanne, il dit à la jeune fille :

                      Et pour vous conduire voz gens
                      Aurez le mareschal de Rais,
                      Et ung gentilhomme vaillant
                      Ambroise de Loré arés ;
                      Esquelz je commande exprès
                      Où il vous plaisa vous conduisent,
                      En quelque lieu, soit loing, soit près *.

    (* Mystère du Siège d’Orléans, vers 11143 et suivants.)

    La Pucelle remercie le Roi et lui donne ses recommandations :

                      Roy, soyez tousjours humble et doulx
                      Envers Dieu ; il vous gardera **.

    (** Vers 11207 et suivants.)

    Sur quoi le maréchal de Rais dit aussitôt :

                      Dame, que vous plaist il de faire ?
                      Nous sommes au plus près de Blois ;
                      Se vous y voulez point retraire
                      Et reposer deux jours ou trois,
                      Pour savoir où sont les Anglois,
                      Aussi pour rafrachir vos gens,
                      Ou se vous aymez mieulx ainçois
                      Aller droict jusques à Orléans ?

    La Pucelle lui répond :

                      Monseigneur, je suis bien contans
                      Que à Blois donques nous allons,
                      Pour noz gens là contre atendans ;
                      Ce pendant, aussi penserons
                      De noz affaires, et manderons
                      Es Anglais que devant Orleans
                      S’en voisent, ou combatuz seront,
                      En mon Dieu, de moy et mes gens ***.

    (*** Vers 11,255 et suivants.)

    Lorsque Jeanne apprend que son héraut a été arrêté par les Anglais, elle s’écrie :

                      En mon Dieu, y n’ont pas bien fait ;
                      Pour certain, s’en repentiront,

                      De bref, de leur mal et meffait ;
                      Je croy qu’i le recognoistront.
                      Or sus, chevaliers et barons,
                      Aller nous convient à Orleans,
                      Tout le plus droit que nous pourrons :
                      Je vous pry, soyons diligent.

                                LE MARESCHAL DE RAIS.

                      Madame, tout incontinant,
                      Vostre vouloir acomplirons ;
                      Nous ferons assembler noz gens,
                      Et presentement partirons.
                      Droit à Orleans, nous nous menrons,
                      Dame Jehanne, sans plus atendre.

                                LA PUCELLE.

                      Je vous empry, faictes le dont,
                      Et vous pry y vueillez entendre *.
                      ...........
                      ...........

    (* Vers, 11431 et suivants.)

    Une discussion s’élève entre les capitaines sur la route que l’on doit prendre. Ambroise de Loré et plusieurs autres ne savent à quelle résolution s’arrêter. Le maréchal de Rais leur dit :

                      Je doubte aller par la Beausse :
                      Le plus fort des Anglois y est,
                      Toute leur puissance et force,
                      Et tout le pays à eulx est.
                      Y nous pourroient donner arrest,
                      S’i savoyent nostre venue,
                      Et peut estre grant interest
                      Seroit à nostre survenue.
                      Si me semble que vauldroit mieulx
                      Y aller devers la Sauloigne ;
                      Le dangier n’est pas si périlleux
                      Et n’y a pas fort grant esloigne.
                      Mieulx vault faire nostre besoigne,
                      Et le dangier passer ainsi,
                      Entrer par la porte Bourgoigne,
                      Et yrons passer à Checy.


                                    AMBROISE DE LORÉ.

                      Vous avez très bien devisé,
                      À Checy, nous y fault aller ;
                      Et est à vous bien advisé :
                      Vous ne pourriez mieulx conseiller.
                      Si n’en conviendra point parler
                      À la Pucelle nullement ;
                      Si non que on la veult mener
                      Droit à Orleans, tant seullement *.

    (* Vers 11471 et suivants.)

    Cette résolution prise, Jean de Metz demande s’il est temps d’avertir la Pucelle ; Gilles est tout disposé à partir :

                      Je suis prest aussi, par mon ame,
                      À aller quant elle vouldra.
                      Dame, se il vous plaist partir.
                      Voicy en point trestouz voz gens,
                      Pour vostre vouloir acomplir
                      À vous convoyer à Orleans.

                                  LA PUCELLE.

                      En mon Dieu, croy que il est tant
                      Et avons beaucoup demeuré,
                      Que, ainsi comme je l’entend,
                      Orleans a beaucoup enduré.
                      Or, mes amys, je vous diray
                      Cy, avant mon deppartement,
                      Et en bref vous remonstreray
                      Par maniere d’enseignement :
                      Si est, que à tous je command
                      Devotement vous confesser,
                      Et que aussi finablement
                      Vos folles fammes delessez.
                      Ne jurez plus Dieu ne sa mere ;
                      Ne renyez, ni maugreez
                      Saints ni saintes, pour nul affaire
                      Ne quelque chose que ayez.
                      Delessez tout sans delayer
                      Vos vices très deraisonnables,
                      Et aymez Dieu et le priez ;
                      Tous voz faiz seront prouffitables ;

                      Et gardez ces faiz et ces diz ;
                      Si le faictes, comment qu’i soit,
                      Vous serez à Dieu ses amys
                      Et vous gardera vostre bon droit,
                      Ne jamès ne vous delayroit
                      En gardant ses commandemens,
                      Et sur tout, pour voir, vous donroit
                      Victoire et grans accroissemens.
                      Or sus, enffans, honestement
                      Partons, et que Dieu nous conduye
                      Sans plus delayer nullement ;
                      Mes bons amys, je vous emprie.

                                       RAIS.

                      Dame, voyez la compaignie
                      Qui est en point et en bataille,
                      Pour vous servir à chiere lye
                      En quelque lieu que aller faille,

    Lors partiront, et y a pause ; et yront du cousté de la Souloigne droit à Checy. Et dit :


                                      RAIS

                      Dame Jehanne, la Dieu mercy,
                      Vous estes bien icy venue,
                      En ceste ville de Checy,
                      Sans nulle fortune avoir eue.
                      Vous n’estes pas que à une lieue
                      D’Orleans, comme je puis entendre ;
                      Ferons icy une repeue,
                      Puis à Orleans yrons descendre *.

    (* Vers 11515 et suivants.)

    Lorsque les Anglais s’enfuient, de Rais est le premier qui ouvre l’avis de les poursuivre : tous se rangent à ce dessein :

                      C’est bien dit et bien advisé
                      Et tant qu’i sont en desarroy,
                      Que leur oust si est divisé,
                      Allez au devant du charroy.
                      Vous les mectrez en telle arroy
                      Et en telle subjection,
                      Que nul n’eschappera, je le croy,
                      Qu’i ne soit à perdicion **.

    (** Vers 14184 et suivants.)

    Quand la Pucelle doit partir pour rejoindre le roi, elle dit à ses compagnons d’armes :

                      Si est le baron de Colunces,
                      Viendra avecq moy, si luy plaist.
                      De par moy luy prie et denonces
                      Que luy et ses gens soient prest,
                      Avecques le sire de Rais,
                      Se c’est son plaisir y venir.
                      Je les en supplie par exprest
                      Compaignie me veullent tenir *.

    (* Vers 14488 et suivants.)

    Le sire de Colonnes accepte, et de Rais dit :

                      Aussi moy, dame, ne doubtez.
                      Faire vueil ce qui vous plaira ;
                      Mes aliez et depputez,
                      Dame, sachez, tout y vendra.
                      Et vostre voloir on fera
                      Du tout en tout, à vostre guise,
                      Et quand vouldrez on partira,
                      En faisant à vostre devise.

                                      LA PUCELLE.

                      Mes bons seigneurs, je vous mercie,
                      Tant comme faire je le puis,
                      De vostre haulte courtoisie.
                      Nobles, vaillans princes gentilz
                      Quant ainsi vous estes soubmis
                      À mes bons voloirs acomplir.
                      Je vous en rens cinq cens mercis
                      Qu’i vous plaist cest honneur m’offrir **.

    (** Vers 14560 et suivants.)

    Le roi l’a reçue ; il demeure avec ses conseillers pour savoir s’il doit s’abandonner à la direction de la Pucelle. Le duc d’Alençon n’hésite pas à conseiller ce parti ; seulement, il veut d’abord qu’on chasse les ennemis loin des bords de la Loire, et qu’on ne marche sur Reims qu’après leur défaite. Gilles de Rais, sur cet avis, prend la parole :

                      Monseigneur a bien propposé
                      Et a dit tout le voir sans doubte ;

                      Sy a bien le cas exposé
                      Et n’en a on defailli goute.
                      De la Pucelle, en somme toute.
                      On ne luy doit riens refuser ;
                      Et que son plaisir on escoute
                      Que bel vois luy fait propposer.
                      Des places qui sont à avoir
                      Au lonc la riviere de Loire,
                      Bon seroit premier les avoir,
                      Que y nous sont trop en frontiere,
                      Et en nestoyer le repere,
                      Ains que proceder plus avant ;
                      Et ne vous doubtez de victoire
                      Que elle vous est preminant *.

    (* Vers 14968 et suivants.)

    À partir de cet instant, le roi met la Pucelle sous la garde du duc d’Alençon, qui prend ainsi auprès d’elle la place du maréchal de Rais ; mais celui-ci l’accompagne, sinon au même titre, du moins avec le même dévouement.

  31. M. Petit de Julleville croit que ce mystère remonte au delà de 1439. T. II, p. 576-582.

    M. Tivier, qui dans son Étude sur le mystère du siège d’Orléans (Paris, 1868), reconnait ce poëme antérieur à la condamnation du duc d’Alençon en 1438, au lieu de le rapporter vers 1456, doit, comme nous, le rejeter au delà de 1440 : car les raisons qu’il apporte, tirées de la condamnation du duc d’Alençon, sont les mêmes que celles qu’il convient de tirer de la mort de Gilles, et moins fortes encore.

  32. M. Boucher de Molandon a fait dernièrement une copie de ces comptes si curieux, dans la crainte qu’un incendie ne vienne à les détruire.
  33. Extrait des comptes de la ville d’Orléans, cité par MM. Guessard et de Certain dans la Préface du Mystère.
  34. Ar. Guéraud, Notice sur Gilles de Rais.
  35. Il était à Orléans en 1434 et 1430, comme nous l’avons vu plus haut.
  36. Sur le Mystère du Siège d’Orléans, on peut consulter Vallet de Viriville, Bibliothèque de l’École de Chartres, 23e année, t. V (5e série), p. 1-17. — H. Tivier, Histoire de la Littérature dramatique en France, depuis ses origines jusqu’au Cid, Paris. 1873, in-8o, p. 280-332. — Du même, Étude sur le Mystère d’Orléans, Paris, 1863, in-8o. — Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. III, p. 332, trois articles.